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Date : 20210513


Dossier : T‑921‑20

Référence : 2021 CF 444

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 mai 2021

En présence de madame la juge Simpson

ENTRE :

JOANNE PLUMMER‑GROLWAY

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Le contexte

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 4 juin 2020 par laquelle un directeur de Services publics et Approvisionnement Canada a révoqué la cote de fiabilité de la demanderesse. La révocation fait suite à une enquête ayant permis de conclure que la fiabilité et l’honnêteté de la demanderesse soulevaient certaines préoccupations.

[2] Pour les motifs exposés ci‑après, la présente demande sera accueillie.

II. Les participants

  1. Joanne Plummer‑Grolway [la demanderesse] est une Autochtone âgée de 60 ans. Depuis 2004, elle a travaillé à titre de conseillère en approvisionnement dans le cadre d’une série de contrats conclus avec différents ministères fédéraux et d’autres employeurs. Pendant sa carrière, elle a obtenu deux habilitations de sécurité : la cote de fiabilité et l’autorisation de sécurité de niveau Secret. Le 27 février 2018, elle a présenté une demande afin d’obtenir une habilitation supérieure, soit l’autorisation de sécurité de niveau Très secret. Cette demande est à l’origine des événements qui ont donné lieu à la décision de révoquer sa cote de fiabilité [la décision en litige].
  2. Alexandre Picard est directeur [le directeur] de la Direction des services de la sécurité du personnel, Secteur de la sécurité industrielle, Services publics et Approvisionnement Canada [SPAC]. C’est lui qui a pris la décision en litige.
  3. SPAC est chargé d’effectuer le filtrage de sécurité à l’égard des personnes qui demandent les habilitations de sécurité et d’accorder ces habilitations à divers particuliers, y compris les conseillers qui travaillent sous contrat avec des ministères fédéraux.
  4. Michael Chua est l’enquêteur de filtrage de sécurité de SPAC [l’enquêteur] qui a procédé à l’entrevue avec la demanderesse et établi un rapport relatif à son enquête [le rapport d’enquête].
  5. Promaxis Systems Inc. [Promaxis] est un organisme qui emploie des conseillers dont il offre les services pour répondre aux besoins de ministères fédéraux. La demanderesse a travaillé comme salariée chez Promaxis pendant environ six mois, du 19 janvier au 2 mars 2015. Au cours de cette période, elle a travaillé au ministère de la Défense nationale [MDN] dans le cadre d’un contrat obtenu par l’entremise de Promaxis [le contrat Promaxis/MDN].

III. La norme du Conseil du Trésor

[3] La Norme sur le filtrage de sécurité [la Norme] du Conseil du Trésor est datée du 20 octobre 2014. Elle prévoit l’existence de trois niveaux de filtrage de sécurité :

  1. la cote de fiabilité;

  2. l’autorisation de sécurité de niveau Secret;

  3. l’autorisation de sécurité de niveau Très secret.

IV. Le filtrage de sécurité des conseillers de SPAC

[4] La cote de fiabilité constitue l’habilitation de sécurité de base. Les conseillers qui veulent obtenir des marchés auprès du gouvernement fédéral doivent obligatoirement détenir cette habilitation.

[5] La Norme définit l’expression « cote de fiabilité » de la façon suivante :

cote de fiabilité (reliability status)

Norme minimale de filtrage de sécurité pour les postes dont les titulaires doivent avoir un accès non supervisé à des informations, à des biens, et à des installations protégés du gouvernement du Canada ou à ses systèmes de technologie de l’information. Le filtrage de sécurité aux fins de la cote de fiabilité évalue l’honnêteté d’un particulier et la question de savoir si l’on peut lui faire confiance pour protéger les intérêts de l’employeur.

[6] La possibilité de délivrer des autorisations de sécurité Secret et Très secret ne sera examinée que si la cote de fiabilité a déjà été accordée. En d’autres termes, la cote de fiabilité constitue une condition préalable à la délivrance des autorisations de sécurité Secret et Très secret.

