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Date : 20210504


Dossier : T-1376-19

Référence : 2021 CF 396

Ottawa (Ontario), le 4 mai 2021

En présence de l'honorable monsieur le juge Pamel

ENTRE :

NORMAND PILOT ET ROLLAND THIRNISH

demandeurs

et

MIKE MCKENZIE, NORMAND AMBROISE, ANTOINE GRÉGOIRE, KENNY RÉGIS,

DAVE VOLLANT ET ZACHARIE VOLLANT

défendeurs

et

INNU TAKUAIKAN UASHAT MAK MANI-UTENAM

intervenant

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Notre Cour est saisie d’une requête en rejet de la demande de contrôle judiciaire déposée le 23 août 2019 par Normand Pilot et Rolland Thirnish [demandeurs] dirigée contre la décision du Comité d’appel du 25 juillet 2019, rejetant le grief des demandeurs concernant l’élection du Conseil de bande de la nation innue Takuaikan Uasha mak Mani-Utenam [ITUM] ayant eu lieu le 26 juin 2019. Les demandeurs souhaitent aussi obtenir par cette demande la révision et l’annulation de l’élection elle-même, par voie de quo warranto.

[2] Dans leur requête en rejet de la demande, les défendeurs Mike McKenzie, Normand Ambroise, Antoine Grégoire, Kenny Régis et Dave Vollant [défendeurs] soutiennent que la demande au fond accuse un retard injustifié, surtout considérant qu’elle s’attaque à la légitimité d’une élection d’un conseil de bande.

[3] Le délai de près de deux ans écoulé depuis l’élection contestée, bien qu’il puisse raisonnablement sembler interminable aux yeux des défendeurs et de la communauté, n’est pas suffisant en soi pour justifier le rejet de la demande sur le fond.

[4] Pour les raisons qui suivent, je rejette la requête.

II. Faits

[5] Les faits concernant le fond de la demande de contrôle judiciaire et une partie de l’historique procédural relatif au présent dossier sont exposés dans les décisions que j’ai rendues à l’égard des requêtes en appel concernant l’ordonnance du 31 août 2020 de Madame la protonotaire Steele (Pilot et autre c McKenzie et autres, 2021 CF 296) et l’ordonnance du 15 janvier 2021 de Madame la protonotaire Tabib (Pilot et autre c McKenzie et autres, 2021 CF 297). J’ai entendu conjointement ces appels le 30 mars 2021, deux jours avant que j’entende la présente requête, le 1er avril 2021.

[6] Brièvement, les 10 et 11 juillet 2019, les demandeurs ont adressé une demande de contestation de l’élection tenue le 26 juin 2019 au Comité d’appel d’ITUM aux termes de la procédure prévue par le Code électoral de la communauté. Le 22 juillet 2019, le Comité d’appel a tenu une audience à laquelle les demandeurs avaient été dûment convoqués. Les deux demandeurs n’ont pas participé à cette audition et ils ont refusé d’y témoigner.

[7] Le 25 juillet 2019, le Comité d’appel d’ITUM a rendu une décision écrite détaillée rejetant la contestation des demandeurs, faisant notamment le constat suivant :

65) Comme mentionné dans les jugements cités au paragraphe 21 des présentes, les résultats électoraux bénéficient d’une présomption de régularité et, pour contrer cette présomption de validité, une preuve doit être administrée par les requérants sur qui repose le fardeau de la preuve. Les requérants ont choisi de ne pas témoigner devant le comité d’appel et n’ont pas démontré par la balance des probabilités qu’il y a eu des irrégularités dans le processus électoral qui auraient pu influer sur le résultat de l’élection et qui seraient suffisantes pour justifier l’annulation de l’élection.

66) la contestation et l’annulation d’une élection emportent des conséquences graves autant pour la communauté que pour les candidats élus et la démarche de contestation d’une élection doit être faite avec sérieux et dans le respect de la présomption d’innocence des personnes concernées.

67) le comité d’appel est d’opinion que les requérants ont manqué énormément de sérieux dans leur démarche.

[Je souligne.]

