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Date : 20040923

Dossier : T-2483-03

Référence : 2004 CF 1307

ENTRE :

                                                SASKATCHEWAN WHEAT POOL

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                                      COMMISSION CANADIENNE DES GRAINS

                                                                                                                                      défenderesse

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE KELEN

[1]                La Cour est saisie d'une demande de contrôle judiciaire visant à faire annuler une décision par laquelle la Commission canadienne des grains (la Commission) a annulé un certificat d'inspection délivré au demandeur le 13 juin 2003. La présente affaire soulève la question du pouvoir que la loi accorde à la Commission d'annuler un certificat d'inspection « définitif » et de déclasser une expédition de blé après qu'elle a été vendue et livrée sur la base de ce certificat d'inspection.


GENÈSE DE L'INSTANCE ET FAITS À L'ORIGINE DU LITIGE

[2]                Le demandeur, Saskatchewan Wheat Pool (SWP), est un négociant en grains titulaire d'une licence en vertu de la Loi sur les grains du Canada, L.R.C. 1985, ch. G-10 (la Loi). Son activité principale concerne la manutention et la commercialisation des grains, notamment l'envoi, au nom de la Commission canadienne du blé (la Commission), de blé et d'orge vers les marchés d'exportation. La Commission est l'organisme fédéral qui est chargé de fixer et de faire respecter des normes de qualité pour le grain canadien, en vertu des articles 3 et 13 de la Loi; l'une de ses principales fonctions est d'assurer à l'industrie du grain un service d'inspection et un système de classement équitables et impartiaux.

Contrôle de la qualité du grain

[3]                Comme l'apparence des grains de chaque classe de blé est unique, les manutentionnaires peuvent séparer les grains des diverses classes au moyen d'un procédé connu sous le nom de « distinction visuelle des grains » (DVG). La Commission contrôle également la qualité du grain en enregistrant les variétés connues selon des normes de rendement agronomique (c.-à-d. rendement, délai de maturation), résistance à la maladie et qualité d'utilisation finale (fermeté du gluten et force de la pâte).

[4]                Le procédé de DVG s'est révélé un moyen fiable de déterminer la qualité du grain. Cependant, les deux parties conviennent que la présence de variétés de grains non enregistrées dépourvues de caractères distinctifs menace l'aptitude de la Commission à certifier les classes et nuit au profil de qualité du grain canadien. C'est parce que, à elle seule, la DVG ne permet pas de détecter la présence de variétés de grains non enregistrées dépourvues de caractères distinctifs. Ces variétés proviennent souvent des États-Unis et possèdent habituellement un potentiel de rendement supérieur à celui des variétés canadiennes enregistrées, mais une valeur meunière inférieure.

[5]                Pour faire face à ce problème, en 1999 et en 2000, la Commission a avisé l'industrie du grain qu'elle augmenterait la surveillance des envois par train et par navire et que les envois contenant une quantité de variétés non enregistrées supérieure au seuil de tolérance de la classe seraient déclassés.

Envoi de grain de SWP


[6]                Le 27 mai 2003, ou aux alentours de cette date, SWP a chargé 25 wagons de blé à partir de son installation de Brandon, au Manitoba. Au moment du chargement, un inspecteur de grains (l'inspecteur) de la Commission a procédé à l'inspection visuelle du grain, qu'il a certifié comme blé CWRS (blé roux de printemps de l'Ouest canadien) de grade 2. Le 13 juin 2003, le grain a été inspecté visuellement encore une fois, lorsqu'il a été chargé sur le navire Gordon C. Leitch au terminal portuaire de Thunder Bay de SWP. À ce moment-là, le grain de SWP a encore une fois été classé comme CWRS, grade 2, et un certificat final d'inspection a été émis. Un échantillon du grain a été retenu par l'inspecteur, qui l'a envoyé au laboratoire de recherches sur les grains de la Commission pour analyse. En moins d'une semaine, le grain a été déchargé à Québec et vendu à un utilisateur final.

La décision de la Commission

[7]                Le 16 juillet 2004, trente-trois jours après la deuxième inspection, la Commission a avisé SWP que les analyses de laboratoire avaient révélé une teneur en grains de blé de variétés non enregistrées de 20 % dans l'envoi de SWP, et que le grade serait donc réduit de CWRS grade 2 à blé fourrager. Un nouveau certificat corrigé a été délivré en juillet 2003, bien que ce dernier soit daté du 13 juin 2003. Le premier certificat définitif daté du 13 juin 2003 a été annulé.

