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Date : 20210429


Dossier : IMM-153-20

Référence : 2021 CF 375

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 avril 2021

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

ANA CECILIA MATA GUEVARA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 18 novembre 2019 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] selon laquelle la demanderesse n’est ni une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] [la décision].

[2] La demanderesse, une citoyenne mexicaine, affirme qu’elle s’est enfuie au Canada parce que son père [traduction] « me contrôlait, me dominait, m’infligeait des violences et se servait aussi de ses employés pour ce faire. Il m’a dit aussi que je devrais me suicider et qu’il s’assurerait que je lui rembourse chaque centime qu’il a dépensé pour moi ».

[3] Elle allègue que son père la maltraitait, la violentait et qu’il pourrait avoir été responsable de la mort d’individus qui s’étaient opposés à lui, ajoutant qu’il n’était pas inhabituel qu’il prétende utiliser sa richesse pour se livrer à du [traduction] « trafic d’influence ».

[4] En 2011, la demanderesse est venue étudier au Canada. Elle affirme qu’elle voulait échapper à son père, mais qu’elle était financièrement dépendante de lui. En 2015, elle a obtenu son diplôme; son père a insisté pour qu’elle retourne au Mexique. Elle affirme que les employés de ce dernier l’ont traitée si lamentablement qu’elle a tenté de se suicider. Elle est revenue au Canada en 2016 et a présenté une demande d’asile. Ayant révélé à sa sœur où elle se trouvait, cette dernière et son père sont venus au Canada peu après et l’ont convaincue de retirer sa demande d’asile. Elle affirme avoir eu le sentiment d’être soumise à beaucoup de pression et de n’avoir aucun autre soutien, ajoutant qu’ils l’ont conduite à la SPR pour retirer sa demande puis au bureau d’immigration où elle a rencontré un agent [agent de l’ASFC], lequel lui a communiqué la date à laquelle elle obtiendrait son passeport.

[5] La demanderesse déclare qu’après le départ de son père et de sa sœur, elle n’était plus soumise à leur influence; elle a alors reconsidéré sa décision et dit à l’agent de l’ASFC qu’elle avait peur de retourner au Mexique. L’agent lui a donné jusqu’au 20 janvier 2017 pour rouvrir sa demande.

[6] La demanderesse prétend qu’elle a beaucoup de difficulté à prendre des décisions en raison de sa santé mentale. Le 20 janvier 2017, elle a rencontré l’agent de l’ASFC qui s’est alors entretenu avec son père au téléphone pour réserver un billet d’avion en vue de son retour à la maison. Elle a aussi parlé à son père qui lui a dit à ce moment‑là qu’elle devrait se suicider. Elle a répété ces propos à l’agent de l’ASFC qui lui a accordé une autre prorogation de délai pour rouvrir sa demande.

[7] La demande a été rouverte et la demanderesse a été entendue par la SPR en 2018.

[8] La demanderesse a présenté à la SPR les témoignages d’un psychiatre et d’une travailleuse sociale. Le psychiatre a déclaré que [traduction] « même s’il faudra plus de temps pour clarifier le diagnostic, j’inclurais dans le diagnostic différentiel un trouble anxieux généralisé, un trouble dépressif majeur, un trouble de stress post‑traumatique, une psychose prodromique ainsi qu’un trouble du spectre de l’autisme ».

[9] La SPR a rejeté la demande d’asile de la demanderesse et déterminé qu’elle n’était ni une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger, affirmant qu’elle n’avait pas présenté de témoignage digne de foi à même d’étayer le bien‑fondé de sa demande d’asile et qu’il n’y avait aucune possibilité sérieuse qu’elle soit persécutée pour l’un des motifs énoncés dans la Convention, comme le prévoit l’article 96 de la LIPR, si elle était renvoyée au Mexique. La SPR a également déclaré que la preuve n’établissait pas que son renvoi au Mexique l’exposerait à une menace à sa vie, à un risque de torture ou de traitements ou peines cruels et inusités comme le prévoit le paragraphe 97(1) de la LIPR.

