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Date : 20210603


Dossier : T‑1862‑17

Référence : 2021 CF 536

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 juin 2021

En présence de la juge responsable de la gestion de l’instance, Mireille Tabib

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION, ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeurs

et

BOZO JOZEPOVIC

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] La requête dont la Cour est saisie est présentée dans le cadre d’une action intentée par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile en vue d’obtenir un jugement déclaratoire portant notamment que l’acquisition de la citoyenneté canadienne du défendeur est intervenue par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels concernant sa participation à des crimes de guerre ou à des crimes contre l’humanité. Plus précisément, le défendeur est accusé d’avoir détenu et tué des musulmans de Bosnie en 1993. Les déclarations demandées auraient pour effet de révoquer la citoyenneté du défendeur. Selon ce dernier, elles mèneraient également à un constat d’interdiction de territoire au Canada, et il risquerait d’être expulsé.

[2] Les interrogatoires préalables étaient terminés, les rapports d’experts avaient été signifiés et la date du procès avait été fixée lorsque l’avocat du défendeur s’est retiré du dossier. Peu après, alors que le défendeur s’apprêtait à présenter une demande d’ajournement, la pandémie a frappé et a forcé l’ajournement de l’instance. Le défendeur a retenu les services d’un nouvel avocat, et l’examen du dossier par celui‑ci a donné lieu à la présente requête.

[3] Entre le dépôt et l’instruction de la requête, les parties ont précisé et réglé bon nombre de questions en litige. À la date de l’audience, les seules questions en litige dans le cadre de la présente requête étaient les suivantes :

  • La Cour devrait‑elle ordonner qu’il soit statué à titre préliminaire sur l’admissibilité de certains documents et de certaines parties du rapport d’expert des demandeurs au titre de l’alinéa 220(1)b) des Règles des Cours fédérales?

  • Les revendications des demandeurs en matière de privilège relatif au litige ou d’immunité d’intérêt public à l’égard de certains documents doivent‑elles être retenues?

I. Décision préliminaire sur des points concernant l’admissibilité

[4] Cette partie de la requête vise dix documents mentionnés dans le rapport d’expert des demandeurs, ainsi que les huit paragraphes du rapport d’expert dans lesquels ces documents sont abordés. Les documents semblent être des décisions judiciaires, des rapports d’enquête, des notes officielles, des déclarations de témoins et certaines parties des dossiers d’un procureur, et être tirés des dossiers du Tribunal pénal international pour l’ex‑Yougoslavie ou du Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux des Nations Unies. Il est admis que les demandeurs entendent présenter ces éléments de preuve en tant que pièces d’un tribunal visées à l’article 23 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C‑5, et non par le biais du témoignage des auteurs des documents ou d’autres témoins.

[5] Le défendeur est d’avis que les documents certifiés ou dont la certification (ou l’authentification) est proposée ne respectent pas les formalités prévues à l’article 23, car ils ne sont pas certifiés sous le sceau du tribunal comme tel, mais plutôt sous le sceau du Bureau du Procureur du Tribunal. De plus, le défendeur fait valoir que même si les documents étaient dûment certifiés, ils ne seraient toujours pas admissibles pour prouver la véracité de leur contenu; ils le seraient seulement pour prouver leur existence et le fait qu’ils sont des copies conformes des originaux. Toujours selon le défendeur, comme les documents sont prétendument inadmissibles sur la forme et le fond, les paragraphes du rapport d’expert dans lesquels ils sont abordés constituent une preuve par ouï‑dire inadmissible. En tout état de cause, le défendeur fait valoir que les paragraphes contestés du rapport constituent de simples énoncés des faits qui sont tirés de documents de tierces parties et qui dissimulent indûment, sous le couvert d’une preuve d’expert, des conclusions de fait que seul le juge de première instance peut tirer.

[6] Les demandeurs répondent que le Bureau du Procureur du Tribunal pénal international pour l’ex‑Yougoslavie agit essentiellement comme greffier de ce tribunal et que sa certification correspond en réalité à la certification du tribunal. Quant à la question de savoir si les documents peuvent constituer une preuve de leur contenu ou s’ils peuvent étayer une opinion d’expert admissible même s’ils ne peuvent être admis que pour prouver leur existence, les demandeurs affirment qu’il s’agit de questions complexes relatives à l’admissibilité, au poids et à la valeur probante de la preuve qui ne peuvent tout simplement pas être tranchées à titre préliminaire et qui doivent être réservées au juge de première instance.

