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Date 20210604


Dossier : IMM‑7835‑19

Référence : 2021 CF 549

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 4 juin 2021

En présence de monsieur le juge A.D. Little

ENTRE :

CARMEN ALVARENGA TORRES,

VINICIO ALBERTO MONTERROZA VALLADARES,

ALBERTO JAVIER MONTERROZA ALVARENGA,

MAYA ALONDRA MONTERROZA ALVARENGA, et MATEO VINICIO ALVARENGA TORRES

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Dans la présente demande de contrôle judiciaire, les demandeurs demandent à la Cour d’annuler une décision de la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié datée du 23 novembre 2019. La SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR), selon laquelle les demandeurs n’ont ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger au sens de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] Les demandeurs ont soulevé des questions au sujet du rôle et des pouvoirs de la SAR dans le cadre d’un appel d’une décision de la SPR. Comme je l’explique dans les présents motifs, leurs arguments ne peuvent être retenus en raison du libellé de l’article 111 de la LIPR et des décisions de la Cour d’appel fédérale interprétant cette disposition.

[3] De plus, je conclus qu’il n’y a aucun motif de modifier la décision de la SAR sur le fond.

[4] Par conséquent, la demande doit être rejetée.

I. Faits à l’origine de la présente demande

[5] Les demandeurs forment une famille et sont tous citoyens du Salvador. L’un des demandeurs mineurs est né aux États‑Unis; il est donc également citoyen américain. Les demandes d’asile des demandeurs mineurs ont été présentées par la demanderesse principale, Mme Carmen Alvarenga Torres (Mme Alvarenga).

[6] La famille a fui le Salvador et est entrée au Canada en avril 2018. Les demandeurs ont affirmé avoir quitté le Salvador parce que, d’octobre 2017 à mars 2018, ils ont été victimes d’extorsion de la part des membres d’une organisation criminelle qui leur ont demandé de payer des montants mensuels en échange de leur sécurité.

[7] Mme Alvarenga a soutenu qu’elle était victime d’extorsion en raison de son rôle de vice‑gouverneure du département des Cabañas au Salvador. Dans le cadre de ses fonctions, en décembre 2015, elle a dénoncé publiquement une entreprise appelée Empresa El Progreso, un conglomérat agricole qui avait déversé une grande quantité de déchets animaux dans la rivière Titihuapa au début du mois. Mme Alvarenga a allégué qu’une amende de 12 000 $ US ainsi que de nouvelles mesures de conformité avaient été imposées à Empresa. Elle a ajouté qu’à la suite d’une réunion publique au cours de laquelle elle a parlé contre Empresa, l’un des propriétaires de l’entreprise lui a dit qu’elle paierait pour avoir imposé ces sanctions.

[8] L’extorsion a commencé près de deux ans plus tard, en octobre 2017. Mme Alvarenga a reçu un appel au travail d’un numéro inconnu. L’interlocuteur l’a appelée par son prénom et connaissait le nom de son mari et le nom de l’école de son fils, et il a refusé de s’identifier. Il a demandé un paiement de 200 $ US par mois et l’a menacée en disant que, si elle ne payait pas, [traduction] « les choses iraient mal » pour la famille de Mme Alvarenga.

[9] Mme Alvarenga a déclaré lors de son témoignage qu’en novembre 2017, deux hommes s’étaient présentés chez elle pour exiger le paiement mensuel. Elle leur a demandé s’ils étaient envoyés par Empresa, mais ils n’ont pas répondu. Elle a déduit de leur silence que l’entreprise les avait envoyés.

[10] Mme Alvarenga et son mari ont payé 200 $ US pendant plusieurs mois, jusqu’en mars 2018, lorsque les extorqueurs ont porté la demande à 500 $ US par mois.

[11] À ce moment‑là, Mme Alvarenga et son mari ont décidé de signaler l’extorsion à la police. Ils n’avaient pas rempli de rapport de police avant parce qu’ils craignaient les extorqueurs et parce qu’ils croyaient que la police était corrompue. La police leur a dit de ne pas payer et de déménager ailleurs.