[7] Avant 2018, la demande d’autorisation de sécurité d’un conseiller souhaitant passer du niveau Secret au niveau Très secret n’était pas assujettie à une vérification de crédit. Cependant, le 29 janvier 2018, les vérifications de crédit sont devenues obligatoires. Cette modification obligeait donc SPAC à vérifier le dossier de crédit de la demanderesse lorsque celle‑ci a présenté une demande d’autorisation de sécurité Très secret. La vérification de crédit visait à apprécier l’honnêteté et la fiabilité de la demanderesse.

V. La demande d’autorisation de sécurité Très secret présentée par la demanderesse

[8] La demanderesse a décidé de présenter une demande d’autorisation de sécurité de niveau supérieur, soit Très secret, parce qu’elle souhaitait être admissible à l’obtention de contrats de services de conseil plus lucratifs et plus intéressants. Dans sa demande [la demande de niveau Très secret], la demanderesse énumère les ministères gouvernementaux qui l’ont employée au cours des dix dernières années [la liste des emplois]. Dans la section C, au point 3, elle consent à la « [v]érification du dossier de crédit (évaluation financière, y compris de la solvabilité) ». La demanderesse a également précisé qu’elle n’avait jamais été congédiée ni requise de donner sa démission relativement à l’un ou l’autre des postes énumérés dans la liste des emplois.

[9] La demande de niveau Très secret soulève les difficultés suivantes, lesquelles seront examinées plus loin :

  1. la demanderesse a omis d’inclure dans sa liste des emplois celui qu’elle a occupé au MDN par l’intermédiaire de Promaxis;

  2. la demanderesse a omis de préciser que Promaxis l’avait « congédiée » pour ce qui concerne le contrat Promaxis/MDN.

VI. L’enquête

[10] La Norme prévoit, à l’article 1 de l’annexe B, que l’examen d’une demande d’autorisation de sécurité de niveau Très secret débute par la vérification de la cote de fiabilité de l’auteur de la demande. L’enquête de SPAC est axée sur l’honnêteté et la fiabilité de ce dernier et c’est à cette étape qu’on examine sa situation financière. Selon l’article 7 de l’annexe B, l’enquête sur la situation financière a pour but de « [d]éterminer si un particulier pose un risque de sécurité sur le fondement de pressions financières ou encore d’une mauvaise responsabilité financière par le passé. »

[11] L’enquêteur en l’espèce a effectué une vérification de crédit, laquelle a révélé des antécédents de prêts sur salaire de même qu’une faillite en 2010 et une proposition de consommateur en 2017. Ces éléments ont été considérés comme des renseignements défavorables et une entrevue de sécurité a donc été fixée. L’entrevue a eu lieu le 1er octobre 2019 [l’entrevue en personne].

[12] La veille de l’entrevue en personne, l’enquêteur a envoyé à la demanderesse un courriel énonçant les sujets devant être traités. Il signalait que c’était sa situation financière [traduction] « en particulier » qui serait examinée. L’enquêteur a en outre fait parvenir certains documents, dont une reconnaissance en matière de sécurité, à la demanderesse pour qu’elle en prenne connaissance.

[13] La demanderesse a signé la reconnaissance en matière de sécurité au moment de l’entrevue en personne. Ce document énumère les facteurs que SPAC doit prendre en compte pour évaluer la demande de niveau Très secret de la demanderesse. Il s’agit notamment de savoir si la demanderesse :

[traduction]

‑ est aux prises avec des défauts de caractère qui pourraient l’exposer à du chantage ou à d’autres influences par une organisation, une personne ou un service de renseignement étranger, quels qu’ils soient, ou qui pourraient montrer son manque de fiabilité; [Souligné dans l’original.]

‑ a délibérément retenu, déformé ou falsifié des renseignements d’intérêt en matière de sécurité, ou a délibérément menti au cours d’une entrevue de sécurité;

[…]

éprouve de graves problèmes financiers.

