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Date : 20060306

Dossier : IMM‑7723‑04

Référence : 2006 CF 290

Ottawa (Ontario), le 6 mars 2006

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE Johanne Gauthier

 

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

 

 

et

 

 

AMNEH HAMDAN; JAMAL ABUTHAHER

défendeurs

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR), qui a accordé le statut de réfugié aux défendeurs.

[2]               M. Jamal Abuthaher est un Palestinien apatride qui a quitté Ramala en 1991 pour étudier aux États‑Unis. Au retour vers Cisjordanie en 1993, il a épousé sa cousine, la défenderesse en l’instance, Mme Amneh Hamdan, une Jordanienne de souche palestinienne. M. Abuthaher est rentré en Cisjordanie en août 1993 et, en septembre, Mme Hamdan le rejoignait à la faveur d’un visa de visiteur valide pour un mois.

[3]               Le couple a demandé une prolongation du séjour de Mme Hamdan en Cisjordanie. Cette demande a été refusée ou est devenue caduque quand l’Autorité nationale palestinienne (ANP) fut nommée en 1994 et entreprit avec les autorités israéliennes des négociations se rapportant aux permis. Malgré l’expiration de son visa, Mme Hamdan est restée en Cisjordanie jusqu’en 1997. Elle avait obtenu d’une organisation de défense des droits de l’homme une lettre qui semble‑t‑il a suffi à lui épargner l’expulsion quand les autorités ont constaté aux points de contrôle que son visa de visiteur était expiré.

[4]               En mai 1997, M. Abuthaher a obtenu un visa qui lui permettait d’aller chercher du travail aux États‑Unis alors même qu’en 1992 il avait été accusé d’échanges frauduleux de bons d’alimentation et condamné à une période de probation et de service communautaire. Il devait également subir un procès, avec condamnation possible à une peine d’emprisonnement, à la suite d’une arrestation pour fraude et pour possession de cocaïne au dépanneur où il travaillait cette année‑là.

[5]               Selon le témoignage des défendeurs, quand M. Abuthaher est parti pour les États‑Unis, le couple entendait demander de nouveau un permis de résidence pour Mme Hamdan en Palestine. Leur idée était que, si elle obtenait un tel permis, elle resterait en Palestine et attendrait M. Abuthaher, qui travaillerait quelques années aux États‑Unis. Si elle n’obtenait pas le permis, elle s’en irait rejoindre son mari aux États‑Unis (pages 296 et 297 du dossier certifié). La demande de permis de résidence fut effectivement déposée auprès des autorités par le frère de M. Abuthaher après le départ de celui‑ci.

[6]               Les négociations entre l’ANP et les autorités israéliennes ont semble‑t‑il été infructueuses, et il est demeuré difficile d’obtenir un visa pour la Cisjordanie. La demande de Mme Hamdan fut rejetée de nouveau, par décision non motivée. Elle obtint cependant un visa de trois mois pour les États‑Unis. Elle a rejoint son mari en février 1998 après avoir visité sa propre famille en Jordanie. Elle a excédé la durée fixée de son visa de visiteur, et le couple est demeuré illégalement aux États‑Unis jusqu’en 2003, année où ils sont arrivés au Canada. Ils s’étaient informés au cours de 1999 des possibilités d’immigrer aux États‑Unis, mais, après les événements du 11 septembre 2001, M. Abuthaher était passible d’arrestation et d’expulsion pour ne pas s’être inscrit en tant qu’étranger de sexe masculin originaire d’un pays du Moyen‑Orient.

[7]               En juillet 2003, les défendeurs sont arrivés au Canada et ont demandé l’asile en alléguant leur nationalité et leur appartenance à un groupe social.

[8]               Durant l’audience, la SPR s’est référée à la preuve déposée par le ministre à propos d’accusations au criminel qui aux États‑Unis pesaient contre les deux demandeurs d’asile, mais l’avocat du ministre n’était pas présent à l’audience.

