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Date : 20060407

Dossier : T-23-05

Référence : 2006 CF 459

Toronto (Ontario), le 7 avril 2006

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE HENEGHAN

 

ENTRE :

LES Drs MARY JANE ASHLEY, ROBERT CUSHMAN ET PIERRE J. DURAND,

DAVID HILL, C.R., GARFIELD MAHOOD, LE Dr RICHARD STANWICK, DAVID SWEANOR, FRANCIS THOMPSON et LE Dr FERNAND TURCOTTE

 

demandeurs

et

 

SHERIDAN SCOTT, COMMISSAIRE DE LA CONCURRENCE

défenderesse

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

I. Introduction

 

[1]               Les Drs Mary Jane Ashley, Robert Cushman et Pierre J. Durand, David Hill, c.r., Garfield Mahood, le Dr Richard Stanwick, David Sweanor, Francis Thompson et le Dr Fernand Turcotte (les demandeurs) sollicitent une ordonnance de mandamus, conformément à la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch F-7, et ses modifications, afin d’obliger Mme Sheridan Scott, commissaire de la concurrence (la commissaire ou la défenderesse) à conclure une enquête entreprise en vertu de l’alinéa 10(1)a) de la Loi sur la concurrence, L.R.C. 1985, ch. C-34 (la Loi). Selon les demandeurs, la commissaire a tardé de manière déraisonnable à conclure une enquête sur la pratique qu’ont les fabricants de cigarettes de décrire leurs produits comme étant « légers » ou « doux » ou d’utiliser pour ces derniers de telles indications.

 

[2]               Les demandeurs sollicitent maintenant une ordonnance de mandamus obligeant la commissaire à conclure l’enquête et, en outre, à renvoyer l’affaire au procureur général du Canada afin qu’il examine si une infraction a été commise au sens de l’article 52 de la Loi ou à présenter une demande à un tribunal compétent, en vertu de l’article 74.1 de la Loi, afin qu’il détermine s’il y a eu un « comportement susceptible d’examen ».

 

II. Contexte

 

[3]               Les demandeurs sont des médecins, enseignants, avocats et agents de santé publique. Dans une demande déposée devant le commissaire le 13 juin 2003, ils ont sollicité la tenue d’une enquête sur certaines indications données par Imperial Tobacco Canada Ltée, Rothmans, Benson and Hedges Inc., JTI-Macdonald Corp. et d’autres fabricants de cigarettes dans la publicité de leurs produits du tabac, soit les qualificatifs « légère », « douce », « extra légère », « ultra légère », « extra douce » et « spéciale douce » (collectivement, « légère et douce »). Les demandeurs allèguent que les indications « légère et douce » sont fausses et trompeuses sur un point important, ce qui contrevient à l’article 52 et à l’alinéa 74.01(1)a) de la Loi. Conformément au paragraphe 9(2) de la Loi, les demandeurs ont présenté des documents exposant en détail la nature de la prétendue contravention, de même que des éléments de preuve à l’appui de leur opinion.

 

[4]               Par voie d’une lettre datée du 12 août 2003, le sous-commissaire a informé les demandeurs que le commissaire – il s’agissait à l’époque de M. Konrad von Finckenstein - avait commencé une enquête officielle sur les pratiques publicitaires qui faisaient l’objet de la plainte formulée dans la demande présentée en vertu de l’article 9. La lettre du 12 août 2003, adressée à la Dre Ashley, comporte en partie ce qui suit :

[traduction]

 

Madame,

 

Je vous écris au nom de M. Konrad von Finckenstein, commissaire de la concurrence, au sujet de la demande, datée du 13 juin 2003, que vous avez présentée en vertu de l’article 9 de la Loi sur la concurrence (la Loi) […]

 

Nous vous informons que, conformément à l’alinéa 10(1)a) de la Loi, le commissaire a entrepris une enquête sur cette question en vertu des dispositions de la Loi qui concernent les indications et les pratiques commerciales trompeuses […]

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[5]               Sept mois se sont ensuite écoulés sans échange de lettres entre les parties. Le 19 mars 2004, les demandeurs ont écrit à la fois à Mme Sheridan Scott, commissaire nommée depuis peu, et au sous-commissaire afin qu’on les instruise de l’état du déroulement de l’enquête, conformément aux droits que leur accorde le paragraphe 10(2) de la Loi. Ils ont aussi réitéré leur inquiétude au sujet de la gravité du préjudice appréhendé pour la santé publique découlant du retard dans l’enquête visée à l’article 10.