[7] Le pouvoir discrétionnaire d’autoriser qu’il soit statué à titre préliminaire sur une question d’admissibilité [traduction] « doit être exercé avec beaucoup de retenue » (Cantwell v Canada (Minister of the Environment), 1990 CarswellNat 1316, 2 WDCP (2d) 44 au para 4). Les ordonnances d’autorisation devraient « se limiter aux questions générales d’admissibilité plutôt qu’aux questions plus particulières d’admissibilité de la preuve, lorsqu’il est nécessaire d’analyser le contexte dans lequel se situe la preuve » (Kirkbi AG c Ritvik Holdings Inc. / Gestions Ritvik Inc., [1998] ACF no 254 au para 18). En outre, elles ne devraient être prononcées que si la Cour est convaincue que cette mesure exceptionnelle est nécessaire pour trancher les questions d’une façon qui soit juste et la plus expéditive et économique possible.

[8] La Cour est convaincue que la question de savoir si la certification des documents satisfait aux exigences de l’article 23 de la Loi sur la preuve au Canada est une question générale d’admissibilité qui ne nécessite pas une évaluation du contexte dans lequel se situe la preuve et qui peut être tranchée de façon préliminaire. La Cour est également convaincue que le fait de trancher cette question pourrait avoir une grande incidence sur les éléments de preuve que le défendeur pourrait choisir de présenter au procès. Étant donné que la plus grande partie de ces éléments de preuve proviennent de l’ex‑Yougoslavie, leur collecte pourrait prendre du temps et nécessiter des ressources importantes. Il est dans l’intérêt de la justice que le défendeur sache avec certitude s’il doit ou non s’engager dans ce processus le plus rapidement possible.

[9] La question de savoir dans quel but les documents (s’ils sont jugés admissibles) peuvent être utilisés et celle de savoir si les parties contestées du rapport d’expert des demandeurs constituent une preuve d’expert admissible ou si elles demeurent valides dans l’éventualité où les documents seraient jugés non admissibles sont cependant des questions auxquelles seul le juge de première instance peut répondre, en tenant dûment compte de l’ensemble du contexte dans lequel se situe la preuve. De plus, la Cour n’est pas convaincue que le fait de trancher ces questions aurait une incidence importante sur le déroulement de l’instance. La Cour refuse donc d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’ordonner que ces questions supplémentaires soient tranchées à titre préliminaire.

II. Privilège relatif au litige et immunité d’intérêt public

[10] Les documents à l’égard desquels les demandeurs revendiquent un privilège se répartissent en deux catégories :

  • des documents qui ont été créés par la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) au cours de l’enquête qu’elle a menée en 2008 ou vers cette année‑là pour déterminer si le défendeur avait été complice de crimes contre l’humanité ou de crimes de guerre, et qui sont principalement composés d’enregistrements, de transcriptions et de notes d’entrevues avec des témoins, mais aussi d’une liste de témoins et d’un rapport d’enquête;

  • des documents qui ont été créés en 2016 par le ministère de la Justice en prévision du présent litige et qui sont composés d’affidavits de témoins et d’interprètes.

[11] Les demandeurs revendiquent à la fois le privilège relatif au litige et l’immunité d’intérêt public pour l’ensemble de ces documents.

[12] Il est bien établi en droit qu’il incombe à la partie qui revendique le privilège ou l’immunité de divulgation de démontrer que ce privilège ou cette indemnité existe bel et bien. De plus, nul ne conteste que, contrairement à l’immunité d’intérêt public, le privilège relatif au litige est un privilège générique. Le privilège relatif au litige s’applique à tous les documents dont on peut démontrer qu’ils ont été créés à la seule fin d’un litige réel ou prévu ou principalement en vue d’un tel litige, indépendamment de leur nature, de leur contenu, de leur pertinence ou de leur valeur probante. Cependant, pour que s’applique l’immunité d’intérêt public, il doit être démontré que les éléments de preuve ont été transmis de façon confidentielle, que le caractère confidentiel était essentiel aux rapports dans le cadre desquels la communication a été transmise et qu’il existe un intérêt public à l’égard de la non‑divulgation de ces éléments de preuve qui doit être protégé et qui l’emporte sur l’intérêt opposé à l’égard de la divulgation. Il faut mettre en balance, au cas par cas et document par document, des intérêts opposés, et cet exercice peut tenir compte de la pertinence ou de la valeur probante des renseignements (Administration de l’aéroport de Vancouver c Commissaire de la concurrence, 2018 CAF 24).