[8]                Dans une lettre datée du 10 septembre 2003, SWP explique qu'elle considère que la Commission n'avait pas compétence en vertu de la Loi pour rendre la décision en question. Dans une lettre datée du 2 octobre 2003, la Commission refuse de remettre en vigueur le premier certificat en invoquant la nécessité de maintenir l'intégrité du système de classement et la réputation du Canada en tant que fournisseur de blé de grande qualité. La Commission précise ce qui suit, aux pages 1 et 2 de sa lettre :


[traduction]

[...]

... Le système de classement demeure toutefois fondé sur l'exclusion de variétés non enregistrées ou, du moins, sur la limitation de leur concentration à l'intérieur des tolérances établies pour le blé des autres classes. À titre de fournisseur de blé de grande qualité, la réputation du Canada repose sur cet aspect essentiel du système de classement.

[...]

Nous comprenons vos préoccupations concernant la modification de la classe si longtemps après l'inspection originale. Lorsqu'elle détient plus d'informations, la Commission n'a d'autre choix que de corriger les documents qu'elle a délivrés. Nos inspecteurs qui travaillent sur le terrain ne sont pas mieux équipés que vos employés pour détecter des variétés dépourvues de caractères distinctifs. ...

[...]

Des variétés américaines dépourvues de caractères distinctifs sont présentes depuis plus de 30 ans, mais jamais auparavant en des concentrations telles que celles observées de nos jours. Pour bien gérer la présence de ces variétés, nous pensons qu'il faudrait changer un certain nombre de mentalités. D'abord, les producteurs doivent pouvoir identifier les grains qu'ils envoient au système. De nos jours, le directeur de silo doit connaître la teneur des envois qu'il reçoit. Le système ne dispose tout simplement pas de la même marge d'erreur que par le passé en raison de la prolifération des variétés dépourvues de caractères distinctifs.

... De l'avis de la Commission, on ne peut pas savoir si la présence de variétés dépourvues de caractères distinctifs est intentionnelle ou non. On ne peut que constater les faits à mesure qu'ils sont révélés et réagir de manière aussi conséquente que possible sans égard aux délais requis pour faire les analyses.

[...]                                          

Délai de prescription

[9]                Comme le demandeur ne l'a présentée que le 31 décembre, sa demande de contrôle judiciaire est prescrite en raison du délai de prescription prévu au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, et il ne peut donc présenter sa demande sans avoir d'abord obtenu une prorogation de délai.


QUESTIONS EN LITIGE

[10]            Le demandeur soulève les questions suivantes :

1)                   La Cour devrait-elle, en vertu du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, proroger le délai imparti au demandeur pour présenter sa demande de contrôle judiciaire?

2)                   La Commission est-elle devenue functus officio après avoir délivré le certificat d'inspection le 13 juin 2003?     

3)                   La Commission a-t-elle excédé les pouvoirs que lui confère la loi en révoquant le certificat d'inspection délivré le 13 juin 2003 et en le remplaçant par un second certificat corrigé?

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

[11]            Les objets de la Loi et la mission de la Commission sont précisés à l'article 13 et aux paragraphes 14(1) et 16(1) :



Mission

13. Sous réserve des autres dispositions de la présente loi et des instructions que peuvent lui donner le gouverneur en conseil ou le ministre, la Commission a pour mission de fixer et de faire respecter, au profit des producteurs de grain, des normes de qualité pour le grain canadien et de régir la manutention des grains au pays afin d'en assurer la fiabilité sur les marchés intérieur et extérieur.