 

[6]               Par voie d’une lettre datée du 7 avril 2004, le sous-commissaire a informé les demandeurs que l’enquête visée à l’article 10 était en cours. Cette lettre, adressée à la Dre Ashley, comporte notamment ce qui suit :

[traduction]

 

Madame,

 

[...] Soyez assurée que l’enquête du Bureau suit son cours et que, même si nous n’avons exercé aucun pouvoir officiel, nous avons rencontré plusieurs parties et obtenu une quantité considérable de renseignements qui font l’objet d’un examen. Comme vous l’avez signalé, et ceci est devenu fort évident au cours de notre examen, il s’agit d’une question très complexe qui requiert une analyse exhaustive. Nous communiquerons avec vous si nous avons besoin de renseignements additionnels ou lorsque nous aurons pris une décision […]

 

 

[7]               Le 22 juillet 2004, les demandeurs ont envoyé au sous‑commissaire une seconde lettre dans laquelle ils ont fait part de leurs inquiétudes au sujet du temps mis par la commissaire pour conclure son enquête.

 

[8]               Dans une lettre non datée que les demandeurs ont reçue en août 2004, le sous-commissaire a répondu que l’enquête suivait toujours son cours et [Traduction] « se déroule le plus rapidement possible ». Le 10 janvier 2005, les demandeurs ont déposé la présente demande de contrôle judiciaire. La date de dépôt de cet avis de demande était postérieure de 1 an, 4 mois et 29 jours à la date à laquelle le sous-commissaire a informé les demandeurs de la tenue de l’enquête officielle visée à l’article 10, c’est-à-dire après la lettre du 12 août 2003.

 

III. La question en litige

 

[9]               La seule question qui est soulevée dans la présente demande est celle de savoir si les demandeurs ont droit à une ordonnance de mandamus obligeant la commissaire à conclure son enquête et à renvoyer l’affaire au procureur général du Canada ou à présenter une demande à un tribunal compétent pour qu’il détermine s’il y a eu un comportement susceptible d’examen.

 

IV. Argumentation

A. Les demandeurs

 

[10]           Les parties conviennent que le critère auquel il faut satisfaire pour obtenir une ordonnance de mandamus a été formulé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Apotex Inc. c. Canada (Procureur général) (1993), 162 N.R. 177 (C.A.F.), confirmé par [1994] 3 R.C.S. 1100. La Cour a énuméré huit facteurs dont la présence est essentielle pour qu’un mandamus puisse être accordé :

1. il doit exister une obligation légale d'agir à caractère public;

 

2. l'obligation doit exister envers le requérant;

 

3. il existe un droit clair d'obtenir l'exécution de cette obligation, notamment :

 

a) le requérant a rempli toutes les conditions préalables donnant naissance à cette obligation;

 

b) il y a eu (i) une demande d'exécution de l'obligation, (ii) un délai raisonnable a été accordé pour permettre de donner suite à la demande à moins que celle-ci n'ait été rejetée sur-le-champ, et (iii) il y a eu refus ultérieur, exprès ou implicite, par exemple un délai déraisonnable;

 

4. lorsque l'obligation dont on demande l'exécution forcée est discrétionnaire, les règles suivantes s'appliquent :

 

a) le décideur qui exerce un pouvoir discrétionnaire ne doit pas agir d'une manière qui puisse être qualifiée d’« injuste », d’« oppressive » ou qui dénote une « irrégularité flagrante » ou la « mauvaise foi »;

 

b) un mandamus ne peut être accordé si le pouvoir discrétionnaire du décideur est « illimité », « absolu » ou « facultatif »;

 

c) le décideur qui exerce un pouvoir discrétionnaire « limité » doit agir en se fondant sur des considérations « pertinentes » par opposition à des considérations « non pertinentes »;

 

d) un mandamus ne peut être accordé pour orienter l'exercice d'un « pouvoir discrétionnaire limité » dans un sens donné;

 

e) un mandamus ne peut être accordé que lorsque le pouvoir discrétionnaire du décideur est « épuisé », c'est-à-dire que le requérant a un droit acquis à l'exécution de l'obligation.

