Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

        



Date : 20000420


Dossier : T-804-94


Entre :

     SOCIÉTÉ CANADIENNE D"EXPORTATION DE BISONS INC.

     Demanderesse


     - et -


     SA MAJESTÉ LA REINE AUX DROITS DU CANADA

     et

     L"HONORABLE MINISTRE DE L"AGRICULTURE DU CANADA

     et

     L"HONORABLE MINISTRE DE LA JUSTICE

     et

     LE SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

     Défendeurs



     MOTIFS DE L"ORDONNANCE



LE JUGE TREMBLAY-LAMER:



[1]      La demanderesse poursuit Sa Majesté en dommages-intérêts alléguant que Agriculture Canada aurait arbitrairement mis en quarantaine sa ferme causant ainsi une paralysie dans les exportations de la partie demanderesse.

[2]      La demanderesse est une corporation canadienne qui a comme activité principale d"exporter des bisons à l"extérieur du Canada.

[3]      Le 6 décembre 1991, la demanderesse a fait abattre 72 bisons dans un abattoir dûment qualifié (Abattoir les Cèdres, Soulanges) en présence d"un médecin vétérinaire, le Docteur Marcel Asselin.

[4]      Les 72 bisons provenaient de deux fournisseurs (53 de l"Ouest canadien et 19 de l"Ontario) et ont fait l"objet de diverses inspections et de permis de transport.

[5]      Suite aux inspections faites par le vétérinaire responsable lors de l"abattage, toutes les carcasses de bisons abattus furent acceptées pour consommation humaine, selon les normes d"Agriculture Canada et de la CEE et exportées, le 8 décembre 1991.

[6]      Le 19 décembre 1991, les représentants de la demanderesse ont été avisés de la mise en quarantaine de leur ferme pour cause de tuberculose contagieuse provenant d"un bison; le vétérinaire responsable aurait prélevé un ganglion granuleux lors de l"abattage du 6 décembre, lequel fut envoyé au laboratoire d"Agriculture Canada, pour analyse.

[7]      Le 8 avril 1992, les défendeurs ont levé la quarantaine, confirmant l"inexistence de "mycobactérium".

[8]      La demanderesse prétend que la mise en quarantaine a été arbitrairement décrétée et que les préposés des défendeurs ont abusé volontairement leur pouvoir discrétionnaire dans le but de nuire à la demanderesse en interrompant leur processus d"exportation.

[9]      Les défendeurs prétendent que la demanderesse a vu sa ferme être mise en quarantaine le ou vers le 19 décembre 1991, conformément à l"article 22 de la Loi sur la santé des animaux1 (la Loi).

[10]      Or, l"article 50 de la Loi2 prévoit une clause de non-responsabilité de la Couronne à l"encontre de toute faute commise dans l"exercice des pouvoirs conférés par laLoi.

[11]      En supposant que la demanderesse puisse prouver que la mise en quarantaine a été faite de façon arbitraire, la Couronne ne peut être poursuivie avec succès en dommages-intérêts, étant donné l"immunité prévue à l"article 50 de laLoi.

QUESTIONS EN LITIGE

     1.      Y a-t-il eu prélèvement d"un échantillon de ganglion granulomateux sur l"une des carcasses de bisons lors de l"abattage du 6 décembre 1991?
    
     2.      Le cas échéant, la défenderesse a-t-elle été négligente dans le processus de prélèvement dudit échantillon, engageant ainsi sa responsabilité?
     3.      Est-ce que l"article 50 de la Loi sur la santé des animaux procure une immunité à la Couronne dans la présente action?

LE DROIT APPLICABLE

[12]      La demanderesse fonde son action en dommages-intérêts sur le paragraphe 3(a) de la Loi sur la responsabilité de l"État et le contentieux administratif3 qui prévoit qu"en matière civile délictuelle, l"État est assimilé à une personne physique majeure et capable pour les délits civils commis par ses préposés.

[13]      Puisque l"article 2 de la Loi sur la responsabilité de l"État fait référence au concept de délit civil, il faut se référer au droit applicable dans la province de Québec, en matière de responsabilité civile délictuelle.

[14]      D"ailleurs, comme les faits générateurs du présent litige sont survenus en 1991, les articles 1053 et suivants du Code civil du Bas-Canada, s"appliqueront. Ainsi, il faut se demander si dans les circonstances, le préposé a agi comme une personne prudente et diligente. Toutefois, vu le contexte de la présente affaire, le test est plutôt de se demander si l"inspecteur ou le vétérinaire s"est conduit comme un inspecteur ou un vétérinaire prudent et diligent, agissant dans les mêmes circonstances.