Pouvoirs

14. (1) Pour réaliser sa mission, la Commission, sous réserve des autres dispositions de la présente loi_ :

a) propose et établit des grades de grain et des normes les concernant et met en oeuvre un système de classement par grades et d'inspection du grain canadien permettant d'en identifier fidèlement la qualité et d'en assurer la commercialisation dans le pays et à l'étranger;b) établit et met en oeuvre des normes et des procédures pour régir la manutention, le transport et le stockage de grain ainsi que les équipements correspondants;

c) mène des enquêtes ou tient des audiences sur les questions qui relèvent de sa compétence;

d) gère, exploite et entretient les installations construites ou acquises par Sa Majesté du chef du Canada et dont le gouverneur en conseil lui a confié l'administration;

e) entreprend, subventionne et encourage la recherche en matière de grains et de produits céréaliers et, à cette fin_ :

(i) met à profit, s'il y a lieu, l'information et les conseils techniques, économiques et statistiques des ministères ou organismes fédéraux,

(ii) entretient un laboratoire efficace et convenablement équipé;

e.1) assure l'observation des termes des certificats d'utilisation finale délivrés au titre de l'article 87.1;

f) conseille le ministre sur toutes les questions relatives aux grains, aux produits céréaliers et aux criblures qu'il soumet à son examen.

Pouvoir de la Commission : grades de grain de l'Ouest et de l'Est

16. (1) La Commission peut, par règlement, établir pour chaque genre de grain de l'Ouest et de l'Est des grades, ainsi que les appellations et les caractéristiques correspondantes; elle peut de la même façon prévoir les méthodes de détermination, visuelles ou autres, des caractéristiques du grain pour satisfaire aux normes de qualité des acheteurs de grain.                                      

Objects

13. Subject to this Act and any directions to the Commission issued from time to time under this Act by the Governor in Council or the Minister, the Commission shall, in the interests of the grain producers, establish and maintain standards of quality for Canadian grain and regulate grain handling in Canada, to ensure a dependable commodity for domestic and export markets.

Functions

14. (1) Subject to this Act, the Commission shall, in furtherance of its objects,

(a) recommend and establish grain grades and standards for those grades and implement a system of classement and inspection for Canadian grain to reflect adequately the quality of that grain and meet the need for efficient marketing in and outside Canada;

(b) establish and apply standards and procedures regulating the handling, transportation and storage of grain and the facilities used therefor;

(c) conduct investigations and hold hearings on matters within the powers of the Commission;

(d) manage, operate and maintain every elevator constructed or acquired by Her Majesty in right of Canada, the administration of which is assigned by the Governor in Council to the Commission;

(e) undertake, sponsor and promote research in relation to grain and grain products and, in so doing,

(i) wherever appropriate, utilize technical, economic and statistical information and advice from any department or agency of the Government of Canada, and

(ii) maintain an efficient and adequately equipped laboratory;

(e.1) monitor compliance with end-use certificates provided pursuant to section 87.1; and

(f) advise the Minister in respect of such matters relating to grain, grain products and screenings as the Minister may refer to the Commission for its consideration.

Grades may be established by regulation

16. (1) The Commission may, by regulation, establish grades and grade names for any kind of western grain and eastern grain and establish the specifications for those grades and set out a method or methods, visual or otherwise, for determining the characteristics of the grain for the purposes of meeting the quality requirements of purchasers of grain.


[12]       Les dispositions relatives à la révocation des certificats et au pouvoir de corriger les certificats dans le cadre d'un appel se trouvent aux articles 34 et 41 et au paragraphe 39(1) :



Annulation du certificat d'inspection

34. Le certificat d'inspection établi pour du grain dont on constate ultérieurement l'état avarié est annulé et remplacé, après inspection, par un nouveau certificat.

Droit d'appel

39. (1) Quiconque conteste l'attribution d'un grade résultant d'une inspection officielle peut interjeter appel de la décision de l'inspecteur relativement à l'une ou l'autre des caractéristiques du grain ainsi classé, sous forme de demande de réinspection adressée, selon le cas :

a) à l'inspecteur principal du lieu ou du district où se trouve alors le grain;

b) à l'inspecteur en chef des grains pour le Canada;

c) au tribunal d'appel de la région concernée.

Obligations de l'inspecteur ou du tribunal lors d'un appel

41. L'inspecteur principal, l'inspecteur en chef ou le tribunal d'appel saisi d'un appel en demande de l'article 39 doit_:

a) inspecter le grain faisant l'objet de l'appel ou un échantillon de celui-ci;

b) réexaminer la décision contestée;

c) attribuer au grain le grade qu'il juge le plus approprié;

d) exiger que les certificats d'inspection, et les autres documents précisés par la Commission, relatifs à ce grain soient corrigés en cas de changement de grade.                