[8] Le 23 août 2019, les demandeurs ont entrepris le présent recours en contrôle judiciaire. Une première tentative le 29 septembre 2019 de la part des défendeurs de faire rejeter la demande a échoué, mais non sans observations contextuelles de la part de la protonotaire Alexandra Steele qui n’a pas manqué de signaler que la Cour pourra prononcer les mesures appropriées si la procédure s’avérait vexatoire en cours d’instance :

Malgré le vibrant plaidoyer du procureur des défendeurs à l’audience visant à démontrer l’ensemble des lacunes dans la demande de contrôle judiciaire pour en justifier la radiation au stade préliminaire, j’estime qu’aucun de ces arguments ne constitue l’élément “show stopper” ou “knockout punch” justifiant la radiation immédiate de la demande de contrôle judiciaire. L’absence de preuve devant le Comité d’appel, le non-respect de l’autorité et du processus devant le Comité d’appel, l’instrumentalisation des procédures à des fins autres que celles pour lesquelles elles sont prévues, l’irrégularité potentielle en vertu de la Règle 304 et l’explosion des coûts et délais, n’affectent pas la capacité de cette Cour à instruire la demande. Ce n’est pas dire cependant que ces arguments n’ont aucun mérite. Plutôt, ces arguments relèvent des moyens de contestation que les défendeurs pourraient soulever à l’audition au mérite de la demande de contrôle judiciaire.

Il n’appartient pas à cette Cour dans le contexte d’une requête en radiation d’évaluer les chances de succès de la demande au mérite, alors que le dossier n’est pas encore en état. Il appartiendra plutôt au juge du mérite de déterminer si le dossier tel que constitué par les deux parties lui permet d’accorder une ou plusieurs des conclusions recherchées dans l’avis de demande.

De plus, s’il s’avère que le contrôle judiciaire de la décision du Comité d’appel a été demandé à mauvais escient ou que les procédures sont autrement vexatoires, la Cour pourra également ordonner les redressements appropriés dans de telles circonstances.

[Je souligne.]

[9] Le 21 novembre 2019, les demandeurs ont signifié des pièces et 10 affidavits portant sur le déroulement du processus électoral. En revanche, les défendeurs ont déposé le 10 décembre 2019 une requête en radiation de ces affidavits au motif qu’ils n’avaient pas été produits devant le Comité d’appel et qu’ils constituaient une preuve nouvelle inadmissible.

[10] Depuis lors : (i) l’autre défendeur, Jonathan St-Onge, a déposé des actes de procédures par lesquels il sollicitait des injonctions – il appuyait le recours des demandeurs et il attaquait la légalité des décisions d’ITUM; (ii) l'audience a eu lieu concernant le bien-fondé des 10 affidavits; (iii) le changement d’avocat des demandeurs a causé des retards et a nécessité un changement de juges de gestion de l’instance en raison d’un conflit perçu avec le nouvel avocat; (iv) la décision de notre Cour concernant la radiation de 9 des 10 affidavits à l’appui de la demande des demandeurs a été rendue; (v) M. St-Onge a produit un avis de désistement de sa requête en injonction; (vi) la requête contestée en intervention a été déposée par l’intervenante; (vii) la requête contestée en provision pour frais de type Okanagan a été déposée par les demandeurs; (viii) des audiences concernant ces deux requêtes ont été tenues suite à des ordonnances de mise au rôle par notre Cour; (ix) des appels ont été entendus quant aux décisions de radier 9 des 10 affidavits et de refuser d'émettre une ordonnance de type Okanagan; (x) d’innombrables conférences de gestion de l’instance ont été rendues nécessaires afin d'inciter les demandeurs à faire avancer leur dossier; (xi) les demandeurs n'ont jamais produit un plan de route clair et précis quant au cheminement de leur demande et il faut signaler leurs demandes incessantes de délais additionnels pour amender et compléter leurs dossiers de requête; (xii) il y a eu une série d’ordonnances prévoyant le prolongement des délais de dépôt des procédures; et (xiii) tout cela pendant une période, depuis mars 2020, où notre pays a dû faire face aux changements déstabilisants provoqués par la pandémie mondiale.

