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Date : 20210519


Dossier : IMM‑216‑20

Référence : 2021 CF 463

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 mai 2021

En présence de madame la juge Simpson

ENTRE :

BLESSING EDOSEWELE AGHEDO

BENGTA OSESENAGA AGHEDO

HARRY EHIOSUN AGHEDO

HENRY AGHEDO

demandeurs

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

et

BERTRAND DESLAURIERS AVOCATS

intervenant

JUGEMENT ET MOTIFS

(Rendus oralement à l’audience qui s’est déroulée par vidéoconférence

à Ottawa (Ontario), le 1er avril 2021)

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 19 décembre 2019 par laquelle la commissaire de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission] a rejeté l’appel interjeté par les demandeurs contre la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] refusant leur demande d’asile. Le refus était fondé sur l’existence d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] à Lagos, au Nigéria.

[2] Les demandeurs forment une famille de quatre personnes : un homme [l’époux], une femme [l’épouse] [collectivement désignés comme les demandeurs], et leurs deux enfants mineurs, un fils et une fille [la fille]. Ils sont citoyens du Nigéria.

[3] L’époux est titulaire de diplômes universitaires en gestion et en administration des affaires. Avant son départ du Nigéria, il avait travaillé dans différentes banques. L’épouse est titulaire d’un diplôme universitaire en comptabilité et travaille comme comptable.

[4] Les demandeurs habitaient à Benin City, dans le sud‑ouest du Nigéria, où vivaient également les parents de l’époux.

[5] Les demandeurs sont chrétiens. Ils parlent anglais et ésan.

[6] La demande d’asile sous‑jacente des demandeurs découle des pressions auxquelles les ont soumis les parents de l’époux et les aînés tribaux pour faire subir une mutilation génitale féminine [MGF] à leur fille.

[7] Les parents de l’époux et les aînés tribaux auraient rencontré les demandeurs à deux reprises pour discuter de cette pratique. Lors de ces rencontres, les aînés ont menacé de leur faire du mal s’ils ne se conformaient pas à la pratique de la MGF.

[8] Les demandeurs affirment que ces menaces, ainsi qu’un prétendu appel téléphonique remontant à février 2017, les ont amenés à demander des visas pour les États‑Unis. Ils ont quitté le Nigéria en avril 2017. L’épouse et les deux enfants ont passé sept mois aux États‑Unis avant d’arriver au Canada en novembre 2017. L’époux est arrivé ici en février 2018.

[9] Les demandeurs ont déposé leur demande d’asile en novembre 2018, avec l’aide de l’avocate qui les représentait alors, Melissa Singer [avocate devant la SPR]. L’époux s’est appuyé sur l’exposé circonstancié contenu dans le formulaire Fondement de la demande d’asile [le FDA] de son épouse.

[10] Les demandeurs ont initialement soumis un exposé circonstancié manuscrit dans leur formulaire FDA [le FDA initial].

[11] La SPR a ensuite exigé une version dactylographiée de l’exposé circonstancié contenu dans le FDA initial, lequel a été préparé par les demandeurs qui ont rajouté des faits supplémentaires ainsi qu’une brève introduction [le FDA modifié]. Le document a été remis à l’assistante de l’avocate devant la SPR le 4 mars 2019, mais il n’a été fourni à la SPR qu’au début de l’audience du 18 mars. Ce retard était apparemment attribuable à un oubli survenu au cabinet de l’avocate devant la SPR.

[12] La demande d’asile des demandeurs a été instruite puis rejetée dans une décision rendue le 8 avril 2019.

[13] Les demandeurs ont alors engagé le cabinet Bernard Deslauriers Avocats. Deux avocats de ce cabinet se sont occupés de l’appel. Ils seront désignés comme les avocats devant la SAR, sans distinction. Les demandeurs les ont rencontrés les 24 mai et 5 juin 2019. Durant la première rencontre, l’époux a fourni des annotations manuscrites qu’il avait rajoutées sur une transcription de l’audience de la SPR rédigée par lui. Il a également fourni sa version annotée de la décision de la SPR.

