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Date : 20210514


Dossier : IMM-7450-19

Référence : 2021 CF 451

Toronto (Ontario), le 14 mai 2021

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

PAMELA TSHIBANGILE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Par la présente demande de contrôle judiciaire, la demanderesse conteste le rejet de sa demande d’immigration pour le Canada dans le cadre du Programme de parrainage privé des réfugiés par un agent d’immigration du Haut-Commissariat du Canada à Dar es-Salaam (Haut-Commissariat canadien), en Tanzanie. Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

II. LES FAITS

[2] La demanderesse est citoyenne de la République démocratique du Congo (RDC), veuve et mère de deux filles adultes. Elle allègue qu’en 2016, sa famille a été victime d’atrocités en RDC, notamment qu’elle et ses filles ont été violées, et que son mari a été tué. Suite à ces évènements, les trois femmes ont fui pour la Zambie en 2016, où elles habitent depuis 2018 dans un camp de réfugiés grâce au statut de réfugié que leur a accordé le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR).

[3] En 2019, la demanderesse dépose auprès du Haut-Commissariat canadien une demande d’immigration pour le Canada dans le cadre du Programme de parrainage privé des réfugiés, parrainée par un groupe de cinq citoyens canadiens domiciliés au Canada. Le 16 mai 2019, elle a une entrevue avec un agent d’immigration (l’agent). L’agent avait conclu initialement que la demanderesse était bel et bien une réfugiée en raison du conflit civil en RDC, qui la touchait sérieusement et personnellement.

[4] Lors d’une vérification ultérieure du dossier et des données biométriques, il est signalé à l’agent que la fille aînée de la demanderesse (la fille aînée) aurait voyagé au Burundi en 2018 avec un passeport congolais et aurait obtenu un visa d’études américain. Grâce à ces documents, elle serait demeurée aux États-Unis pendant plusieurs mois. Le 22 mai 2019, à la lumière de cette révélation, l’agent transmet une lettre d’équité procédurale à la demanderesse, dans laquelle il déclare n’être plus satisfait que la demanderesse répondait aux critères pour l’immigration au Canada. Cette lettre fait aussi état des soupçons de l’agent quant à la réalité de la résidence de la demanderesse dans une région de la RDC particulièrement déchirée vu qu’elle n’en était pas originaire.

[5] Dans sa réponse datée du 23 mai 2019, la demanderesse informe l’agent qu’elle n’avait aucune idée que sa fille aînée détenait un passeport congolais, qu’elle s'était rendue au Burundi pour l’obtenir et qu’elle avait voyagé aux États-Unis pour ses études. Elle explique dans sa lettre de réponse à la lettre d’équité procédurale que sa fille aînée aurait entamé des démarches secrètes avec l’aide d’un homme rencontré en Zambie, qui a obtenu un passeport de l’Ambassade congolaise au Burundi, et qui a payé les frais du visa et de son voyage aux États-Unis. Elle note n’être pas entièrement surprise par les démarches de sa fille aînée, car celle-ci avait déjà démontré un comportement fugueur dans le passé. De plus, la demanderesse explique qu’elle avait habité dans la région en conflit de la RDC parce que son mari en était lui-même originaire.

III. LA DÉCISION ATTAQUÉE

[6] Le 28 novembre 2019, l’agent rejette la demande (la décision). L’agent détaille ses conclusions dans une lettre de refus et dans ses notes inscrites au Système mondial de gestion des cas (les notes du SMGC). Premièrement, dans ses notes, l’agent estime invraisemblable que la fille aînée ait fugué au Burundi et, par la suite, aux États-Unis pendant plusieurs mois, sans en dire un mot à sa famille à son retour au camp de réfugiés en Zambie. De plus, l’agent estime non crédible le récit concernant l’homme inconnu. Il note que l’obtention d’un visa d’études aux États-Unis aurait exigé des preuves de ressources financières significatives et d’un certain degré d’établissement par l’emploi, preuves que ce présumé fraudeur n’aurait pas pu produire.