III. Le droit pertinent

[11] Les défendeurs s’appuient principalement sur l’article 167 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [RCF], pour solliciter le rejet de la demande. Cette disposition prévoit :

Rejet pour cause de retard

Dismissal for delay

 

167 La Cour peut, sur requête d’une partie qui n’est pas en défaut aux termes des présentes règles, rejeter l’instance ou imposer toute autre sanction au motif que la poursuite de l’instance par le demandeur ou l’appelant accuse un retard injustifié.

 

167 The Court may, at any time, on the motion of a party who is not in default of any requirement of these Rules, dismiss a proceeding or impose other sanctions on the ground that there has been undue delay by a plaintiff, applicant or appellant in prosecuting the proceeding.

 

[12] À l’occasion de l’affaire Ruggles c Fording Coal Limited, 1998 CanLII 8262 (CF) [Ruggles], le Juge Gibson s’est appuyé sur la jurisprudence Nichols c Canada et autres (1990), 36 FTR 77 [Nichols], pour formuler le « critère classique » en matière de retard injustifié au sens de cette disposition :

Le critère classique à appliquer pour résoudre cette question est triple. En premier lieu, le retard est-il excessif? En deuxième lieu, le retard est-il inexcusable? En troisième lieu, les défendeurs sont-ils susceptibles de subir un préjudice grave en raison de ce retard?

[13] Ce critère a été avalisé par la Cour d’appel fédérale à l’occasion de l’affaire Canada c Aqua-Gem Investments Ltd., 1993 CanLII 2939 (CAF), [1993] 2 CF 425.

[14] Bien qu’il n’y ait pas de limite fixe quant au temps écoulé depuis l’introduction de l’instance pour déterminer s’il y a un retard excessif, les défendeurs n’ont pas pu me citer (et je n’ai pas pu trouver) une quelconque décision qui rejetait une demande au motif de retard injustifié lorsqu’il s’était écoulé moins de deux ans depuis le dépôt de la demande, comme en l’espèce.

[15] En fait, la jurisprudence enseigne que notre Cour se montre généralement réticente à rejeter une demande au motif d’un retard à procéder au fond.

[16] En ce qui concerne l’affaire Morand c Banque de Nouvelle-Écosse (Banque Scotia), 2017 CF 85 [Morand], par exemple, la demande a été introduite en avril 2012 et, après qu’il fut décidé que l’affaire procéderait en tant qu’instance à gestion spéciale en novembre 2012, rien ne s’était passé dans l’instance jusqu’au 9 décembre 2014. L’audience sur le fond a finalement eu lieu en 2016. Dans un jugement qui tranchait aussi le fond de l’affaire, la juge Heneghan avait fait usage de son pouvoir discrétionnaire pour refuser d’accueillir la demande en rejet de la défenderesse fondée sur l’article 167 RCF puisqu’il aurait été « injuste et inéquitable » de le faire (Morand aux paras 109, 110 et 122).

[17] En ce qui concerne l’affaire Ruggles, l’action a été introduite en septembre 1995 et la partie défenderesse n’avait eu aucune nouvelle de la partie demanderesse de novembre 1995 à juillet 1997, lorsqu’un avis d’intention de poursuivre l’instance lui a finalement été communiqué. En application du « critère classique », la requête en rejet fondée sur l’article 167 RCF n’a toutefois pas été accueillie puisque le juge Gibson n’a pu conclure en l’existence d’un retard injustifié ni en l’existence d’un préjudice que subirait la partie défenderesse advenant la poursuite de l’instance. Le juge Gibson a tout de même ordonné que l’affaire se poursuive à titre d’instance à gestion spéciale en application de l’article 384 RCF.

[18] De même, ce qui concerne l’affaire Nichols, l’action avait été introduite le 22 juin 1979 et aucune démarche concrète n’avait été effectuée dans l’instance jusqu’au rejet de la demande plus d’une décennie plus tard. Selon le Juge Dubé, l’enjeu dans cette affaire était de savoir s’il était toujours possible de tenir un procès équitable après un si long délai. En application du critère classique, le Juge Dubé a rejeté la demande : [traduction] « En l'espèce, le délai de dix ans est clairement démesuré. Il est aussi inexcusable, puisque l’avocat lui-même reconnaît qu'il a perdu de vue le dossier « par sa propre faute » ».