[12] Le 13 mars 2018, la famille Alvarenga Torres a reçu un appel des extorqueurs lui conseillant de déposer l’argent à l’endroit habituel quelques jours plus tard. Mme Alvarenga a signalé cet appel à la police, qui a recommandé de ne pas payer et a promis d’envoyer une patrouille au point de dépôt. Ce soir‑là, Mme Alvarenga a observé un homme à moto qui rôdait pendant plusieurs heures à l’extérieur de leur domicile.

[13] Le lendemain, Mme Alvarenga a reçu un autre appel des extorqueurs, qui lui ont dit qu’elle n’aurait pas dû communiquer avec la police. L’interlocuteur l’a menacée en disant que si elle tenait à sa famille, elle paierait d’ici le 19 mars. Cependant, Mme Alvarenga ne l’a pas fait. Ce jour‑là, elle a reçu de nombreux autres appels à son numéro de téléphone à la maison, mais elle les a ignorés.

[14] Le soir du 25 mars 2018, un inconnu s’est présenté chez elle. Il a dit à l’époux de Mme Alvarenga que l’argent ne valait pas la vie de sa famille et, en guise de punition pour avoir désobéi aux ordres antérieurs des extorqueurs, a exigé un paiement de 700 $ US dans les deux jours. Son mari a dit à l’homme qu’ils n’avaient pas d’argent et a demandé plus de temps pour vendre leur véhicule afin de recueillir des fonds.

[15] Le 4 avril 2018, les demandeurs ont vendu leur véhicule et ont quitté leur maison. Ils sont restés chez la mère de Mme Alvarenga jusqu’à ce qu’ils quittent le Salvador le 11 avril 2018. Il n’est pas clair dans le dossier si les 700 $ US ont été payés.

[16] La demande d’asile de Mme Alvarenga au titre de la LIPR était fondée sur des opinions politiques parce qu’elle avait travaillé pour le gouvernement de Cabañas et que les menaces d’extorsion et de mort étaient liées à sa dénonciation et à son enquête sur l’entreprise Empresa depuis décembre 2015.

A. La décision de la SPR

[17] La SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs. Elle a conclu que l’article 96 ne s’appliquait pas parce que le fondement de leur demande d’asile n’avait aucun lien avec les cinq motifs de protection au sens de la Convention énoncés à l’article 96 et, plus précisément, avec le motif de protection des opinions politiques. Leur demande d’asile fondée sur le paragraphe 97(1) a été rejetée en raison de préoccupations concernant la crédibilité et de certaines omissions dans le formulaire Fondement de la demande d’asile de Mme Alvarenga. La SPR a conclu que les risques auxquels étaient exposés les demandeurs étaient des risques généralisés d’extorsion auxquels étaient exposés tous les Salvadoriens par des gangs criminels, et non un risque personnalisé comme l’exige le paragraphe 97(1).

[18] La SPR a tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité en se fondant sur les éléments suivants :

a) La SPR a estimé que Mme Alvarenga a embelli le témoignage qu’elle a livré à l’audience en parlant d’une interaction avec les extorqueurs chez elle en novembre 2017 qui n’était pas mentionnée dans son formulaire Fondement de la demande d’asile;

b) La SPR a estimé que Mme Alvarenga avait improvisé un embellissement de son récit selon lequel l’inconnu qui était allé chez elle le 25 mars 2018 était armé;

c) La SPR a estimé que Mme Alvarenga avait embelli son témoignage en affirmant qu’elle était à la maison avec son époux lorsque l’inconnu s’est rendu chez eux le 25 mars 2018, ce qu’elle n’a pas mentionné dans son formulaire Fondement de la demande d’asile;

d) La SPR a estimé que Mme Alvarenga n’avait pas fourni une explication raisonnable des divergences entre les dates où les faits se sont produits en mars 2018, en comparant son exposé circonstancié écrit et son témoignage à l’audience.

[19] À la suite de ces conclusions sur la crédibilité, la SPR a conclu qu’elle n’accorderait aucun poids aux affidavits de plusieurs amis de Mme Alvarenga qui ont été présentés à l’appui des demandes d’asile de la famille.