[7] L’agent nourrissait aussi des doutes quant à la résidence de la demanderesse dans la région en conflit de la RDC. Il indique qu’il était impossible de valider la provenance de son mari car il était décédé. De plus, la demanderesse démontrait un manque de connaissances précises quant à la nature des conflits dans la région. L’agent remarque aussi la langue française impeccable de la demanderesse, une maîtrise qu’il estime plutôt inhabituelle chez les résidents de la région en conflit qui font généralement preuve d'un faible niveau d’éducation. Nonobstant ces observations, l’agent remarque aussi que le récit de la demanderesse est étrangement similaire à ceux des autres réfugiés congolais.

[8] Enfin, l’agent note que la demanderesse n’était pas originaire de la province en question et qu’elle avait de la famille dans d’autres régions de la RDC non ravagées par le conflit en question. Il conclut qu’il est impossible d’établir la résidence actuelle de la demanderesse en Zambie, et qu’il est impossible d’écarter la possibilité d’une solution durable dans une autre région de la RDC.

IV. LA QUESTION EN LITIGE

[9] La présente procédure soulève deux questions principales. Premièrement, il s’agit de savoir si la décision de l’agent était raisonnable. En outre, je dois déterminer s’il y a eu manquement à l’équité procédurale au détriment de la demanderesse.

V. DISCUSSION

A. La norme de contrôle

[10] La norme de la décision raisonnable joue en matière de décisions des agents d’immigration (Anku c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 125 au para 8 [Anku]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 25 [Vavilov].

[11] Lorsque la cour apprécie un argument relatif à l’équité procédurale, elle doit rechercher si la procédure s'est déroulée de manière juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances. Pour l’essentiel, il faut suivre la norme de la décision correcte (Canadian Pacific Railway Company v Canada (Transportation Agency), 2021 FCA 69 aux paras 46-47; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 [Chemin de fer Canadien Pacifique]).

B. Le processus décisionnel était inéquitable sur le plan procédural

[12] La demanderesse dénonce un manquement à l’équité procédurale dans le processus décisionnel, notamment en ce qui concerne la conclusion portant qu’il pourrait y avoir une solution durable en RDC, puisqu’elle n’aurait jamais eu la possibilité de faire valoir ses arguments à ce sujet. Le défendeur rejette cette thèse, soutenant que la demanderesse connaissait les éléments qu’elle devait prouver et qu’on lui a accordé une opportunité pleine et équitable pour y répondre.

[13] À mon avis, la thèse de la demanderesse est fondée. Il est indéniable que l’agent a dûment convoqué la demanderesse à une entrevue, lui a assuré la présence d’un interprète, s’est assuré qu’elle comprenait l’interprète, et l'a invitée à poser toute question et à soulever toute question problématique, et, suite à l’entrevue, a envoyé la lettre d’équité procédurale; cela dit, sur le plan de l'équité procédurale, il a quand même inobservé une étape fondamentale : en ce qui a trait à plusieurs conclusions inscrites dans les notes du SMGC, les questions pertinentes n’ont jamais été posées à la demanderesse.

[14] Pour mieux comprendre ce manquement, je reproduis d'abord un extrait de la lettre d’équité procédurale :

L’une des questions qu’on vous avait posé très clairement lors de l’entrevue était la suivante :

« Est-ce que vous avez déjà quitté la Zambie depuis votre arrivée? »

Votre réponse à cette question était que non, vous n’avez jamais eu de passeport et vous n’aviez jamais quitté la Zambie depuis votre arrivée dans ce pays au mois d’août 2016. Cependant, il nous a été signalé que votre fille [...] a fait une demande de visa auprès de l’ambassade américaine [au Burundi] à la fin 2018 et quel le visa lui a été accordée. Elle a donc voyagé par avion aux États-Unis par la suite. De plus, votre fille a voyagé à l’aide d’un passeport congolais ; pays qui supposément vous persécute.