[9]               La SPR a jugé que les défendeurs étaient des témoins crédibles et que la preuve ne permettait pas d’affirmer qu’ils avaient tardé à demander l’asile ailleurs ou qu’ils avaient négligé de le faire. Elle a estimé que la raison des visites de M. Abuthaher aux États‑Unis n’était pas d’obtenir l’asile, mais d’abord de trouver du travail, puis de trouver un endroit où lui et son épouse pourraient vivre ensemble[1].

[10]           La SPR s’est alors dite d’accord avec les défendeurs, qui affirmaient avoir estimé qu’ils avaient peu de chances d’obtenir l’asile aux États‑Unis étant donné les déclarations de culpabilité au criminel de M. Abuthaher et le fait que Mme Hamdan avait excédé la durée de son visa de visiteur. Elle a aussi jugé qu’il n’y avait aucune raison de les exclure au titre de la section Fb) de l’article premier de la Convention, puisque M. Abuthaher avait déjà purgé sa peine et que c’était surtout sur des présomptions qu’il avait été déclaré coupable. La SPR a relevé que Mme Hamdan n’avait pas commis de délits et que l’information produite par le ministre concernait une autre personne portant un nom semblable au sien.

[11]           La SPR a jugé que le couple avait été victime de la discrimination que connaissent les Palestiniens en Jordanie, parce que leur droit de fonder une famille et de vivre ensemble avait été nié du seul fait de l’origine de M. Abuthaher. À la page 10 de sa décision, la SPR dit que cette discrimination équivaut en soi à persécution.

[12]           Selon la SPR, le droit des défendeurs de fonder une famille avait également été nié par l’ANP et par les autorités israéliennes qui contrôlaient la Cisjordanie et avaient adopté des politiques discriminatoires en matière de réunification des familles et institué des limites au droit des Palestiniens qui avaient vécu à l’étranger durant de longues périodes de revenir en Cisjordanie. La Commission concluait ainsi :

Après avoir tenu compte de tous ces actes de discrimination, je conclus que les droits humains fondamentaux des deux demandeurs d’asile ont été violés et que ces violations équivalent à de la persécution pour des motifs prévus à la Convention, qui ont trait à l’origine ethnique et à la nationalité. […] Il existe plus qu’une simple possibilité que leurs droits fondamentaux soient violés s’ils retournent en Jordanie ou en Cisjordanie occupée.

LES POINTS LITIGIEUX

[13]           Le ministre dit que la SPR s’est fourvoyée :

a)         lorsqu’elle a dit que le droit de se marier et de fonder une famille obligeait Israël et la Jordanie à permettre au conjoint sans statut d’entrer dans le pays et d’y demeurer;

b)         lorsqu’elle a dit que la violation d’un droit garanti par la Déclaration universelle des droits de l’homme équivalait à persécution;

c)         lorsqu’elle a évalué les demandes d’asile des défendeurs par rapport à la Jordanie;

d)         lorsqu’elle a évalué leurs demandes d’asile par rapport à Israël;

e)         lorsqu’elle a évalué les conséquences de la non‑présentation d’une demande d’asile par les défendeurs aux États‑Unis.

ANALYSE

[14]           La décision de la SPR renferme de nombreuses erreurs, mais il n’est pas nécessaire de les examiner toutes. Comme je l’expliquerai dans les présents motifs, il suffit de dire que la SPR a commis une erreur sujette à révision sur la question de savoir si les défendeurs avaient été l’objet d’une persécution ou d’une discrimination en Jordanie.

[15]           La SPR n’a pas fondé sa décision sur cette seule conclusion, mais il est évident qu’une erreur sujette à révision, commise dans l’appréciation d’un élément si important des actes discriminatoires qui selon la SPR équivalaient cumulativement aussi à persécution, portera atteinte au fondement même de la décision de la SPR.