I. Décision contrôlée

[10] La demanderesse a interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR. Cette dernière a rejeté l’appel, estimant que la question déterminante à trancher était de savoir si la SPR avait commis une erreur dans son évaluation du fondement objectif de la crainte que la demanderesse avait envers son père, y compris son évaluation de la preuve documentaire. S’agissant de la crainte de la demanderesse de subir un préjudice aux mains de son père, la SAR a estimé que leur relation avait changé depuis qu’elle avait déposé sa demande d’asile initiale, si bien que la « preuve en question montre [...] un homme qui a passé la main en ce qui concerne sa fille et ne veut plus jouer de rôle dans sa vie ».

II. Questions à trancher

[11] La demanderesse allègue que la SAR a eu tort de ne pas considérer les « raisons impérieuses » invoquées au titre du paragraphe 108(4) de la LIPR et de ne pas conclure que la SPR avait suscité une crainte raisonnable de partialité.

III. Norme de contrôle

[12] Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Postes Canada], le juge Rowe a déclaré que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] établit un cadre révisé permettant de déterminer la norme de contrôle applicable aux décisions administratives. La présomption d’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable en est le point de départ. Cette présomption peut être réfutée dans certaines situations, dont aucune ne s’applique en l’espèce. Par conséquent, la décision est assujettie à la norme de la décision raisonnable.

[13] Dans l’arrêt Postes Canada, le juge Rowe explique ce qu’il faut pour qu’une décision soit raisonnable et ce qui est attendu d’un tribunal qui applique la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). L’arrêt Vavilov, au para 86, établit qu’: « il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique ». La cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient » :

[104] De même, la logique interne d’une décision peut également être remise en question lorsque les motifs sont entachés d’erreurs manifestes sur le plan rationnel — comme lorsque le décideur a suivi un raisonnement tautologique ou a recouru à de faux dilemmes, à des généralisations non fondées ou à une prémisse absurde. Il ne s’agit pas d’inviter la cour de révision à assujettir les décideurs administratifs à des contraintes formalistes ou aux normes auxquelles sont astreints des logiciens érudits. Toutefois, la cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient ».

[105] En plus de la nécessité qu’elle soit fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent, une décision raisonnable doit être justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents : Dunsmuir, par. 47; Catalyst, par. 13; Nor‑Man Regional Health Authority, par. 6. Les éléments du contexte juridique et factuel d’une décision constituent des contraintes qui ont une influence sur le décideur dans l’exercice des pouvoirs qui lui sont délégués.

[Non souligné dans l’original.]

IV. Analyse

[14] La demanderesse fait valoir que la SAR a commis une erreur en refusant de considérer les raisons impérieuses invoquées au titre du paragraphe 108(4) de la LIPR, et en ne tenant pas compte du fait qu’elle ne pouvait soulever la question de la partialité avant d’avoir reçu la décision de la SPR, la crainte raisonnable de partialité n’étant devenue apparente qu’à ce moment‑là. J’examinerai chacun de ces arguments.

A. Raisons impérieuses

[15] La demanderesse soutient que la SAR a commis l’erreur de ne pas tenir compte de la disposition de la LIPR sur les raisons impérieuses. La SAR a estimé qu’elle n’avait pas à tenir compte du paragraphe 108(4) étant donné qu’elle n’avait constaté aucun risque prospectif au titre des articles 96 ou 97 de la LIPR. Le défendeur a reconnu que l’application de la doctrine des raisons impérieuses laissait place à une certaine souplesse, et je conviens que ces raisons ne se limitent pas aux cas où la situation dans le pays visé a changé.

[16] Cependant, le défendeur affirme que l’exception relative à l’existence de raisons impérieuses prévue à l’article 108 est inapplicable étant donné que la SAR n’a pas conclu au bien‑fondé de la demande d’asile. Je ne suis pas d’accord. À mon avis, cet argument est sans fondement, car la SAR ne s’est pas acquittée de sa tâche, c’est‑à‑dire de se demander et de décider si l’alinéa 108(1)e) et le paragraphe 108(4) s’appliquaient dans les circonstances particulières de la présente affaire.