[14] Au cours de l’entrevue en personne, laquelle a été enregistrée, on a demandé à la demanderesse d’expliquer pourquoi elle en était venue à recourir à des prêts sur salaire. En réponse à cette question, elle a affirmé qu’elle avait pris du retard dans ses paiements entre ses contrats et qu’elle avait des comptes en souffrance.

[15] L’entrevue en personne a également permis d’examiner en profondeur la liste des emplois figurant dans la demande de niveau Très secret. Comme il est mentionné plus haut, la liste des emplois ne faisait pas état du contrat Promaxis/MDN et la demanderesse n’a pas attiré l’attention de l’enquêteur sur cette omission pendant l’examen de la liste.

[16] Après l’entrevue en personne, l’enquêteur a découvert de nouveaux renseignements défavorables. Il a appris que la demanderesse avait omis de divulguer le contrat Promaxis/MDN dans sa liste des emplois et pendant son entrevue en personne. Il a également appris que, selon la demanderesse, ce contrat avait été résilié.

[17] L’enquêteur a découvert ces renseignements dans une décision rendue par le Tribunal canadien du commerce extérieur [TCCE] à l’égard d’une plainte déposée par la demanderesse [la plainte]. Dans sa plainte, la demanderesse allègue qu’elle a été témoin de truquage des soumissions durant le contrat Promaxis/MDN et qu’elle a été congédiée en représailles pour avoir déposé la plainte. Elle ajoute aussi, selon le TCCE, que le contrat Promaxis/MDN a eu effet pendant six semaines, du 19 janvier au 2 mars 2015. Or, la liste des emplois montre que, pendant une partie de cette période, la demanderesse travaillait aux Affaires autochtones. Le TCCE signale que sa décision se fonde sur la plainte de la demanderesse. Il tient notamment les propos suivants :

1. La plainte indique que Mme Plummer‑Grolway a été embauchée par une agence, Promaxis Systems Inc. (Promaxis), en tant qu’agent des acquisitions au MDN et que, le 19 janvier 2015, elle a commencé à travailler dans les bureaux du MDN dans le cadre de son contrat avec Promaxis. [Non souligné dans l’original.]

2. Mme Plummer‑Grolway affirme que le 2 mars 2015 Promaxis l’a informée que son contrat était résilié. Elle affirme croire que cette résiliation est la conséquence du fait qu’elle a été témoin du présumé truquage de la procédure d’adjudication. [Non souligné dans l’original.]

3. Mme J. Plummer‑Grolway allègue que la procédure d’adjudication était truquée. Elle allègue également que le contrat en vertu duquel elle fournissait des services au MDN, qui n’est pas lié à la procédure d’adjudication, a été résilié de façon injustifiée. [Non souligné dans l’original.]

[18] Le 26 novembre 2019, après avoir découvert ces renseignements, l’enquêteur a effectué, par téléphone, une seconde entrevue avec la demanderesse [l’entrevue téléphonique]. Cette entrevue a également été enregistrée. Au cours de l’entrevue, l’enquêteur a posé des questions au sujet de contrats ayant pris fin avant leur échéance, mais la demanderesse n’a pas mentionné le contrat Promaxis/MDN dans ses réponses. Elle n’a reconnu l’existence de ce contrat que lorsque l’enquêteur l’a interrogée explicitement à ce sujet. À la question de savoir pourquoi elle avait omis de l’énumérer dans sa liste des emplois, elle a affirmé qu’elle [traduction] « n’y a pas pensé ».

Le rapport d’enquête

[19] L’enquêteur a conclu que ni le contrat Promaxis/MDN ni sa résiliation n’ont été divulgués et que l’explication de la demanderesse selon laquelle elle [traduction] « n’y a pas pensé » n’était pas crédible pour les raisons suivantes :

  • - le contrat Promaxis/MDN était justement celui qui l’avait incitée à déposer une plainte auprès du TCCE;

  • - le contrat Promaxis/MDN a pris fin par suite d’une résiliation.