Cancellation of inspection certificate

34. An inspection certificate issued in respect of any grain later found to have gone out of condition shall be cancelled and, after a subsequent official inspection of the grain, a new inspection certificate shall be substituted for the cancelled certificate.

Right of appeal

39. (1) Any person who is dissatisfied with the grade assigned to grain by an inspector on an official inspection of the grain may appeal from the decision of that inspector in respect of any characteristics of the grain, by way of an application for reinspection of the grain, to

(a) the principal inspector at the place or for the district in which the grain then is;

(b) the chief grain inspector for Canada; or

(c) the grain appeal tribunal for the Division.

Duties of inspector or tribunal on appeal

41. Where an appeal is taken pursuant to section 39 to a principal inspector or the chief grain inspector for Canada or to a grain appeal tribunal, the inspector or tribunal shall

(a) inspect the grain or a sample of the grain to which the appeal relates;

(b) review the decision appealed from;

(c) assign to the grain the grade that the inspector or tribunal considers to be the appropriate grade for the grain; and

(d) where a grade is assigned to the grain that is different from the grade previously assigned to it, require all inspection certificates, and all other documents specified by the Commission, relating to the grain to be revised accordingly.


THÈSE DES PARTIES

A)        Le demandeur


[13]       Le demandeur affirme que les circonstances de l'espèce justifient la prorogation du délai qui lui est imparti pour présenter sa demande de contrôle judiciaire. Le demandeur explique que, sans cette prorogation, il lui sera impossible de contester la décision de la Commission. À son avis, la demande soulève des questions qui intéressent l'ensemble de l'industrie canadienne du grain, notamment en ce qui concerne la validité de la politique de la Commission de procéder à des essais aléatoires sur des échantillons de grain et de les déclasser au besoin. Le demandeur explique qu'il a formé l'intention de contester la décision de la Commission dans le délai prévu et qu'il a toujours maintenu cette intention par la suite. La raison pour laquelle il a tardé à introduire la présente demande tient aux démarches qu'il a faites pour essayer d'en arriver à une transaction. Le demandeur affirme qu'il a une cause défendable et que la prorogation de délai qu'il réclame ne causera aucun préjudice à la défenderesse.

[14]       Le demandeur soutient que les pouvoirs conférés à la Commission ne comprennent pas celui de révoquer un certificat d'inspection déjà délivré. Le demandeur explique qu'une fois qu'un certificat d'inspection définitif a été délivré, la Commission devient functus officio et n'a plus compétence pour revenir sur son classement initial. Le demandeur ajoute que, bien que la Commission jouisse d'une certaine latitude au cours du processus de classement, cette latitude est limitée et ne lui confère pas le pouvoir discrétionnaire d'annuler la délivrance d'un certificat.

[15]       Le demandeur explique que les seuls cas où il est loisible à la Commission de modifier un certificat déjà délivré sont ceux où l'on constate ultérieurement l'état avarié du grain ou encore lorsque le grain fait l'objet d'une nouvelle inspection dans le cadre d'un appel. Le demandeur fait valoir que la décision contestée de la Commission ne relève d'aucune de ces deux exceptions. Le demandeur explique que, même si le système DVG ne permet pas de détecter parfaitement les variétés de blé non enregistrées, le débat ne porte pas sur cette question en l'espèce.


B)        La défenderesse

[16]       La défenderesse reconnaît que la présente demande soulève des questions importantes pour l'industrie canadienne du grain et elle ne s'oppose pas à ce que la Cour accorde une prorogation de délai au demandeur.

[17]       La défenderesse affirme que la Commission agissait dans le cadre de son mandat lorsqu'elle a révoqué le certificat du demandeur et qu'elle a délivré des certificats corrigés. La défenderesse explique que la Commission n'est pas functus officio en ce qui a trait à son pouvoir administratif de corriger un certificat erroné. La défenderesse exhorte la Court à confirmer que la Commission a le pouvoir discrétionnaire et les connaissances spécialisées voulus pour décider de la meilleure façon de trancher les questions de classement et d'accréditation et elle ajoute que la Cour ne devrait pas intervenir. La défenderesse affirme que la Loi sur les grains du Canada lui confère le pouvoir tacite de corriger des certificats et que la Commission a le pouvoir implicite d'effectuer des analyses de laboratoire sur des échantillons aléatoires de blé pour déterminer si une expédition déterminée contient des variétés non enregistrées de blé qui ne peuvent être détectées au moyen d'une simple inspection visuelle.