[15]      Avant de déterminer si la responsabilité de l"État est engagée par les actes de ses préposés, il convient d"établir la portée de la clause de non-responsabilité prévue à la Loi sur la santé des animaux. L"article 50 se lit comme suit:


Non-responsabilité de Sa Majesté

50. Sa Majesté n'est pas tenue des pertes, dommages ou frais " loyers ou droits " entraînés par l'exécution des obligations

découlant de la présente loi ou des règlements, notamment celle de fournir des terrains, locaux, laboratoires ou autres

installations et d'en assurer l'entretien au titre de l'article 31.

Her Majesty not liable

50. Where a person must, by or under this Act or the regulations, do anything, including provide and maintain any area, office, laboratory or other facility under section 31, or permit an inspector or officer to do anything, Her Majesty is not liable

     (a) for any costs, loss or damage resulting from the compliance; or
     (b) to pay any fee, rent or other charge for what is done, provided, maintained or permitted.

[16]      Cette immunité, que l"on peut qualifier comme inconditionnelle, est accordée lorsqu"une personne subit des dommages, suite à l"exécution par celle-ci d"obligations découlant de la Loi ou le Règlement sur la santé des animaux4 (le Règlement).

[17]      Elle s"étend de plus aux situations où une personne doit permettre à un inspecteur d"agir. Le libellé de la disposition dans la version anglaise est révélateur puisqu"on dit "where a person must by or under this Act or the regulations, do anything... or permit an inspector to do anything".

[18]      Cependant, je suis d"avis que cette immunité est relative, de sorte qu"elle ne pourrait être invoquée dans une situation où la malice ou la mauvaise foi d"un officier ou d"un préposé serait à l"origine de l"acte imposé.

[19]      Dans ce contexte, il est important de se rappeler que le but de la Loi est de permettre à la Couronne de s"assurer de la santé des personnes et des animaux. Elle prévoit, entre autres, la nomination d"inspecteurs vétérinaires. Elle impose aux propriétaires de bétail ainsi qu"aux vétérinaires de rapporter aux inspecteurs-vétérinaires la présence de toute maladie déclarable ou de tout fait indicatif à cet égard. Elle prévoit, à cette fin, des inspections, perquisitions, l"établissement de lieux d"inspection, la quarantaine d"animaux, l"interdiction de vente, la disposition d"animaux et de choses contaminées.

[20]      En ce qui concerne les quarantaines, la Loi, ainsi que le Règlement, confèrent aux inspecteurs un pouvoir discrétionnaire d"imposer une quarantaine dans certaines circonstances.

[21]      L"article 22 de la Loi confère aux inspecteurs le pouvoir discrétionnaire de déclarer un lieu contaminé lorsqu"il soupçonne ou constate la présence d"une maladie, qu"il estime susceptible de se propager ou de contaminer les animaux qui s"y rendent. Dans la même veine, l"article 5 du Règlement prévoit qu"un inspecteur-vétérinaire peut ordonner la mise en quarantaine d"animaux lorsqu"il soupçonne qu"un animal est atteint d"une maladie transmissible. Et enfin, l"article 7 du Règlement prévoit qu"un inspecteur peut ordonner la mise en quarantaine d"animaux importés lorsqu"il découvre ou soupçonne qu"ils sont atteints d"une maladie transmissible.

[22]      Ces dispositions législatives attribuent aux inspecteurs une discrétion à partir du moment où il n"existe qu"un soupçon. Il s"agit, à mon avis, d"un standard peu élevé qui ne requiert que la présence de certains indices sur lesquels l"inspecteur fonde sa décision. Il est clair que le terme soupçonne ne signifie pas que l"inspecteur doit avoir des motifs raisonnables, ni la certitude de croire à l"existence d"une maladie transmissible, avant d"imposer une quarantaine.

[23]      Je suis d"avis qu"en raison de l"interprétation donnée à la clause de non-responsabilité, prévue à la Loi, la mise en quarantaine imposée par les inspecteurs ne peut engager la responsabilité de l"État. Puisque cette mise en quarantaine constitue une obligation imposée par la Loi et son Règlement, cet acte bénéficie donc de l"immunité prévue à l"article 50 de la Loi.