[20] L’enquêteur a estimé que l’omission de la demanderesse de divulguer le contrat Promaxis/MDN et d’offrir une explication plausible justifiant sa non‑divulgation minait à la fois sa fiabilité et sa crédibilité.

[21] En ce qui concerne la situation financière de la demanderesse, l’enquêteur a insisté sur le recours répété de celle‑ci aux prêts sur salaire. Voici comment ces prêts sont présentés :

Bilan déposé par la demanderesse dans le cadre de sa faillite en 2010 :

i. 500 $ – Blue Hog (prêt sur salaire)

ii. 1 000 $ – Cash Advance

iii. 1 000 $ – Cash Stop

iv. 1 000 $ – Cash Store

v. 1 000 $ – Easy Home

vi. 1 700 $ – MOGO

vii. 1 000 $ – Money Mart

viii. 22 607 $ – Serve U (prêt sur salaire)

Proposition de consommateur déposée par la demanderesse en 2017 :

i. 1 500 $ – Cash 4 You

ii. 1 400 $ – Cash Max

iii. 1 500 $ – Cash Money

iv. 1 500 $ – Cash Stream

v. 1 500 $ – Cash Street

vi. 1 500 $ – Money Mart

vii. 994 $ – Money Mega Mart

[22] La demanderesse a en outre reconnu qu’elle avait souscrit d’autres prêts sur salaire après avoir déposé sa proposition de consommateur.

[23] En raison d’une erreur commise par le syndic de faillite de la demanderesse, la somme définitive figurant sur le bilan de faillite de 2010 était inexacte. Il aurait fallu lire 300 $ plutôt que 22 607 $ [l’erreur]. Comme la demanderesse n’a corrigé l’erreur qu’après le prononcé de la décision en litige, la somme qui figure dans celle‑ci est également inexacte.

[24] Le système de paie notoirement défectueux du gouvernement fédéral, Phénix, a continué de verser une paie à la demanderesse après la fin de l’un de ses contrats. Elle a reçu environ 8 000 $ en trop‑payé et cette somme constituait une dette qu’elle était tenue de rembourser [la dette Phénix]. Cependant, SPAC a consenti à ce que la dette Phénix ne soit pas considérée comme une dette impayée dans le cadre de l’enquête.

[25] L’enquêteur a tiré les conclusions suivantes et recommandé que la cote de fiabilité de la demanderesse soit révoquée.

[traduction]

28. Au cours des entrevues, la crédibilité de Mme PLUMMER‑GROLWAY n’a pu être établie, selon la prépondérance des probabilités, en ce qui concerne ses antécédents professionnels. Mme PLUMMER‑GROLWAY a omis de divulguer avec exactitude ses antécédents professionnels sur le formulaire d’enquête de sécurité, pendant l’entrevue en personne et pendant l’entrevue téléphonique, et elle n’a mentionné le poste qu’elle a obtenu auprès du MDN par l’intermédiaire de Promaxis qu’après avoir été interrogée directement à ce sujet. Mme PLUMMER‑GROLWAY a affirmé qu’elle [traduction] « n’y a pas pensé » mais, comme elle avait déposé une plainte fondée sur cet incident, le fait qu’elle ne se souvienne pas de cette résiliation mémorable de son contrat d’emploi a été jugé invraisemblable. On a conclu que cette réponse n’était pas crédible et qu’elle avait une incidence défavorable sur les critères de l’honnêteté et de la fiabilité de la demanderesse puisque celle‑ci a maintes fois eu l’occasion de faire preuve de franchise relativement à ces renseignements et qu’elle a omis de les divulguer.