[16]           Avant de passer en revue les conclusions de la SPR se rapportant à la Jordanie, la Cour doit préciser la norme de contrôle qu’elle appliquera à ces conclusions.

[17]           S’agissant de la question mixte de droit et de fait de savoir si tel ou tel acte discriminatoire équivaut ou non à persécution, la norme qui s’applique est la décision raisonnable simpliciter (Sagharichi c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 182 N.R. 398, [1993] A.C.F. n° 796 (QL) (C.A.F.); Al‑Mahamud c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2003), 30 Imm. L.R. (3d) 315, 2003 CFPI 521; Tolu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (2002) 218 F.T.R. 205, 2002 CFPI 334; Bela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 581, [2001] A.C.F. n° 902 (QL)).

[18]           S’agissant de questions de droit telles que l’interprétation d’instruments internationaux, notamment la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (DUDH), la norme de contrôle est la décision correcte. S’agissant de pures questions de fait, par exemple de savoir si une loi ou une politique gouvernementale donnée existe ou non dans un pays, ou de savoir s’il y a déjà eu discrimination en Jordanie, la norme de contrôle qui s’applique est la décision manifestement déraisonnable (Harb c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. n° 108 (C.A.F.) (QL)).

[19]           Dans la partie de sa décision qui traite de la Jordanie, la SPR commence par dire que « la Jordanie a violé le droit international qui protège le droit de la demandeure d’asile de fonder une famille ». Elle écrit ensuite que « le droit jordanien ne comporte aucune disposition statutaire ou réglementaire qu’elle [la demandeure d’asile] puisse invoquer pour demander à faire venir son mari dans son pays ».

[20]           Ce passage doit être lu en même temps que les observations plus générales que l’on trouve dans la première partie de la décision, où la SPR interprète l’article 16 de la DUDH comme une disposition signifiant que « les hommes et les femmes ont le droit fondamental de se marier et de fonder une famille avec la personne de leur choix, sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion, sous réserve seulement de certaines procédures » (non souligné dans l’original)[2].

[21]           Les mots « sous réserve seulement de certaines procédures » n’apparaissent nulle part dans l’article 16 de la DUDH. Si en les employant la SPR voulait dire que les États ont l’obligation formelle d’instituer effectivement une procédure d’immigration selon laquelle la résidence permanente ou la nationalité sera accordée par simple dépôt d’une demande de parrainage, sans plus, alors la Commission s’est manifestement fourvoyée.

[22]           Il ne fait aucun doute que la DUDH est sur le plan international la pierre angulaire de la protection des droits de l’homme, un texte qui renferme les droits fondamentaux de tout être humain, mais ce n’est qu’un instrument déclaratoire. Son article 16 dit que l’homme et la femme, sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion, ont le droit de se marier et de fonder une famille.

[23]           La Cour partage l’avis du demandeur, pour qui cet article n’impose pas en tant que tel à un État l’obligation formelle d’instituer des procédures de parrainage ou d’adopter des lois facilitant l’entrée d’un conjoint étranger sur son territoire. Ainsi que l’écrivait le juge Evans dans l’arrêt De Guzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. n° 2119 (C.A.F.) (QL), au paragraphe 97, même la Convention européenne des droits de l’homme « […] n’avait pas pour but de modifier le droit général des États de réglementer l’entrée et la résidence des non‑citoyens dans leur territoire ».

[24]           À l’évidence, si un État exerce son droit de réglementer l’entrée de conjoints étrangers sur son territoire d’une manière discriminatoire qui impose des restrictions quant à la race, la nationalité ou la religion, restrictions qui sont également des motifs de persécution énumérés dans la Convention des Nations Unies de 1951 relative au statut des réfugiés, alors cette discrimination est un facteur qu’il faut prendre en compte dans la question de savoir si un demandeur d’asile a une crainte objective d’être persécuté.

