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Date : 19991112


Dossier : IMM-2394-99

Ottawa (Ontario), le 12 novembre 1999

EN PRÉSENCE DE MADAME LE JUGE SHARLOW

ENTRE :

     NIRANJAN CLAUDE FABIAN et SHANKRI FABIAN

     représentée par son tuteur à l"instance Nilanthi Kanathasan,

     demandeurs,

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE et

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L"IMMIGRATION,

     défendeurs.


     MOTIFS DE L"ORDONNANCE ET ORDONNANCE



[1]          Niranjan Claude Fabian est né au Sri Lanka en 1969. Il est arrivé au Canada le 25 juin 1990 et il a revendiqué le statut de réfugié, qui lui a été reconnu le 21 mars 1991. Il est devenu résident permanent du Canada le 24 février 1995.

[2]          Le 25 mars 1998, M. Fabian a été déclaré coupable de trois infractions criminelles : complot en vu de commettre un acte criminel (fabrication d"un faux passeport canadien), complot en vue de commettre des voies de fait causant des lésions corporelles et tentative d"entrave à la justice. Il a été condamné à des peines consécutives totalisant 16 mois d"emprisonnement. Le juge qui a prononcé la sentence a dit ce qui suit :

     [Traduction] [...] pour évaluer le caractère criminel des activités de M. Fabian et déterminer la peine qui convient, je dois tenir compte du fait qu"il était prêt, pour protéger son intérêt dans le commerce illégal de passeports, à aller jusqu"à faire usage de violence, ce qui aurait pu causer des blessures à des tiers innocents. L"étendue de ses activités criminelles et de son état d"esprit criminel révèle qu"il a bien peu de respect pour la loi.

[3]      L"arrestation et la condamnation de M. Fabian ont fait l"objet d"une certaine publicité dans les journaux à Toronto, qui ont identifié M. Fabian comme un membre des VVT, dont on dit qu"ils constituent une bande criminelle tamoule rivale d"une autre bande criminelle tamoule appelée AK Kannon. Un journal de Colombo a reproduit certains renseignements publiés par les journaux canadiens.

[4]      L"avocat de M. Fabian soutient que son client a aussi été identifié publiquement, mais à tort, comme un membre ou un ancien membre des Tigres libérateurs de l"Eelam Tamoul, le L.T.T.E. Le fait qu"il a été identifié comme tel est établi par un affidavit soumis par le ministre en l"espèce, auquel était joint un extrait du rapport rédigé en 1998 par le corps policier de la communauté urbaine de Toronto sur le crime organisé tamoul. La véracité des allégations faites dans ce rapport sont en litige, mais je reconnais qu"elles ont été faites et qu"elle ont reçu une certaine publicité.


[5]      Les déclarations de culpabilité de M. Fabian ont donné lieu à un rapport daté du 2 avril 1998, qui conclut que M. Fabian est une personne décrite à l"alinéa 27(1)d ). Ce rapport s"appuie sur le fait indéniable qu"il a été déclaré coupable d"une infraction pour laquelle une peine d"emprisonnement de plus de six mois a été imposée ou qui peut être punissable d"un emprisonnement maximal égal ou supérieur à cinq ans.

[6]      Un rapport rédigé en vertu de l"alinéa 27(1)d ) peut entraîner le renvoi, en bout de ligne. Toutefois, les paragraphes 53(1) et 70(3) de la Loi sur l"immigration permet aux réfugiés au sens de la Convention de bénéficier d"une mesure de réparation spéciale contre leur renvoi éventuel.

[7]      Le paragraphe 53(1) interdit, en règle générale, le renvoi d"un réfugié au sens de la Convention vers un pays où sa vie ou sa liberté seraient menacées du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques. Toutefois, cette interdiction comporte plusieurs exceptions. L"une d"elles est énoncée à l"alinéa 53(1)d ), qui s"applique à une personne qui relève du cas visé à l"alinéa 27(1)d ) et qui constitue, selon le ministre, un danger pour le public au Canada.