[19] Bien que cela ne forme pas le cœur de leur argumentaire, les défendeurs s’appuient aussi sur l’article 168 des RCF, lequel prévoit :

Annulation ou rejet par la Cour

 

Dismissal where continuation impossible

168 Lorsque la continuation d’une instance est irrémédiablement compromise par suite d’une ordonnance de la Cour, celle-ci peut rejeter l’instance.

 

168 Where following an order of the Court it is not possible to continue a proceeding, the Court may dismiss the proceeding.

[20] Les défenseurs soutiennent que la continuation de l’instance est compromise, car, selon eux, l’hypothèse qu’un jugement sur le fond soit rendu avant la prochaine élection est irréaliste. Je ne suis pas convaincu que telle est l’interprétation correcte de l’article 168 RCF, mais cela ne change rien à la solution de la présente affaire, puisque, de toute manière, cet argument ne saurait être retenu.

IV. Question en litige

[21] Au vu de ce qui précède, la question à trancher est donc de savoir si la demande accuse un retard injustifié ou s’il est maintenant impossible de procéder sur le fond de l’affaire.

V. Discussion

[22] Avant de discuter du fond de la présente requête, il convient de rappeler le contexte particulier dans lequel s’inscrit la demande sous-jacente.

[23] Le Code électoral d’ITUM prévoit des délais très courts en matière de contentieux électoral. La demande de contestation doit être formulée dans les 14 jours de l’élection (article 7.3 du Code électoral), le candidat dont l’élection est contestée dispose de 7 jours pour répondre aux allégations (article 7.5 du Code électoral) et le Comité d’appel doit rendre sa décision dans les 14 jours de la réception de la contestation (articles 7.6 du Code électoral).

[24] Le paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les cours fédérales, LRC 1985, c F-7 [Loi], prévoit que la demande de contrôle judiciaire doit être introduite dans les 30 jours de la réception de la décision contestée, en l’espèce la décision du Comité d’appel ou l’élection elle-même. Le paragraphe 18.4(1) de la Loi exige que toutes les demandes en contrôle judiciaire soient jugées « à bref délai et selon une procédure sommaire ».

[25] Cette dernière exigence est réitérée dans les Lignes directrices sur la pratique en matière de procédure intéressant le droit des autochtones : « Sous réserve d’un possible retard attribuable aux discussions menées en vue d’un règlement amiable, la Cour est censée entendre la demande et statuer sur celle-ci « à bref délai et selon une procédure sommaire » – ce qui signifie qu’il sera rapidement procédé à l’instruction. »

[26] La Cour n’est pas saisie en l’espèce d’un contentieux privé. Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire qui jette le doute non seulement sur la légalité de la décision du Comité d’appel, une institution créée par le Code électoral d’ITUM, mais aussi sur l’élection elle-même qui s’est elle aussi déroulée en vertu du Code électoral. Bien que la Cour fédérale soit compétente pour entendre ce genre de contestation, elle doit être consciente de son rôle particulier (voir par exemple Potts c Alexis Nakota Sioux Nation, 2019 FC 1121 aux paras 38-41; Pastion c Première nation Dene Tha’, 2018 CF 648).

[27] Depuis le début de la présente contestation, les représentants de la communauté qui, jusqu’à preuve du contraire, ont été dûment et légalement élus, subissent non seulement les coûts et le temps associés au présent contentieux, mais surtout font l’objet d’allégations de la part des demandeurs mettant à mal leur position en tant que décideurs et représentants de la communauté.

[28] Comme en témoigne l’intervention d’ITUM, loin d’avoir un effet limité aux défendeurs, la présente procédure et les allégations sur lesquelles elle est fondée ont aussi un effet préjudiciable sur la communauté elle-même. Comme l’a noté le Comité d’appel dans sa décision : « La contestation et l’annulation d’une élection emportent des conséquences graves autant pour la communauté que pour les candidats élus et la démarche de contestation d’une élection doit être faite avec sérieux et dans le respect de la présomption d’innocence des personnes concernées ».