[25]           Ainsi que l’écrivait la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, au paragraphe 63 :

Par exemple, on a donné le sens suivant au mot « persécution » qui n’est pas défini dans la Convention : [TRADUCTION] « violation soutenue ou systémique des droits fondamentaux de la personne démontrant l’absence de protection de l’État »; voir Hathaway, op. cit., aux pp. 104 et 105. Goodwin‑Gill, op. cit., fait lui aussi remarquer, à la p. 38, que [TRADUCTION] « l’analyse exhaustive exige que la notion générale [de persécution] soit liée à l’évolution constatée dans le domaine général des droits de la personne ». C’est ce que la Cour d’appel fédérale a récemment reconnu dans l’affaire Cheung.

 

 

 

[26]           La définition suivante du mot « persécution », employée par le juge Heald, de la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Rajudeen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1984] A.C.F. n° 601 (C.A.F.) (QL), demeure elle aussi applicable (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Lin, [2001] A.C.F. n° 1574 (C.A.F.) (QL), au paragraphe 18, Prato c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. n° 1345 (C.F.) (QL), au paragraphe 7, Mete c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, [2005] A.C.F. n° 1050 (C.F.) (QL), au paragraphe 4) :

La première question à laquelle il faut répondre est de savoir si le requérant craint d’être persécuté. La définition de réfugié au sens de la Convention contenue dans la Loi sur l’immigration ne comprend pas une définition du mot « persécution ». Par conséquent, on peut consulter les dictionnaires à cet égard. Le « Living Webster Encyclopedic Dictionary » définit [TRADUCTION] « persécuter » ainsi :

 

[TRADUCTION] « Harceler ou tourmenter sans relâche par des traitements cruels ou vexatoires; tourmenter sans répit, tourmenter ou punir en raison d’opinions particulières ou de la pratique d’une croyance ou d’un culte particulier. »

 

 

[27]           Cela dit, en l’espèce, la Cour est d’avis que, quelle que soit la manière dont on interprète l’article 16 de la DUDH[3], la preuve présentée à la SPR n’autorisait pas ses conclusions parce qu’elle ne disposait d’aucun élément lui permettant d’affirmer que la Jordanie avait imposé ou imposerait des restrictions discriminatoires au droit des défendeurs de fonder une famille.

[28]           La preuve documentaire montre clairement que la notion de permis de résidence permanente n’existe pas en Jordanie quelle que soit la nationalité, la race ou la religion de la personne qui le demande (document n° JOR22772.E daté du 4 mars 1996, intitulé [traduction] « Information sur les droits liés au statut de résident temporaire et sur la question de savoir si le statut de résident temporaire peut se transformer en statut de résident permanent »). Elle montre aussi que les étrangers peuvent obtenir des permis de résidence temporaire qui leur donnent le droit de travailler en Jordanie et de se déplacer. La preuve documentaire ne dit pas que cette formalité ne peut pas être accomplie par le conjoint palestinien d’une Jordanienne. La preuve documentaire donne d’ailleurs plusieurs exemples, notamment celui d’une étrangère mariée à un Jordanien. Selon le document n° JOR22772.E, ces permis peuvent être renouvelés chaque année sur demande adressée au ministre de l’Emploi.

[29]           Cette preuve n’a pas été contredite par les défendeurs. Il n’en est nullement fait état dans la décision de la SPR.

[30]           Vu le degré de retenue qui est applicable aux décisions de la SPR quant à ce type de questions de fait[4], il convient d’examiner les témoignages des défendeurs à propos de la situation ayant cours en Jordanie.

                        [traduction]                                                  page 302 du dossier certifié

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     Supposons que vous et votre mari êtes en Cisjordanie et que vous voulez aller dans votre pays pour visiter vos parents à Amman, vous pouvez évidemment vous y rendre, parce que vous avez un passeport jordanien.

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     Oui.

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     Mais si vous voulez être accompagnée de votre mari, alors il doit demander un document qui l’autorisera à se rendre en Jordanie? Doit‑il obtenir un visa?