29. Quant à sa situation financière, Mme PLUMMER‑GROLWAY éprouve des difficultés sur ce plan depuis, semble‑t‑il, le début des années 2000. Les documents financiers produits par Mme PLUMMER‑GROLWAY et son aveu touchant sa tendance à dépasser ses possibilités financières en matière de crédit confirment ce fait. Cette situation entraîne un problème de sécurité puisqu’une personne qui éprouve des difficultés financières depuis longtemps, en particulier si elle travaille dans le domaine de l’approvisionnement, est susceptible d’accepter un pot‑de‑vin ou d’être contrainte à agir contre l’intérêt du gouvernement canadien. De plus, il semble que Mme PLUMMER‑GROLWAY vit au‑dessus de ses moyens et dépasse ses possibilités financières en matière de crédit parce que, d’une part, l’état du passif établi relativement à sa faillite actuelle, celui de sa faillite précédente et celui de sa proposition de consommateur donnent tous à entendre qu’elle a constamment retiré des fonds auprès de sociétés de prêt à court terme prédatrices et, d’autre part, elle n’a pas offert de raison valable pour justifier cette activité. Le fait de vivre au‑dessus de ses moyens jumelé à son habitude d’obtenir des prêts et de demander du soutien financier soulèvent des questions importantes quant à son jugement et à sa fiabilité. Au cours de la période de dix années allant de 2010 à 2020, Mme PLUMMER‑GROLWAY a fait faillite en 2010, elle a déposé une proposition de consommateur en 2017 et elle a accumulé environ 39 000 $ en prêts sur salaire qui ont, en fin de compte, été ajoutés dans son état du passif.

[26] En raison de l’erreur mentionnée plus haut, l’enquêteur a, sans le savoir, surestimé le montant total des prêts sur salaire. La somme exacte se chiffrait à environ 17 000 $, et non à 39 000 $.

VII. La décision en litige

[27] La décision en litige se fonde sur le rapport d’enquête. Le directeur a révoqué la cote de fiabilité de la demanderesse et il a, pour des raisons administratives, clos son autorisation de sécurité Secret et sa demande de niveau Très secret. Deux raisons ont été formulées à cet égard.

[28] La première raison vise les antécédents financiers de la demanderesse, que le directeur a qualifiés [traduction] « d’habitude à dépasser ses possibilités financières en matière de crédit ». Il a précisé que [traduction] « le recours fréquent et répété aux prêts à court terme de nature prédatrice par la demanderesse soulevait des doutes quant à son jugement ». Il a expressément ajouté que la demanderesse avait accumulé 39 000 $ en dette au titre de prêts sur salaire. (Comme il est signalé plus haut, il ignorait que la somme exacte se chiffrait à 17 000 $.)

[29] La seconde raison tient au manque d’honnêteté dont la demanderesse a fait preuve lorsqu’elle a dressé sa liste des emplois et discuté de ses antécédents professionnels dans le cadre de ses entrevues de filtrage. Selon le directeur, ce point découle du fait que la demanderesse n’a mentionné son poste au ministère de la Défense nationale qu’après avoir été directement interrogée à ce sujet au cours de l’entrevue téléphonique. Comme la demanderesse a déposé une plainte fondée sur le truquage des soumissions alors qu’elle occupait ce poste, son allégation selon laquelle elle [traduction] « n’y a pas pensé » a été jugée invraisemblable.

VIII. Le réexamen

[30] Dès réception de la décision en litige, la demanderesse a envoyé un courriel au directeur afin de corriger la somme erronée et présenter plusieurs autres observations. Le directeur a examiné ces observations, mais a confirmé la décision [la seconde décision].

IX. La question déterminante

[31] Comme la question déterminante intéresse l’équité procédurale, il n’est pas nécessaire d’examiner bon nombre des questions supplémentaires soulevées par la demanderesse. Je vais uniquement me pencher sur les questions suivantes parce que les réponses à celles‑ci pourraient se révéler utiles pendant le réexamen.