[29] Sans revenir sur l’ensemble de l’historique procédural qui est déjà exposé en détail plus haut, y compris les nombreux manquements aux délais prescrits par les RCF et aux ordonnances de la Cour, je dois dire clairement que je comprends la thèse des défendeurs portant que les demandeurs semblent n’avoir aucun intérêt à voir la présente instance en contrôle judiciaire procéder sur le fond.

[30] Le manque de sérieux des demandeurs a été constaté dès le départ par le Comité d’appel. Il ressort de la décision attaquée que le Comité d’appel avait dûment convoqué M. Thirnish à une audition qui a eu lieu le 22 juillet 2019 à 13h00, afin notamment de lui permettre de présenter des observations verbales. M. Thirnish s’est présenté à l’audition en retard, vers 13h30, a remis des documents additionnels relatifs à sa contestation et, bien que le Comité d’appel lui ait proposé de témoigner sous serment, M. Thirnish a refusé et a quitté immédiatement la salle. M. Pilot a quant à lui tout simplement décidé de ne pas se présenter à l’audition à laquelle il avait été dûment convoqué. L’avocat qui le représentait n’y était pas présent non plus. Pour ces raisons notamment, le Comité d’appel s’est dit d’avis « que les requérants ont manqué énormément de sérieux dans leur démarche ».

[31] Ensuite, près de trois mois après l’introduction de leur recours, les demandeurs ont produit 10 affidavits dont la plupart étaient clairement inadmissibles puisqu’ils s’attaquaient à l’élection elle-même plutôt qu’à la décision du Comité d’appel et n’avaient pas été présentés en temps utile au Comité d’appel. La protonotaire Steele, notamment en raison des graves enjeux procéduraux touchant le volet de l’avis de demande qui portait sur la contestation de l’élection elle-même, a radié 9 des 10 affidavits par ordonnance datée du 31 août 2020.

[32] Bien que les mêmes enjeux procéduraux aient été réitérés par la protonotaire Tabib par son ordonnance du 30 octobre 2020 et qu’elle ait invité les demandeurs à adresser ces enjeux « sans délai », les demandeurs se sont entêtés à porter en appel l’ordonnance du 31 août 2020 sans aucun effort sérieux de corriger les lacunes procédurales viciant leur avis de demande, lesquelles avaient résulté en la radiation des affidavits. La requête en appel était donc vouée à l’échec et, en conséquence, je l’ai rejetée.

[33] Il est important de noter que les demandeurs ne se sont jamais prévalus de leur droit d’obtenir le dossier certifié du tribunal, conformément à la procédure établie par l’article 317 RCF. La protonotaire Tabib a signalé cette carence du dossier des demandeurs dans son ordonnance du 30 octobre 2020, mais là encore, à ce jour, aucune demande en vertu de l’article 317 des RCF ne semble avoir été faite par les demandeurs. Pourtant, il me semble que n’importe quel demandeur soucieux de faire entendre sa demande de contrôle judiciaire au fond devrait avoir au moins consulté les documents qui fondent la décision attaquée. Cependant, il semble que cela ne soit pas une priorité pour les demandeurs. Il a plutôt fallu l’initiative de l’intervenante pour que le dossier certifié du tribunal soit transmis au dossier de la Cour.

[34] Semble plausible l’argument des défendeurs fondé sur l’abus de procédure de la part des demandeurs. En fait, cet abus a par ailleurs déjà été constaté par la protonotaire Tabib dans son ordonnance datée du 30 octobre 2020 portant sur la requête en intervention d’ITUM :

Les demandeurs, à l’audience, ont évoqué la possibilité d’amender leur demande afin d’y inclure des arguments relatifs au défaut d’impartialité inhérent au mode de constitution du Comité d’appel. L’ajout de nouveaux motifs de contrôle, plus d’un an après le début des procédures, pourrait sembler n’être qu’un effort in extremis de légitimer une procédure bancale. La Cour se refuse de sanctionner un tel abus de procédure en attrapant au vol cette suggestion.

[Je souligne.]