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     Ce n’est pas en réalité un visa. Son frère m’a expliqué comment cela s’est passé pour lui. Il voulait se rendre en Jordanie avec son père, il voulait s’y rendre en visite. Il devait […] il n’y a rien en forme écrite, rien de spécial. Cela se passe entre les fonctionnaires, mais il n’y a pas de document, il n’y a aucun document officiel qui en fasse état.

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     Il se rendrait donc à la frontière…

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     Il se rendrait […]

 

                           page 303

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     […] avec sa carte d’identité palestinienne?

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     Oui. C’est la zone que l’on appelle zone de dénombrement au pont. J’inscris son nom, le nom de mon mari, Jamal Abuthaher, il paie la somme requise, et puis voilà. Lorsqu’il passe de la Palestine à la Jordanie sur le pont, il donne son nom, on lui dit qu’il peut passer, et puis voilà.

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     Il doit donc payer un droit […]

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     Oui.

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     […] pour traverser le pont Allenby vers la Jordanie?

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     Oui.

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     Et s’il trouve son nom sur la liste, après avoir payé le droit requis, il peut y aller, personne ne l’en empêchera?

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     C’est exact, personne ne l’en empêchera, mais il ne pourra pas rester en Jordanie. C’est seulement pour […]

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     Seulement pour une visite.

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     Seulement pour une visite, avec un visa de visiteur, c’est à peu près cela.

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     D’accord, mais si vous vouliez respecter vraiment les formalités, et que vous soyez à Amman, y a‑t‑il un moyen pour vous de présenter une demande de parrainage pour votre mari afin qu’il passe de la Cisjordanie à […]

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     Non.

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     Non? Il n’y a pas de procédure de demande?

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     L’absence d’objection à son passage, cela veut simplement dire qu’il peut passer de la Palestine à la Jordanie.

 

page 304

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     Oui, je comprends cette partie, mais ce que […]

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     Ainsi, si quelqu’un veut aller étudier en Jordanie ou se faire soigner en Jordanie, ou traverser la Jordanie pour se rendre dans un autre pays, alors c’est la seule chose qu’il aura l’autorisation de faire. Cela arrive après le deuxième (inaudible).

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     Oui, mais il n’y a pas de procédure officielle par laquelle vous‑même, qui habitez la Jordanie, puissiez demander aux autorités jordaniennes l’autorisation de parrainer votre mari pour qu’il vienne en Jordanie?

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     Parce que nous essayons, et son frère en a fait la demande pour nous.

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     Cela s’applique‑t‑il uniquement aux Palestiniens, ou est‑ce […] si, par exemple, vous n’aviez pas épousé un Palestinien apatride, mais plutôt un Brésilien, par exemple, quelqu’un du Brésil, et si vous vouliez que votre mari brésilien fasse le voyage de Rio de Janeiro à Amman, ne pourriez‑vous pas vous rendre à l’ambassade et dire « je veux que mon mari Paulo vienne en Jordanie »? N’y a‑t‑il aucun mécanisme pour cela?

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     Je ne sais pas.

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     Vous ne savez pas, bon. Parce que, dans notre pays, si par exemple une personne épouse un étranger, par exemple un Anglais, elle pourra demander à notre gouvernement un document de parrainage, puis elle tentera de faire venir son conjoint au Canada. Le gouvernement acceptera ou refusera, mais n’y a‑t‑il rien de semblable à votre connaissance dans votre pays? N’y a‑t‑il aucun document du genre?

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     Non, non.

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     Vous ne savez pas, vous ne savez pas si cela existe?

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     Non.

 

L’AVOCAT :                                          Étant donné que vous‑même et votre mari viviez aux États‑Unis, avez‑vous communiqué avec l’ambassade de Jordanie à Washington ou à

 

page 305

 

Ottawa pour demander si vous pouviez emmener votre mari dans votre pays d’une manière permanente?

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     Non.