[14] La transcription de la SPR comporte de nombreuses annotations. Plusieurs de ces annotations font plus d’une page. La plupart contiennent les réponses que l’époux aurait souhaité que son épouse donne aux questions posées durant l’audience. Seule l’une des nombreuses annotations traite directement de la conduite de l’avocate devant la SPR. Occupant trois lignes à la page 240 de la transcription, elle mentionne que l’avocate en question n’a pas examiné l’exposé circonstancié contenu dans le FDA et qu’elle n’a pas préparé les demandeurs en vue de l’audience [annotation]. Les annotations figurant sur la décision de la SPR ne contiennent aucune critique à l’endroit de l’avocate devant la SPR. Je dois mentionner que l’annotation s’est ensuite révélée inexacte. L’affidavit de l’épouse datant du 2 mars 2020 décrit, aux paragraphes 5, 9 et 16, l’examen de l’exposé circonstancié contenu dans le FDA par l’avocate devant la SPR ainsi que la rencontre organisée en préparation de l’audience.

[15] La SAR a rejeté l’appel le 19 décembre 2019. Les demandeurs ont engagé un nouvel avocat aux fins de la présente demande de contrôle judiciaire [l’avocat actuel]. En février 2020, ce dernier a communiqué avec les avocats devant la SAR pour leur demander pourquoi ils n’avaient pas soulevé, dans le cadre de l’appel, des allégations d’incompétence contre l’avocate devant la SPR. Les avocats devant la SAR ont répondu à cette demande d’information en février 2020.

[16] Le cabinet des avocats devant la SAR a obtenu le statut d’intervenant dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Ces avocats nient avoir été incompétents et réclament des dépens.

I. LA DÉCISION DE LA SAR

[17] La SAR a rejeté l’appel. La commissaire a conclu que la crédibilité des demandeurs posait de graves problèmes et que, même sans ces difficultés, ils disposaient d’une PRI dans la ville de Lagos.

[18] La commissaire de la SAR a infirmé l’inférence défavorable que la SPR a tirée de la présentation tardive du FDA modifié des demandeurs. Cependant, elle a confirmé son inférence défavorable quant à leur crédibilité, due à l’omission dans le FDA initial de deux événements.

[19] La commissaire de la SAR a également jugé problématique que des témoignages aient été présentés concernant un incident qui n’était mentionné ni dans le FDA initial ni dans le FDA modifié. L’épouse avait déclaré devant la SPR que son beau‑père l’avait appelée le 17 février 2017 et qu’il avait menacé d’enlever sa fille pour lui faire subir une MGF. L’épouse a déclaré qu’elle a oublié d’ajouter cette menace dans le FDA modifié.

[20] La commissaire de la SAR a tiré une inférence défavorable de cette omission, déclarant qu’il était peu probable que les demandeurs oublient un incident qui revêtait une importance aussi capitale au regard de leur demande d’asile.

[21] Une incohérence a amené la commissaire de la SAR à tirer une autre inférence défavorable en matière de crédibilité. Les demandeurs avaient déclaré durant leur témoignage que l’appel téléphonique menaçant, décrit précédemment, les avait amenés à demander des visas pour les États‑Unis afin de pouvoir quitter le pays. Cependant, la date des visas et celle de leur délivrance étaient antérieures à l’appel téléphonique en question.

[22] Concernant la question relative à la PRI, la commissaire a conclu que, même sans les problèmes de crédibilité, l’appel aurait malgré tout été rejeté attendu que les demandeurs disposaient d’une PRI viable à Lagos.

[23] La commissaire de la SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi que les parents de l’époux, qui sont fermiers, avaient les moyens de les poursuivre à Lagos ou qu’ils avaient tellement de relations qu’ils pouvaient les retrouver. La SAR a également conclu que la décision des demandeurs de ne pas laisser leur fille subir une MGF signifiait qu’elle ne serait pas à risque d’être soumise à cette pratique à Lagos.

