Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20210609


Dossier : IMM-2064-20

Référence : 2021 CF 582

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 juin 2021

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

MERVIN ROBERT MAJKOWSKI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Mervin Robert Majkowski demande le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent du ministère de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada [l’agent] a rejeté sa demande de résidence permanente pour motif d’ordre humanitaire qu’il avait présentée depuis le Canada.

[2] M. Majkowski est né en 1929 à Hamtramck (Michigan), aux États-Unis d’Amérique. Il était âgé de 89 ans lorsqu’il a présenté la demande pour motif d’ordre humanitaire. Il est maintenant âgé de 92 ans.

[3] Après sa sortie des forces régulières, M. Majkowski a travaillé comme ingénieur mécanique civil et agent de sécurité pour l’armée américaine de 1954 jusqu’à sa retraite en 1984. Il a épousé sa femme Helen en 1966. Ils ont eu un enfant ensemble, Nancy Marie Majkowski. M. Majkowski et sa femme ont également élevé le fils d’Helen, issu d’une relation précédente.

[4] Nancy a déménagé au Canada en 1994 pour y vivre avec son conjoint. Elle est devenue citoyenne canadienne en 2002. Nancy vit à Gatineau, au Québec, avec l’un de ses fils. Sa fille et son autre fils vivent à proximité avec leur père.

[5] Helen est décédée en 1999. Le seul frère de M. Majkowski est décédé en 2013, et son beau-fils en 2014. Les derniers proches de M. Majkowski vivent tous au Canada.

[6] Pour les motifs qui suivent, je conclus que l’agent n’a pas examiné véritablement la demande de M. Majkowski à la lumière de l’âge avancé de celui-ci, de son degré de dépendance envers sa famille, de sa vulnérabilité et de l’isolement et des difficultés qu’il pourrait subir s’il devait se réinstaller aux États-Unis. La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision.

II. Contexte

[7] M. Majkowski est arrivé au Canada comme visiteur en janvier 2018. Le 23 août 2018, il a demandé à présenter une demande de résidence permanente depuis le Canada pour motif d’ordre humanitaire.

[8] M. Majkowski a présenté une déclaration solennelle dans laquelle il a affirmé qu’il avait de plus en plus de difficulté à vivre seul et à prendre soin de lui-même sans aide. Il avait du mal à assumer ses frais de subsistance avec sa pension comme seul revenu. Il a donc dû vendre sa maison et encaisser ses obligations pour subvenir à ses besoins. Il n’a nulle part où vivre aux États-Unis et n’a pas les moyens de se payer une place dans un foyer de soins. La plupart de ses amis sont décédés ou sont partis au loin vivre dans leur famille.

[9] Nancy a également présenté une déclaration solennelle, dans laquelle elle a déclaré ce qui suit :

[TRADUCTION]

Je suis la principale aidante naturelle de mon père, quoique mes enfants partagent également cette responsabilité. Mon père essaie de faire des choses lui-même, mais nous devons en grande partie l’aider dans les tâches de la vie quotidienne. Nous faisons le ménage, la cuisine, les courses, l’épicerie et l’aidons dans tout ce dont il a besoin.

En raison de son âge avancé, mon père ne peut plus vivre seul en toute sécurité. Lorsque mon père vivait seul dans le Michigan, je m’inquiétais constamment pour lui. S’il avait un accident ou si quelque chose devait arriver, il n’aurait personne pour l’aider. Comme il approche ses 90 ans, ma crainte a de plus en plus de chances de se concrétiser. Il n’a plus aucune famille aux États-Unis et personne pour s’occuper de lui là-bas.

Il serait très difficile d’être séparée de mon père maintenant. Mon père dépend de moi comme source d’amour et de soutien affectif, et je dépends de lui. Nous passons chaque jour ensemble et avons un lien très étroit. Mon père est proche de mes enfants à Gatineau et passe beaucoup de temps avec eux.