 

L’AVOCAT :                                          Pourquoi pas? Y avez‑vous pensé?

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     Nous y avons pensé et j’ai demandé à son frère de s’en occuper et c’est ce qu’il a fait, et on lui a répondu non.

 

L’AVOCAT :                                          Lequel de ses frères?

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     Celui qui vit en Jordanie.

 

L’AVOCAT :                                          Qui vit en Jordanie?

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     Parce que celui qui vit en Palestine ne sait rien de cela.

 

L’AVOCAT :                                          Pensez‑vous que votre frère s’est renseigné récemment?

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     C’est son frère à lui ou son beau‑frère à elle.

 

L’AVOCAT :                                          Oui, votre beau‑frère.

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     Son frère.

 

L’AVOCAT :                                          Qui est également votre cousin. A‑t‑il parlé à des fonctionnaires récemment?

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     Ce n’est pas un représentant du gouvernement, mais il a un ami qui travaille au bureau des passeports et il s’est renseigné auprès de lui au sujet de (inaudible).

 

L’AVOCAT :                                          Quand votre beau‑frère s’est‑il renseigné?

 

page 306

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     C’était après 2000.

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     À quelle date s’est‑il renseigné?

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     Après la deuxième Intifada ou le deuxième soulèvement, en 2000.

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     En 2000. Cette personne a dit à votre beau‑frère que ce n’était pas possible?

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     (Inaudible)

 

L’AVOCAT :                                          Bon, poursuivons alors.

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     Il est presque midi. Je me demande si nous devrions passer à autre chose.

 

L’APR :                                                  Peut‑être devrions‑nous en rester là.

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     Oui, à moins qu’il y ait quelque chose que vous vouliez éclaircir ici. Y a‑t‑il quelque chose que nous devrions régler à propos de […] votre mari a demandé […] avez‑vous […] qui s’est adressé à votre beau‑frère à propos de la possibilité d’aller en Jordanie? Était‑ce vous, était‑ce votre sœur, était‑ce votre mari?

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     Qui a demandé quoi?

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     Qui s’est adressé à cette personne du bureau des passeports en Jordanie?

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     Son frère.

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     Son frère, mais qui a parlé au frère?

 

LA REQUÉRANTE N° 2 :                     Nous deux.

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     Vous‑même et Jamal avez parlé directement à votre frère?

 

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LE REQUÉRANT N° 1 :                        Je vais vous expliquer. Il se trouve que, quand nous nous sommes renseignés à propos de la demande d’asile au Canada, nous avons appelé mon frère, il n’y a pas trois ou quatre semaines, pour voir si nous pouvions retourner en Jordanie, mais il a dit qu’il n’y avait aucun papier à remplir et il nous a envoyé le document […] Je crois que c’est le document vert qui se trouve là. Il est destiné aux visiteurs, aux Palestiniens qui traversent la frontière pour se rendre en Jordanie. Ils doivent donc y apposer une marque, vous venez en visite et, quand vous partez pour retourner en Palestine, vous devez le remplir de nouveau. Il n’y a donc rien d’écrit; il n’y a rien que le Palestinien puisse faire pour rester ou vivre en Jordanie, si un de ses proches voulait présenter une demande pour qu’il vienne vivre en Jordanie.

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     Très bien. Donc, l’une des choses dont nous devons nous assurer ici, vous l’avocat et vous l’APR, c’est la suivante : existe‑t‑il une procédure spéciale pour les Palestiniens, ou se trouve‑t‑il que la Jordanie n’ait tout simplement pas de procédures de parrainage? Ne laisse‑t‑elle entrer personne? Ou est‑ce tout simplement quelque chose qui est utilisé à l’encontre des Palestiniens? Il s’agit véritablement de savoir ce que sont les lois sur la citoyenneté ou l’immigration en Jordanie.

 

L’APR :                                                  Et comment elles sont appliquées.