[8]      Le paragraphe 70(3) permet à un réfugié au sens de la Convention contre qui une mesure de renvoi a été prise d"interjeter appel devant la Section d"appel pour faire annuler la mesure de renvoi ou surseoir à son exécution en invoquant une question de droit ou de fait, ou le fait que, pour des raisons d"ordre humanitaire, elle ne devrait pas être renvoyée du Canada. Cette règle comporte elle aussi des exceptions. L"alinéa 70(5)c ) prive de ce droit d"appel la personne qui relève du cas visé à l"alinéa 27(1)d ) et qui constitue, selon le ministre, un danger pour le public au Canada.

[9]      Après avoir été identifié comme une personne relevant du cas visé à l"alinéa 27(1)d ), M. Fabian a été informé, par une lettre datée du 12 mai 1998, que le ministre étudiait la question de savoir s"il constituait un danger pour le public au Canada. On lui a donné la possibilité de présenter des observations par écrit, possibilité dont il s"est prévalu par l"entremise de son avocat. Les observations présentées par l"avocat de M. Fabian traitaient de plusieurs questions, dont les circonstances entourant la perpétration des infractions, les possibilités de réadaptation, le risque que courrait M. Fabian s"il était renvoyé au Sri Lanka, les difficultés qui en résulteraient pour son épouse et son enfant, âgée de cinq ans, ainsi que l"appui de la communauté sur lequel il pourrait compter au Canada.

[10]      L"agente de réexamen a examiné les observations présentées par l"avocat de M. Fabian et a formulé des commentaires à leur égard dans son rapport au délégué du ministre. Elle a aussi tenu compte de plusieurs documents publics concernant le Sri Lanka et de documents relatifs à la revendication du statut de réfugié de M. Fabian et à ses infractions criminelles, dont les commentaires formulés par le juge qui a prononcé la sentence dont il est question plus haut. Le rapport de l"agente de réexamen dit :

     [Traduction] [...] il est vraisemblable que M. Fabian pourra subir des traitements sévères ou inhumains de la part des autorités gouvernementales à son retour au Sri Lanka comme le mentionne le rapport sur ce pays. J"ai tenu compte des obligations qui incombent au Canada en vertu de la Convention contre la torture et je crois néanmoins que le risque que M. Fabian représente pour le public au Canada en raison de la nature et de la gravité de ses activités criminelles au Canada dépasse nettement le risque qu"il courrait en retournant au Sri Lanka.

[11]      Le 25 août 1998, un délégué du ministre a émis l"opinion que M. Fabian constituait un danger pour le public au Canada. En conséquence, M. Fabian risque d"être renvoyé au Sri Lanka, le pays à l"égard duquel il a revendiqué le statut de réfugié en 1990, et il ne peut interjeter appel devant la Section d"appel afin d"obtenir réparation pour des motifs d"ordre humanitaire.

[12]      Le 14 septembre 1998, M. Fabian a demandé l"autorisation d"introduire une demande de contrôle judiciaire à l"encontre de l"opinion portant qu"il constitue un danger. Le juge McGillis a sursis à l"exécution de la mesure de renvoi jusqu"à l"issue de cette demande. Il semble qu"au moins une partie du fondement factuel de la demande de sursis concerne des documents fournis par le ministre qui n"avaient pas été divulgués auparavant à l"avocat de M. Fabian. En plus d"accueillir la demande de sursis, le juge McGillis a autorisé la modification de la demande d"autorisation afin qu"elle traite de ces documents additionnels.

[13]      La demande d"autorisation modifiée a été déposée le 5 février 1999. Une réponse à la demande d"autorisation modifiée a été déposée au nom du ministre le 26 février 1999. La demande d"autorisation a été rejetée le 14 avril 1999. Aucune question fondée sur la Charte n"a été soulevée dans la demande d"autorisation initiale, ni dans la demande d"autorisation modifiée.

[14]      Le rejet de la demande d"autorisation a levé tous les obstacles légaux à l"exécution de la mesure de renvoi prise contre M. Fabian. Je suppose que la destination prévue du renvoi est le Sri Lanka. La demande de M. Fabian s"appuie apparemment sur cette prémisse et le ministre n"a pas laissé entendre qu"une autre destination était envisagée ou possible.