Cette information mine la crédibilité de votre demande de réfugié et me fait remettre en question les éléments suivants de votre demande :

- Vous n’êtes pas originaire de la région [en conflit] ...Vous déclarez avoir déménagé dans [la région en conflit] en 1999, tout comme vous avez déclaré jamais avoir quitté la Zambie ou obtenue de passeport congolais; déclarations qui se sont avérées fausses. J’ai donc motif de croire que vous et votre famille détenez tous un passeport et qu’il est possible que vous résidez toujours au Congo.

- Vous avez déclaré résider en Zambie depuis août 2016 mais votre certificat de réfugié indique que vous habitez le [camp de réfugiés] depuis février 2018. Il n’existe donc aucune façon de vérifier que vous habitez la Zambie depuis aussi longtemps ou même que vous habitez le [camp de réfugiés].

- Vous avez déclaré que le [HCR] vous donnait de la farine et haricots pour vous aider à survivre et que vous deviez commercer entre [plusieurs villages] afin de survivre. Cette représentation de votre statut économique ne répond pas du tout au fait qu’une de vos filles peut se permettre de voyager d’abord [au Burundi] et ensuite aux États-Unis.

[Je souligne.]

[15] Cette lettre met en évidence l’importance accordée par l’agent aux révélations portant sur les déplacements de la fille aînée lors de l’étude du dossier. Les notes du SMGC révèlent elles-aussi le rôle clé qu’ont joué ces révélations dans le rejet de la demande. La lettre de refus réitère ce point.

[16] Effectivement, ces révélations furent le seul événement qui eut lieu entre la prise de la décision initiale d’accorder la demande, l’envoi de la lettre d’équité procédurale et le revirement ultime de cette décision. L’agent n’a signalé aucun autre nouveau facteur ou nouvelle information lors du processus décisionnel justifiant le revirement de la demande. La demanderesse affirme que ces révélations peuvent être expliquées par le comportement fugueur de sa fille aînée; pourtant, elles semblent avoir résulté en la remise en question de plusieurs autres aspects de la demande, tels que soulignés dans la lettre d’équité procédurale.

[17] En effet, l’agent a conclu, suite à l’entrevue, que la demanderesse répondait aux critères légaux pour immigrer au Canada, notamment qu’elle était touchée personnellement et de façon significative par les conflits en RDC; elle répondait à la définition du réfugié, vu son récit. Cependant, l’agent a changé complètement d’avis suite aux révélations concernant sa fille, doutant à partir de ce moment de tous les aspects du récit de la demanderesse. Il a écrit, à la fin de son entrevue, dans les notes du SMGC :

SELECTION DECISION:

Based on information on file and [the] interview and in light of conditions in DRC, I am satisfied that the applicant has been seriously and personally affected by civil conflict and that the client meets the Asylum Class Definition. Based on info on file and provided by the applicant, I am satisfied the family does not have a prospect, within a reasonable time period, of a durable solution in their country of refuge. I am satisfied that the family will adapt successfully in Canada and become self-sufficient within a reasonable period of time.

[Traduction]

DÉCISION DE SÉLECTION :

D’après les renseignements au dossier et l’entrevue, et compte tenu des conditions en RDC, je conclus que le conflit civil a fait subir au demandeur un préjudice grave et personnel et que le client appartient à la catégorie de personnes de pays d’accueil. D’après les renseignements au dossier fournis par le demandeur, je conclus que la famille ne dispose pas, dans un délai raisonnable, d’une perspective de solution durable dans le pays d’accueil. Je conclus que la famille parviendra à s’adapter au Canada et deviendra autonome dans un délai raisonnable.

[18] Le plus problématique est que, par la suite, l’agent semble avoir fondé son refus sur plusieurs questions qui n’auraient jamais été posées à la demanderesse, ni lors de l’entrevue, ni dans la lettre d’équité procédurale. Les conclusions de l’agent à l'égard de ces questions ont néanmoins miné la crédibilité de la demanderesse quant à son récit. Autrement dit, la décision finale était fondée sur des questions différentes de celles qui avaient été portées à l'attention de la demanderesse, même si l’agent n’avait jamais semblé remettre en question le meurtre du mari ou le viol de la demanderesse et de ses filles lors de l’attaque dans la région en conflit de la RDC.