Mon père est trop âgé pour travailler et a comme revenu une pension du gouvernement, qui n’était pas suffisante pour lui permettre de subvenir à ses besoins aux États-Unis ou de se payer une place dans un foyer de soins. Il a vendu sa maison avant de venir au Canada afin de pouvoir payer ses frais de subsistance pendant son séjour chez moi.

Nous sommes la seule famille qui lui reste et il mérite de passer les dernières années de sa vie près de nous, sa famille, entouré de notre amour et de notre soutien quotidiens.

[10] L’agent a refusé la demande pour motif d’ordre humanitaire de M. Majkowski le 5 mars 2020. L’agent a conclu que M. Majkowski n’avait pas fourni une preuve suffisante de son établissement au Canada, des difficultés qu’il éprouverait s’il retournait aux États-Unis et de la mesure dans laquelle il a besoin du soutien de la famille qui lui reste.

III. La question en litige

[11] La seule question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de l’agent était raisonnable.

IV. Analyse

[12] Il n’est pas contesté que la décision de l’agent peut faire l’objet d’un examen par notre Cour en fonction de la norme du caractère raisonnable. La Cour n’interviendra que si « [la décision] souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au para 100).

[13] L’agent a accordé peu de poids à l’établissement de M. Majkowski au Canada, soulignant qu’il n’avait résidé au pays que pendant deux ans. L’agent a estimé qu’il s’agissait d’une courte période par rapport à la période pendant laquelle M. Majkowski avait vécu aux États-Unis. L’agent a fait remarquer que, si M. Majkowski devait retourner aux États-Unis, il retournerait à l’endroit où il est né, où il a reçu son éducation et sa formation, où il a vécu la plus grande partie de sa vie, où il a travaillé et où il comprend la langue, les coutumes et les traditions.

[14] M. Majkowski affirme que l’agent n’a pas raisonnablement tenu compte de sa situation particulière. Au moment où il a présenté sa demande, il était un homme de près de 90 ans qui était venu au Canada pour passer ses dernières années avec la seule famille qui lui reste. Il ne fait donc pas une demande de résidence permanente pour motif d’ordre humanitaire typique, et exiger d’une personne dans sa situation qu’elle soit en mesure de démontrer qu’elle a atteint les indicateurs courants du degré d’établissement, c’est faire abstraction de la réalité de sa vie (citant la décision Klein c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1004, au para 7).

[15] L’agent a accordé un poids favorable important aux liens familiaux de M. Majkowski au Canada, citant des extraits de la déclaration solennelle de Nancy. Toutefois, l’agent a souligné que des demandes de parrainage peuvent être présentées pour les parents et les grands-parents. Il est également possible de demander un « super visa » pour réduire la nécessité de se déplacer. Bien que l’agent semble avoir accepté l’argument de M. Majkowski selon lequel il ne pouvait pas demander un parrainage ou un super visa parce qu’il n’a plus d’endroit où vivre aux États-Unis, l’agent a fait remarquer que peu d’éléments de preuve lui ont été présentés pour montrer que le demandeur ne pouvait pas retourner aux États-Unis et louer ou acheter une maison, ou chercher une place dans une résidence avec services d’assistance personnelle pendant le traitement de la demande.

[16] M. Majkowski affirme que l’agent a soulevé incorrectement son admissibilité présumée à une autre catégorie de résidents permanents comme facteur l’empêchant d’accorder des mesures spéciales, limitant ainsi de manière inappropriée son pouvoir discrétionnaire (citant la décision Wardlaw c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 262, aux para 36-38). En outre, le programme de parrainage des parents et des grands-parents est assujetti à un processus de sélection et à une limite du nombre annuel de demandes. L’admissibilité de M. Majkowski à un super visa est également incertaine, étant donné qu’il n’a plus de liens familiaux aux États-Unis et qu’il a déjà cherché à obtenir la résidence permanente au Canada. Un agent des visas pourrait donc douter de son intention de quitter le Canada à la fin de la période de séjour autorisée.