[15]      M. Fabian et son enfant mineure Shankri Fabian ont introduit l"instance le 11 mai 1999 en déposant une déclaration. Ils soutiennent que les dispositions de la Loi sur l"immigration utilisées pour renvoyer M. Fabian du Canada et le processus de renvoi auquel ont eu recours les représentants du ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration ne sont pas valables parce qu"ils portent atteinte au droit conféré aux demandeurs par l"article 7 de la Charte des droits et libertés . Ils veulent empêcher le ministre de renvoyer M. Fabian du Canada jusqu"à ce que sa situation ait été examinée en conformité avec la Charte . Le ministre a déposé une défense le 25 juin 1999.

[16]      Le 11 juin 1999, M. Fabian et son enfant ont présenté la présente requête en vue d"obtenir une injonction interlocutoire contre l"exécution de la mesure de renvoi jusqu"à ce que leurs demandes fondées sur la Charte aient été tranchées.

[17]      La requête en injonction interlocutoire ne peut être accueillie que si trois conditions sont remplies. Premièrement, la déclaration doit révéler qu"il existe une question grave à trancher. Deuxièmement, il doit être établi que M. Fabian et son enfant subiront un préjudice irréparable si l"injonction n"est pas accordée. Enfin, la prépondérance des inconvénients doit être favorable à M. Fabian et à son enfant, en ce sens que le préjudice éventuel que leur causerait le rejet de la requête en injonction dépasse tout préjudice que l"injonction entraînerait éventuellement pour le ministre : Toth c. Canada (Ministre de l"Emploi et de l"Immigration) (1988), 86 N.R. 302 (C.A.F.); American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396. Dans le cadre d"une demande de sursis d"exécution d"une mesure de renvoi, il faut considérer l"intérêt du ministre comme un substitut à l"intérêt du public.

[18]      Les questions fondées sur la Charte que soulève la déclaration semble identiques, pour l"essentiel, à celles dont la Cour d"appel fédérale est actuellement saisie dans l"affaire Suresh c. Canada (Ministre de l"Emploi et de l"Immigration), Dossier no A-415-99. L"appel dans l"affaire Suresh a été entendu et est présentement en délibéré. L"avocat de M. Fabian soutient qu"il suffit de démontrer qu"il existe une question grave à trancher.

[19]      Toutefois, l"affaire n"est pas aussi simple. Le ministre fait valoir que M. Fabian ne peut soulever ces questions fondées sur la Charte parce qu"il aurait pu le faire dans le contexte de sa demande d"autorisation d"introduire une demande de contrôle judiciaire à l"encontre de l"opinion portant qu"il constitue un danger. Cet argument constitue essentiellement un moyen de défense fondé sur la doctrine de la chose jugée, résumée de façon pratique dans l"arrêt Thomas v. Trinidad and Tobago (Attorney General) (1990), 115 N.R. 313 (C.P.), aux pages 316 et 317 :

