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Date : 20210504


Dossier : IMM-2967-19

Référence : 2021 CF 398

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 mai 2021

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

ATTILA KISS et ANDREA KISS

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs prient la Cour de nommer un avocat spécial au titre de l’article 87.1 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], ou, subsidiairement, de nommer un amicus curiae ayant une habilitation de sécurité, en vue de la défense de leurs intérêts lors de l’audition prochaine, à huis clos et ex parte, d’une requête déposée par le procureur général du Canada [le PGC]. Dans sa requête, le PGC sollicite une ordonnance de non‑divulgation de certains renseignements contenus dans le dossier certifié du tribunal [le DCT] supplémentaire.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

II. Contexte

[3] Les demandeurs sont des citoyens de la Hongrie. Ils ont reçu des autorisations de voyage électroniques [les AVE] pour se rendre de Budapest à Toronto en avion. Toutefois, à la suite d’entrevues avec le personnel de sécurité à l’aéroport de Budapest, ils se sont vu interdire de monter à bord de l’avion, et leurs AVE ont été annulées.

[4] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle leurs AVE ont été annulées. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] admet que la demande devrait être accueillie pour des raisons d’équité procédurale. Toutefois, les demandeurs soutiennent que les « indicateurs » sur lesquels se fondent le ministre et son personnel pour repérer les personnes qui sont susceptibles de faire des fausses déclarations quant au but de leur voyage au Canada sont discriminatoires. Ils sollicitent un jugement déclaratoire à cet effet.

[5] La requête en interdiction de divulgation actuellement à l’examen est la deuxième qui est présentée dans le cadre de la présente instance. La première requête a été présentée lorsque le DCT initial a été transmis aux demandeurs. Ils n’étaient pas à l’époque représentés par un avocat, mais étaient conseillés par Gábor Lukács, un défenseur des droits des voyageurs aériens.

[6] Monsieur Lukács a demandé à la Cour l’autorisation de présenter des observations de vive voix au nom des demandeurs, mais cette demande a été rejetée le 12 décembre 2019. La Cour a rejeté au même moment la demande par laquelle les demandeurs cherchaient à faire nommer un avocat spécial ou un amicus curiae ayant une habilitation de sécurité. La Cour a statué comme suit :

[traduction]

Un avocat spécial ou un amicus curiae sera nommé uniquement si le juge désigné pour présider l’instance est d’avis que les considérations d’équité et de justice naturelle requièrent une telle nomination en vue de la défense des intérêts du demandeur (Malikaimu c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1026 aux para 33‑43 [Malikaimu]).

La Cour a examiné les renseignements non caviardés visés par la requête en interdiction de divulgation que le ministre a déposée en vertu de l’article 87 de la LIPR. Ces renseignements sont brefs et ne forment que quelques phrases. Le ministre admet que la demande de contrôle judiciaire devrait être accueillie. La seule question en litige qui subsiste entre les parties porte sur la réparation appropriée. Les questions de droit et de fait soulevées par la requête en interdiction de divulgation du ministre ne sont pas complexes, et la Cour est en mesure de les comprendre sans qu’il soit nécessaire de faire appel à un avocat spécial ou à un amicus curiae ayant une habilitation de sécurité. Il n’y a aucun risque pour l’équité procédurale. Par conséquent, la requête sollicitant la nomination d’un avocat spécial ou d’un amicus curiae ayant une habilitation de sécurité présentée par les demandeurs doit être rejetée.

[7] La Cour a également fait remarquer que l’obligation d’équité relative aux droits procéduraux des demandeurs dans la présente instance est minimale (citant Malikaimu, au para 39). La requête en interdiction de divulgation des renseignements contenus dans le DCT initial présentée par le PGC a ultimement été rejetée en grande partie (Kiss c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 584).

[8] Le 5 novembre 2020 ou vers cette date, les demandeurs ont retenu les services d’un avocat, Me Benjamin Perryman, pour les représenter. Ils ont ensuite présenté une requête en vue d’obtenir la production d’un DCT plus complet et à jour, requête qui a été accueillie le 15 janvier 2021. La production de ce DCT plus complet et à jour a donné lieu à la présente requête en interdiction de divulgation, en application de l’article 87 de la LIPR.

[9] Un DCT supplémentaire caviardé a été transmis à Me Perryman le 5 février 2021, lequel a immédiatement transmis le DCT sous forme électronique à M. Lukács. Celui‑ci a pu modifier le DCT électronique, de sorte que les renseignements que le PGC avait tenté de caviarder ne l’étaient plus. Il a ensuite transmis à son avocat au Canada et à son père en Hongrie le DCT électronique irrégulièrement décaviardé.