[17] Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration estime que l’affaire est comparable à celle de Shah c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 1153 [Shah]. Dans cette affaire, la juge Catherine Kane a confirmé la décision d’un agent d’immigration de refuser la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire à un citoyen de l’Inde âgé de 78 ans, en soulignant que la preuve à l’appui était mince et ne comprenait que le récit du demandeur et trois lettres de membres de sa famille. Il n’y avait aucune preuve que M. Shah avait une santé fragile ou qu’il souffrait d’un problème de santé physique ou mentale.

[18] De même, en l’espèce, l’agent a conclu que M. Majkowski n’avait pas présenté une preuve suffisante pour démontrer sa dépendance envers sa famille au Canada :

[TRADUCTION]

Je reconnais que M. Majkowski est un veuf de 90 ans. Cependant, je constate qu’il vivait seul jusqu’à son arrivée au Canada. Peu d’éléments de preuve ont été présentés pour montrer qu’il n’a plus la capacité de vivre seul. Peu d’éléments de preuve ont été présentés pour montrer qu’il aurait besoin d’aide à la vie quotidienne. Peu d’éléments de preuve ont été présentés pour montrer qu’il ne serait pas en mesure de retourner aux États-Unis, uniquement en raison de son âge.

Je trouve que la déclaration de Nancy selon laquelle M. Majkowski pourrait avoir un accident est spéculative. Peu d’éléments de preuve ont été présentés pour montrer qu’il risque plus d’avoir des accidents que d’autres personnes. Bien que je convienne que certaines personnes âgées ne sont pas en sécurité lorsqu’elles vivent seules, peu d’éléments de preuve corroborants font penser que M. Majkowski est l’une d’entre elles. Comme je l’ai déjà mentionné, peu d’éléments de preuve ont été présentés pour montrer que M. Majkowski souffre de problèmes de santé.

[19] C’est un fait inévitable de la vie que la santé décline avec l’âge (Tesoro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 148, au para 41). M. Majkowski, qui a plus de dix ans de plus que le demandeur dans l’affaire Shah, n’a pas invoqué une santé fragile comme raison pour laquelle il a besoin du soutien de sa famille. Il a plutôt cité une multitude de difficultés découlant des conséquences normales de l’âge avancé : le besoin d’aide à la vie quotidienne, l’incapacité de vivre seul en toute sécurité, le besoin d’amour et de soutien affectif de la part de sa fille et de ses petits-enfants au Canada, et l’absence de tout autre proche aux États-Unis.

[20] L’agent n’a pas rejeté la véracité des affirmations contenues dans les déclarations solennelles de M. Majkowski ou de Nancy. Il a plutôt jugé insuffisante la preuve de la dépendance de M. Majkowski et des difficultés qu’il pourrait éprouver s’il retournait aux États-Unis. Étant donné que M. Majkowski était âgé de près de 90 ans, la conclusion de l’agent était déraisonnable.

[21] L’agent n’a pas tenu compte véritablement de l’âge avancé de M. Majkowski, de son degré de dépendance envers sa famille, de sa vulnérabilité et de l’isolement et des difficultés qu’il pourrait subir s’il devait retourner aux États-Unis (Le Blanc c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1292, au para 31). La conclusion de l’agent selon laquelle le retour de M. Majkowski aux États-Unis n’entraînerait rien de plus que [traduction] « la location ou l’achat d’une maison ou la recherche d’une place dans une résidence avec services d’assistance personnelle » ne tient pas compte de l’ensemble de la preuve. L’agent n’a pas saisi l’essentiel de la demande pour motif humanitaire et n’a pas apprécié correctement la preuve relative à la situation personnelle de M. Majkowski (Epstein c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 1201, au para 11).

[22] La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2064-20

 

INTITULÉ :

MERVIN ROBERT MAJKOWSKI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOconfÉrence À ottawa (ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 JUIN 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 JUIN 2021

 

COMPARUTIONS :

Arghavan Gerami

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Aman Owais

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gerami Law

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.