[17] Selon l’alinéa 108(1)e) de la LIPR, la demande d’asile peut être rejetée si les raisons pour lesquelles l’intéressé a demandé l’asile n’existent plus. Le paragraphe 108(4) dispose que l’alinéa 108(1)e) ne s’applique pas si, pour des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs. le demandeur refuse de se réclamer de la protection du pays :

Perte de l’asile

Cessation of Refugee Protection

Rejet

Rejection

108 (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

108 (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

a) il se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité;

(a) the person has voluntarily reavailed themself of the protection of their country of nationality;

b) il recouvre volontairement sa nationalité;

(b) the person has voluntarily reacquired their nationality;

c) il acquiert une nouvelle nationalité et jouit de la protection du pays de sa nouvelle nationalité;

(c) the person has acquired a new nationality and enjoys the protection of the country of that new nationality;

d) il retourne volontairement s’établir dans le pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré et en raison duquel il a demandé l’asile au Canada;

(d) the person has voluntarily become re-established in the country that the person left or remained outside of and in respect of which the person claimed refugee protection in Canada; or

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

(e) the reasons for which the person sought refugee protection have ceased to exist.

...

...

Exception

Exception

(4) L’alinéa (1)e) ne s’applique pas si le demandeur prouve qu’il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré.

(4) Paragraph (1)(e) does not apply to a person who establishes that there are compelling reasons arising out of previous persecution, torture, treatment or punishment for refusing to avail themselves of the protection of the country which they left, or outside of which they remained, due to such previous persecution, torture, treatment or punishment.

[Je souligne]

[Emphasis added]

[18] En l’espèce, plutôt que d’examiner le paragraphe 108(4) comme la jurisprudence invite à le faire, la SAR a effectué une évaluation étroite du risque prospectif, ce qui, je le souligne, n’est normalement pas répréhensible. Cependant, dans la présente affaire, l’agent de persécution a complètement changé de position, passant d’une attitude violente envers la demanderesse à celle d’un père qui, comme l’a constaté la SAR, lui a « dit durement et cruellement qu’elle devrait se suicider » en 2017 et qui, d’après la décision de la SAR, avait « décidé d’abandonner sa fille ».

[19] À mon avis, la SAR a déraisonnablement écarté « la question de la persécution antérieure pour examiner directement la situation actuelle » dans le pays concerné, comme c’était le cas dans l’affaire Buterwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1181 [le juge Mosley] [Buterwa]. Par conséquent, comme dans cette décision, il sera fait droit au contrôle judiciaire en l’espèce. La question de la persécution antérieure était sur la table dans la mesure où la demanderesse l’a soulevée. Dans son analyse, la SAR a scrupuleusement évité tout commentaire à ce sujet, mettant exclusivement l’accent sur la persécution future. N’ayant pas le moindrement évalué cette question, la SAR a ensuite déterminé qu’il ne lui était pas nécessaire d’entreprendre une analyse des raisons impérieuses étant donné qu’elle n’avait pas tiré de conclusion à l’égard de la persécution antérieure. C’est là une logique circulaire. J’estime, en toute déférence, que la SAR n’a tiré aucune conclusion à l’égard de la persécution antérieure parce qu’elle a décidé de ne pas le faire. Comme dans l’affaire Buterwa, elle a simplement ignoré le paragraphe 108(4). À mon avis, cet aspect de la décision est déraisonnable.

[20] J’estime que dans la présente affaire, la situation a complètement changé. La demanderesse a carrément soulevé l’existence de raisons impérieuses au titre du paragraphe 108(4). Selon moi, son argument avait des chances de succès, non seulement parce que la SAR a apprécié favorablement son témoignage, mais aussi parce qu’elle a explicitement désapprouvé les conclusions de la SPR en matière de crédibilité, déclarant qu’elle n’était tenue à aucune déférence à son endroit. En outre, la SAR n’a pas tiré de conclusion clairement négative quant à la crédibilité de la demanderesse. Elle n’a eu aucune difficulté à évaluer le risque prospectif, mais j’estime que cette question ne se posait pas étant donné que la position du père a tellement changé.