[10] Après que les avocates du PGC ont été informées du fait que le document avait été irrégulièrement décaviardé, elles ont demandé une injonction provisoire à la Cour. Cette injonction a été accordée le 26 février 2021. Le PGC a ensuite repéré d’autres renseignements qui avaient été divulgués par inadvertance dans le DCT supplémentaire transmis à Me Perryman le 5 février 2021, puis à M. Lukács et à d’autres personnes.

[11] Le PGC a déposé un dossier de requête corrigé suivant l’article 87 de la LIPR le 13 février 2021. Le 22 mars 2021, la Cour a délivré une injonction interdisant à toute personne de conserver, de diffuser ou d’utiliser les renseignements divulgués par inadvertance jusqu’à ce qu’il soit statué sur la présente requête en interdiction de divulgation de renseignements (Kiss c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 248).

III. Analyse

[12] Les demandeurs soutiennent que la divulgation par inadvertance de renseignements et l’injonction accordée par la Cour leur ont causé un préjudice et ont placé leur avocat, Me Perryman, dans une position intenable. Selon les demandeurs :

[traduction]

L’ordonnance provisoire urgente de la Cour interdit simplement à l’avocat des demandeurs de consulter les renseignements mal caviardés.

La Cour a précisé, lors de la conférence de gestion de l’instance du 8 février, que Me Perryman pouvait consulter le reste des documents déposés, y compris les renseignements non caviardés.

Compte tenu de la divulgation de renseignements par inadvertance, l’avocat des demandeurs a vu certains des renseignements prétendument sensibles que le ministre cherche maintenant à protéger.

L’ordonnance provisoire de la Cour interdit à l’avocat des demandeurs de leur communiquer le document en question parce qu’il contient les renseignements mal caviardés [...] Par conséquent, [il] ne peut pas demander de directives à ses clients concernant les renseignements non caviardés, non plus qu’il ne peut en recevoir de leur part.

Cette situation restreint sensiblement l’utilisation que peuvent faire les demandeurs des renseignements qui auraient été divulgués par inadvertance et les empêche de présenter des observations sur une partie des renseignements que le ministre veut rendre confidentiels pour des motifs de sécurité nationale.

Le deuxième problème relatif à l’iniquité concerne le fait que le ministre surestime la nature confidentielle des renseignements concernant la sécurité nationale et les répercussions qu’a la divulgation sur la capacité des demandeurs à présenter des observations complètes sur cette question.

Les demandeurs doivent utiliser les renseignements divulgués pour démontrer que le fait de les tenir pour confidentiels pour des raisons de sécurité nationale ne garantit pas leur protection, mais la mesure provisoire accordée en réponse à la divulgation du ministre empêche une telle utilisation.

[13] En vertu de l’article 87.1 de la LIPR, un juge peut nommer un avocat spécial si des considérations d’équité et de justice naturelle le requièrent pour défendre les intérêts de l’étranger. Bien que la nomination d’un avocat spécial soit obligatoire dans des dossiers où des certificats de sécurité sont déposés en application de l’article 77 de la LIPR, en règle générale, les requêtes présentées en vertu de l’article 87 seront examinées sans la participation d’un avocat spécial (Malikaimu, aux para 33‑43).

[14] La Cour doit tenir compte de plusieurs facteurs pour décider si les considérations d’équité et de justice naturelle requièrent la nomination d’un avocat spécial. Parmi ces facteurs, notons l’importance de la décision pour la personne, la nature des intérêts touchés, le niveau d’équité procédurale auquel la personne touchée a droit, la quantité de renseignements qui ont été divulgués et la mesure dans laquelle la personne touchée a été informée de la preuve qui pèse contre elle. La Cour doit établir un équilibre entre des considérations concurrentes afin d’en arriver à un résultat équitable (Farkhondehfall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1064 aux para 31‑41).

[15] Comme la Cour l’a fait remarquer dans le cadre de la première demande de nomination d’un avocat spécial ou d’un amicus curiae présentée par les demandeurs, l’obligation d’agir équitablement envers les demandeurs est minimale. Les demandeurs ne sont pas des citoyens canadiens, et ils n’ont pas le droit d’entrer ou de demeurer au Canada. Ils ne risquent pas la détention ou le renvoi. En outre, le ministre admet que la demande de contrôle judiciaire devrait être accueillie. La seule question en litige qui subsiste concerne la réparation.

[16] Les demandeurs cherchent à établir une distinction entre les circonstances entourant leur deuxième demande de nomination d’un avocat spécial ou d’un amicus curiae et celles entourant leur première demande principalement en raison de la divulgation par inadvertance de renseignements, dont certains ont été vus par Me Perryman avant que la Cour accorde l’injonction. Je ne suis pas convaincu que ces considérations justifient que la Cour s’écarte de sa décision antérieure.