     [Traduction] Les principes applicables en matière de chose jugée ne sont pas contestés et ont été examinés en détail dans le jugement de la Cour d'appel. L'intérêt public exige qu'il y ait un terme aux litiges et que personne ne devrait faire l'objet d'une action intentée par la même personne plus d'une fois sur la même question. Ce principe ne s'applique pas seulement lorsque le redressement recherché et les motifs invoqués sont les mêmes dans la deuxième action que dans la première, mais aussi lorsque l'objet des deux actions est le même et que l'on cherche à invoquer dans le cadre de la deuxième action des questions de fait ou de droit directement liées qui auraient pu être soulevées dans le cadre de la première action mais qui ne l'ont pas été. L'énoncé classique sur le sujet se trouve dans l'extrait suivant du jugement rendu par le vice-chancelier Wigram dans Henderson v. Henderson (1843), 3 Hare 100, à la page 115:
         "[. . .] lorsqu'une question donnée devient l'objet d'un litige devant être tranché par un tribunal compétent, la cour exige des parties à ce litige qu'elles fassent valoir l'ensemble des éléments de leur affaire et elle ne leur permettra pas (à moins de circonstances exceptionnelles) de revenir avec le même objet dans un autre litige relativement à des questions qui auraient pu être soulevées dans le cadre du premier litige mais qui ne l'ont pas été uniquement parce que les parties ont, par négligence, par erreur ou même en raison d'un cas fortuit, omis de soulever certains éléments. Le principe de la chose jugée s'applique, à moins de circonstances exceptionnelles, non seulement aux éléments sur lesquels les parties ont expressément demandé à la cour de se prononcer, mais aussi à chacun des éléments qui font logiquement partie de l'objet du litige et que les parties auraient pu soulever à l'époque si elles avaient fait preuve de diligence raisonnable."
     Les principes énoncés dans cette remarque incidente ont été repris à de nombreuses occasions, dont il suffit d'en mentionner seulement trois. Dans Hoystead v. Commissioner of Taxation, [1926] A.C. 155, lord Shaw de Dunfermline, qui a rendu la décision du Comité a dit, à la page 165:
         "Il n'est pas permis aux parties de commencer de nouveaux litiges fondés sur de nouveaux arguments relativement aux conclusions appropriées que devrait tirer la cour à l'égard des conséquences juridiques de l'interprétation des documents ou du poids à accorder à certains faits. Si cela était permis, les litiges ne prendraient fin qu'à l'épuisement de la créativité juridique."
     Dans Greenhalgh v. Mallard, [1947] 2 All E.R. 255, le lord juge Somervell a dit, à la page 257:
         "Je pense que, selon la jurisprudence à laquelle je vais faire référence, il serait exact de dire que le principe de la chose jugée en cette matière n'est pas restreint aux questions que l'on demande à la cour de trancher, mais qu'il s'étend aux questions et aux faits dont il est tellement clair qu'ils font partie de l'objet du litige et qu'ils auraient pu être soulevés que la cour commettrait un abus de procédure en permettant le commencement d'une nouvelle instance portant sur ceux-ci."
     Dans Yat Tung Co. v. Dao Heng Bank, [1975] A.C. 581, lord Kilbrandon, qui a rendu la décision du Comité, a cité l'extrait susmentionné du jugement du vice-chancelier Wigram et a poursuivi, à la page 590:
         " Le pouvoir d'interdire que l'" objet d'un litige " soit soulevé de nouveau"pouvoir qui ne devrait être exercé par les tribunaux qu'après une analyse exhaustive de l'ensemble des circonstances"est limité aux cas où une question aurait été soulevée plus tôt s'il y avait eu diligence raisonnable. De plus, bien que la négligence, l'erreur et même le cas fortuit ne constituent pas des excuses suffisantes, il existe néanmoins des "    circonstances exceptionnelles " qui permettent la non-application de la règle dans les cas où l'intérêt de la justice l'exige. "

[20]      Cet extrait de la décision Thomas a été appliqué par la Cour d"appel fédérale dans l"affaire Canada c. Chevron Canada Resources Ltd., [1999] 1 C.F. 349, à la page 367 (C.A.F.).

[21]      Par conséquent, si les questions fondées sur la Charte soulevées dans la déclaration faisaient partie intégrante du litige qui a été ou aurait dû être soumis au tribunal dans le cadre de la demande d"autorisation relative à l"opinion portant que le demandeur constituait un danger, M. Fabian ne devrait pas être autorisé à les soulever à moins que des circonstances exceptionnelles le justifient son omission de les soulever plus tôt.

[22]      L"avocat de M. Fabian soutient qu"il n"aurait pas pu soulever les questions fondées sur la Charte dans le contexte de la demande d"autorisation. Il affirme qu"en septembre 1998 (lorsque la demande d"autorisation a été déposée à l"origine) et en février 1999 (lorsque la demande d"autorisation modifiée a été déposée), la Cour avait statué que la constitutionnalité des dispositions relatives à l"opinion qu"une personne constitue un danger ne pouvait être soulevée dans le cadre d"une demande de contrôle judiciaire : Gwala c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration), [1998] 4 C.F. 43 (C.F. 1re inst.), jugement prononcé le 25 mai 1998, et Said c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration), [1999] 2 C.F. 592 (C.F. 1re inst.), jugement prononcé le 11 février 1999. Il dit que ce n"est que récemment que la Cour d"appel fédérale a statué que ces dispositions législatives pouvaient être contestées pour des motifs fondés sur la Charte dans le cadre d"une demande de contrôle judiciaire : Gwala c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration), [1999] 3 C.F. 402 (C.A.F.), arrêt prononcé le 21 mai 1999, suivi dans Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration), [1999] A.C.F. no 865 (QL) (C.F. 1re inst.), jugement prononcé le 11 juin 1999.