[19] En premier lieu, l’agent n’a jamais divulgué à la demanderesse l’apparente incohérence découlant de l’obtention du visa d’études par sa fille aînée. Selon la lettre d’équité procédurale, les doutes soulevés par les déplacements de celle-ci étaient fondés sur l’obtention du passeport congolais ainsi que sur les ressources financières nécessaires.

[20] Par contre, l’agent ne s’est pas contenté des explications produites par la demanderesse au sujet de l’homme inconnu, concluant plutôt dans sa décision finale que l’obtention du visa d’études était incohérente avec cette explication. Il n’est guère étonnant que cette explication ne dissipait pas les doutes soulignés lors de la décision finale, puisque ceux-ci différaient des doutes initiaux soulignés dans la lettre d’équité procédurale. La demanderesse n’a donc pu s'exprimer sur les doutes de l’agent parce qu’elle n'en savait rien.

[21] Le récit concernant les déplacements de la fille aînée était au cœur du rejet de la demande; pourtant, l’agent n’a jamais précisé à la demanderesse ses réserves à ce sujet. Vu son mutisme, la demanderesse n'a pas eu la possibilité de les dissiper.

[22] Il en va de même pour la majorité des conclusions de l’agent. Il conclut dans les notes du SMGC que le récit de la demanderesse ressemblait à un récit « standard » produit par d’autres réfugiés congolais, et qu’il ne démontrait pas un niveau de connaissances suffisantes du conflit que la demanderesse et ses filles auraient fui. Par ailleurs, il note que la demanderesse parle un français impeccable, ce qui est inattendu vu qu'elle est censée provenir d’une province où les habitants ont un niveau de scolarité peu élevé.

[23] Finalement, l’agent doute qu’il n’y ait aucune solution durable pour la demanderesse et sa famille en RDC étant donné qu’elle est originaire d’une région qui n’est pas en conflit. De plus, l’agent observe que la demanderesse aurait des liens de parenté dans d’autres régions de la RDC non ravagées par le conflit.

[24] À mon avis, la présente affaire est similaire aux affaires Abasher c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1591 [Abasher] et Ge c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 594 [Ge]. La Cour a alors constaté un manquement à l’équité procédurale : le décideur avait fondé sa décision sur un manque de crédibilité en raison de doutes résultant d'une réponse à une lettre d’équité procédurale, sans avoir communiqué ces doutes aux demandeurs. De même, en ce qui concerne les affaires Abasher (aux paras 19 et 26) et Ge (aux paras 27 et 29), la Cour a conclu que ces doutes auraient dû être communiqués aux demandeurs afin de leur accorder la possibilité d’y répondre.

[25] Je considère qu’il en va de même en l’espèce. L’agent aurait dû communiquer à la demanderesse les incohérences notées dans les notes du SMGC. L’équité procédurale exigeait au minimum, dans ces circonstances, l’envoi d’une deuxième lettre d’équité procédurale. Le processus décisionnel n’était donc ni juste ni équitable, et cela constitue un motif suffisant pour accueillir la présente demande.

[26] Lors de l’audience, le défendeur a tenté de justifier la non-communication de toutes les réserves notées au SMGC à la demanderesse de deux manières. D’abord, il a soutenu que ces réserves (portant notamment sur la bonne langue française de la demanderesse, son origine, son récit dit « standard » et lacunaire sur le conflit qu'avait fui la demanderesse) constituaient plutôt des observations de la part de l’agent lors de l'étude du dossier. La décision, selon le défendeur, n’était pas fondée sur ces observations, mais plutôt sur les réserves soulevées lors de l’entrevue et dans la lettre d’équité procédurale.

[27] De plus, le défendeur soutient que toutes ces réserves, y compris celles notées au SMGC, découlent entièrement du manque de crédibilité de la demanderesse, qui avait été minée par les révélations sur sa fille.

[28] À mon avis, ces arguments sont insatisfaisants. Premièrement, comme le défendeur l’a indiqué lui-même dans ses observations écrites, les notes inscrites au SMGC font partie de la décision et donnent un aperçu de l’analyse effectuée par l’agent (voir Housou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 964, au para 9). Jusqu’à preuve du contraire, il est donc tenu pour acquis que la décision de l’agent est fondée en partie sur ces notes.