[20] La SPR a conclu que Mme Alvarenga n’avait pas fourni d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi pour établir qu’elle avait été personnellement victime d’extorsion au Salvador. La SPR a conclu que la demanderesse n’était pas personnellement menacée par Empresa et que le risque que craignaient les demandeurs d’asile était généralement le risque auquel d’autres citoyens au Salvador étaient exposés. Autrement dit, ils étaient exposés à un risque généralisé plutôt qu’à un risque personnalisé, et ils n’étaient pas personnellement exposés à un risque au titre du paragraphe 97(1) de la LIPR.

B. La décision de la SAR

[21] Les demandeurs ont interjeté appel. La SAR a rejeté l’appel. Elle était en désaccord avec certaines des conclusions de la SPR et en a maintenu d’autres.

[22] Contrairement à la conclusion de la SPR, la SAR a conclu qu’il y avait un lien entre les craintes alléguées de Mme Alvarenga et un motif au sens de la Convention (opinions politiques) énoncé à l’article 96 de la LIPR. Toutefois, la SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle les principales allégations de Mme Alvarenga n’étaient pas crédibles et que, par conséquent, ni l’article 96 ni le paragraphe 97(1) de la LIPR ne s’appliquait à sa demande.

[23] En ce qui concerne les questions de crédibilité soulevées par la SPR, la SAR a conclu ce qui suit :

a) Mme Alvarenga a omis un « fait important » de son formulaire Fondement de la demande d’asile, à savoir qu’en novembre 2017, deux personnes se sont rendues chez elle pour lui rappeler le paiement dû. Cette omission était importante, car au cours de cette visite, Mme Alvarenga dit avoir déduit que les deux personnes étaient venues au nom d’Empresa;

b) Mme Alvarenga a omis de mentionner que l’homme qui s’est présenté à son domicile à la fin de mars 2018 était armé, et que son époux était à la maison avec elle à ce moment‑là, mais cette omission n’était pas importante;

c) Mme Alvarenga avait bien expliqué les incohérences relevées par la SPR dans sa chronologie des événements à la fin de mars 2018.

[24] La SAR a conclu que Mme Alvarenga n’avait pas établi qu’Empresa était responsable des menaces et de la coercition dont elle faisait l’objet. Il y avait quatre raisons : 1) il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve indiquant que l’entreprise avait été déclarée coupable et condamnée à une amende, comme l’a allégué Mme Alvarenga; 2) il n’y avait pas de preuve des deux plaintes que Mme Alvarenga aurait déposées auprès de la police à la suite des menaces, alors que les demandeurs ont eu plus d’un an et demi pur en obtenir des copies; 3) la SAR a jugé invraisemblable qu’Empresa ait attendu 22 mois pour commencer à menacer Mme Alvarenga – ce que cette dernière a prétendu être intentionnel, afin d’éviter d’impliquer l’entreprise; 4) les lettres d’appui déposées par Mme Alvarenga, écrites par ses amis, sa famille et ses collègues, ne mentionnaient pas l’entreprise qui aurait extorqué la famille.

[25] La SAR a également conclu que Mme Alvarenga et sa famille étaient exposées à un risque généralisé d’extorsion de la part de criminels au Salvador, et non à un risque personnalisé à leur égard.

II. Normes de contrôle

[26] Dans la présente demande de contrôle judiciaire, les demandeurs ont soulevé des questions concernant le fond de la décision de la SAR, et une question liée à l’équité procédurale.

[27] La norme de contrôle applicable à la décision rendue sur le fond par la SAR est celle de la décision raisonnable, comme en fait état l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65. Il incombe au demandeur de démontrer que la décision est déraisonnable : Vavilov, aux para 75 et 100.

[28] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, au para 15. Le contrôle du caractère raisonnable s’intéresse à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement (c.‑à‑d., la justification de la décision) et au résultat : Vavilov, aux para 83 et 86. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85.