X. Les questions supplémentaires

  1. Le directeur a‑t‑il compétence pour rendre la décision en litige?
  2. La dette Phénix a‑t‑elle été prise en compte malgré les assurances à l’effet contraire données à la demanderesse?
  3. Aurait‑il fallu examiner des solutions autres que la révocation de la cote de fiabilité de la demanderesse?
  4. Aurait‑il fallu examiner les droits constitutionnels de la demanderesse?
  5. La décision du TCCE était‑elle pertinente?
  6. Aurait‑il fallu tenir compte de la libération obtenue par la demanderesse à la suite de sa faillite en 2010?

XI. La question 1 – Équité procédurale

[32] Selon l’article 5.2.4 de la Norme, les particuliers doivent avoir l’occasion d’expliquer les renseignements défavorables avant qu’une décision ne soit prise. La Norme prévoit également, à l’article 8 de l’annexe D, que l’entrevue offre l’occasion au particulier concerné de discuter de tout sujet de préoccupation avant qu’une décision ne soit prise. Dans la présente affaire, les entrevues ont justement permis d’offrir ces occasions à la demanderesse. L’enquêteur a interrogé la demanderesse sur les points de savoir pourquoi elle avait souscrit des prêts sur salaire et pourquoi le contrat Promaxis/MDN ne figurait pas sur sa liste des emplois.

[33] L’entrevue ne constitue toutefois pas la seule occasion dont bénéficie le conseiller pour expliquer des renseignements défavorables. En effet, la Norme prévoit ce qui suit :

Au point 1 de l’annexe D :

Lorsque la possibilité de rendre une décision défavorable est envisagée, le particulier concerné en est informé, obtient les raisons de la décision (à moins que les renseignements ne puissent pas être divulgués en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels ou d’une autre loi) et a l’occasion de répondre aux renseignements en question.

Au point 2 de l’annexe D :

Si les fonctionnaires songent à refuser ou à révoquer une cote ou autorisation de sécurité, ils en informent le particulier visé par écrit et lui fournissent les motifs de leur décision, à moins que les renseignements ne puissent pas être divulgués en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels ou d’autres lois applicables. Les particuliers visés doivent avoir l’occasion également de valider ou de réfuter les renseignements défavorables.

Au point 8 de l’annexe D :

Il faut remettre au particulier une déclaration résumant les renseignements disponibles pour lui permettre d’être raisonnablement informé des renseignements défavorables ou manquants.

[Non souligné dans l’original.]

[34] La Norme ne précise pas le sens qu’il faut donner aux expressions « [l]orsque la possibilité […] est envisagée » et « [s]i les fonctionnaires songent » figurant dans les dispositions susmentionnées [« [w]hen consideration is being given » dans la version anglaise de ces dispositions]. À mon avis, elles visent la période qui débute au moment où un rapport d’enquête défavorable est envoyé à un décideur et qui se termine avant qu’une décision défavorable ne soit prise.

[35] Il semble que la Norme envisage une étape, pendant cette période, où il est remis à un conseiller une déclaration écrite [la déclaration relative aux renseignements défavorables] qui énonce les renseignements défavorables et qui lui donne l’occasion de présenter une réponse. En d’autres termes, comme la perte d’une habilitation de sécurité peut, dans les faits, mettre fin à la carrière d’un conseiller auprès du gouvernement fédéral, le conseiller bénéficie de deux occasions pour expliquer les renseignements défavorables, à savoir pendant une entrevue et en réponse à une déclaration de renseignements défavorables lorsqu’une décision défavorable est envisagée.

[36] Comme une déclaration de renseignements défavorables n’a pas été remise à la demanderesse alors que la possibilité de rendre une décision défavorable à son égard était envisagée, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

XII. Les questions supplémentaires

1. La compétence

[37] La Norme prévoit que seuls les administrateurs généraux de SPAC assument la responsabilité de révoquer une autorisation de sécurité et que ce pouvoir ne peut être délégué. Toutefois, selon l’article 9 de l’annexe D, un administrateur général peut déléguer le pouvoir de prendre la décision de révoquer une cote de fiabilité. Le directeur était la personne habilitée à prendre la décision en litige et il a délégué le pouvoir de prendre cette décision parce que celle‑ci visait à révoquer la cote de fiabilité de la demanderesse.

