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     T-1530-96

OTTAWA (ONTARIO), LE 18 JUILLET 1997

EN PRÉSENCE DE : MONSIEUR LE JUGE ROULEAU

ENTRE

     L'ASSOCIATION DES ARMATEURS CANADIENS,

     UPPER LAKES SHIPPING LIMITED,

     ALGOMA CENTRAL CORPORATION,

     SEAWAY SELF UNLOADERS,

     SEAWAY BULK CARRIERS,

     et

     N.M. PATERSON & SONS LIMITED,

     requérantes,

ET

     SA MAJESTÉ DU CHEF DU CANADA,

     et

     LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

     intimés.

                     ORDONNANCE

         La demande est rejetée.

                             "P. Rouleau"

Traduction certifiée conforme

                         Tan Trinh-viet

     T-1530-96

ENTRE

     L'ASSOCIATION DES ARMATEURS CANADIENS,

     UPPER LAKES SHIPPING LIMITED,

     ALGOMA CENTRAL CORPORATION,

     SEAWAY SELF UNLOADERS,

     SEAWAY BULK CARRIERS,

     et

     N.M. PATERSON & SONS LIMITED,

     requérantes,

ET

     SA MAJESTÉ DU CHEF DU CANADA,

     et

     LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

     intimés.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE ROULEAU

         Il s'agit d'une demande de jugement déclaratoire qui infirmerait et qui déclarerait nuls, illégaux et ultra vires le décret C.P. 1996-764 et le Règlement sur les prix des services à la navigation maritime, qui ont introduit des frais d'utilisation des aides à la navigation maritime fournies par la Garde côtière canadienne.

         La Garde côtière canadienne (GCC) fournit de nombreux services dans les eaux canadiennes, dont les systèmes de navigation, les services de communications de sûreté et de correspondance publique, les travaux de dragage, les services de brise-glace, la lutte contre les inondations, la mission de ravitaillement de l'Arctique, le sauvetage et l'intervention environnementale. Ces services sont offerts à de nombreux clients, comprenant les navires marchands, les bateaux de plaisance, l'État et l'armée et l'industrie de la pêche commerciale, mais ne s'y limitant pas. Pour appliquer la politique de recouvrement des frais établie par le gouvernement du Canada, la Garde côtière était tenue de commencer le recouvrement des coûts pour les services fournis à divers clients.

         En conséquence, le 1er juin 1996, le Règlement sur les prix des services à la navigation maritime a été appliqué en vertu de l'article 19 de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R. (1985), ch. F-11. Le Règlement, qui exige que les navires payent les prix des services à la navigation maritime, a été conçu pour recouvrer le coût des services de navigation fournis par la GCC aux navires marchands. À cette fin, le Règlement a introduit des frais d'utilisation des aides à la navigation maritime et d'autres services de navigation maritime fournis par la Garde côtière canadienne aux navires marchands, à savoir les bouées, balises, phares, système LORAN-C, racons et services du trafic maritime. Pour les navires canadiens, les droits sont payables annuellement. Les navires non-canadiens payent les droits périodiquement lorsqu'ils entrent ou naviguent dans les eaux canadiennes dans la région de l'Ouest, et lorsqu'ils chargent ou déchargent de la cargaison dans d'autres régions. Le mode d'imposition des droits varie selon le pavillon du navire, le type de navires ou la condition dans laquelle le navire est entré au Canada. Il varie aussi selon qu'il s'agit de la région de l'Ouest, de la région du Centre et de l'Atlantique.

         Les requérantes soutiennent que le Règlement sur les prix des services à la navigation maritime va à l'encontre de l'article 19 de la Loi sur la gestion des finances publiques. Elles prétendent que les droits doivent se rapporter à l'utilisation réelle d'un service ou d'une installation, et que tous les usagers doivent donc payer les mêmes droits pour un service ou l'utilisation d'une installation. Il est allégué en outre que le Règlement est discriminatoire, que les frais imposés par le Règlement sont en fait une taxe et que le Règlement a été pris sans une consultation appropriée avec l'industrie de la navigation.

         Après avoir soigneusement examiné les observations écrites et orales des parties, je suis convaincu que la demande doit être rejetée.