[29] En ce qui concerne les contraintes factuelles, la Cour suprême a jugé qu’à moins de « circonstances exceptionnelles », une cour de révision ne modifie pas les conclusions de fait d’une décision et doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur : au para 125. La capacité d’une cour de révision d’intervenir n’existe que si la cour de révision perd confiance dans la décision parce qu’elle était « indéfendable compte tenu des contraintes factuelles […] pertinentes » ou si le décideur « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » : Vavilov, aux para 101, 126 et 194. Voir aussi Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 (le juge Rowe), au para 61; Canada (Procureur général) c Honey Fashions Ltd., 2020 CAF 64 (le juge de Montigny), au para 30.

[30] Essentiellement, la norme de contrôle en matière d’équité procédurale est celle de la décision correcte : Chemin de fer Canadien Pacifique c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 RCF 121 (CCP), aux para 49 et 54; Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, au para 35. L’examen par la Cour des questions relatives à l’équité procédurale ne suppose aucune marge d’appréciation ni déférence. La question est de savoir si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, en mettant l’accent sur la nature des droits substantiels en cause et les conséquences pour la personne touchée : CCP, au para 54; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817.

III. Analyse

A. Le rôle et les pouvoirs de la SAR dans le cadre de l’appel d’une décision de la SPR

[31] La première et principale observation des demandeurs concernait le rôle et les pouvoirs de la SAR dans le cadre d’un appel d’une décision de la SPR. Essentiellement, les demandeurs étaient d’avis que la SAR aurait dû accueillir leur appel et renvoyer l’affaire à la SPR pour un nouvel examen en raison du nombre important de lacunes dans la décision de la SPR. Selon les observations des demandeurs, il y a une limite à la capacité de la SAR de corriger des erreurs et de substituer sa propre décision à celle de la SPR. Lorsque cette limite ou ce seuil est dépassé, tout le processus devrait recommencer et la SPR devrait rendre une nouvelle décision.

[32] Les demandeurs ont fait valoir que la SPR avait commis cinq erreurs fondamentales dans sa décision. Ils soutiennent que la SAR aurait donc dû présumer que le dossier dont disposait la SPR était insuffisant, ce qui laisse entendre que la SAR était intrinsèquement incapable de corriger tous les problèmes et de substituer sa propre décision. Dans ces circonstances, les demandeurs ont soutenu que la SAR aurait dû renvoyer l’affaire à la SPR pour qu’elle rende une nouvelle décision à partir de zéro. Bien qu’ils n’aient pas fait référence à la norme de contrôle selon Vavilov, leur position implicite était que le défaut de la SAR de le faire était déraisonnable.

[33] Je ne peux pas accepter cette observation, ni en droit ni dans les circonstances de l’espèce. À mon avis, cette position est contraire au régime législatif de l’article 111 de la LIPR et ne tient pas compte des décisions de la Cour d’appel fédérale, notamment Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, [2016] 4 RCF 157 et Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223, [2020] 2 RCF 299. De plus, comme je l’expliquerai, cette observation ne peut être retenue pour un certain nombre d’autres raisons valables.

[34] Premièrement, l’article 111 de la LIPR exige que la SAR rende l’une des trois décisions suivantes dans le cadre d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision de la SPR : a) confirmer la décision de la SPR, b) l’annuler et la remplacer par la sienne, ou c) renvoyer l’affaire devant la SPR pour qu’une nouvelle décision soit prise conformément à ses instructions. Le paragraphe 111(1) est rédigé dans les termes suivants :

111(1) La Section d’appel des réfugiés confirme la décision attaquée, casse la décision et y substitue la décision qui aurait dû être rendue ou renvoie, conformément à ses instructions, l’affaire à la Section de la protection des réfugiés.

[35] Dans le troisième cas, la portée du pouvoir de la SAR de faire un renvoi à la SPR qui est énoncé au paragraphe 111(1) est expressément limitée par le paragraphe 111(2). Cette dernière disposition énonce que la SAR ne peut procéder à ce renvoi :

[...] que si elle estime, à la fois :

a) que la décision attaquée de la Section de la protection des réfugiés est erronée en droit, en fait ou en droit et en fait;

b) qu’elle ne peut confirmer la décision attaquée ou casser la décision et y substituer la décision qui aurait dû être rendue sans tenir une nouvelle audience en vue du réexamen des éléments de preuve qui ont été présentés à la Section de la protection des réfugiés.