[23]      Je doute que l"état du droit en février 1999 ait interdit de soulever, dans le cadre de la demande d"autorisation, les questions substantielles fondées sur la Charte énoncées dans la déclaration, même si la réparation demandée équivalait presque à une déclaration portant que la loi est invalide. De nombreuses décisions rendues bien avant l"introduction de l"instance traitaient de la constitutionnalité d"une opinion portant qu"une personne constitue un danger. Je me contenterai de mentionner les affaires Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration), [1997] 2 C.F. 646 (C.A.F.) et Raza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration), [1999] 2 C.F. 185 (C.F. 1re inst.), tranchée le 14 décembre 1998.

[24]      Néanmoins, l"applicabilité de la doctrine de la chose jugée en l"espèce est suffisamment incertaine pour que je suppose, sans me prononcer effectivement, qu"il peut exister en l"espèce des circonstances exceptionnelles pour lesquelles le moyen de défense de la chose jugée invoqué par le ministre devrait être rejeté.

[25]      Je retiens la prétention de l"avocat de M. Fabian selon lequel il existe une question grave à trancher. Je fonde cette conclusion sur la décision imminente dans l"affaire Suresh c. Canada (Ministre de l"Emploi et de l"Immigration), no de dossier A-415-99.

[26]      Je reconnais aussi qu"il existe un risque que M. Fabian subisse un préjudice irréparable s"il est renvoyé au Sri Lanka. Les conclusions précitées de l"agente de réexamen, combinées à la preuve des antécédents en matière de respect des droits de la personne au Sri Lanka, suffisent à l"établir. Sur ce point, je m"appuie aussi sur les propos tenus par le juge Robertson, de la Cour d"appel, qui a accueilli une requête en sursis de l"exécution de la mesure de renvoi dans l"affaire Suresh (voir Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration) (1999), 176 D.L.R. (4th) 296, aux paragraphes 12 à 17) :

     ... il est difficile de présumer le sort qui peut attendre une personne devant être renvoyée dans un pays dont les antécédents en matière de respect des droits de la personne tombent au-dessous des normes canadiennes ou internationales. Il m'a toujours paru difficile de reconnaître que lorsque la Chambre des lords a formulé le critère à trois volets dans l'arrêt de principe American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd ., [1975] A.C. 396, elle a tenu compte de son applicabilité dans le contexte des droits de la personne. C'est uniquement dans un contexte commercial semblable à celui de l'arrêt American Cyanamid qu'un tribunal parlerait de préjudice irréparable du point de vue d'un préjudice qui ne peut être réparé par l'octroi d'une somme d'argent. Aucune violation d'un droit humain fondamental ne peut être mesurée avec précision ou réparée par l'octroi d'une somme d'argent. C'est particulièrement vrai dans des affaires en matière d'immigration comportant le renvoi dans un pays qui ne respecte pas les normes internationales en matière de droits de la personne. Quoi qu'il en soit, il est également vrai que le droit absolu de demeurer au Canada n'existe pas, en particulier dans le cas des personnes dont le ministre a des motifs raisonnables de croire qu'elles sont des terroristes ou de fervents partisans du terrorisme. En dernière analyse, la prépondérance des inconvénients peut devoir privilégier l'intérêt public plutôt que les intérêts d'une personne qui doit être renvoyée dans un pays dans lequel les droits de la personne ne sont pas respectés. Toutefois, il est inutile à ce stade-ci de s'appesantir sur le sort qui peut attendre M. Suresh s'il est renvoyé au Sri Lanka, car il existe un autre motif en fonction duquel on peut conclure qu'il subira un préjudice irréparable si sa demande de sursis n'est pas accueillie.
     [13] À l'évidence, il est possible de répondre à la question du préjudice irréparable de deux façons. La première consiste à évaluer le risque de préjudice personnel en cas de renvoi dans un pays donné. La seconde consiste à évaluer l'effet du rejet d'une demande de sursis sur le droit d'une personne d'obtenir une décision sur le fond de sa cause et de profiter des avantages rattachés à une décision positive.
     [14] L'autre moyen invoqué par l'avocat de M. Suresh est que l'appel en instance deviendra "    sans objet " ou "    futile " si M. Suresh est expulsé avant l'audition de son appel. En supposant que M. Suresh soit déporté et détenu au Sri Lanka avant l'audition de son appel, et en supposant que son appel soit accueilli, une décision favorable à M. Suresh quant à la contestation constitutionnelle serait une fausse victoire puisqu'il est peu probable que les autorités sri-lankaises le mettraient en liberté et, partant, il ne serait pas en mesure de profiter des fruits de sa victoire, c'est-à-dire, fort probablement, le droit de demeurer au Canada jusqu'à ce qu'une décision soit rendue sur son cas en conformité avec la Charte. S'il devait demeurer au Canada et avoir gain de cause en appel, je présume que le ministre ne serait pas en mesure de donner suite à la mesure d'expulsion.
     [...]
     [17] Sous réserve du facteur de la prépondérance des inconvénients, il me semble que des appelants comme M. Suresh ont le droit d'être entendus avant d'être expulsés. [...] Ces affaires soulèvent, dans l'optique de la Charte, des questions graves concernant un mécanisme complexe pour renvoyer des personnes du Canada et la possibilité qu'elles fassent l'objet d'un traitement inhumain à leur arrivée dans leur ancienne patrie. Jusqu'à ce que ces questions soient décidées, il n'est que juste que des appelants comme M. Suresh soient autorisés à demeurer au Canada. Il peut y avoir des cas où une personne peut revenir au Canada après avoir été expulsée et avoir obtenu gain de cause en appel, mais ce n'est pas le cas en l'espèce.