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     Et comment elles sont appliquées, parce qu’elles peuvent dire une chose […]

 

L’APR :                                                  Il nous faudrait être des avocats jordaniens, n’est‑ce pas?

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     Bon, je veux dire, dans la loi israélienne sur l’immigration, il y a une disposition selon laquelle vous pouvez parrainer des gens qui viennent en Israël pour y vivre, mais vous devez obtenir une habilitation de sécurité du pays d’où vous venez, de telle sorte que vous ne devez pas être un criminel.

 

L’APR :                                                  Exact.

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     Mais le principe existe dans la loi israélienne. Je veux dire, j’aurais pensé que la Jordanie avait quelque chose de semblable dans ses lois.

 

L’APR :                                                  Évidemment, la question qui se pose alors est la suivante : si la Jordanie a dans ses

 

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lois une disposition identique et que le demandeur d’asile ait un casier judiciaire aux États‑Unis, lui refusera‑t‑on […]

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :     C’est possible, mais je ne veux pas m’aventurer aussi loin. Voilà où nous en sommes ici. Les demandeurs d’asile ont dit qu’ils n’ont connaissance d’aucun mécanisme, et ils ont signalé un document que vous avez, c’est un document vert, je ne sais pas de quoi il s’agit.

 

L’APR :                                                  Est‑il écrit en arabe?

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE:      Non. C’est un document vert, qui se trouve là.

 

[…]

 

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE:      Nous avons dans 4.1 un dénombrement au pont[5].

 

                                                (Non souligné dans l’original.)

 

 

 

[31]           Les défendeurs n’ont jamais présenté aux autorités jordaniennes une demande officielle portant sur un permis de parrainage, de résidence permanente ou de résidence temporaire. Il n’y a eu que quelques demandes officieuses de renseignements faites auprès d’un ami dont la SPR savait très peu de choses si ce n’est que, à une certaine époque, il occupait un poste au bureau des passeports.

[32]           Ainsi qu’il appert de la transcription, la SPR elle‑même a reconnu que, pour statuer sur ce dossier, il lui faudrait dire si la procédure décrite par l’ami du frère de M. Abuthaher était une procédure s’adressant aux Palestiniens uniquement ou si les autorités jordaniennes ne laissent tout simplement entrer personne. Le document n° JOR22772.E contredit ce que croient comprendre les défendeurs et ajoute à l’information obtenue par le frère de M. Abuthaher, qui n’aborde jamais, et n’a probablement jamais considéré, la question par exemple du permis de résidence temporaire.

[33]           Sur cet aspect, aucune autre preuve n’a été produite et aucune autre déclaration n’a été faite, et la décision a été rendue oralement à la fin de l’audience.

[34]           Sur la foi de cette preuve manifestement incomplète, la SPR a conclu qu’il n’existait dans les lois jordaniennes aucune disposition qui permît à Mme Hamdan de vivre avec son mari en Jordanie. Elle a aussi conclu que les fonctionnaires jordaniens affectés aux passeports pouvaient décider des admissions comme bon leur semblait et que ce pouvoir discrétionnaire ne serait jamais exercé à l’avenir en faveur de M. Abuthaher en raison de son origine palestinienne.

[35]           On ne s’est pas demandé durant l’audience si une décision des fonctionnaires jordaniens pouvait ou non être contestée devant les tribunaux. Néanmoins, la SPR invoque ses connaissances spécialisées (aucune référence n’est faite à une preuve documentaire quelconque) pour dire que, même si Mme Hamdan pouvait faire appel d’une telle décision devant un tribunal jordanien, « les tribunaux de ce pays, sous l’influence du gouvernement, n’interviendraient pas, étant donné les preuves de préjugés des juges jordaniens de souche à l’endroit des Palestiniens apatrides et des Jordaniens d’origine palestinienne ».