[24] La commissaire de la SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs n’avaient pas prouvé, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils se heurteraient à des difficultés excessives à Lagos. Leur maîtrise de l’anglais, leurs diplômes universitaires, et leur expérience professionnelle de haut niveau ont tous eu une incidence sur cette conclusion.

II. LES QUESTIONS EN LITIGE

[25] Les questions en litige étaient au nombre de trois :

  • 1) Les avocats devant la SAR avaient‑ils été incompétents?

  • 2) Le cas échéant, les demandeurs ont‑ils subi un préjudice compte tenu de la conclusion relative à l’existence d’une PRI?

  • 3) Les avocats devant la SAR ont‑ils droit aux dépens?

III. ANALYSE ET CONCLUSIONS

A. Question 1

[26] Comme la PRI est déterminante, il n’est pas nécessaire d’examiner ici l’allégation d’incompétence des avocats devant la SAR. Je note simplement que je n’ai relevé aucune incompétence.

B. Question 2

[27] Concernant la PRI, j’ai conclu que l’issue de l’appel devant la SAR aurait été la même sans égard à la question de savoir si les avocats devant la SAR avaient été incompétents. L’appel aurait été rejeté sur le fondement de la PRI. Par conséquent, même si les avocats devant la SAR avaient été incompétents, les demandeurs n’en ont subi aucun préjudice.

C. Question 3

[28] Les demandeurs allèguent que les avocats devant la SAR ont été incompétents parce qu’ils n’ont pas relevé, étudié ou soulevé l’incompétence de l’avocate devant la SPR lors de leur appel devant la SAR. À cet égard, l’avocat actuel soumet deux allégations.

[29] Suivant la première, les avocats étaient tenus, en raison de l’annotation figurant sur la transcription, de poser des questions sur la minutie avec laquelle l’avocate devant la SPR les avait représentés.

[30] Les avocats devant la SAR reconnaissent avoir vu l’annotation, mais ils ont décidé de ne pas donner suite à la question de la compétence de l’avocate devant la SPR pour les raisons suivantes :

  • 1) il est normal pour la partie perdante de critiquer son avocat;

  • 2) lors de l’une ou l’autre des réunions qu’ils ont eues avec les avocats devant la SAR, les demandeurs n’ont pas soulevé la question;

  • 3) les demandeurs avaient clairement un problème de crédibilité;

  • 4) la meilleure stratégie, de l’avis des avocats devant la SAR, était de se concentrer sur les problèmes importants qui étaient la crédibilité et la PRI.

[31] En février 2020, l’avocat des demandeurs a appris, à partir de courriels envoyés par les avocats devant la SAR, que les demandeurs n’avaient jamais, lors de leurs rencontres ou dans leur correspondance, mentionné l’annotation ni évoqué la compétence de l’avocate devant la SPR à titre de question à soulever dans le cadre de l’appel, ce qu’ont confirmé les demandeurs par la suite dans leurs affidavits du 2 mars 2020. De plus, l’affidavit de l’épouse mentionnait que l’avocate devant la SPR avait examiné le FDA et qu’elle avait rencontré les demandeurs pour les préparer à l’audience. Cela contredisait l’annotation.

[32] À mon avis, comme l’avocat actuel savait que l’annotation n’avait pas été mentionnée lors des rencontres entre les demandeurs et les avocats de la SAR, puis qu’elle avait été contredite, l’annotation en question ne suffisait pas à étayer une allégation d’incompétence contre les avocats devant la SAR.

[33] L’avocat actuel a néanmoins décidé le lendemain de déposer un mémoire des arguments alléguant l’incompétence des avocats devant la SAR en se fondant sur l’annotation.