[27]      Je ne suis toutefois pas convaincue que la prépondérance des inconvénients est favorable à M. Fabian. La sécurité personnelle de M. Fabian doit être soupesée en regard de l"intérêt qu"a le public, représenté par le ministre, dans la sécurité du public.

[28]      Sur ce point, il est possible d"établir une distinction avec la situation visée par l"arrêt Suresh . Dans Suresh, aucune preuve n"établissait que le requérant avait commis des actes de violence au Canada. Le ministre entendait renvoyer M. Suresh en raison de son association avec une organisation impliquée dans des actes de terrorisme dans un autre pays. Compte tenu de ces faits, le juge Robertson a conclu que la prépondérance des probabilités était favorable à M. Suresh. Les faits en cause en l"espèce sont très différents. Il n"est pas contesté que M. Fabian a commis des actes de violence au Canada et que ses activités criminelles sont liées à son appartenance à une bande criminelle au Canada.

[29]      Je n"ai pas omis de tenir compte de l"argument de l"avocat de M. Fabian selon lequel il est possible de faire valoir indépendamment que la séparation forcée éventuelle de M. Fabian et de son enfant à la suite d"un acte du gouvernement menace les droits dont ils bénéficient en vertu de la Charte . Cette prétention s"appuie sur un argument qui suppose qu"on étende dans une certaine mesure la portée de deux décisions récentes de la Cour suprême du Canada: Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration) (9 juillet 1999), no 25823 et Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.) (10 septembre 1999), no 26005. Voici les paragraphes 61 à 64 de ce dernier arrêt :