[13] La preuve présentée à la Cour est tout à fait insuffisante pour permettre aux demandeurs de démontrer qu’il existe une immunité d’intérêt public à l’égard de l’un ou l’autre des documents. Rien ne prouve que les déclarations des témoins ou les affidavits ont été transmis de façon confidentielle ou que le caractère confidentiel était essentiel aux rapports dans le cadre desquels la communication a été transmise. Comme les documents eux‑mêmes n’ont pas été présentés à la Cour, il est impossible pour celle‑ci de se livrer au type d’exercice nécessaire pour déterminer si, compte tenu de la pertinence ou de la valeur probante de l’un ou l’autre des documents, l’intérêt que représente la confidentialité est suffisamment impérieux pour l’emporter sur l’intérêt que représente leur divulgation pour la justice.

[14] La Cour est toutefois convaincue que les demandeurs ont soumis suffisamment d’éléments de preuve à l’appui de leur revendication du privilège relatif au litige. L’affidavit soumis par les demandeurs, même s’il a été souscrit sur la foi de renseignements tenus pour véridiques plutôt que sur le fondement de connaissances personnelles, indique expressément que les documents produits par la GRC l’ont été dans le seul et unique but d’enquêter sur la question de savoir si le défendeur avait été complice de crimes contre l’humanité ou de crimes de guerre de façon à pouvoir déterminer par la suite si la preuve justifiait qu’une poursuite civile ou criminelle soit intentée contre lui. La Cour rejette les arguments du défendeur selon lesquels la déposante aurait dû nommer un ou plusieurs représentants du programme sur les crimes de guerre du ministère de la Justice comme source d’information pour cette déclaration, ainsi que ses arguments selon lesquels, compte tenu des circonstances et en dépit du paragraphe 81(1) des Règles des Cours fédérales, il était nécessaire d’expliquer pourquoi ce n’est pas la source principale des éléments de preuve qui a signé l’affidavit. Les documents en cause, tels qu’ils sont décrits dans l’affidavit de documents, sont des déclarations de témoins bosniaques qui ont été recueillies par des membres de la GRC au cours d’une période précise en 2008 et qui concernent une seule série identifiable d’événements survenus à Polijani en juin 1993, ainsi que des documents connexes. La nature même des documents corrobore la déclaration de la déposante et est plus que suffisante pour appuyer et justifier implicitement la croyance de la déposante quant à la véracité des renseignements qui lui ont été fournis. S’il y avait eu une autre explication raisonnable ou convaincante quant à la façon dont ces documents auraient pu exister sans que le privilège relatif au litige revendiqué s’applique, le défendeur aurait pu procéder à un contre‑interrogatoire de la déposante à ce propos. Ce n’est pas le cas, et la Cour est convaincue que les demandeurs se sont acquittés du fardeau qui leur incombait de prouver que les documents d’enquête de la GRC dans cette affaire ont été créés uniquement en prévision du litige et que le privilège relatif au litige a été établi.

[15] L’affidavit déposé par les demandeurs contient également des déclarations tenues pour véridiques sur la foi de renseignements transmis par un avocat du ministère de la Justice selon lesquelles les documents créés par le ministère de la Justice en 2016 l’ont été en prévision du litige et à cette seule fin. Pour les mêmes raisons que celles exposées ci‑dessus, la Cour est convaincue que ces documents sont aussi protégés par le privilège relatif au litige.