[17] Maître Perryman ne dit pas qu’il a vu les renseignements irrégulièrement décaviardés dans le DCT supplémentaire, mais seulement les quelques renseignements supplémentaires mentionnés par le PGC dans la requête corrigée en interdiction de divulgation. Il y a donc une distinction entre la présente affaire et l’affaire Sellathurai c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CAF 223, dans laquelle les trois documents visés par le litige avaient été communiqués par inadvertance à l’avocate de l’appelant. La juge saisie de la requête avait auparavant conclu que la divulgation des documents porterait atteinte à la sécurité nationale.

[18] En l’espèce, les renseignements faisant l’objet du litige sont principalement des documents utilisés par le ministre pour former les fonctionnaires du gouvernement, le personnel des compagnies aériennes et le personnel des services de sécurité privés en Hongrie sur le contrôle des passagers. Les renseignements que le PGC cherche à protéger dans le DCT supplémentaire sont semblables à ceux que le PGC cherchait à protéger dans le cadre de la première requête en interdiction de divulgation. Pour l’essentiel, il s’agit des « indicateurs » sur lesquels le ministre et son personnel s’appuient pour repérer les personnes susceptibles de faire de fausses déclarations quant au but de leur voyage au Canada. Certains renseignements supplémentaires ont été caviardés pour des raisons de respect de la vie privée ou de pertinence.

[19] Les renseignements que le PGC cherche à protéger dans le DCT supplémentaire figurent dans des présentations PowerPoint sur des études de cas de faux documents de voyage. Certains renseignements sont caviardés dans les diapositives relatives à l’évaluation des passagers, sous les rubriques suivantes : « Les vêtements es passagers », « Les langues parlées par les passagers », « Le comportement des passagers », « Billetterie : signaux d’alerte », « Bagages », « Documents secondaires » « Facilitateurs / escortes » et « Quelles questions poser ».

[20] Les documents caviardés figurant dans le dossier de requête corrigé du PGC peuvent tous être divulgués aux demandeurs, et, en conséquence, ceux‑ci peuvent donner des directives à leur avocat. Comme le sujet des rubriques a été divulgué, les demandeurs peuvent rechercher des renseignements sur les « indicateurs » en question dans le domaine public. Qui plus est, le 17 février 2021, M. Lukács a envoyé un message électronique aux avocates du PGC, dans lequel il affirmait que [traduction] « le ministre veut faire tenir pour confidentiels, pour des raisons de sécurité nationale, des "indicateurs" qui sont du domaine public et qui seraient utilisés par les États‑Unis lors d’entrevues de routine pour l’obtention de visas ». Monsieur Lukács a fourni des liens vers plusieurs sites Web et a affirmé que les avocates du PGC avaient une obligation de franchise et qu’elles étaient tenues de faire part de ces renseignements à la Cour.

[21] Comme dans le cas de la première requête en interdiction de divulgation, les demandeurs peuvent s’appuyer sur des éléments de preuve provenant du domaine public qui concernent les « indicateurs » sur lesquels se fondent les fonctionnaires et les agents pour repérer les voyageurs suspects. Les arguments que les demandeurs pourraient vouloir avancer concernant les conséquences de la divulgation par inadvertance ou le principe de la chose jugée pourront être présentés dans le cadre d’une audience publique. Leur argument selon lequel de nombreux renseignements visés par le litige ne peuvent être protégés au titre de l’article 87 de la LIPR étant donné qu’ils ont été communiqués à des compagnies aériennes et à des agents de sécurité du secteur privé peut également être présenté dans le cadre d’une audience publique sans qu’il soit nécessaire de nommer un avocat spécial ou un amicus curiae ayant une habilitation de sécurité.

IV. Conclusion

[22] La demande de nomination d’un avocat spécial ou d’un amicus curiae ayant une habilitation de sécurité déposée par les demandeurs est rejetée.

[23] Les demandeurs font valoir que dans son dossier de requête, le PGC ne fait pas de distinction entre les renseignements caviardés pour des raisons de sécurité nationale et ceux caviardés pour des raisons de respect de la vie privée. Je conviens avec les demandeurs que les différentes raisons justifiant les caviardages devraient être précisées pour leur permettre de préparer leurs observations en conséquence.

[24] Conformément à l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22, aucuns dépens ne sont adjugés.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de nomination d’un avocat spécial ou d’un amicus curiae ayant une habilitation de sécurité déposée par les demandeurs est rejetée.

  2. Le procureur général du Canada doit préciser les différentes raisons justifiant le caviardage de certains renseignements figurant dans le dossier de requête corrigé déposé en vertu de l’article 87 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2967-19

 

INTITULÉ :

ATTILA KISS ET ANDREA KISS c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

DOSSIER DE REQUÊTE DES DEMANDEURS DATÉ DU 22 FÉVRIER 2021

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

Le 4 mai 2021

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Benjamin Perryman

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Patricia MacPhee

Ami Assignon

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Benjamin Perryman

Avocat

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

Pour le défendeur

 

 

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