 

5. le requérant n'a aucun autre recours;

 

6. l'ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique;

 

7. dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, le tribunal estime que, en vertu de l'équité, rien n'empêche d'obtenir le redressement demandé;

 

8. compte tenu de la « balance des inconvénients », une ordonnance de mandamus devrait (ou ne devrait pas) être rendue.

 

[Citations omises.]

 

            1) Obligation légale d’agir à caractère public

 

[11]           Les demandeurs font valoir que la commissaire a une obligation légale à caractère public de conclure son enquête visée à l’article 10, en raison du libellé impératif de la Loi. L’alinéa 10(1)a) prévoit que le commissaire (la commissaire, en l’occurrence) « fait » étudier toutes questions qui, d’après lui, nécessitent une enquête ». Les demandeurs soutiennent que lorsqu’une enquête est entreprise en vertu du paragraphe 10(1) de la Loi, la commissaire doit décider dans un délai raisonnable si la demande faite en vertu de l’article 9 justifie l’application des dispositions réparatrices prévues ailleurs dans la Loi, ou s’il faut discontinuer l’enquête parce que celle‑ci est dénuée de fondement. Selon les demandeurs, même si la commissaire peut exercer son pouvoir discrétionnaire pour déterminer les questions qui, à son avis, nécessitent une enquête, ce pouvoir discrétionnaire ne la dégage pas de l’obligation légale à caractère public de conclure le dossier et de décider, dans un sens ou dans l’autre, de l’issue de l’enquête.

 

            2) Obligation envers le requérant

 

[12]           Les demandeurs font valoir que la commissaire est tenue de s’acquitter de son obligation légale à caractère public envers les personnes qui présentent une demande en vertu de l’article 9. Aucune source n’a été citée à l’appui de cette prétention, à part un renvoi au paragraphe 10(1) de la Loi.

 

            3) Droit d’obtenir l’exécution de l’obligation

 

[13]           Les demandeurs font valoir qu’ils ont rempli toutes les conditions préalables donnant naissance à l’obligation légale à caractère public de la commissaire de conclure son enquête visée à l’article 10. Ils ont présenté leur demande en vertu du paragraphe 9(1) et celle-ci était accompagnée d’une déclaration solennelle contenant les éléments requis aux alinéas 9(2)a) à c), soit leurs noms et adresses, la prétendue contravention et les motifs de plainte, de même qu’un résumé des éléments de preuve à l’appui de leur opinion.

 

[14]           Les demandeurs soutiennent de plus qu’ils ont demandé à maintes reprises à la commissaire de s’acquitter de son obligation légale à caractère public.

 

[15]           Les demandeurs font valoir que le critère applicable pour déterminer le caractère raisonnable d’un délai, équivalant à un refus implicite de rendre une décision, a été examiné par la Cour dans la décision Dragan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] 4 C.F. 189 (1re inst.), où le juge Kelen a dit ce qui suit au paragraphe 54 :

54. Les décisions précitées renferment des commentaires utiles au sujet de l'évaluation du caractère raisonnable d'un délai donné. Ainsi, dans l'arrêt Bhatnager, précité, le juge Strayer s'est exprimé comme suit à la page 317 :

...un bref de mandamus peut être délivré pour exiger qu'une décision soit rendue. Normalement, il en est ainsi lorsqu'il y a eu refus exprès de rendre une décision, mais ce peut être également le cas lorsqu'on tarde beaucoup à rendre une décision sans donner d'explication suffisante.

Le juge Strayer a énoncé deux éléments indiquant qu'un retard est déraisonnable : sa longue durée et l'absence d'explication suffisante à son sujet. Ces paramètres ont été précisés dans la décision Conille, précitée, où Mme la juge Tremblay‑Lamer a souligné, au paragraphe 23, qu'un retard sera jugé déraisonnable si :

1)       le délai en question a été plus long que ce que la nature du processus exige de façon prima facie;

2)       le demandeur et son conseiller juridique n’en sont pas responsables;

3)       l’autorité responsable du délai ne l’a pas justifié de façon satisfaisante.

[Notes de bas de page omises.]