[21] À mon humble avis, dans les circonstances, la SAR était tenue par la loi de prendre deux autres mesures. Premièrement, elle aurait dû évaluer la crainte de persécution soulevée par la demanderesse au titre de l’article 96; et deuxièmement, si cette dernière avait satisfait au critère applicable, elle aurait dû ensuite examiner l’argument des raisons impérieuses avancé au titre du paragraphe 108(4) au regard des décisions suivantes : Suleiman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1125 [le juge Martineau] :

16 Il ne faut pas oublier que le paragraphe 108(4) de la Loi renvoie seulement à « des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs ». Il ne requiert pas qu’il soit tranché qu’un tel acte ou une telle situation est « atroce » et « épouvantable ». En effet, diverses circonstances peuvent enclencher l’application de l’exception à l’égard des « raisons impérieuses ». La question est celle de savoir si en prenant en compte l’ensemble de la situation, c’est-à-dire les motifs d’ordre humanitaire et les circonstances inhabituelles ou exceptionnelles, il serait erroné de rejeter une demande ou de faire une déclaration selon laquelle les raisons pour demander l’asile n’existent plus par suite du changement de circonstances. Les « raisons impérieuses » sont examinées au cas par cas. Chaque cas est un « cas d’espèce ». En pratique, cela signifie que chaque cas doit être évalué et tranché selon son bien‑fondé compte tenu de l’ensemble de la preuve présentée par les demandeurs. Comme il a été statué dans l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Yamba c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), 254 N.R. 388, au paragraphe 6 (C.A.F.), [2000] A.C.F. no 457 (C.A.F.), dans tous les cas dans lesquels la Commission conclut qu’un demandeur a subi de la persécution dans le passé, elle est tenue, lorsqu’il y a eu un changement dans la situation du pays dans une mesure suffisante pour éliminer la source de la crainte du demandeur, d’examiner la question de savoir si la preuve présentée prouve qu’il existe des « raisons impérieuses ».

[Non souligné dans l’original]

[22] Et Buterwa :

11 Rien en l’espèce dans les motifs du commissaire ne justifie la conclusion que la Commission n’a pas accepté que le demandeur avait été victime de persécution dans le passé, comme c’était le cas dans l’affaire Brovina. Au contraire, il est clair que le commissaire a accepté sans réserve le témoignage donné par le demandeur. Ce témoignage était propre à établir que le demandeur avait été persécuté dans son enfance en RDC. Le commissaire n’a pas abordé la question de la persécution antérieure pour examiner directement la situation actuelle en RDC. Cette façon de faire ne dispensait pas, à mon avis, la Commission de son obligation légale de se demander si le demandeur avait prouvé qu’il existait des raisons impérieuses de ne pas l’obliger à retourner en RDC. La Commission a tout simplement ignoré cette obligation.

[Non souligné dans l’original]

[23] Je souligne que le défendeur s’appuie sur la décision Brovina c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 635 [la juge Layden‑Stevenson], dans laquelle les faits étaient assez différents. Dans cette affaire, il était implicite que le tribunal avait tiré une conclusion défavorable à la demanderesse; l’on ne peut en dire autant de la présente affaire où certains indices laissent penser que la SAR était favorable à la position de la demanderesse :

5 Le problème que pose cet argument est que la SPR n’a pas conclu que Mme Brovina a été victime de persécution dans le passé. Pour que la Commission entreprenne une analyse des raisons impérieuses, elle doit d’abord conclure qu’il existait une demande valide du statut de réfugié (ou de personne à protéger) et que les motifs de la demande ont cessé d’exister (en raison d’un changement de la situation dans le pays). C’est alors seulement que la Commission doit évaluer si la nature des expériences du demandeur dans l’ancien pays était à ce point épouvantable que l’on ne devrait pas s’attendre à ce qu’il ou elle rentre dans son pays et se réclame de la protection de l’État.