[36] À mon avis, les observations des demandeurs ne sont pas conformes à cette disposition. À première vue, le paragraphe 111(2) prescrit les « seules » circonstances dans lesquelles la SAR peut renvoyer l’affaire à la SPR en application du paragraphe 111(1). Les circonstances doivent satisfaire à un critère conjonctif, c’est‑à‑dire que les conditions énoncées aux alinéas 111(2)a) et b) doivent être réunies pour que la SAR renvoie l’affaire en application du par 111(1). L’observation des demandeurs a pour effet d’inclure une option supplémentaire au paragraphe 111(2). Les demandeurs n’ont indiqué aucune formulation dans les paragraphes 111(2) ou 111(1) qui permettrait à la SAR de faire ce qu’ils ont suggéré, et je n’en vois pas non plus.

[37] Deuxièmement, la position des demandeurs n’est pas conforme à la jurisprudence sur l’article 111, y compris les décisions de la Cour d’appel fédérale. Dans le cadre d’un appel d’une décision de la SPR, la SAR dispose de vastes pouvoirs pour corriger les erreurs, en conformité avec le mandat qui lui est conféré par la loi. À moins que la LIPR ne l’interdise, le demandeur peut, de droit, interjeter appel d’une décision de la SPR devant la SAR concernant des questions de droit, de fait ou mixtes de fait et de droit : Kreishan, au para 42; LIPR, art. 110(1). S’exprimant au nom de la Cour dans Huruglica, la juge Gauthier a conclu que la SAR doit appliquer la norme de contrôle de la décision correcte dans le cadre d’un appel interjeté en vertu de l’article 111 : aux para 78 et 103; Kreishan, au para 44. La SAR effectue sa propre appréciation de la demande d’asile au dossier : Huruglica, aux para 78 et 103; Azanor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 613, au para 22. Bien qu’un appel auprès de la SAR ne constitue pas une véritable audience de novo (Huruglica, au para 79), la SAR dispose essentiellement des mêmes pouvoirs que ceux de la SPR, avec quelques distinctions importantes, notamment le fait qu’elle tiendra rarement une audience et qu’elle ne peut accepter de nouveaux éléments de preuve que sous certaines conditions : Huruglica, au para 56; LIPR, art. 110(4) et (6). Lorsqu’elle examine le bien‑fondé d’un appel, la SAR n’est pas tenue de faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de fait de la SPR : Huruglica, aux para 58 et 59. La SAR peut corriger des erreurs de droit et des questions mixtes de droit et de fait : Huruglica, au para 78; Keqaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 563, au para 68. La SAR a le droit de substituer son opinion à celle de la SPR si la SPR a commis une erreur : LIPR, art. 111(1); Huruglica, au para 78. Par conséquent, le rôle de la SAR est en quelque sorte un hybride entre une audience de novo et un appel : Azanor, au para 22.

[38] Dans ce contexte juridique, les observations présentées par les demandeurs dans la présente demande laissent entendre qu’il y a certains types d’erreurs de la SPR que la SAR ne peut pas corriger et pour lesquelles la SAR ne peut substituer son opinion. Je ne peux accepter cet argument, compte tenu de l’étendue du pouvoir conféré par la loi à la SAR au paragraphe 111(1) de « substituer sa propre décision qui aurait dû être rendue » et de l’absence d’une formulation, dans les arrêts Huruglica ou dans Kreishan, qui qualifie le pouvoir conféré par la LIPR d’une manière qui appuie la position des demandeurs. En effet, après avoir examiné l’historique législatif de la création de la SAR, la Cour d’appel, dans l’arrêt Huruglica, a fait observer qu’« [e]ssentiellement, la SAR devait servir de filet de sécurité puisqu’elle devait rattraper les erreurs de droit ou de fait de la SPR » : Huruglica, au para 98 [non souligné dans l’original]; voir aussi Kreishan, au para 41.