         En premier lieu, l'approche à adopter dans des affaires de cette nature a été énoncée par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire St. Lawrence Cruise Lines Inc. c. Sa Majesté la Reine (A-151-96, 20 juin 1997), aux p. 11 et 12 :

         La première démarche qui s'impose lorsque la validité d'un règlement est attaquée, est d'interpréter la loi habilitante. Il faut prendre garde d'appliquer aux règlements les principes d'interprétation dégagés par la jurisprudence sans d'abord s'interroger sur la portée du pouvoir réglementaire spécifique que confère la législation en cause., Ainsi que le notait Lord Reid dans Padfield et al c. Minister of Agriculture, Fisheries and Foods et al, [1986] A.C. 997, à la p. 1030 :
             [TRADUCTION] [...] Le Parlement a dû attribuer ce pouvoir discrétionnaire avec l'intention qu'il soit exercé pour promouvoir la politique et les objets de la Loi. La politique et les objets de la Loi doivent être déterminés en interprétant la Loi dans son ensemble et l'interprétation est toujours une question de droit pour la Cour. Dans une affaire semblable, il n'est pas possible de fixer des limites précises et inflexibles, mais si le Ministre, parce qu'il a mal interprété la Loi ou pour toute autre raison, exerce son pouvoir discrétionnaire de façon à contrecarrer la politique ou les objets de la Loi ou à aller à l'encontre de ceux-ci, alors notre droit accuserait une grave lacune si les personnes qui en subissaient des préjudices n'avaient pas droit à la protection de la Cour. Il est donc nécessaire de procéder d'abord à l'interprétation de la Loi.
         Le juge Rand, dans Roncarelli c. Duplessis, s'était exprimé en ces termes :
         [TRADUCTION]
             Dans une réglementation publique de cette nature, il n'y a rien de tel qu'une "discrétion" absolue et sans entraves, c'est-à-dire celle où l'administrateur pourrait agir pour n'importe quel motif ou pour toute autre raison qui se présenterait à son esprit; une loi ne peut, si elle ne l'exprime expressément, s'interpréter comme ayant voulu conférer un pouvoir arbitraire illimité pouvant être exercé dans n'importe quel but, si fantaisiste et hors de propos soit-il, sans avoir égard à la nature ou au but de cette loi [...] Une loi doit toujours s'entendre comme s'appliquant dans une certaine optique, et tout écart manifeste de sa ligne ou de son objet est tout aussi répréhensible que la fraude ou la corruption. Pourrait-on refuser un permis à celui qui le demande sous le prétexte qu'il est né dans une autre province, ou à cause de la couleur de ses cheveux? On ne peut fausser ainsi la forme courante d'expression de la législature.
         Le juge Beetz, dans Montréal c. Arcade Amusements Inc. avait par ailleurs fait sienne l'observation suivante de Louis-Philippe Pigeon dans Rédaction et interprétation des lois :
             Il est une autre observation importante à faire sur la question du pouvoir de réglementation. C'est la suivante : le pouvoir de faire des règlements ne permet pas d'établir des dispositions discriminatoires. Autrement dit, un règlement doit, à moins que le texte qui l'autorise dise le contraire, s'appliquer à tout le monde de la même façon. Si l'on veut pouvoir faire des distinctions il faut le dire [...]

         En conséquence, la question à laquelle il faut répondre en l'espèce est de savoir si la Loi sur la gestion des finances publiques permet la prise du Règlement contesté.

         L'article 19 de la Loi, en vertu duquel le Règlement sur les prix des services à la navigation maritime a été pris, est ainsi rédigé :