[34] D’après la seconde allégation, le dossier dont disposait la SPR était si désordonné que les avocats devant la SAR auraient dû s’interroger sur la compétence de l’avocate devant la SPR. En particulier, le FDA initial était faible. Il mentionnait simplement que les demandeurs avaient fui le Nigéria parce que la belle‑mère de l’épouse la poussait à faire subir une MGF à sa fille. Cependant, il est difficile de prétendre que le FDA est inadéquat lorsque l’époux a confirmé qu’il était complet.

[35] Des problèmes de forme se sont également posés. Le FDA initial était manuscrit alors qu’il aurait dû être dactylographié, et le FDA modifié ne signalait pas quel texte avait été changé. À mon avis, ces erreurs de forme n’étaient pas suffisamment graves pour conclure que les avocats devant la SAR auraient dû enquêter sur la compétence de l’avocate devant la SPR.

[36] L’avocat actuel fait valoir que l’exposé circonstancié du FDA aurait dû indiquer pourquoi les demandeurs ne pouvaient peut‑être pas se réinstaller en toute sécurité dans des PRI potentielles et que le défaut d’aborder ce sujet dans le document en question attestait l’incompétence de l’avocate devant la SPR. La question 2d) figurant sur le formulaire du FDA demandait simplement aux demandeurs d’expliquer pourquoi ils ne s’étaient pas efforcés de trouver un endroit sûr ailleurs au Nigéria. À mon avis, ils n’étaient pas tenus au titre de cette question générale d’identifier des PRI potentielles et d’expliquer pourquoi chacune d’elles était déraisonnable.

[37] L’on a également fait valoir que l’avocate devant la SPR aurait dû contester le caractère raisonnable de la PRI au moyen de documents indépendants. Cependant, à mon avis, le cartable national de documentation était exhaustif et il n’y avait guère d’intérêt à contester le caractère raisonnable de la PRI compte tenu de la situation de ces demandeurs.

[38] L’argument suivant concerne le dépôt tardif du FDA modifié en raison d’une erreur survenue au cabinet de l’avocate devant la SPR. Cette dernière a expliqué son erreur au commissaire de la SPR et a présenté ses excuses. À mon avis, cet événement n’aurait guère signalé aux avocats devant la SAR qu’ils devaient enquêter sur la compétence de l’avocate devant la SPR.

[39] L’avocat actuel reconnaît d’ailleurs au paragraphe 44 de son mémoire des arguments qu’aucun de ces faits ne permet de conclure que l’avocate devant la SPR a agi avec incompétence. Cependant, il affirme que les mêmes faits auraient dû alerter les avocats de la SAR quant à la nécessité d’enquêter sur la compétence de ladite avocate.

[40] Je ne suis pas convaincue par cet argument. À mon avis, cette allégation est si faible qu’elle n’aurait pas dû être présentée.

[41] Par conséquent, j’ordonnerai à l’avocat actuel de verser sur‑le‑champ aux avocats de la SAR des dépens s’élevant à 1 $, montant que ces derniers ont jugé suffisant.

IV. CERTIFICATION

[42] Aucune question n’a été soulevée aux fins d’une certification en appel.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑216‑20

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est par les présentes rejetée et que l’avocat actuel doit verser sur‑le‑champ aux avocats devant la SAR des dépens s’élevant à 1 $.

« Sandra J. Simpson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑216‑20

 

INTITULÉ :

BLESSING EDOSEWELE AGHEDO, BENGTA OSESENAGA AGHEDO, HARRY EHIOSUN AGHEDO, HENRY AGHEDO c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET BERTRAND DESLAURIERS AVOCATS

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE EN UTILISANT ZOOM

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er avril 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

La juge SIMPSON

 

DATE DES MOTIFS :

le 19 mai 2021

 

COMPARUTIONS :

Joel Sandaluk

 

pour les demandeurs

 

Christopher Ezrin

 

pour le défendeur

 

Jean‑François Bertrand

Annabel E. Busbridge

 

pour l’intervenant

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk & Kingwell

Toronto (Ontario)

 

pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

Bertrand Deslauriers Avocats

Montréal (Québec)

 

pour l’intervenant

 

 

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