[16] Cette conclusion ne permet pas pour autant de régler la question. Le défendeur soutient que, compte tenu de la gravité des conséquences que pourraient avoir sur lui les déclarations demandées, les principes de l’arrêt Stinchcombe s’appliquent en l’espèce et la revendication par les demandeurs du privilège relatif au litige doit céder le pas à son droit à une divulgation complète de la preuve. Les demandeurs ne contestent pas que les principes de l’arrêt Stinchcombe, lorsqu’ils s’appliquent, ont pour effet d’obliger la divulgation de documents d’enquête qui seraient autrement protégés par le privilège relatif au litige. Les demandeurs soutiennent par contre que la procédure de révocation de la citoyenneté n’entraîne pas l’application des principes de l’arrêt Stinchcombe parce que, comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Obodzinsky, [2000] ACF no 1675, elle ne met pas en cause l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte).

[17] Le problème avec la thèse des demandeurs, c’est qu’elle repose sur l’hypothèse selon laquelle les principes de l’arrêt Stinchcombe ne s’appliquent que dans les affaires où l’article 7 de la Charte est en cause. Cette hypothèse est incorrecte, comme le démontre largement l’analyse effectuée par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Sheriff c Canada (Procureur général), 2006 CAF 139. Dans cette affaire, la Cour d’appel fédérale a statué que, même si la Cour suprême du Canada a conclu dans l’arrêt May c Établissement Ferndale, [2005] 3 RCS 809, que les principes de l’arrêt Stinchcombe ne s’appliquent pas dans le contexte administratif, il existe des exceptions à cette règle, lorsqu’une norme de divulgation plus rigoureuse se justifie par les conséquences graves des procédures pour l’accusé :

29 Si la Cour suprême déclare sans ambiguïté que « [l]es principes de l’arrêt Stinchcombe ne s’appliquent pas dans ce contexte administratif », elle ne veut manifestement pas parler des auditions relatives aux licences de syndics, où les syndics en cause risquent la perte de leurs moyens d’existence et de leur réputation professionnelle. Or, dans le présent appel, l’innocence des syndics, c’est‑à‑dire leur réputation, est en jeu. Par conséquent, je verrais dans l’examen de la licence d’un syndic de faillite par le BSF une exception à la règle établie par l’arrêt May.

30 Il est à noter que notre Cour a rejeté à plusieurs reprises des requêtes en communication de la totalité des documents afférents à une enquête; voir CIBA‑Geigy Canada Ltée c. Canada (Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés), [1994] A.C.F. no 884 (C.A.) (QL); et Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Loi sur la concurrence) c. D & B Companies of Canada Ltd., [1994] A.C.F. no 1643 (C.A.) (QL). Cependant, ces affaires peuvent être facilement distinguées du présent appel du fait de la nature de l’action. S’il est vrai que CIBA et D & B comportaient la possibilité de difficultés économiques pour les sociétés appelantes, aucune de ces affaires ne mettait en jeu le droit de travailler ou la réputation professionnelle d’une personne physique. Les intérêts des appelantes dans ces affaires ne pouvaient se comparer à ceux des accusés dans une procédure pénale; par conséquent, une norme de communication moins rigoureuse s’imposait.

31 Par contre, nos tribunaux judiciaires ont à plusieurs reprises reconnu la nécessité d’une norme de procédure plus rigoureuse pour les instances disciplinaires des professions lorsque est en jeu le droit de poursuivre l’exercice de sa profession ou de conserver son emploi; voir Kane c. Conseil d’administration (Université de la Colombie‑Britannique), [1980] 1 R.C.S. 1105, à la page 1113; et Brown et Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada, édition à feuilles mobiles Toronto, Canvasback Publishing, 1998, aux pages 9‑57 et 9‑58. Cette norme de communication plus rigoureuse doit être suivie, que la province en question reconnaisse ou non l’applicabilité aux affaires en question de l’article 7 de la Charte […]

32 La rigueur plus grande de la norme de communication se justifie par les conséquences sérieuses des procédures dont il s’agit pour la carrière et la position sociale de la personne qui en fait l’objet. Certains tribunaux judiciaires ont fait observer qu’une déclaration d’inconduite professionnelle peut se révéler plus grave qu’une condamnation au pénal; voir Howe v. Institute of Chartered Accountants of Ontario (1994), 19 O.R. (3d) 483 (C.A.), le juge Laskin, dissident, aux pages 495 et 496; et Re Emerson and Law Society of Upper Canada (1983), 44 O.R. (2d) 729, à la page 744.