 

[16]           Les demandeurs font valoir que le temps mis par la commissaire pour conclure son enquête visée à l’article 10 est déraisonnable vu la Politique de mars 2003 sur la tarification et les normes de service du Bureau de la concurrence, laquelle prévoit que, dans le cas des décisions complexes concernant des indications fausses ou trompeuses, le commissaire est censé fournir une opinion écrite dans les six semaines qui suivent le dépôt d’une demande. Bien qu’ils reconnaissent ne pas avoir demandé d’opinion écrite, les demandeurs se fondent sur cette politique comme point de référence pour aider la Cour à déterminer ce qui constitue un délai raisonnable.

 

[17]           Les demandeurs allèguent que le délai qui s’est écoulé en l’espèce, soit 1 an, 4 mois et 29 jours entre le début de l’enquête visée à l’article 10 et la date du dépôt de leur avis de demande de contrôle judiciaire, est déraisonnable car il excède la norme de six semaines. Ils affirment de plus que les demandes répétées qu’ils ont faites pour que la commissaire s’acquitte de son obligation légale à caractère public montrent que ce n’est pas leur comportement qui est la cause du délai en l’espèce.

 

[18]           Enfin, les demandeurs soutiennent que la commissaire n’a justifié d’aucune manière le délai, si ce n’est qu’elle a invoqué la complexité de l’enquête visée à l’article 10. S’appuyant sur les décisions rendues par la Cour dans Hanano c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2004), 257 F.T.R. 66 (C.F.), Bakhsh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2004), 256 F.T.R. 194 (C.F.), et Platonov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), 192 F.T.R. 260 (1re inst.), les demandeurs affirment qu’il incombe à la commissaire de corriger les lacunes administratives dans l’exécution des obligations légales à caractère public. Il s’ensuit que la commissaire a le fardeau de montrer que le délai dans son enquête est raisonnable dans les circonstances.

 

            4) Facteurs discrétionnaires

 

[19]           Les demandeurs font valoir que la commissaire est soumise à une obligation d’agir impérative, et non pas discrétionnaire.

 

            5) Aucun autre recours

 

[20]           Selon les demandeurs, seule la commissaire a qualité pour renvoyer au procureur général du Canada la question faisant l’objet d’une enquête visée à l’article 10 ou pour demander à un tribunal compétent de déterminer s’il y a un comportement susceptible d’examen. Cela étant, ils allèguent que le seul autre recours consiste à obliger la commissaire à conclure l’enquête dans un délai raisonnable.

 

            6) Incidence de l’ordonnance sollicitée

 

[21]           Les demandeurs soutiennent qu’une ordonnance de mandamus poussera plus loin le processus qui permettra d’éviter que des indications fausses et trompeuses soient données à propos des effets nocifs des produits offerts sur le marché du tabac, lesquels effets seraient des milliers de décès évitables chaque année. Il est en outre allégué que les demandeurs et le public en général subiront un « préjudice irréparable » si le mandamus est refusé, car les indications fausses et trompeuses - les qualificatifs « légere et douce » - contribueraient aux décès attribuables à l’industrie du tabac.

 

            7) Obstacles qui, en vertu de l’équité, empêchent d’obtenir le redressement demandé

 

[22]           L’équité n’est pas un point en litige important entre les parties.

 

            8) Balance des inconvénients

 

[23]           Les demandeurs affirment que la balance des inconvénients favorise la délivrance d’un mandamus parce que le délai cause un grave préjudice à la santé publique.

 

B. La défenderesse

 

            1) Obligation légale d’agir à caractère public

 

[24]           La défenderesse fait valoir qu’il n’existait pas, en l’espèce, d’obligation légale à caractère public et elle avance à cet égard cinq arguments. Premièrement, elle soutient que l’article 22 de la Loi lui confère expressément le pouvoir discrétionnaire de discontinuer une enquête, à quelque étape que ce soit. Ce pouvoir discrétionnaire de mettre fin en tout temps à une enquête est, selon elle, incompatible avec la reconnaissance d’une obligation de conclure une enquête qui a été entreprise.