[35] De plus, la requête de type Okanagan déposée le 14 octobre 2020 et dont l’audition a dû être reportée plus d’une fois à la demande des demandeurs, soulève également des questions quant à leurs véritables intentions. S’ils étaient véritablement impécunieux, selon le premier volet du critère de la jurisprudence Okanagan, on peut se demander pourquoi cette requête n’a pas été déposée plus tôt. Quoi qu’il en soit, dans son ordonnance du 15 janvier 2021 rejetant cette requête, la protonotaire Tabib, visiblement exaspérée par le comportement des demandeurs, s’exprimait ainsi :

C’est une chose pour un procureur de se méprendre sur le droit applicable, sur le fardeau de la preuve, ou sur la suffisance de la preuve qu’il propose. C’est une tout autre chose pour une partie qui souscrit à un affidavit de démontrer une telle désinvolture quant à la représentation fidèle des faits. Les deux demandeurs ont souscrit à des affidavits qui attestent la véracité d’affirmations et de documents qui, pourtant, omettent des faits manifestement pertinents, au point de mener à la présentation trompeuse de la vérité. D’exempter les demandeurs du paiement des dépens dans les circonstances équivaudrait à les exonérer des conséquences de ce manque de rigueur, y compris la perte de temps et les coûts encourus pour effectuer les contre-interrogatoires que leur manque de transparence a rendus nécessaires.

[36] Les demandeurs ont également présenté une requête en appel de cette ordonnance de la protonotaire Tabib. Cette requête, tout comme celle portant sur l’ordonnance du 31 août 2021 de la protonotaire Steele, était vouée à l’échec. Les demandeurs se sont bornés à défendre leur position de nouveau et ont maintenu les conclusions manifestement infondées qu’ils demandaient à l’encontre du Procureur général du Canada.

[37] Lors de l’audition de la présente requête, l'avocat des demandeurs a signalé à plusieurs reprises que ses clients avaient le droit de porter en appel les décisions des protonotaires. Cela ne fait aucun doute et j’abonde dans le même sens. Je ne fais qu’apprécier l’ensemble des faits du dossier, incluant l’historique procédural. Que les demandeurs aient porté en appel des décisions simplement parce qu’ils avaient le droit de le faire constitue un autre indice dont il ressort que les demandeurs ne sont pas devant notre Cour pour les bonnes raisons.

[38] Toutefois, bien que je comprenne la frustration des défendeurs quant à la conduite de la présente instance, ils ont présenté leur requête suivant l’article 167 RCF et plaidé que les demandeurs accusaient un retard injustifié. Ils ont aussi soutenu qu’il était impossible que la demande soit maintenue et qu’elle doit être rejetée suivant l’article 168 RCF. C’est donc selon ces dispositions que je dois rendre la présente ordonnance.

[39] Ainsi, bien qu’il ne fasse aucun doute que les demandeurs ont manqué de sérieux au point que leur comportement soit assimilable à un abus de procédure, là n’est pas la question en l’espèce. Je dois plutôt déterminer si l’affaire accuse un retard injustifié, c’est-à-dire si (1) le retard est excessif, (2) s’il est inexcusable et (3) si les défendeurs sont susceptibles de subir un préjudice grave en raison de ce retard.

[40] À mon avis, c’est au stade du premier volet du critère que les défendeurs ne peuvent s’acquitter de leur fardeau de preuve. Je ne suis tout simplement pas capable de constater un retard excessif dans la présente affaire.

[41] Sauf la période de janvier à juillet 2020, qui semble être attribuable à un manque de collaboration des demandeurs avec leur ancien avocat, les défendeurs n’ont pas été en mesure d’attirer mon attention sur une quelconque période d’inactivité dans la présente procédure. Si la procédure est en cours, cela ne signifie pas forcément qu’elle progresse, mais cela peut constituer un indice. On peut présumer que les multiples requêtes des demandeurs, bien qu’elles semblaient pour la plupart frivoles aux yeux de la Cour, semblaient fondées aux yeux des demandeurs. Il ne fait aucun doute que les multiples requêtes des demandeurs ont retardé l’audition sur le fond, mais je n’ai pas suffisamment d’éléments devant moi pour conclure, selon la prépondérance des probabilités, et malgré les nombreux indices susmentionnés, que les demandeurs sont de mauvaise foi et que leurs multiples requêtes ont été entreprises dans le seul but de causer ce retard.