[29] Par ailleurs, la question fondamentale relative à l’équité procédurale demeure celle de savoir si la demanderesse connaissait la preuve à réfuter et si elle a eu toute latitude pour faire valoir ses arguments à ce sujet (Chemin de fer Canadien Pacifique, au para 56). En l’espèce, les notes au SMGC révèlent plusieurs points sur lesquels la demanderesse n’a pu faire valoir ses arguments vu qu’elle n'en avait jamais été informée. Il est conséquemment évident que la demanderesse n’a eu ni connaissance de ces preuves à réfuter, ni la possibilité d’y répondre.

C. La décision n’était pas raisonnable

[30] Pour ce qui est du fond de la décision, la demanderesse attaque autant les conclusions de l’agent que son raisonnement. Elle soutient qu'il n’a pas expliqué pourquoi il a conclu que la demanderesse n’était pas réfugiée au sens de la Convention aux termes de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] : notamment, il a simplement invoqué cette disposition sans faire l’analyse de la situation de la demanderesse au regard de ce texte. Elle soutient également que l’agent n’a pas précisé pourquoi la demanderesse ne répondait pas aux critères consacrés par l’article 147 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [Règlement].

[31] En outre, la demanderesse soutient qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de se fier sur le fait que sa fille ait obtenu un passeport congolais pour ensuite conclure que la demanderesse avait elle aussi un passeport congolais, ainsi qu’une solution durable en RDC. De même, il était déraisonnable de sa part de s’appuyer sur la fausse déclaration pour rejeter la demande. D’une part, la demanderesse soutient que la fausse déclaration n’était pas la sienne, mais celle de sa fille. Elle affirme que ses propres déclarations étaient véridiques. D’autre part, elle soutient qu’une fausse déclaration ne peut justifier le rejet d’une demande que lorsqu’elle porte sur le cœur de la demande, et elle s'appuie sur la jurisprudence Koo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 931 en ce qui concerne ce deuxième point.

[32] Je retiens l'argument de la demanderesse portant que la demande doit aussi être accueillie en raison du caractère déraisonnable de la décision. D’abord, en effet, l’agent n’explique pas de façon claire pourquoi il conclut qu’elle ne répondait pas aux critères de l’article 96 de la LIPR, ni de l’article 147 du Règlement. Il est évident que l’agent doute que la demanderesse vit à l'heure actuelle dans un camp de réfugiés en Zambie et qu’elle craint pour sa vie et celles de ses filles. Apparemment, ses doutes ne sont fondés que sur les révélations relatives aux déplacements de la fille aînée et sur le fait que la demanderesse n’était pas originaire de la région en conflit.

[33] Il est exact, comme l’observe le défendeur, que la demanderesse a le fardeau de prouver qu’elle ne peut se réinstaller dans son pays d’origine, c’est-à-dire, qu’il n’y existe aucune solution durable (voir Anku au para 24; Shahbazian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 680 au para 26). Pour s'acquitter de ce fardeau, la demanderesse a produit à l’agent des certificats du HCR confirmant son statut de réfugiée en Zambie accordé en février 2018. Je constate aussi que figure au dossier un document attestant que la demanderesse et ses filles ont été accueillies par une église en Zambie pour une prise en charge psychologique et d’aide, de novembre 2016 jusqu’à leur déménagement au camp de réfugiés en février 2018. Cette lettre, ainsi qu’une lettre écrite par la fille aînée et un dossier médical d’un hôpital zambien semblent valider plusieurs aspects du récit de la demanderesse, notamment les abus psychologiques et sexuels qu'elles ont subis en RDC.

[34] En plus d’expliquer la révélation quant aux déplacements de la fille dans sa réponse à la lettre d’équité procédurale, la demanderesse indique qu’elle aurait rencontré son mari défunt dans une certaine province de la RDC, là où il entamait ses études, parce que son père avait été affecté à cette région dans le cadre de son travail. Lorsque son mari a terminé ses études, le jeune couple s’est installé dans la région en conflit, d’où était originaire son mari.