33 Les tribunaux judiciaires provinciaux continuent d’étendre les obligations de communication dans les auditions disciplinaires des professions, appliquant les principes de Stinchcombe aux affaires où l’organisme administratif pourrait retirer ou restreindre le droit d’exercice de la profession ou porter gravement atteinte à la réputation professionnelle; voir Hammami v. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [1977] 9 W.W.R. 301 (C.S.C.‑B.), au paragraphe 75; et Milner v. Registered Nurses Assn. of British Columbia (1999), 71 B.C.L.R. (3d) 372 (C.S.). Dans l’arrêt Stinchcombe, la Cour suprême du Canada a statué que le ministère public est soumis à l’obligation générale de communiquer à l’accusé tous les éléments de preuve qui pourraient l’aider dans sa défense, même ceux que l’accusation ne prévoit pas de produire. Si ces principes ne s’appliquaient à l’origine qu’au contexte du droit pénal, les analogies entre les poursuites au pénal et les auditions disciplinaires s’avèrent telles que les objectifs sont, selon mon analyse, les mêmes, soit la recherche de la vérité et l’obtention du résultat juste.

(Non souligné dans l’original.)

[18] Il ressort clairement de ces déclarations que l’application des principes de l’arrêt Stinchcombe ne se limite pas aux procédures criminelles ou aux procédures dans lesquelles l’article 7 de la Charte s’applique. Il ressort également du raisonnement de la Cour d’appel fédérale que le facteur déterminant pour savoir si la norme de divulgation établie dans l’arrêt Stinchcombe s’applique ou non ne réside pas dans la nature de l’action, qualifiée arbitrairement de « procédure criminelle », de « procédure administrative » ou d’« instance disciplinaire », mais dans la gravité des conséquences de la procédure sur les droits personnels, la réputation, la carrière et le statut de l’accusé dans la collectivité. Il est incontestable que les conséquences des déclarations demandées par les demandeurs en l’espèce sont graves. Les accusations portées contre le défendeur ne mettent peut‑être pas en cause ses droits garantis par l’article 7 de la Charte, mais elles sont bien plus graves que tous les actes d’inconduite professionnelle reprochés aux accusés dans les affaires Sheriff, Law Society of Upper Canada v Savone, 2016 ONSC 3378, Pope (Re), 2011 LNOCRCVM 23, et Howe v Institute of Chartered Accountants of Ontario, [1994] OJ No 1803, dans lesquelles le tribunal a jugé que les principes de l’arrêt Stinchcombe s’appliquaient. En soi, les conséquences pour un accusé d’être déclaré criminel de guerre ou d’être reconnu coupable d’avoir commis des crimes contre l’humanité seraient dévastatrices pour sa réputation personnelle et son statut dans la collectivité. La perte de la citoyenneté canadienne entraîne des conséquences beaucoup plus graves sur la capacité d’une personne à travailler et à entreprendre une carrière au Canada que la perte d’une accréditation professionnelle. Dans la mesure où les déclarations demandées sont un prélude à une éventuelle procédure d’expulsion, leurs conséquences se rapprochent encore plus de celles d’une procédure criminelle que de celles d’une procédure disciplinaire. La Cour ne voit pas comment le raisonnement de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Sheriff pourrait ne pas s’appliquer dans la présente affaire.

[19] La Cour est convaincue qu’une norme de divulgation plus rigoureuse doit s’appliquer en l’espèce et que cette norme a préséance sur la revendication par les demandeurs du privilège relatif au litige concernant les documents d’enquête créés par la GRC. En ce qui concerne les documents créés par le ministère de la Justice, étant donné qu’ils ont été directement créés par des avocats et que la période écoulée entre leur production et le début du litige est beaucoup moins importante que pour les documents d’enquête de la GRC, la Cour est d’avis qu’ils font partie du dossier des avocats et qu’ils ne sont susceptibles de divulgation que dans la mesure où ils contiennent des déclarations disculpatoires, et seulement dans cette mesure. Il incombe aux avocats des demandeurs — en tant qu’officiers de justice —, et non à la Cour, de déterminer si c’est le cas.

[20] Les demandeurs ont demandé à la Cour — si elle conclut que l’un ou l’autre des documents doit être divulgué — d’imposer au défendeur l’obligation de garder les documents confidentiels et de ne pas les déposer publiquement ou les dévoiler à une tierce partie avant qu’ils aient une possibilité raisonnable de présenter une requête en confidentialité concernant la totalité ou une partie de leur contenu. Le défendeur ne s’est pas opposé à l’imposition d’une telle mesure.