         19. (1) Sur recommandation du Conseil du Trésor, le gouverneur en conseil peut :
         a) fixer par règlement, pour la prestation de services ou la mise à disposition d'installations par Sa Majesté du chef du Canada ou en son nom, le prix à payer, individuellement ou par catégories, par les bénéficiaires des services ou les usagers des installations;
         b) autoriser le ministre compétent à fixer ce prix par arrêté et assortir son autorisation des conditions qu'il juge indiquées;
         (2) Le prix fixé en vertu du paragraphe (1) ou rajusté conformément à l'article 19.2 ne peut excéder les coûts supportés par Sa Majesté du chef du Canada pour la prestation des services aux bénéficiaires ou usagers, ou à une catégorie de ceux-ci, ou la mise à leur disposition des installations.
         (3) Il demeure entendu que sont considérés comme des "bénéficiaires" ou "usagers" :
         a) Sa Majesté du chef du Canada, à l'exception des ministères;
         b) Sa Majesté du chef d'une province.
         19.1 Sur recommandation du Conseil du Trésor, le gouverneur en conseil peut :
         a) fixer par règlement, pour l'octroi par licence, permis ou autre forme d'autorisation d'un droit ou avantage par Sa Majesté du chef du Canada ou en son nom, le prix à payer, individuellement ou par catégorie, par les attributaires du droit ou de l'avantage;
         b) autoriser le ministre compétent à fixer ce prix par arrêté et assortir son autorisation des conditions qu'il juge indiquées.
         19.2 (1) Les règlements ou arrêtés visés aux articles 19 et 19.1 peuvent prévoir des règles de rajustement du prix, en fixer le montant ou le coefficient et en préciser la période d'application, mais ces règles ne peuvent prévoir la prise en compte de facteurs de rajustement qui n'y sont pas précisés.
         (2) l'entrée en vigueur du nouveau prix est subordonnée à la publication par le ministre compétent dans la gazette du Canada, préalablement à la période d'application prévue dans le règlement ou l'arrêté en cause, d'un avis précisant le montant et le mode de calcul du rajustement.
         19.3 Les règlements et arrêtés visés aux articles 19 et 19.1 sont assujettis aux dispositions des lois fédérales concernant la prestation des services, la mise à disposition des installations ou l'octroi des droits ou avantages; la prise de ces règlements ou arrêtés est autorisée même si, aux termes d'une loi fédérale, la prestation, la mise à disposition ou l'octroi est obligatoire.

         Le texte non équivoque de cet article permet de dégager deux choses. En premier lieu, le gouverneur en conseil a plein pouvoir pour créer et délimiter les catégorie d'usagers, pourvu que le but de l'article 19 de la Loi soit respecté et que les catégories soient créées pour des considérations valables. En second lieu, l'objectif global de l'article est de recouvrer, des usagers ou de la catégorie d'usagers, les coûts supportés par le gouvernement pour leur fournir un avantage. Le paragraphe 19(1) prévoit que l'avantage peut prendre la forme ou bien de la prestation d'un service ou bien de la mise à disposition d'installations. En application du paragraphe 19(2) de la Loi, le prix fixé en vertu du paragraphe 1 ne peut excéder les coûts supportés par sa Majesté pour la prestation des services aux bénéficiaires ou usagers, ou à une catégorie de ceux ci, ou la mise à leur disposition des installations.

         Le Règlement sur les prix des services à la navigation maritime prescrit des droits pour une catégorie d'usagers, à savoir les navires marchands. Le fait que le Règlement prévoit différentes structures de droits et divers modes d'imposition de ces droits au sein de l'industrie de la navigation commerciale ne crée pas de nouvelles catégories d'usagers, ni ne constitue de la discrimination comme l'ont allégué les requérantes. La structure des droits pour la Côte de l'Ouest, après une consultation étendue avec l'industrie de la navigation, repose sur la jauge brute au registre des navires, qui est applicable tant aux navires nationaux qu'aux navires étrangers. Les droits pour les navires d'immatriculation canadienne sont structurés annuellement, parce que la Garde côtière canadienne n'a pas accès à l'activité intérieure sur la base voyage par voyage. Les données sur les activités intérieures sont disponibles annuellement aux fins d'établir et de structurer des droits.