[24]      Malgré que l"article 50 de la Loi soit déterminant quant à la non-responsabilité de la Couronne pour ce qui est de la quarantaine, dans l"hypothèse où une telle conclusion soit erronée, je vais analyser la preuve et tirer les conclusions de fait, quant à la responsabilité civile délictuelle des défendeurs.

LA PREUVE

[25]      M. Forgeot témoigne à l"effet que le 6 décembre 1991, un lot de 53 bisons de sa ferme, a été abattu à l"Abattoir Les Cèdres. Ces bisons provenaient de l"Ouest canadien et avaient un permis de statut négatif, ce qui permettait l"élevage. Un autre lot de 19 bisons, celui-ci provenant de l"Ontario, fut aussi abattu, ce jour-là. Ceux-ci avaient un statut différent, soit "pour abattage seulement".

[26]      Les deux lots ont été transportés à l"abattoir par M. Charbonneau.

[27]      M. Forgeot relate que les deux lots ont été mélangés à l"abattoir pour faire de la place à un troupeau de vaches qui devaient être abattus le même jour. M. Charbonneau est venu témoigner au même effet. M. Charbonneau est catégorique sur ce point et j"accepte donc son témoignage que la journée de l"abattage, les troupeaux ont été effectivement mélangés.

[28]      Quant à la preuve des défendeurs sur ce point, M. Tudino, inspecteur des viandes ainsi que le vétérinaire Dr. Asselin, ont affirmé qu"il est contre-indiqué de mélanger des lots distincts, puisqu"il faut être capable d"identifier le propriétaire ainsi que l"origine des animaux. Selon le Dr. Asselin, les deux lots de bisons n"ont pas pu être mélangés la journée de l"abattage. Mais, il admet, qu"après que l"abattage ait commencé, il n"est pas sorti à l"extérieur et ne pouvait donc pas constater ce qui s"y passait, de sorte que son témoignage ne peut contredire la version des faits, offerte par M. Forgeot et M. Charbonneau.

[29]      M. Tudino et le Dr. Asselin témoignent sur le fonctionnement du programme de dépistage de brucellose lors d"un abattage. Tout d"abord, ils expliquent que dans les opérations d"inspection, le poste des prélèvements est le premier à être annulé, lorsqu"il y a un manque de personnel. Ils indiquent également que les ampoules de prélèvement sont remplies, selon la séquence de l"abattage. Il y a 40 ampoules par trousse et chaque ampoule contient des indications, quant au lot et au propriétaire. Ces renseignements sont ensuite consignés sur un formulaire qui reflète donc la séquence de l"abattage, lors d"une journée donnée.

[30]      Lorsque l"on étudie le formulaire5 de la journée de l"abattage des bisons, on note qu"il y a une séquence de 52 bisons qui ont subi des prélèvements sanguins, suivant le lot de vaches. Des prélèvements n"ont pas eu lieu sur le dernier lot de 19 bisons, puisque l"inspecteur Tudino, chargé de cette tâche, a quitté les lieux entre 14 h 30 et 15 h 00. Or, le ganglion suspect a été identifié avant son départ. Pour les défendeurs, cette interprétation des faits démontre que le ganglion suspect provenait effectivement du premier lot de 53 bisons, le lot de la ferme de M. Forgeot.

[31]      Je ne suis pas de cet avis. Cette preuve n"est pas concluante, quant à l"identité du lot d"où provenait le ganglion suspect. En acceptant la preuve de M. Forgeot et de M. Charbonneau, à l"effet que les deux lots ont été mélangés, cette preuve ne fait qu"établir que 52 bisons d"un lot de 72 bisons ont subi des prélèvements de sang avant le départ de l"inspecteur Tudino. Dans les faits, le ganglion suspect pouvait donc provenir de l"un ou de l"autre des deux lots.

[32]      D"autre part, M. Tudino témoigne à l"effet qu"il a trouvé quelque chose d"anormal lors de son inspection le 6 décembre. Il a donc placé la carcasse suspecte sur une grille de retenue pour qu"elle soit inspectée par le vétérinaire, le Dr. Asselin.