6 Dans la présente affaire, on n’a pas conclu qu’il y avait eu persécution dans le passé et il est implicite dans la décision que, malgré qu’elle ait cru le récit de Mme Brovina, la SPR n’a pas accepté sa prétention qu’elle avait été victime de persécution dans le passé. Au contraire, la SPR a mentionné que très peu d’Albanais sont reconnus comme réfugiés à cause de leurs activités politiques. Les rôles de leader et les postes importants occupés par le fils et la bru de Mme Brovina au sein du Parti de l’union démocratique constituaient les motifs de l’acceptation de leurs demandes. D’autre part, Mme Brovina n’a jamais été active sur le plan politique. Malheureusement, lorsque l’appartement de son fils a été saccagé, elle s’y trouvait et il est tout aussi malheureux que ce soit elle qui ait répondu au téléphone. Toutefois, aucun élément de preuve n’indique que les auteurs de l’effraction s’intéressaient à elle. En l’absence d’une conclusion de persécution dans le passé, le paragraphe 108(4) ne s’applique pas.

[Non souligné dans l’original]

[24] À mon avis, la décision ne tient pas compte du caractère contraignant du paragraphe 108(4), comme l’exige l’arrêt Postes Canada où, au paragraphe 31, la Cour suprême du Canada déclare : « La décision raisonnable ‘doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquels le décideur est assujetti’ (Vavilov, au para 85) ».

B. Crainte raisonnable de partialité

[25] La demanderesse a soutenu devant la SAR que la SPR avait suscité une crainte raisonnable de partialité en refusant, dans ses motifs, de délivrer une assignation à produire les notes de l’agent de l’ASFC au sujet de la discussion qu’il avait eue avec le père de la demanderesse. La SPR a conclu que ces notes étaient inutiles et dépourvues de pertinence, estimant aussi qu’elles n’étaient [traduction] « pas importantes, compte tenu surtout de l’absence du père » [non souligné dans l’original]. La demanderesse a fait valoir que la dernière partie de ce raisonnement de la SPR suscite une crainte raisonnable de partialité étant donné qu’il est illogique d’empêcher la production d’un élément de preuve important simplement parce que l’agent de persécution n’est pas présent. La SAR a rejeté cette objection pour plusieurs motifs, concluant qu’il était absurde d’obliger l’agent de persécution à témoigner, et que le conseil de la demanderesse qui était présent, sans toutefois soulever d’objection, avait ainsi abandonné cette allégation de partialité. Je conviens que l’observation était absurde, déraisonnable et erronée. De plus, le conseil n’aurait pas pu se plaindre étant donné que ce commentaire n’a pas été fait à l’audience, mais dans les motifs écrits subséquents. La SAR a eu tort de tirer une conclusion différente.

[26] J’estime toutefois que le fait que la SPR a commis une erreur évidente dans ses motifs est loin d’établir, et encore moins par une preuve convaincante, une crainte raisonnable de partialité, dont le critère est énoncé par le juge de Grandpré dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie), 1976 CanLII 2 (CSC), [1978] 1 RCS 369 :

40 La Cour d’appel a défini avec justesse le critère applicable dans une affaire de ce genre. Selon le passage précité, la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »

[27] J’estime que cette observation est infondée. Le défendeur soutient, et je suis d’accord avec lui, que le commentaire de la SPR est loin de justifier une conclusion de crainte raisonnable de partialité. Comme l’a déclaré la Cour dans la décision Poczkodi c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 956 [la juge Kane], au paragraphe 51 : « Une crainte raisonnable de partialité exige plus qu’une allégation visant un commentaire mentionné dans la décision. L’allégation doit être accompagnée d’éléments de preuve convaincants [...] ».

V. Conclusion

[28] Selon moi, la décision n’est pas raisonnable parce qu’elle ne repose pas sur les contraintes juridiques encadrant l’exception relative aux raisons impérieuses prévue au paragraphe 108(4) de la LIPR. Par conséquent la décision sera annulée et renvoyée pour réexamen par un autre décideur.

VI. Question certifiée

[29] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier, et la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-153-20

LA COUR STATUE que la décision est annulée et l’affaire renvoyée pour réexamen par un autre décideur; aucune question n’est certifiée et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑153‑20

 

INTITULÉ :

ANA CECILIA MATA GUEVARA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE LE 26 AVRIL 2021 À OTTAWA, ONTARIO (LA COUR) ET À TORONTO (ONTARIO) (LES PARTIES)

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 AVRIL 2021

 

COMPARUTIONS :

Karina Thompson

POUR LA DEMANDERESSE

Samina Essajee

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Karina Thompson

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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