[39] Je souligne en outre que dans l’arrêt Huruglica, la juge Gauthier a conclu que « l’affaire ne peut être renvoyée à la SPR pour réexamen que si la SAR conclut qu’elle ne peut rendre une décision définitive [au paragraphe 111(1)] sans entendre les témoignages de vive voix présentés à la SPR » : au para 103 [non souligné dans l’original]. Cette conclusion reflète le paragraphe 111(2) de la LIPR et exclut l’interprétation du rôle de la SAR proposée par les demandeurs.

[40] Troisièmement, il y a d’autres raisons de ne pas adopter la position présentée par les demandeurs. D’abord, leur position supposerait un exercice subjectif et potentiellement difficile de délimitation entre les décisions de la SPR comportant des erreurs qui peuvent être corrigées par la SAR, et la décision de la SPR dans laquelle les erreurs sont si nombreuses, fondamentales ou importantes, ou évidentes – ou d’une autre nature ou qualité conçue par la SAR ou la Cour – que la SAR ne devrait pas exercer les fonctions qui lui ont été attribuées en vertu de la LIPR. Cet exercice de délimitation n’est ni nécessaire en vertu du régime législatif actuel ni souhaitable sur le plan pratique.

[41] Ensuite, la position des demandeurs obligerait la SAR à présumer ou à supposer d’une situation à la SPR, qui pourrait ne pas être correcte (et qui, en fait, est habituellement incorrecte). Plus précisément, les demandeurs ont fait valoir que si le seuil d’erreur proposé était atteint, la SAR devrait présumer que le dossier sous‑jacent est incomplet. En d’autres termes, selon les demandeurs, il ne serait pas nécessaire qu’un appelant démontre à la SAR que le dossier dans l’affaire particulière de la SPR était incomplet, par exemple, parce que la transcription du témoignage ne portait pas sur la véritable question et qu’il aurait fallu poursuivre pour en savoir plus. Au lieu de cela, selon l’approche des demandeurs, en décelant suffisamment d’erreurs dans les motifs de la SPR, la SAR présumerait que le dossier est insuffisant pour qu’elle puisse prendre sa propre décision sur le fond. Les demandeurs n’ont fourni aucune justification convaincante ni aucun élément de preuve à l’appui d’une telle présomption. Je ne crois pas que l’existence d’erreurs, ou même de nombreuses erreurs, par le premier juge des faits suppose nécessairement que le dossier de preuve lui‑même est déficient ou qu’il est intrinsèquement insuffisant au point qu’un décideur d’appel ne puisse pas corriger les erreurs. Cela pourrait (en théorie) se produire dans certains cas. Toutefois, à mon avis, il n’est pas justifié de présumer que le juge des faits a commis de multiples erreurs dans un dossier sous‑jacent qui comporte des lacunes fatales.

[42] Je souligne que les demandeurs n’ont pas tenté de démontrer l’exactitude ou la capacité de leur présomption proposée en exposant des lacunes déterminantes dans le dossier en l’espèce.

[43] Je conclus donc que les observations des demandeurs concernant le rôle de la SAR ne peuvent être maintenues.

B. La décision était‑elle déraisonnable selon les principes établis dans Vavilov?

[44] Dans leurs arguments, les demandeurs ont fait ressortir des erreurs que la SAR aurait commises et qui les ont menés à alléguer que sa décision était déraisonnable. Pour les motifs suivants, je ne suis pas d’accord. En appliquant les principes établis dans l’arrêt Vavilov, je conclus que les demandeurs n’ont pas démontré que la décision de la SAR était déraisonnable.

[45] Les demandeurs ont soutenu que la SAR a conclu de façon déraisonnable qu’Empresa n’était pas responsable des menaces et de l’extorsion, parce qu’il était erroné de juger que les demandes d’asile de Mme Alvarenga n’étaient pas crédibles, parce que la SAR ne lui a pas donné suffisamment de temps pour obtenir le rapport de police et parce qu’elle a agi de façon déraisonnable en concluant qu’il était invraisemblable qu’il ait fallu 22 mois à Empresa pour commencer à menacer et à extorquer Mme Alvarenga. Les demandeurs ont également soutenu que la SAR n’a pas effectué une analyse convenable pour déterminer s’ils pouvaient obtenir l’asile au Canada en vertu de l’art. 96 et du par 97(1) de la LIPR.