 

[25]           Deuxièmement, la commissaire se fonde sur l’arrêt Charette c. Canada (Commissaire de la concurrence) (2003), 312 N.R. 358 (C.A.F.), dans lequel la Cour d’appel fédérale a rejeté une demande de mandamus visant à obliger le commissaire en poste à l’époque à commencer une enquête. La commissaire soutient que si elle n’est pas tenue d’entreprendre une enquête officielle, elle ne peut pas être tenue de conclure une enquête qui a été entreprise.

 

[26]           Troisièmement, la commissaire soutient qu’une obligation légale à caractère public ne prend naissance que lorsqu’elle considère qu’une telle enquête est nécessaire. Le paragraphe 10(1) de la Loi prévoit que « [l]e commissaire fait étudier […] toutes questions qui, d’après lui, nécessitent une enquête en vue de déterminer les faits ». Selon cette analyse, il est allégué que la commissaire a une obligation légale à caractère public de conclure son enquête lorsqu’elle l’estime nécessaire. Se fondant sur cette disposition législative, la commissaire fait valoir qu’une obligation légale à caractère public de conclure son enquête prend naissance uniquement lorsqu’elle juge nécessaire de le faire.

 

[27]           Quatrièmement, dans l’arrêt Gauthier c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches) (1991), 139 N.R. 77 (C.A.F.), la Cour d’appel fédérale a statué que le refus du commissaire d’entreprendre une enquête est une décision de nature administrative qui ne peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire en vertu de l’article 28 de la Loi sur les Cours fédérales. Vraisemblablement, la décision de poursuivre une enquête en cours est elle aussi une décision de nature purement administrative qui excéderait la compétence de la Cour au stade du contrôle judiciaire, conformément à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales.

 

[28]           Cinquièmement, au cours d’une enquête, la commissaire peut prendre d’autres mesures au lieu de conclure l’enquête. Il s’agit notamment de remettre des documents ou la preuve au procureur général du Canada en vertu du paragraphe 23(1) de la Loi, de s’adresser à un tribunal compétent, en vertu de l’article 74.1, pour exercer des recours administratifs de façon à garantir l’observation de la Loi ou pour avoir recours à des mécanismes informels de règlement des différends en vertu du paragraphe 74.12(2). La commissaire soutient qu’étant donné qu’elle dispose d’un pouvoir discrétionnaire aussi large, on ne peut pas dire qu’elle a l’obligation de conclure son enquête.

 

            2) Obligation envers le requérant

 

[29]           La commissaire fait valoir que, si la Cour conclut à l’existence d’une obligation légale à caractère public de conclure une enquête une fois que celle-ci a commencé, cette obligation n’existe pas envers les demandeurs. Elle soutient qu’au contraire, la seule obligation dont elle est tenue envers ces derniers est de les instruire, sur demande, de l’état du déroulement de l’enquête, conformément au paragraphe 10(2) de la Loi.

 

            3) Droit d’obtenir l’exécution de l’obligation

 

[30]           La commissaire soutient que l’enquête est en cours et que, pour cette raison, on ne peut pas affirmer qu’il y a eu refus d’agir. Elle allègue en outre que la Cour doit conclure à un refus d’agir implicite à cause d’un délai déraisonnable, en tenant compte du critère à trois volets que la Cour a énoncé dans la décision Conille c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 159 F.T.R. 215 (1re inst.), où la juge Tremblay‑Lamer a dit, au paragraphe 23, qu’un délai sera jugé déraisonnable si :

1) le délai en question a été plus long que ce que la nature du processus exige de façon prima facie;

2) le demandeur et son conseiller juridique n’en sont pas responsables;

3) l’autorité responsable du délai ne l’a pas justifié de façon satisfaisante.

 

[Notes de bas de page omises.]

 

 

[31]           La commissaire soutient que les demandeurs n’ont pas démontré prima facie que le délai a été plus long que ce que la nature du processus exige. La Politique de tarification et de normes de service de la commissaire ne peut pas servir de point de référence quant au délai dans lequel une enquête doit être conclue. La commissaire soutient plutôt que cette politique spécifie un délai pour la délivrance d’une opinion écrite.