[33]      Celui-ci témoigne à l"effet qu"il a constaté des petits grains dans un ganglion des poumons. Il envoie le prélèvement ainsi que la fiche de spécimen6 au laboratoire plutôt par curiosité scientifique, dit-il, car n"ayant pas décelé d"autres anomalies dans la carcasse, il juge qu"il n"y a pas de danger pour la consommation. En conséquence, il signe les documents d"exportation attestant que la carcasse de viande est exempte de maladie contagieuse7. En fait, toutes les carcasses de bisons abattus furent acceptées pour consommation humaine selon les normes d"Agriculture Canada et furent exportées le 8 décembre 1991.

[34]      Un diagnostic préliminaire8 du laboratoire confirme la présence du "mycobactérium bovis" dans le prélèvement envoyé de l"Abattoir Les Cèdres. Par la suite, le Dr. Rivard, vétérinaire-surveillant régional, décide de mettre la ferme de M. Forgeot en quarantaine, conformément au paragraphe 22(1) de la Loi et conformément au Manuel de procédures de contrôle des maladies9.

[35]      En vertu du Manuel de procédures de contrôle des maladies, la Section tuberculose, lorsqu"un prélèvement est fait sur un lot d"animaux qui provient de deux troupeaux d"origine, la quarantaine n"est pas imposée.

[36]      En l"espèce, malgré l"affirmation du Dr. Rivard, qu"il n"y avait "à sa connaissance" qu"un troupeau d"origine qui justifiait donc la mise en quarantaine de la ferme de M. Forgeot, son témoignage est à l"effet qu"il était plutôt incertain de l"origine de l"animal en question, mais a quand même décrété la mise en quarantaine chez la demanderesse.

[37]      En fait, dans une note de service envoyée à M.Cousineau10, l"inspecteur chargé par le Dr. Rivard de confirmer la provenance de l"animal, le Dr. Rivard lui demande de contacter l"Abattoir Les Cèdres pour obtenir des détails pertinents quant à l"identité de l"animal. D"ailleurs, il a même inscrit sur cette note que le Dr. Lemay, surveillant régional de l"hygiène des viandes, a confirmé qu"il était impossible de retracer l"identification de l"animal.

[38]      Par conséquent, je n"accepte pas le témoignage du Dr. Rivard à l"effet qu"il n"existait, à sa connaissance, qu"un seul troupeau d"origine. Cependant, vu l"objectif et l"esprit de la Loi sur la santé des animaux dans la lutte et la protection des animaux ainsi que les humains contre les maladies, le comportement du Dr. Rivard ne constitue pas une faute puisque, comme je l"ai dit précédemment, l"article 22 de la Loi confère beaucoup de latitude à l"inspecteur de déclarer un lieu contaminé lorsqu"il soupçonne ou constate la présence d"une maladie susceptible de se propager.

[39]      Bien que le Manuel de procédures de contrôle des maladies11 indique qu"une quarantaine n"est pas exigée lorsqu"il y a plusieurs troupeaux d"origine, ceci constitue une directive qui n"a pas force de loi; il est ainsi toujours loisible selon les circonstances de ne pas l"appliquer.12

[40]      En l"espèce, puisque les 53 bisons appartenaient tous au même propriétaire, il était probable, vu le nombre testé contre la brucellose, que la carcasse suspecte provenait de la ferme de M. Forgeot. En conséquence, j"estime qu"en décrétant la quarantaine chez la demanderesse, le Dr. Rivard a agi comme un vétérinaire prudent et diligent dans les circonstances. La défenderesse et ses préposés n"ont commis aucune faute à l"égard de la demanderesse.

[41]      L"action de la demanderesse est rejetée avec dépens.


     "Danièle Tremblay-Lamer"

                                 JUGE


OTTAWA (ONTARIO)

Le 20 avril 2000

__________________

1      L.C. 1990, ch. 21.

2      Ibid.

3      L.R.C. (1985), ch. C-50. [ci-après la Loi sur la responsabilité de l"État].

4      Voir par exemple les paragraphes 6(1), 7(2), 16(1), 18(1), 31(2), 48(1) de la Loi et les articles 3, 5, 58(3) du Règlement sur la santé des animaux C.R.C. 1978, c. 296

5      Pièce S-48B.

6      Pièce S-51.

7      Pièce W-108 (pièce no.6.6).

8      Pièce S-51.

9      Pièce S-75.

10      Pièce P-6.

11      Pièce S-75.

12      Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3; Maple Lodge Farms Ltd. c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2; Martineau c. Matsqui Institution Inmate Disciplinary Board, [1978] 1 R.C.S.118; Weatherall c. Canada, [1989] 1 C.F. 18.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.