[46] Je ne souscris à aucun de ces arguments. Premièrement, il incombait à la SAR, en tant que juge des faits, d’évaluer le caractère suffisant et la crédibilité des éléments de preuve des demandeurs établissant un lien entre Empresa et les menaces et l’extorsion dont a été victime Mme Alvarenga. Aucune preuve documentaire n’a été produite pour établir ce lien. Le lien était principalement fondé sur la propre croyance de Mme Alvarenga, qu’elle a fondée sur le silence des deux hommes qui se sont rendus chez elle en novembre 2017 en réponse à sa question de savoir si l’entreprise les avait envoyés (événements relatés à l’audience, mais pas dans son formulaire Fondement de la demande d’asile) et sur une remarque menaçante d’un représentant d’Empresa lors de la réunion publique de décembre 2015 au sujet de la pollution de la rivière. La SAR a souligné l’absence de lien entre Empresa et l’extorsion dans d’autres éléments de preuve dont elle disposait. À mon avis, il était loisible à la SAR, compte tenu de la preuve, de conclure que Mme Alvarenga n’avait pas établi qu’Empresa était responsable des menaces et de l’extorsion.

[47] Deuxièmement, il n’était pas déraisonnable que la SAR conclue que, pendant les quelque 18 mois qui se sont écoulés après son départ du Salvador, Mme Alvarenga aurait dû demander ou obtenir les rapports de police concernant ses plaintes au sujet des menaces et de l’extorsion dont elle aurait été victime. Mme Alvarenga a indiqué que son frère (un agent de police lui‑même) ne les a pas obtenus parce qu’il a fallu trop de temps (six mois) pour obtenir des copies des autorités. La SAR a raisonnablement conclu que les plaintes auraient pu corroborer les allégations de Mme Alvarenga selon lesquelles elle avait déposé une plainte contre Empresa. Il était également loisible à la SAR de conclure que le défaut de Mme Alvarenga de les récupérer après 18 mois a nui à sa crédibilité.

[48] Troisièmement, les conclusions relatives à la crédibilité et à l’invraisemblance sont du ressort de la SAR; voir Akintola c Canada (MCI), 2020 CF 971 (juge Pallotta), aux para 12 à 14; Amiryar c Canada (MCI), 2016 CF 1023 (juge Gleeson), aux para 17 à 20. En ce qui concerne les conclusions relatives à la crédibilité, la SPR et la SAR ont convenu que le fait que Mme Alvarenga n’ait pas mentionné la visite des extorqueurs chez elle en novembre 2017 a nui à sa crédibilité. Sur d’autres points de la preuve, la SAR en est venue à ses propres points de vue sur la crédibilité en raison de préoccupations différentes de celles de la SPR. Les demandeurs n’ont pas démontré que la preuve exige que la Cour intervienne dans les conclusions de la SAR sur la crédibilité.

[49] Les demandeurs ont contesté la conclusion d’invraisemblance de la SAR concernant le délai de 22 mois avant qu’Empresa ne commence à menacer Mme Alvarenga. Ils ont soutenu que, même s’il n’y avait pas de preuve documentaire à l’appui de sa position, la SAR aurait dû croire le témoignage de Mme Alvarenga et les motifs qu’elle a invoqués pour justifier le retard, y compris le fait que l’entreprise a délibérément retardé les menaces et l’extorsion afin d’éviter de susciter des soupçons. À cet égard, les demandeurs ont demandé à la Cour d’apprécier ou d’évaluer à nouveau la preuve dont la SAR avait été saisie, ce que la Cour n’est pas autorisée à faire dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire : Vavilov, au para 125. Les demandeurs n’ont pas établi que la conclusion d’invraisemblance de la SAR était déraisonnable.

[50] Quatrièmement, les demandeurs ont contesté le bien‑fondé de l’analyse juridique et factuelle de la SAR au sujet de la décision de la SPR sur les éléments de preuve du risque généralisé et personnalisé au titre de l’art. 96 et du par 97(1) de la LIPR. Les arguments des demandeurs ont été présentés dans le contexte de leurs observations sur le rôle de la SAR, ont déjà été abordés et se rapportent en partie aux paragraphes suivants vers la fin des motifs de la SAR :

[38] L’analyse [de la SPR] est erronée, puisque le risque doit être « personnalisé » avant de pouvoir être déclaré « généralisé ». Mais à mon avis, cette erreur n’est pas fatale à la décision.