 

[32]           La commissaire fait en outre valoir qu’au vu de la décision Dragan, la Cour doit apprécier le caractère raisonnable d’un délai par rapport au préjudice que ce dernier est susceptible de causer aux demandeurs. Elle allègue que le principal intérêt des demandeurs, c’est-à-dire la santé publique, est accessoire à l’objet de la Loi énoncé à l’article 1.1, qui est de favoriser la concurrence économique. Par ailleurs, la défenderesse soutient que les questions à trancher au cours de l’enquête visée à l’article 10 sont suffisamment complexes pour que le temps pris pour mener l’enquête ne soit pas déraisonnable. Elle souligne que Santé Canada a fait enquête sur les mêmes questions exactement et elle allègue que, jusqu’à maintenant, ce ministère n’a pris aucune mesure officielle en vertu de l’article 20 de la Loi sur le tabac, L.C. 1997, ch. 13, et ses modifications.

 

            4) Facteurs discrétionnaires

 

[33]           Selon la commissaire, la décision de la Cour dans l’affaire Rocky Mountain Ecosystem Coalition c. Canada (Office national de l’énergie) (1999), 174 F.T.R. 17 (1re inst.), établit qu’un mandamus ne peut être accordé lorsque le comportement en question concerne la manière dont un décideur exerce ses fonctions.

 

            5) Aucun autre recours

 

[34]           La commissaire soutient que le paragraphe 22(4) de la Loi offre aux demandeurs un autre recours que la délivrance d’une ordonnance de mandamus, soit la possibilité de présenter une demande écrite au ministre de l’Industrie pour qu’il révise la décision de la commissaire de discontinuer l’enquête visée par l’article 10. Comme les demandeurs n’ont pas demandé une telle révision au ministre de l’Industrie et comme le paragraphe 22(4) autorise ledit ministre à donner à la commissaire l’ordre de poursuivre toute enquête discontinuée, le commissaire soutient que les demandeurs ne se sont pas prévalus d’un autre recours. Elle fait aussi valoir que les autres recours s’offrant aux demandeurs consisteraient notamment à intenter une action en dommages‑intérêts contre les fabricants de tabac ou à demander au ministre de la Santé d’engager une poursuite en vertu de l’article 20 de la Loi sur le tabac.

 

            6) Incidence de l’ordonnance sollicitée

 

[35]           La commissaire soutient qu’ordonner la poursuite de l’enquête ou sa discontinuation n’aurait aucune incidence sur le plan pratique. Pour cette raison, le redressement sollicité devrait être refusé.

 

            7) Obstacles qui, en vertu de l’équité, empêchent d’obtenir le redressement demandé

 

[36]           L’équité n’est pas un point en litige important entre les parties.

 

8) Balance des inconvénients

 

[37]           La commissaire soutient que la balance des inconvénients milite fortement contre la délivrance d’une mandamus parce que, étant donné que les demandeurs n’ont pas exercé d’autres recours, l’exécution ou l’issue de l’enquête ne leur cause pas de préjudice direct et parce qu’ils ont déposé la demande visée à l’article 9 pour une raison accessoire à l’objet de la Loi.

 

V. Analyse et décision

 

[38]           La principale caractéristique d’une ordonnance de mandamus est qu’il s’agit d’un redressement discrétionnaire. Un mandamus ne peut être obtenu que si les demandeurs peuvent satisfaire aux conditions cumulatives de ce recours. En l’espèce, les parties conviennent que le critère applicable est celui que la Cour d’appel fédérale a établi dans l’arrêt Apotex.

 

[39]           Le premier élément est l’existence, pour la commissaire, d’une obligation légale d’agir, c’est‑à‑dire de conclure l’enquête qui a été entreprise en vertu de l’alinéa 10(1)a) de la Loi. À l’appui de leurs arguments selon lesquels il existe en l’espèce une telle obligation, les demandeurs invoquent la disposition suivante :

10. (1) Le commissaire fait étudier, dans l'un ou l'autre des cas suivants, toutes questions qui, d'après lui, nécessitent une enquête en vue de déterminer les faits :

a) sur demande faite en vertu de l'article 9;

10. (1) The Commissioner shall

(a) on application made under section 9,

...

cause an inquiry to be made into all such matters as the Commissioner considers necessary to inquire into with the view of determining the facts.

 

[40]           Les demandeurs font valoir qu’une fois qu’une enquête est entreprise en vertu de cette disposition législative, il existe envers eux une obligation légale à caractère public de conclure l’enquête dans un délai raisonnable.