[36]           Finalement, et sans autre analyse, la SPR concluait ainsi :

[…] les restrictions imposées aux Palestiniens apatrides autorisés à rejoindre leurs conjoints en Jordanie découlent de la discrimination fondée sur l’origine ethnique ou la nationalité à l’endroit des Palestiniens, ce qui contrevient au droit international et équivaut à de la persécution.

 

 

 

[37]           Les défendeurs font valoir que la SPR n’est pas liée par les règles de preuve et que le contenu du droit étranger n’a pas à être établi par dépôt d’une preuve d’expert comme le voudrait le ministre. La Cour convient avec les défendeurs que des affidavits d’expert ne sont pas nécessaires, mais il y a d’autres moyens objectifs d’établir l’état du droit dans un pays étranger, ainsi que les pratiques de ce pays en matière d’immigration.

[38]           La latitude accordée à la SPR ne l’autorise pas à tenir pour avérés des faits essentiels dont les témoins comparaissant devant elle n’ont qu’une compréhension incomplète et manifestement fautive.

[39]           Comme je l’ai dit, il n’a tout simplement pas été établi que les défendeurs ont connu véritablement la discrimination en Jordanie, car les autorités jordaniennes n’ont jamais effectivement refusé une demande présentée par M. Abuthaher ou par son épouse.

[40]           Qui plus est, il n’a pas été établi qu’il était probable qu’une discrimination serait exercée contre les défendeurs s’ils devaient retourner en Jordanie, puisqu’il n’y avait aucune information, autre que le document n° JOR22772.E, sur l’état du droit en vigueur en Jordanie et sur la question de savoir si les fonctionnaires affectés aux passeports avaient ou non pleine liberté de décision sur quoi que ce soit d’autre que le dénombrement au pont, qui n’est évidemment pas la procédure adéquate en ce qui concerne les défendeurs.

[41]           Eu égard aux circonstances, les conclusions de la SPR ne sont que pures conjectures. Elles ne sont pas autorisées par la preuve et la décision doit être annulée.

[42]           Les parties n’ont pas proposé de question à certifier. La Cour juge que la présente affaire ne fait pas intervenir une question de portée générale susceptible d’être déterminante. En fait, il est clair que la décision est tributaire des faits et des témoignages présentés à la SPR.

[43]           J’ai fait quelques observations sur l’effet de l’article 16 de la DUDH, mais cette question n’est pas déterminante, vu l’absence de preuve sur la situation qui a cours en Jordanie.

[44]           Naturellement, les défendeurs auront la possibilité de produire sur ces questions des témoignages mis à jour quand leurs demandes d’asile seront réexaminées par une autre formation de la SPR.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.                  Les demandes d’asile présentées par les défendeurs seront renvoyées à une autre formation de la SPR pour nouvel examen.

 

« Johanne Gauthier »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑7723‑04

 

 

INTITULÉ :                                       MCI c.

                                                            AMNEH HAMDAN; JAMAL ABUTHAHER

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 20 septembre 2005

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  LA JUGE GAUTHIER

 

 

DATE DES MOTIFS :                      le 6 mars 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Martin Anderson

 

POUR LE DEMANDEUR

J. Stephen Schmidt

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DEMANDEUR

Judith Phipps

Avocate

POUR LES DÉFENDEURS

 



[1] On ne sait trop en quoi cet objet peut se distinguer des motifs invoqués par les défendeurs dans leurs demandes d’asile.

[2] Puis la SPR écrit que d’autres instruments internationaux mentionnés à la page 7 de la décision ont renforcé les droits décrits dans la DUDH.

[3]  En dépit des excellents arguments avancés par les deux parties sur cette question, il ne serait pas opportun, eu égard aux circonstances, d’en dire davantage sur le sujet.

 

[4] Le contenu du droit étranger est une question de fait.

[5] Le dénombrement au pont est le document mentionné aux pages 303 et 307 du dossier certifié. C’est le document délivré lorsqu’on traverse le pont entre la Jordanie et la Palestine pour une visite.

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