[39] Si les appelants sont personnellement exposés à une menace à la vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités du fait de l’extorsion par des criminels, ce risque en est un « généralisé » au sens de l’article 97(1)b)(ii) de la LIPR. Les appelants ne sont pas exposés à ce risque en tout lieu de leur pays alors que d’autres personnes qui en sont originaires ou s’y trouvent ne le sont généralement pas. Autrement dit, les appelants sont soumis à un risque auquel un grand nombre de Salvadoriens sont également soumis. Ce risque étant celui d’être victime d’extorsion de la part d’un groupe criminalisé. Ce qui n’ouvre pas la porte à la protection du Canada en tant que « personnes à protéger ».

[51] Dans ces deux paragraphes, la SAR n’a pas expressément énoncé le critère juridique au titre de l’art. 96 et semble avoir axé son analyse sur le sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR. Si les deux paragraphes de la SAR avaient contenu l’essentiel de sa décision, la Cour aurait dû se demander si des analyses claires et concrètes supplémentaires de chaque disposition étaient nécessaires pour satisfaire aux exigences d’intelligibilité, de transparence et de justification dans Vavilov.

[52] Toutefois, les faiblesses de ces paragraphes ne nuisent pas au caractère raisonnable de la conclusion déterminante de la SAR, tirée plus tôt dans ses motifs, selon laquelle il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles établissant un lien entre Empresa et les menaces et l’extorsion sur lesquelles les demandeurs ont fondé leurs demandes d’asile. L’absence de ce lien a été fatale en l’espèce pour les demandes d’asile des demandeurs au titre de l’art. 96 et du par 97(1). Empresa a fourni le seul fondement factuel possible à la fois d’une crainte justifiée de persécution fondée sur un motif au sens de la Convention énoncé à l’art. 96 et d’un risque auquel les demandeurs seraient personnellement exposés et auquel d’autres personnes au Salvador ne sont généralement pas exposées au sens du sous‑alinéa 97(1)b)(ii).

[53] Dans l’ensemble, je conclus que l’intervention de la Cour n’est pas justifiée. La décision de la SAR était raisonnable, comme l’exige la décision Vavilov, en ce sens qu’elle était suffisamment justifiée, intelligible et transparente.

C. Équité procédurale

[54] Les observations écrites des demandeurs soulèvent une question d’équité procédurale liée au fait qu’ils n’ont pas obtenu les rapports de police de leurs plaintes au sujet des menaces et de l’extorsion. Les demandeurs ont prétendu que la SPR et la SAR auraient dû leur demander d’obtenir les documents ou qu’elles leur ont imposé indûment la charge de le faire.

[55] Cet argument n’est pas fondé. Les demandeurs n’ont mentionné aucune exigence juridique dans la LIPR, ni aucun règlement, aucune règle ni jurisprudence, pour appuyer leur position selon laquelle la SPR ou la SAR avait l’obligation de donner instruction aux demandeurs d’obtenir des copies des plaintes de la police. En conclusion, il incombait aux demandeurs de prouver le bien‑fondé de leur demande d’asile.

IV. Conclusion

[56] La demande sera rejetée. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier.


JUGEMENT au dossier IMM‑7835‑19

LE JUGEMENT DE LA COUR est le suivant :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑7835‑19

 

INTITULÉ :

CARMEN ALVARENGA TORRES, VINICIO ALBERTO MONTERROZA VALLADARES, ALBERTO JAVIER MONTERROZA ALVARENGA, MAYA ALONDRA MONTERROZA ALVARENGA et MATEO VINICIO ALVARENGA TORRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 DÉCEMBRE 2020

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE A.D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 juin 2021

 

COMPARUTIONS :

Luis Alberto Vasquez

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Meg Jones

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Luis Alberto Vasquez

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Meg Jones

Procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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