 

[41]           Cet argument pose problème. Premièrement, l’alinéa 10(1)a) n’indique pas clairement que le début d’une enquête visée à l’article 10 donne naissance à une obligation légale à caractère public de la part de la commissaire. L’article 10 se trouve dans la partie II de la Loi, qui est intitulée « Application ». Il ressort des autres dispositions de cette partie qu’il n’y a aucune directive législative au sujet de la conduite d’une enquête. La commissaire dispose plutôt d’un pouvoir discrétionnaire fort étendu, qui lui permet même de discontinuer une enquête. Le paragraphe 22(1) est ainsi libellé :

22. (1) Le commissaire peut, à toute étape d'une enquête visée à l'article 10, discontinuer l'enquête en question lorsqu'il estime que l'affaire sous étude ne justifie pas la poursuite de l'enquête.

22. (1) At any stage of an inquiry under section 10, if the

commissaire is of the opinion that the matter being inquired into does not justify further inquiry, the Commissioner may discontinue the inquiry.

 

[42]           Si elle discontinue, à toute étape, une enquête en vertu du paragraphe 22(1) et si elle estime qu’il n’est pas justifié de la poursuivre, la commissaire est tenue de remettre au ministre un rapport écrit faisant état des renseignements obtenus de même que du motif de la discontinuation de l’enquête; voir le paragraphe 22(2). Suivant le paragraphe 22(3), si la commissaire discontinue une enquête qui a été entreprise à la suite d’une demande faite en vertu de l’article 9, elle doit informer les demandeurs de la décision et leur en donner les motifs.

 

[43]           Si l’enquête visée à l’article 10 est discontinuée, les requérants visés à l’article 9 peuvent demander par écrit au ministre de réviser la décision de discontinuer l’enquête. Le ministre peut, de sa propre initiative, réviser cette décision et, exerçant son pouvoir discrétionnaire, il peut donner à la commissaire l’ordre de poursuivre l’enquête. Il est question de ces deux situations au paragraphe 22(4).

 

[44]           Il convient de souligner que le paragraphe 22(4) confère au ministre un pouvoir discrétionnaire pour ce qui est du résultat d’une révision ministérielle. Il peut exiger que la commissaire poursuive l’enquête, mais il n’est pas obligé de le faire.

 

[45]           Il n’y a aucune disposition dans la partie II de la Loi qui oblige clairement la commissaire à conclure une enquête entreprise en vertu de l’alinéa 10(1)a). Au contraire, non seulement le paragraphe 22(1) confère à la commissaire le pouvoir discrétionnaire de discontinuer une enquête en tout temps, mais l’article 23 lui reconnaît également le pouvoir discrétionnaire de ne pas poursuivre une enquête. Suivant le paragraphe 23(1), la commissaire peut « à toute étape d’une enquête menée en application de l’article 10, au lieu ou en plus de cette enquête », remettre les documents, les déclarations ou la preuve au procureur général du Canada, qui peut déterminer si une infraction a été perpétrée ou est sur le point de l’être. Le procureur général peut ensuite déterminer quelles mesures il veut bien prendre. En vertu du paragraphe 23(2), le procureur général peut engager une poursuite criminelle.

 

[46]           En fait, la seule obligation qu’impose à la commissaire la partie II de la Loi figure à l’article 28, disposition qui prévoit que le ministre peut requérir la commissaire de soumettre un rapport provisoire « au sujet de toute enquête […] sous le régime de la présente loi ». Dans de telles circonstances, l’article 28 prescrit ce qui suit :

28. […] il incombe au commissaire, lorsqu'il en est requis par le ministre, de présenter un rapport provisoire indiquant les mesures prises, la preuve obtenue et son opinion sur l'effet de la preuve.

 

28. ... it is the duty of the Commissioner whenever thereunto required by the Minister to render an interim report setting out the action taken, the evidence obtained and the Commissioner's opinion as to the effect of the evidence.

 

[47]           Selon moi, l’effet cumulatif des articles 22, 23 et 28 empêche de conclure, expressément ou implicitement, à l’existence d’une obligation légale à caractère public, imposée à la commissaire, de conclure une enquête visée à l’article 10 qui a été entreprise à la suite d’une demande faite en vertu de l’article 9. Je conclus que, dans le contexte de la Loi, il n’existe aucune obligation légale à caractère public qui oblige la commissaire à conclure l’enquête qui a été officiellement entreprise en août 2003.