     61 Je ne doute aucunement que le retrait de la garde par l"État conformément à la compétence parens patriae de celui-ci ne porte gravement atteinte à l"intégrité psychologique du parent. Le droit des parents d"élever l"enfant et d"en prendre soin est, comme le juge La Forest l"a conclu dans B. (R.) , précité, au par. 83, "    un droit individuel d"importance fondamentale dans notre société ". Outre l"affliction évidente causée par la perte de la compagnie de l"enfant, l"ingérence directe de l"État dans le lien parent-enfant, par le biais d"une procédure dans laquelle le lien est examiné et contrôlé par l"État, est une intrusion flagrante dans un domaine privé et intime. De plus, les parents sont souvent marqués comme étant "    inaptes " quand on leur retire la garde de leurs enfants. Comme la qualité de parent est souvent fondamentale à l"identité personnelle, la honte et l"affliction résultant de la perte de cette qualité est une conséquence particulièrement grave de la conduite de l"État.
     62 Dans Mills c. La Reine , [1986] 1 R.C.S. 863, aux pp. 919 et 920, qui porte sur le droit garanti à l"al. 11b ) d"être jugé dans un délai raisonnable, je conclus que la stigmatisation et l"atteinte à la vie privée combinée aux perturbations de la vie familiale suffisent pour constituer une restriction de la sécurité de la personne :
         . . . [L]a notion de sécurité de la personne ne se limite pas à l"intégrité physique; elle englobe aussi celle de protection contre [traduction] "    un assujettissement trop long aux vexations et aux vicissitudes d"une accusation criminelle pendante " [. . .] Celles-ci comprennent la stigmatisation de l"accusé, l"atteinte à la vie privée, la tension et l"angoisse résultant d"une multitude de facteurs, y compris éventuellement les perturbations de la vie familiale, sociale et professionnelle, les frais de justice et l"incertitude face à l"issue et face à la peine. [Citation omise.].
     Comme je l"ai signalé, il s"agit précisément des conséquences qu"entraîne la conduite de l"État dans la présente affaire.
     63 Les actes par lesquels l"État s"ingère dans le lien parent-enfant ne restreignent pas tous le droit d"un parent à la sécurité de sa personne. Par exemple, ce droit n"est pas restreint du seul fait que l"enfant est condamné à la prison ou enrôlé dans l"armée par conscription. Pas plus qu"il ne l"est lorsque l"enfant est abattu par négligence par un agent de police: Augustus c. Gosset , [1996] 3 R.C.S. 268.
     64 Bien que l"ingérence de l"État puisse constituer une source de tension et d"angoisse importantes pour le parent, la nature du "    préjudice " causé au parent par ces actes peut être distinguée de celle qui est visée dans la présente affaire. Dans les exemples susmentionnés, l"État ne se prononce pas sur l"aptitude du père ou de la mère ni sur sa qualité de parent, il n"usurpe pas non plus sur le rôle parental ni ne cherche à s"ingérer dans l"intimité du lien parent-enfant. En résumé, l"État ne porte pas directement atteinte à l"intégrité psychologique du parent en tant que parent. La répercussion différente sur l"intégrité psychologique des parents dans les exemples susmentionnés m"amène à conclure que les droits constitutionnels des parents n"entrent pas en jeu.

[30]      Ces sources n"étayent pas en elles-mêmes la demande fondée sur la Charte soumise en l"espèce, mais il serait possible de persuader un tribunal d"en étendre la portée conformément aux prétentions de l"avocat de M. Fabian.

[31]      Le dossier n"est pas très étoffé quant à la question de savoir quel préjudice subira l"enfant de M. Fabian s"ils sont séparés. Je ne suis pas en mesure de conclure que le risque que M. Fabian et son enfant subissent éventuellement un préjudice s"ils sont séparés est assez important pour l"emporter sur les antécédents criminels de M. Fabian au Canada. Dans la mesure où elle s"appuie sur la prétention que la séparation de M. Fabian et de son enfant porte atteinte à un droit garanti par la Charte , la requête en sursis doit aussi être rejetée parce que la prépondérance des inconvénients favorise le ministre.

[32]      La requête en sursis d"exécution de la mesure de renvoi est rejetée.


     "    Karen R. Sharlow "

     Juge




Traduction certifiée conforme


Laurier Parenteau, LL.L.

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER



NUMÉRO DU GREFFE :          IMM-2394-99
INTITULÉ DE LA CAUSE :      NIRANJAN CLAUDE FABIAN et autre

                             et

                     SA MAJESTÉ LA REINE et autre

LIEU DE L"AUDIENCE :          Toronto (Ontario)
DATE DE L"AUDIENCE :          18 octobre 1999

MOTIFS DE L"ORDONNANCE ET ORDONNANCE PRONONCÉS PAR MADAME LE JUGE SHARLOW

DATE DE L"ORDONNANCE :      12 novembre 1999


ONT COMPARU :

Me Ronald Poulton              POUR LE REQUÉRANT
Me Godwin Friday              POUR L"INTIMÉE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Waldman & Associés

Toronto (Ontario)              POUR LE REQUÉRANT

Me Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada      POUR L"INTIMÉE
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