         Dans les régions de l'Atlantique et du Centre, les droits pour les navires étrangers reposent sur le tonnage de la cargaison, reflétant la réaction de la part de l'industrie maritime qui indiquait une préférence pour les droits fondés sur la cargaison. Les droits pour les navires d'immatriculation canadienne sont structurés annuellement parce que la Garde côtière n'a pas accès aux activités intérieures telles que les mouvements et les cargaisons chargées/déchargées sur la base voyage par voyage. Les données sur les activités intérieures sont disponibles annuellement aux fins d'établir et de structurer des droits. Les droits pour les autres navires étrangers non-cargo est un tarif par jauge brute au registre du navire puisqu'ils ne chargent ni ne déchargent de cargaison. Les droits pour les paquebots de croisière étrangers sont des prix fixes par visite à un port canadien parce qu'ils ne chargent ni ne déchargent de cargaison et, de même, cela reflète la préférence de l'industrie de la croisière. Les navires marchands caboteurs sont des navires étrangers (cargo et non-cargo) qui doivent obtenir une licence pour opérer dans l'industrie intérieure. Les droits reposent sur la durée de la licence.

         De plus, le pouvoir du gouverneur en conseil d'inclure certains types de navires dans le versement des droits ou de les en exclure se trouve tacitement contenu dans le pouvoir discrétionnaire de créer des catégories d'usagers prévu par la loi. Ici, tous les navires auxquels le Règlement ne s'applique pas ont été exclus du versement des droits pour des considérations valables.

         a) Navires au nord du 60e parallèle : Le coût de la prestation des services de navigation maritime n'a pas été inclus dans le coût de base de 97,8 millions de dollars.
         b) Les navires transitant dans les eaux canadiennes : Les navires traversant les eaux canadiennes sans escale à un port canadien sont exempts parce que l'imposition des droits serait l'objet de discussions bilatérales avec les États-Unis d'Amérique.
         c) Les traversiers dans la province de Terre-Neuve ne peuvent être obligés à verser des droits pour respecter les conditions de l'Union.
         d) Les chalands dans l'Ouest sont exclus puisque le montant payé par les remorqueurs halant les chalands inclut la portion du chaland.

         En conséquence, je suis convaincu que la preuve n'étaye pas l'allégation de discrimination concernant la structure des droits et le mode d'imposition figurant dans le Règlement. Dans tous les cas, il est clair que le Règlement a été pris pour des raisons valables et de bonne foi.

         Je ne suis pas non plus d'accord avec l'allégation des requérantes selon laquelle le Règlement constitue une taxe. Les droits qui seront réellement versés par les navires marchands pour les aides à la navigation fournies par Sa Majesté n'excéderont pas le coût total supporté par Sa Majesté. En fait, seulement 20 % des coûts totaux engagés par le Gouvernement sont recouvrés pour l'exercice 1996-1997. Cela étant, il est impossible de considérer que le revenu généré par le Règlement constitue une taxe.

         En dernier lieu, il ressort de la preuve que le gouvernement,le ministre et la Garde côtière canadienne et les membres du Parlement (à savoir le Comité permanent des pêches) a considérablement consulté l'industrie maritime, pendant plus d'un an avant la promulgation du Règlement.

         En résumé, l'article 19 de la Loi sur la gestion des finances publiques autorise explicitement l'imposition des droits ou des frais pour les services fournis par Sa Majesté aux usagers ou aux catégories d'usagers. La catégorie d'usagers que vise le Règlement sur les prix des services à la navigation maritime est l'industrie de la navigation commerciale opérant dans les eaux canadiennes. Le motif de la structure différente des droits prescrite par le Règlement repose sur la réalité derrière l'exploitation des navires au Canada par l'industrie de la navigation commerciale, et cette structure a été conçue après une consultation étendue entre la Garde côtière canadienne et l'industrie.

         Par ces motifs, la demande est rejetée.

                             P. Rouleau

                                     JUGE

OTTAWA (Ontario)

Le 18 juillet 1997

Traduction certifiée conforme

                         Tan Trinh-viet

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                      T-1530-96
INTITULÉ DE LA CAUSE :              L'Association des armateurs canadiens et al. c. Sa Majesté du chef du Canada et al.
LIEU DE L'AUDIENCE :              Montréal (Québec)
DATE DE L'AUDIENCE :              Les 28 et 29 avril 1997

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PAR :          le juge Rouleau

EN DATE DU                      18 juillet 1997

ONT COMPARU :

Jacques Laurin                      pour les requérantes

André L'Espérance                  pour les intimés

                    

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

Legault, Longtin, Laurin, Halpin      pour les requérantes

Montréal (Québec)

George Thomson

Sous-procureur général du Canada

                             pour les intimés


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