III. Dépens

[21] Le défendeur soutient qu’il devrait avoir droit à ses dépens dans la présente requête, quelle que soit l’issue de la cause et indépendamment du succès de la procédure en ce qui concerne les questions en litige qui devaient être tranchées à l’audience, parce qu’il a été contraint de déposer la présente requête pour inciter les demandeurs à revoir leur revendication générale de privilège et d’immunité à l’égard de parties importantes de leur affidavit de documents. La Cour n’est pas convaincue que les éléments de la requête sur lesquels les parties se sont entendues n’auraient pas pu être résolus si la présente requête n’avait pas été déposée. Quant aux éléments de la requête qui ont fait l’objet d’un débat, aucune des parties n’a entièrement obtenu gain de cause. Par conséquent, la Cour conclut que les dépens devraient suivre l’issue de la cause.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

  1. Par application de l’alinéa 220(1)b) des Règles des Cours fédérales, la Cour doit statuer à titre préliminaire sur la question de savoir si les documents joints à titre de pièce C à l’affidavit de My Ngoc Thai, déposé dans le dossier de requête du défendeur, sont admissibles en preuve au titre de l’article 23 de la Loi sur la preuve au Canada s’ils portent la certification jointe à titre de pièce A à l’affidavit de Karen Mendonca, déposé dans le dossier de requête en réponse des demandeurs.

  2. La décision relative à l’admissibilité doit être rendue en fonction de la preuve par affidavit qui sera déposée par les demandeurs pour appuyer leur position selon laquelle la certification répond aux exigences de l’article 23 de la Loi sur la preuve au Canada, de tout affidavit qui pourrait être déposé en réponse par le défendeur et de la transcription de tout contre‑interrogatoire sur ces affidavits. Les demandeurs doivent signifier leurs affidavits au défendeur dans les 14 jours de la date de la présente ordonnance. Le défendeur peut signifier des affidavits en réponse aux demandeurs, dans les 7 jours de la date de signification des affidavits des demandeurs. S’il doit y avoir des contre‑interrogatoires sur les affidavits, ceux‑ci doivent être menés dans les 7 jours de la signification des affidavits du défendeur.

  3. Le défendeur doit signifier et déposer un dossier de requête dans lequel figureront tous les éléments de preuve obtenus conformément au paragraphe précédent, ainsi que des observations écrites expliquant pourquoi les documents ne sont pas admissibles au titre de l’article 23 de la Loi sur la preuve au Canada, dans les 7 jours suivant la fin de la période prévue pour les contre‑interrogatoires.

  4. Les demandeurs doivent signifier et déposer des observations écrites en réponse dans les 5 jours de la signification du dossier de requête du défendeur.

  5. Les plaidoiries auront lieu dès que possible après le 19 juillet 2021dans le cadre d’une vidéoconférence sur la plateforme Zoom d’une durée maximale de deux heures.

  6. Les demandeurs doivent divulguer au défendeur les documents qui ont été créés par la GRC et qui sont énumérés à l’annexe 2 de leur affidavit de documents daté du 26 mars 2021.

  7. Le défendeur ne doit pas déposer devant la Cour ni dévoiler à une tierce partie les documents divulgués aux termes du paragraphe 6 de la présente ordonnance avant qu’il soit statué sur toute requête en confidentialité que les demandeurs pourraient signifier et déposer dans les 10 jours de la date de la présente ordonnance.

  8. Les dépens de la présente requête suivront l’issue de la cause.

« Mireille Tabib »

Juge responsable de la gestion de l’instance

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T‑1862‑17

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c BOZO JOZEPOVIC

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 mai 2021

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA juge RESPONSABLE DE LA GESTION DE L’INSTANCE, mireille tabib

DATE DES MOTIFS :

Le 3 juin 2021

COMPARUTIONS :

Negar Hashemi

Judy Michaely

POUR LES DEMANDEURS

Ronald Poulton

Edward Babin

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Poulton Law Office

Société professionnelle

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

Babin Bessner Spry

Cabinet d’avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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