[35] Dans sa la lettre de refus, l’agent rejette ces explications sans se justifier :

Vous avez passé une entrevue avec un agent d’immigration le 16 mai dernier et les préoccupations suivantes ont été identifié[s] lors de l’entrevue :

- Vous avez déclaré vivre dans des conditions de misère en Zambie tandis que votre fille ainé[e] était aux États-Unis pendant plusieurs mois avant l’entrevue.

- Vous n’êtes pas originaire de la région [en conflit] ...vous êtes née à [un autre endroit] et vous avez passé de nombreuses années [dans la région où étudiait son mari]. Ceci remettait en question vos déclarations reliées aux évènements que vous avez vécu [dans la région en conflit].

Suite à la revue de vos réponses, je ne suis pas satisfait que vous répondez aux critères d’immigration pour le Canada énoncés plus haut. Je ne trouve pas vos explications plausibles et je ne suis pas satisfait que vous n’avez pas accès à une solution durable au DR Congo.

[Je souligne.]

[36] Tel que noté plus haut, par contre, les notes du SMGC font état de raisons additionnelles qui ne concordent pas avec la justification dans la lettre de refus. Il est donc très difficile pour la Cour, et encore plus pour la demanderesse, de comprendre les vraies raisons pour lesquelles la demande a été rejetée.

[37] Le défendeur a soutenu lors de l’audience que l’agent a une expertise professionnelle, et qu’il était donc raisonnable pour lui de ne pas expliquer son raisonnement quant à certaines réserves soulevées au dossier. De plus, le défendeur a soutenu que lesdites fausses déclarations minaient suffisamment la crédibilité de la demanderesse pour remettre en question les faits sous-jacents de son récit, et ce sans nécessairement avoir à tout expliquer en détails.

[38] Je ne suis pas convaincu que ces observations dégagent l’agent de l’obligation de faire preuve de transparence et de cohérence dans sa décision et dans son raisonnement. Comme la Cour suprême du Canada l’a observé dans l’arrêt Vavilov au paragraphe 84, la cour de révision qui analyse le caractère raisonnable d’une décision doit en scruter les motifs, leur accordant une attention respectueuse, afin de comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion. Les motifs, lus dans leur ensemble, révèlent une décision déraisonnable lorsqu’ils « ne font pas état d’une analyse rationnelle ou montrent que la décision est fondée sur une analyse irrationnelle » (au para 103). Une décision est également déraisonnable « si la conclusion tirée ne peut prendre sa source dans l’analyse effectuée, ou qu’il est impossible de comprendre, lorsqu’on lit les motifs en corrélation avec le dossier, le raisonnement du décideur sur un point central » (au para 103).

[39] En l’espèce, il ressort de la lettre de refus, des notes du SMGC et de la lettre d’équité procédurale plusieurs incohérences dans le raisonnement de l’agent, notamment en ce qui concerne la crédibilité de la demanderesse. Je dois constater l'absence d'analyse cohérente justifiant la conclusion de l’agent portant que la demanderesse ne répondait pas aux critères de l’article 96 de la LIPR et de l’article 147 du Règlement. Par conséquent, la décision attaquée ne répond pas aux normes de justification, de transparence et d’intelligibilité.

VI. CONCLUSION

[40] Vu le manquement à l’équité procédurale et le caractère déraisonnable de la décision attaquée, la présente demande est accueillie.


JUGEMENT au dossier IMM-7450-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée au tribunal pour réexamen par un autre agent.

  3. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7450-19

INTITULÉ :

PAMELA TSHIBANGILE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

ENTENDU PAR VIDÉOCONFÉRENCE À Ottawa (Ontario) ET TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 mai 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

DATE DES MOTIFS :

LE 14 mai 2021

COMPARUTIONS :

Me François Kasenda Kabemba

Pour la partie demanderesse

Me Nathan Joyal

Pour la partie défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet François K. Law Office

Avocat

Ottawa (Ontario)

Pour la partie demanderesse

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour la partie défenderesse

 

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