ANALYSE

Première question

Prorogation de délai

[18]       Je suis convaincu qu'il y a lieu de proroger le délai imparti au demandeur pour présenter sa demande de contrôle judiciaire, étant donné que tous les critères définis par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Grewal c. Canada (MEI), (1985), 63 N.R. 106 (C.A.F.) ont été respectés. Ces critères sont les suivants :

1)                   la prorogation du délai est-elle nécessaire pour que justice soit faite entre les parties;

2)                   le demandeur a-t-il une cause défendable à faire valoir au soutien de sa demande d'annulation de la décision contestée;

3)                   existe-t-il une justification valable pour expliquer le retard, en tenant compte de facteurs tels que l'intention de déposer une demande dans le délai prescrit et le maintien de cette intention par la suite;

4)                   l'octroi de la prorogation causera-t-il un préjudice à la partie adverse.

Norme de contrôle

[19]       Les parties s'entendent sur le fait que la norme de contrôle qui s'applique aux questions en litige est celle de la décision correcte.


[20]       Je suis d'accord pour dire que, pour appliquer le critère de l'analyse pragmatique et fonctionnelle, la norme de contrôle appropriée est celle de la décision correcte parce que la question qui se pose est celle de savoir si la Commission a la compétence pour annuler un certificat après que les résultats d'une analyse de laboratoire démontrent que le premier certificat définitif est incorrect. Il s'agit d'une question de droit portant sur les pouvoirs que la Loi confère à la Commission. De plus, cette question de droit et la conclusion qu'elle appelle revêtent une grande importance pour l'industrie du grain et sont susceptibles de créer un précédent. Dans ces conditions, il n'y a pas lieu de faire preuve de retenue envers la Commission sur cette question (voir l'arrêt Barrie Public Utilities c. Association canadienne de télévision par câble, [2003] 1 R.C.S. 476, au paragraphe 18).

Deuxième question

La Commission est-elle devenue functus officio après avoir délivré le certificat définitif d'inspection le 13 juin 2003?

[21]       Le demandeur soutient qu'une stricte application du principe du dessaisissement (ou principe functus officio) est justifiée en l'espèce. La défenderesse rétorque que la Commission ne se livrait pas à un « réexamen » de la question contestée qui lui était soumise, mais qu'elle s'acquittait plutôt d'une fonction administrative en corrigeant une erreur relevée dans des documents. Selon la défenderesse, ce principe ne vaut que pour les audiences administratives ou les instances analogues.


[22]       L'arrêt Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848, de la Cour suprême du Canada est l'arrêt de principe sur la question de la réouverture des débats. Le juge Sopinka formule les observations suivantes au sujet du principe functus officio aux paragraphes 20, 21 et 22 :

[20]       Je ne crois pas que le juge Martland ait voulu affirmer que le principe functus officio ne s'applique aucunement aux tribunaux administratifs. Si l'on fait abstraction de la pratique suivie en Angleterre, selon laquelle on doit hésiter à modifier ou à rouvrir des jugements officiels, la reconnaissance du caractère définitif des procédures devant les tribunaux administratifs se justifie par une bonne raison de principe. En règle générale, lorsqu'un tel tribunal a statué définitivement sur une question dont il était saisi conformément à sa loi habilitante, il ne peut revenir sur sa décision simplement parce qu'il a changé d'avis, parce qu'il a commis une erreur dans le cadre de sa compétence, ou parce que les circonstances ont changé. Il ne peut le faire que si la loi le lui permet ou s'il y a eu un lapsus ou une erreur au sens des exceptions énoncées dans l'arrêt Paper Machinery Ltd. v. J. O. Ross Engineering Corp., précité.

[21]          Le principe du functus officio s'applique dans cette mesure. Cependant, il se fonde sur un motif de principe qui favorise le caractère définitif des procédures plutôt que sur la règle énoncée relativement aux jugements officiels d'une cour de justice dont la décision peut faire l'objet d'un appel en bonne et due forme [...]