[38] Cependant, la demanderesse soutient que, comme la révocation de sa cote de fiabilité a eu pour effet de révoquer son autorisation de sécurité Secret, la délégation de pouvoir au directeur était inadmissible. Cet argument ne me convainc pas. À mon avis, la légalité de la délégation de pouvoir est uniquement tributaire de la décision réellement prise. Comme la décision en litige ne révoquait pas l’autorisation de sécurité Secret de la demanderesse, le directeur avait la compétence voulue.

2. La dette Phénix

[39] La demanderesse s’était fait dire que la dette Phénix ne serait pas prise en compte dans le cadre de l’enquête. Conformément à cette promesse, la dette Phénix n’est pas énumérée à titre de créance exigible dans le rapport d’enquête.

[40] La demanderesse affirme que, comme la dette Phénix l’a obligée à présenter la proposition de consommateur, cette proposition elle‑même n’aurait pas dû être prise en considération. À nouveau, cet argument ne me convainc pas. Selon le rapport d’enquête, le seul point convenu tenait au fait que la dette Phénix ne devait pas être ajoutée au total des dettes de la demanderesse. Il n’y avait aucune entente voulant que les prêts sur salaire énoncés dans la proposition de consommateur ou le fait que la proposition ait été déposée soient passés sous silence.

3. Les solutions de rechange à la révocation

[41] Selon la demanderesse, la Norme prévoit que le décideur doit examiner des solutions de rechange à la révocation de la cote de fiabilité d’un conseiller, notamment une formation. Or, cet argument est inexact. La Norme ne fait état d’autres solutions que s’il faut prendre des mesures à l’égard de membres du personnel de SPAC qui omettent de mettre la Norme en œuvre. C’est ce qu’énonce l’article 8. La Norme ne laisse nullement entendre qu’il existe une mesure autre que la révocation de la cote de fiabilité pour les conseillers qui ne sont pas honnêtes ni fiables.

4. Les droits garantis par la Charte et les droits garantis par l’article 35

[42] Sur ce point, je ne puis faire mieux que de reprendre les arguments avancés par le défendeur dans son mémoire des faits et du droit. Il formule notamment les assertions suivantes, que je fais miennes :

[traduction]

81. La décision de SPAC ne porte pas atteinte aux droits à l’égalité de la demanderesse garantis par le paragraphe 15(1) de la Charte. La demanderesse n’a pas réussi à établir que la décision crée une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue ni que cette distinction a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage. Une telle allégation doit être étayée par la preuve. En l’espèce, aucun élément de preuve ne montre que la décision se fondait sur une attitude discriminatoire envers le peuple autochtone ou découlait d’un processus de filtrage de sécurité ayant une incidence disproportionnée sur des membres de groupes bénéficiant d’une protection aux termes de l’article 15.

82. Il ressort d’une interprétation juste de la décision que celle‑ci se fonde sur des préoccupations liées à la sécurité qui s’appliquent à quiconque détient une cote de fiabilité, peu importe sa race ou son origine ethnique. Le décideur en l’espèce a apprécié la situation particulière de la demanderesse de façon individuelle et son évaluation est dénuée de toute caractéristique assimilable à un élément distinctif de la discrimination.

83. De plus, la Cour d’appel fédérale a systématiquement refusé de reconnaître la pauvreté ou la vulnérabilité financière comme un motif analogue au sens de l’article 15. Par conséquent, l’évaluation des antécédents financiers de la demanderesse effectuée par SPAC ne met pas en jeu l’article 15.

[…]

85. Enfin, l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 ne fait pas partie de la Charte. La demanderesse ne cite aucune source permettant de conclure que le décideur est tenu d’examiner l’article 35 et elle omet d’expliciter comment la décision de SPAC met en jeu un droit précis, quel qu’il soit, prévu par cette disposition.