[42] Ainsi, le retard causé par le comportement des demandeurs n’est pas excessif. N’ayant pas conclu à leur mauvaise foi, je ne peux voir dans la période d’un an et huit mois écoulée depuis la décision du Comité d’appel un retard excessif. Toute demande en contrôle judiciaire prend du temps, un changement d’avocat et des requêtes entreprises de bonne foi sont à prévoir au cours de la procédure et de nature à en retarder l’audition. Le comportement des demandeurs, voire leur abus des procédures de la Cour, n’est pas un facteur pertinent aux fins de l’article 167 RCF.

[43] En l’espèce, il n’y a pas eu non plus un manque total d’avancement de l’instance (Friedrich c Canada, 2001 CAF 325). Entre autres, les demandeurs doivent avoir la possibilité de remédier à tout défaut avant que soit rejetée leur action (Interbox Promotion Corp. c 9073 ‑‑0433 Québec Inc., 2004 CF 144).

[44] En ce qui concerne l’article 168 RCF, même si nous l’interprétons comme le souhaitent les défendeurs, je ne suis pas convaincu qu’il est maintenant impossible qu’une décision soit rendue sur le fond avant les prochaines élections. Les inquiétudes des défendeurs, bien que compréhensibles, ne sont pas encore confirmées. Il n’est pas encore évident que les nouvelles élections auront lieu avant que soit entendue la présente affaire. Elle n’est pas encore devenue théorique, mais elle le sera bientôt si la procédure n’avance pas rapidement (voir Bill c Première Nation du Lac Pélican (Comité d'appel), 2006 CAF 397).

[45] Les demandeurs se sont engagés devant moi à poursuivre avec diligence la demande sous-jacente, et m’ont imploré de ne pas les débouter, car leur seule véritable intention est de défendre les intérêts de la communauté. La Cour a pu constater, de la part des demandeurs, un manque de diligence et même un comportement souvent à la limite de l’abus, mais je ne suis pas disposé à conclure en un retard excessif, tout bien considéré.

[46] Cependant, je dois être clair : si demandeurs ne respectent pas leur engagement de diligence, en évitant les procédures mal conçues et vouées à l’échec qui ne font que consommer du temps et des ressources, ils s’exposent à une possible requête en radiation pour abus de procédure.

[47] Pour l’instant, je dois rejeter la présente requête.

[48] En ce qui concerne les frais, je ne suis pas enclin à les accorder à l’une ou l’autre des parties. Bien que les demandeurs aient réussi à faire rejeter la présente requête, leur conduite a été la cause de frustration de la part des défendeurs; le dépôt, par ceux-ci de la présente requête n'avait donc rien de déraisonnable.

VI. Conclusion

[49] Je rejette donc la requête des défendeurs, sans frais.

 


ORDONNANCE au dossier T-1376-19

LA COUR ORDONNE que :

  1. La requête est rejetée.

  2. Le tout sans frais.

« Peter G. Pamel »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1376-19

 

INTITULÉ :

NORMAND PILOT ET ROLLAND THIRNISH c MIKE MCKENZIE, NORMAND AMBROISE, ANTOINE GRÉGOIRE, KENNY RÉGIS, DAVE VOLLANT ET ZACHARIE VOLLANT ET INNU TAKUAIKAN UASHAT MAK MANI-UTENAM

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE entre MONTRÉAL (QUÉBEC), québec (québec) et ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1er avril 2021

 

ORDONNANCE ET motifs :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 mai 2021

 

COMPARUTIONS :

Me Patrick Lamarre

 

Pour les demandeurs

 

Me Robert Gagné

Me Coralie Martineau

 

Pour les défendeurs

 

Me Denis Cloutier

Me Thomas Dougherty

 

Pour l'intervenant

 

Me Éric Gingras

 

Pour le mis en cause

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jalbert Lamarre Avocats

Québec (Québec)

 

Pour les demandeurs

 

Gravel Bernier Vaillancourt

Québec (Québec)

 

Pour les défendeurs

 

Cain Lamarre

Montréal (Québec)

 

Pour l'intervenant

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le mis en cause

 

 

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