[22]          Par conséquent, il ne faudrait pas appliquer le principe de façon stricte lorsque la loi habilitante porte à croire qu'une décision peut être rouverte afin de permettre au tribunal d'exercer la fonction que lui confère sa loi habilitante. C'était le cas dans l'affaire Grillas, précitée.

[23]       Les erreurs auxquelles la Cour suprême songeait en citant l'arrêt Paper Machinery Ltd. c. J.O. Ross Engineering Corp., [1934] R.C.S. 186 sont les suivantes : (1) une erreur d'inattention s'est glissée dans la rédaction du jugement; (2) il y a eu une erreur dans l'expression de l'intention manifeste du tribunal.


[24]       Àmon avis, l'arrêt Chandler, précité, s'applique aux décisions définitives des tribunaux administratifs et aux questions qui ont été tranchées définitivement par voie judiciaire. La délivrance d'un certificat d'inspection par la Commission ne fait pas partie des décisions visées par l'arrêt Chandler. Il ne s'agit pas d'une « procédure devant un tribunal administratif » mais plutôt d'une pure formalité administrative. Qui plus est, la délivrance d'un certificat d'inspection n'est pas revêtue du même caractère définitif qu'une procédure se déroulant devant un tribunal administratif, étant donné que toutes les parties reconnaissent que, dans la réalité du monde moderne, la méthode DVG est insuffisante en soi pour établir la qualité du grain.

Troisième question

La Commission a-t-elle excédé les pouvoirs que lui confère la loi en révoquant le certificat d'inspection délivré le 13 juin 2003 et en le remplaçant par un second certificat corrigé?

Interprétation de la Loi en ce qui concerne l'annulation

[25]       Le demandeur explique que les articles 34 et 41 de la Loi appuient la thèse du caractère définitif des certificats délivrés par la Commission. La défenderesse répond qu'on ne devrait pas stériliser les pouvoirs d'un tribunal administratif en interprétant la loi trop techniquement et elle ajoute que la loi devrait être interprétée de manière à permettre au tribunal de remplir la mission que lui confie sa loi habilitante. La défenderesse signale que la Loi est censée « apporter une solution de droit » et que ses dispositions doivent s'interpréter « de manière [...] équitable et [...] large » conformément à l'article 12 de la Loi d'interprétation, L.R.C. 1985, ch. I-23.


[26]       L'article 41 autorise la Commission à corriger les certificats erronés après qu'un appel a été interjeté. L'article 41 confère à la Commission le pouvoir de : a) réinspecter le grain; b) réviser les certificats déjà délivrés; c) attribuer au grain le grade qui lui convient; d) exiger que les certificats d'inspection, et les autres documents précisés par la Commission, soient corrigés en cas de changement de grade. Dans le cas qui nous occupe, tout appel qui serait interjeté de la décision de la Commission de délivrer un nouveau certificat le 10 juillet 2003 obligerait la Commission à réexaminer le grain du demandeur SWP et de rectifier ou de confirmer le certificat qui lui a été délivré. Les dispositions régissant ces appels ne s'appliquent toutefois pas au cas qui nous occupe.

[27]       L'article 34 autorise aussi la Commission à « annuler » un certificat dans des circonstances bien précises. Suivant un principe d'interprétation législative, expressio unius est exclusio alterius, la mention d'une chose dans la loi implique l'exclusion de l'autre. En conséquence, à moins que la Loi ou ses règlements d'application ne comportent une disposition permettant explicitement l'annulation d'un certificat dans un cas comme celui qui nous occupe, il y a lieu de présumer qu'un certificat définitif ne peut être annulé en vertu de la Loi ou de ses règlements d'application. Il ne faut toutefois pas en conclure que la Commission n'a pas le pouvoir implicite de rectifier un certificat erroné en cas d'erreur matérielle, de faute d'inattention ou de fraude.

Pouvoir de réglementation


[28]       Le paragraphe 16(1) de la Loi prévoit que la Commission peut, par règlement, établir pour chaque genre de grain de l'Ouest des grades, ainsi que les appellations et caractéristiques correspondantes et les méthodes de détermination, visuelles ou autres, des caractéristiques du grain. Par méthode non visuelle, on entend par exemple des essais en laboratoire portant sur des échantillons aléatoires. J'estime donc que la Commission a, en vertu du paragraphe 16(1), le pouvoir de prendre des règlements pour assujettir des expéditions de blé à des analyses de laboratoire et pour prévoir que le certificat indiquant le grade qui est délivré au moment de l'expédition peut, par suite d'une inspection visuelle, faire l'objet d'une révision et d'une correction. Pour ce faire, il faut nécessairement que le premier certificat soit annulé.