5. La pertinence de la décision du TCCE

[43] À mon avis, la décision du TCCE était pertinente en l’espèce. En effet, le TCCE y souligne que, dans la plainte dont il est saisi, la demanderesse affirme avoir été congédiée par Promaxis relativement au contrat Promaxis/MDN. Comme il est mentionné au paragraphe 25 plus haut, cette affirmation a, en partie, poussé l’enquêteur à conclure que la demanderesse n’était pas sincère lorsqu’elle a expliqué, en parlant du contrat, qu’elle [traduction] « n’y a pas pensé ».

6. La libération de la faillite de 2010

[44] Ce fait n’est pas mentionné dans la décision en litige, mais il figure dans le rapport d’enquête. Bien qu’il soit exact que la libération a eu pour effet d’offrir un nouveau départ financier à la demanderesse, ce qui importe c’est que son habitude de recourir aux prêts sur salaire s’est poursuivie après la libération. Compte tenu de cette situation, la libération ne constituait pas un élément particulièrement important et il n’était donc pas nécessaire d’en faire état dans la décision en litige.

XIII. Les réparations dans le cadre du contrôle judiciaire

[45] La demanderesse me demande de rétablir sa cote de fiabilité et son autorisation de sécurité Secret. Or, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, les ordonnances qui prescrivent une issue donnée ne sont rendues que dans les situations les plus exceptionnelles. Compte tenu des préoccupations soulevées dans le rapport d’enquête, je ne suis pas disposée à rendre une ordonnance de ce genre. Il appartiendra au directeur d’apprécier les explications que la demanderesse pourra offrir une fois qu’elle aura reçu la déclaration relative aux renseignements défavorables. Par conséquent, c’est l’habituelle ordonnance prescrivant un réexamen qui sera rendue.

XIV. Les dépens

[46] Les avocats des deux parties m’ont demandé de remettre à plus tard ma décision sur la question des dépens car ils espèrent régler le différend. S’ils n’y réussissent pas d’ici le vendredi 12 juin 2021, ils devront présenter des observations écrites au plus tard le vendredi 19 juin 2021 (avocats de la demanderesse) et le vendredi 26 juin 2021 (avocats du défendeur). Je rendrai par la suite une ordonnance relative aux dépens. Les observations des avocats de la demanderesse devraient comprendre des renvois à la loi et aux faits justifiant l’adjudication de dépens en faveur d’un avocat bénévole.


JUGEMENT au dossier T‑921‑20

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande est accueillie;

  2. La décision en litige et la seconde décision sont annulées et la demande de la demanderesse visant à obtenir une autorisation de sécurité Très secret doit être réexaminée;

  3. Le réexamen peut (ou non) comprendre une enquête et des entrevues plus approfondies ainsi qu’un nouveau rapport d’enquête;

  4. Dans l’éventualité où une décision défavorable est envisagée, une déclaration écrite énonçant les renseignements défavorables, quels qu’ils soient, doit être remise à la demanderesse. Cette dernière doit disposer d’au moins 30 jours pour y répondre;

  5. La décision en litige doit être réexaminée à la lumière de la réponse présentée par la demanderesse;

  6. L’intitulé de la cause doit être modifié de manière à désigner le procureur général du Canada comme l’unique défendeur;

  7. L’adjudication des dépens est remise à plus tard, comme il est prévu au dernier paragraphe des motifs de la présente décision.

« Sandra J. Simpson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑921‑20

 

INTITULÉ :

JOANNE PLUMMER‑GROLWAY c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE AU MOYEN DE ZOOM

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 AVRIL 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SIMPSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 MAI 2021

 

COMPARUTIONS :

Ronald F. Caza

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

C. Katie Black

Kelli Day

POUR LA DEMANDERESSE

Fraser Harland

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Caza, Saikaley S.R.L./LLP

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Black & Associates

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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