 

[48]           À cet égard, je me reporte à la décision Stevens c. Commission sur les pratiques restrictives du commerce, [1979] 2 C.F. 159 (1re inst.), où la Cour, examinant une enquête menée en vertu de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, ch. C-23, et ses modifications, c’est-à-dire la loi qui a précédé la Loi sur la concurrence, a dit ce qui suit aux pages 162 et 163 :

[…] En menant son enquête, la Commission, comme l’a franchement admis l’avocat des requérants, s’est acquittée d’une fonction purement administrative. En conséquence de l’enquête, un rapport est présenté au ministre qui peut alors soit porter soit ne pas porter des accusations […]

 

 

[49]           Le libellé de la disposition de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions qui autorisait une enquête, à la suite de la demande écrite d’un nombre précis de citoyens canadiens, est presque identique au libellé de l’article 10 de la Loi. Dans ces circonstances, je suis convaincue que la façon dont la Cour a qualifié, dans l’arrêt Stevens, la conduite d’une enquête visée à l’article 10, à savoir qu’il s’agit d’une « fonction purement administrative », demeure valable.

 

[50]           Il s’ensuit qu’en l’absence d’une obligation légale d’agir à caractère public, la commissaire n’a aucune obligation légale envers les demandeurs. Il est clair, dans ces circonstances, qu’un mandamus ne peut être accordé aux demandeurs.

 

[51]           À mon avis, les demandeurs n’ont pas non plus démontré que la commissaire a tardé à mener l’enquête visée à l’article 10. Le renvoi à la Politique de tarification et de normes de service de mars 2003 n’est pas justifié. Il y est question des délais raisonnables dans lesquels la commissaire doit fournir une opinion écrite au sujet de questions autres qu’une enquête visée à l’article 10.

 

[52]           J’ajoute que la commissaire a elle aussi invoqué des considérations non pertinentes dans l’analyse de la question du délai déraisonnable. Bien qu’elle n’ait produit aucune preuve connexe, elle a fait référence dans ses observations à une longue liste de mesures qu’il serait nécessaire de prendre avant qu’elle puisse conclure son enquête. À mon avis, certains de ces aspects, comme la possibilité d’invoquer un moyen de défense en réponse à une poursuite intentée en vertu de la Loi, relèvent davantage du la compétence du procureur général. C’est le procureur général, et non la commissaire, qui peut intenter et conduire une poursuite en vertu de la Loi; voir le paragraphe 23(2).

 

[53]           Enfin, je suis convaincue qu’un mandamus ne peut être accordé dans les circonstances de l’espèce parce que les demandeurs cherchent à orienter dans un sens donné l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la commissaire, c’est-à-dire renvoyer la plainte au procureur général ou demander à un tribunal compétent de déterminer s’il y a eu un comportement susceptible d’examen. Dans la mesure où ces mesures sont discrétionnaires, les demandeurs ne peuvent obtenir le recours que constitue le mandamus; voir Apotex, au paragraphe 45.

 

[54]           En conclusion, la demande d’une ordonnance de mandamus est rejetée. Exerçant le pouvoir discrétionnaire qui m’est conféré et en application du paragraphe 400(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, je ne rends aucune ordonnance quant aux dépens.

 

ORDONNANCE

 

            La demande de mandamus et de redressement accessoire est rejetée. Conformément au pouvoir discrétionnaire que me confèrent les Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, je n’adjuge pas de dépens.

 

 

« E. Heneghan »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                T-23-05

 

INTITULÉ :                                                               Dre MARY JANE ASHLEY et al.

 

                                                                                    et

 

                        SHERIDAN SCOTT, COMMISSAIRE DE LA CONCURRENCE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       LE 7 FÉVRIER 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE
ET ORDONNANCE :
                                               LA JUGE HENEGHAN

 

DATE DES MOTIFS :                                              LE 7 AVRIL 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Robert Cosman                                                            POUR LES DEMANDEURS

 

Michael Peirce

Adam Newman                                                            POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Fasken, Martineau, DuMoulin s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)                                                         POUR LES DEMANDEURS

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada                               POUR LA DÉFENDERESSE

 

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