[29]       Le paragraphe 16(2) prévoit que, sauf dérogation exprimée dans le règlement, celui-ci ne peut entrer en vigueur avant l'envoi d'un avis. La formalité consistant à aviser de toute modification apportée à un règlement fait partie de l'obligation d'équité en matières administratives. Le paragraphe 16(3) prévoit que les modifications apportées par règlement qui visent un grade de grain doivent prévenir ou minimiser toute dévalorisation du grain de ce grade. En l'espèce, le législateur fédéral a exprimé sa volonté de minimiser les répercussions économiques de toute nouvelle disposition réglementaire.

[30]       En l'espèce, la Commission n'a pas exercé par voie réglementaire son pouvoir de définir les méthodes de détermination, visuelles ou autres, des caractéristiques du grain. La Commission a pris le Règlement sur les grains du Canada, DORS/2000-213, qui traite de certaines questions relatives au classement des échantillons mais qui ne prévoit pas l'annulation des certificats de classement.


Absence de lignes directrices ou d'entente sur les méthodes d'inspection et d'annulation

[31]       Il n'existe pas de lignes directrices prévoyant les méthodes de détermination, visuelles ou autres, des caractéristiques du grain. Dans ce domaine, l'usage est souverain. Or, l'usage qui est suivi consiste à procéder à des inspections visuelles ou à appliquer le système DVG, ce qui n'est pas sans poser de problèmes. Le Saskatchewan Wheat Pool a informé la Cour qu'il [traduction] « reconnaît volontiers que l'existence de variétés non enregistrées a créé un problème » et que la Commission prévient l'industrie de la manutention du grain depuis 1999 qu'elle a l'intention de procéder à des analyses de laboratoire d'échantillons de blé choisis au hasard et de déclasser éventuellement du blé si le premier certificat s'avère inexact. Le Saskatchewan Wheat Pool n'est pas d'accord avec cette façon de procéder et ne l'a jamais été. En l'espèce, cette façon de procéder a fait perdre environ 48 000 $ au Saskatchewan Wheat Pool relativement à 938 tonnes de blé. Toutefois, ces 938 tonnes de blé se confondaient avec des milliers de tonnes de blé de classement similaire chargées dans la cale d'un navire, de sorte que toute la cargaison était susceptible d'avoir été contaminée, ce qui risquait d'entraîner une responsabilité beaucoup plus lourde.

Pouvoir d'annuler le certificat


[32]       Les deux parties ont soumis une question commune à la Cour : la Commission a-t-elle le pouvoir légal d'annuler un certificat d'inspection après avoir procédé à une analyse de laboratoire sur une expédition de blé déterminée? La réponse à cette question est prématurée. Contentons-nous de rappeler que la Commission peut, en application du paragraphe 16(1) de la Loi, prendre des règlements à cette fin.

[33]       Une grande partie des débats a porté sur la question de savoir si la Commission jouit du pouvoir tacite de mener des analyses de laboratoire ultérieures et, au besoin, d'annuler ou de rectifier un certificat de classement. La Commission a pour mission d'assurer la « fiabilité » du grain canadien sur les marchés intérieur et extérieur. Pour réaliser sa mission, la Commission doit être habilitée à rectifier les certificats de classement erronés. Je ne crois toutefois pas qu'elle a le pouvoir tacite d'annuler un certificat après coup. Un tel pouvoir peut être prévu par un règlement énumérant les cas précis dans lesquels ce pouvoir peut être exercé et exposant clairement la procédure à suivre.

[34]       En l'espèce, la Commission n'a pas pris le règlement nécessaire envisagé par le législateur fédéral au paragraphe 16(1). La procédure à suivre pour prendre un règlement comporte notamment l'envoi d'un avis aux personnes visées en vue de leur donner l'occasion de faire valoir leur point de vue en faveur ou à l'encontre du règlement projeté. La Cour ne peut donner force de loi à des lignes directrices administratives en supposant l'existence d'un pouvoir que la Commission n'a pas exercé par règlement. Sinon, il serait inutile de prendre des règlements.

Solution au problème


[35]       En l'espèce, le Saskatchewan Wheat Pool n'accepte pas l'usage administratif consistant pour la Commission à mener des analyses de laboratoire qui sont susceptibles de se solder par un déclassement rétroactif de blé déjà vendu et expédié. Il était raisonnable de la part du demandeur de tenir pour acquis que le certificat d'inspection était définitif. La procédure doit être uniforme et fiable si l'on veut que les intéressés sachent comment procéder relativement à une vente de blé sur la foi d'un tel certificat. Le Saskatchewan Wheat Pool reconnaît toutefois que le mélange de variétés non enregistrées de blé avec des variétés enregistrées de blé pose un grave problème et qu'il faut effectuer des analyses de laboratoire pour délivrer des certificats de classement [traduction] « sûrs et exacts » . Le différend porte sur le moment où ces analyses de laboratoire devraient avoir lieu, étant donné qu'une analyse tardive risque d'imposer une responsabilité imprévue au manutentionnaire de grains. Le désaccord porte sur la question de savoir si la Commission a le pouvoir implicite d'annuler un certificat un mois après que ce dernier a été délivré et que les parties se sont fondées sur lui. Le Saskatchewan Wheat Pool explique que la Commission ne devrait pas annuler un certificat trente jours après que le certificat a été délivré et trente jours après que les parties se sont fondées sur lui. Le demandeur est d'accord pour dire qu'il est nécessaire de procéder à des essais aléatoires après coup et il ne s'oppose pas à ces analyses de laboratoires, sauf si elles sont effectuées après que le certificat définitif a été délivré.


[36]       On ne peut s'attendre à ce que la Cour suggère une méthode à suivre pour résoudre ce problème. La Cour rappelle toutefois l'obligation qu'a la Commission de prendre des règlements pour prescrire des méthodes de détermination des caractéristiques du grain, en procédant notamment à des analyses de laboratoire ou en annulant des certificats sur le fondement de la méthode DVG. L'industrie de la manutention du grain, la Commission et la Commission canadienne du blé doivent élaborer un système pour s'assurer que les analyses de laboratoire sont effectuées en temps opportun ou encore qu'un système de retenue financière ou d'assurance soit adopté pour éviter que les manutentionnaires encourent une responsabilité excessive sans faute de leur part.

DISPOSITIF

[37]       La Cour proroge le délai imparti au demandeur pour introduire sa demande. Dans le cas qui nous occupe, la Commission a le pouvoir réglementaire - pouvoir qu'elle n'a pas exercé - d'exiger des analyses de laboratoire et d'annuler des certificats de classement DVG. La Cour ne peut donner force de loi à un usage administratif en concluant à l'existence d'un pouvoir que la Commission n'a pas exercé par règlement. La présente demande doit donc être accueillie et la décision de la Commission d'annuler le certificat du 13 juin 2003 doit être annulée.

[38]       Les deux parties ont informé la Cour qu'elles souhaitaient supporter leurs propres dépens, indépendamment de l'issue de la cause. Aucuns dépens ne seront donc adjugés.

                                                              « Michael A. Kelen »                                                                                                       _______________________________

            Juge

Ottawa (Ontario)

Le 23 septembre 2004

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     T-2483-03

INTITULÉ :                                                    SASKATCHEWAN WHEAT POOL

c.

COMMISSION CANADIENNE DES GRAINS

                                                                             

LIEU DE L'AUDIENCE :                              REGINA (SASKATCHEWAN)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 16 SEPTEMBRE 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :               LE JUGE KELEN

DATE DES MOTIFS :                                   LE 23 SEPTEMBRE 2004

COMPARUTIONS :

Peter Bergbusch                                                POUR LE DEMANDEUR

Brian Hay                                                          POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Balfour Moss                                                     POUR LE DEMANDEUR

Regina (Saskatchewan)

Ministère de la Justice du Canada                      POUR LA DÉFENDERESSE

Winnipeg (Manitoba)


Date : 20040923

Dossier : T-2483-03

ENTRE :

SASKATCHEWAN WHEAT POOL

                                                                  demandeur

     et

COMMISSION CANADIENNE DES GRAINS

                                                              défenderesse

                                                                              

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

                                                                             


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