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Dossier : T-693-20

Référence : 2021 CF 650

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 22 juin 2021

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

JOHN LOUIE

appelant

et

MINISTRE DES SERVICES AUX AUTOCHTONES, JENELLE RENEE BREWER ET LA SUCCESSION DE JIMMIE LOUIE, AUSSI CONNU SOUS LE NOM DE JIMMIE JAMES LOUIE, REPRÉSENTÉE PAR SON EXÉCUTRICE TESTAMENTAIRE, JENELLE RENEE BREWER

intimés

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] John Louie a demandé au ministre des Services aux Autochtones d’invalider le testament de son frère, feu Jimmie Louie. Il a fait valoir que son frère n’avait pas la capacité de tester en raison de son alcoolisme et que son testament est contraire à la coutume de sa Première Nation, la bande indienne d’Okanagan, parce qu’il vise à léguer une terre de réserve à une personne qui n’est pas membre de la famille Louie. Le ministre a rejeté sa demande.

[2] John Louie interjette maintenant appel devant notre Cour. Je rejette son appel. La preuve ne permet pas de réfuter la présomption de capacité de tester. De plus, même en supposant que le droit autochtone puisse être pris en compte pour déterminer la validité du testament de Jimmie Louie, la preuve de l’existence de la coutume alléguée est insuffisante.

I. Contexte

[3] Jimmie Louie, membre de la bande indienne d’Okanagan [la bande d’Okanagan], est décédé le 28 mars 2015. Par testament daté du 27 septembre 2011, il a légué le reliquat de sa succession à une amie, l’intimée Jenelle Renee Brewer, qui est également membre de la bande d’Okanagan. La succession comprend des terres de valeur dans la réserve d’Okanagan, pour lesquelles il détient un certificat de possession conformément à l’article 20 de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5 [la Loi].

[4] Les terres en question appartenaient à l’origine au grand‑père de John et Jimmie Louie, Gaston Louie, puis à leur père William Louie. À la mort de William Louie en 1998, les terres ont été transmises à Esther Louie, la veuve de William. En 2002, Esther a transféré la moitié des terres à son fils Jimmie Louie et l’autre moitié à son fils John Louie.

[5] Après le décès de Jimmie Louie, John Louie a demandé au ministre des Services aux Autochtones de déclarer nul le testament de Jimmie, conformément à l’article 46 de la Loi. Il a initialement invoqué la contrainte ou l’abus d’influence, l’absence de capacité et le fait que Jimmie devait subvenir aux besoins de sa sœur, Madeline, qui est atteinte du syndrome de Down.

[6] Le 24 mars 2016, le gestionnaire des successions de la région de la Colombie‑Britannique, qui affirmait agir au nom du ministre, a rejeté l’appel de John Louie. Bien que les motifs soient succincts, le ministre a essentiellement conclu qu’aucune preuve n’étayait les allégations de John Louie. Ce dernier a interjeté appel devant notre Cour sur le fondement de l’article 47 de la Loi. L’avocat du ministre s’est ensuite rendu compte que la personne qui avait pris la décision n’avait pas la délégation nécessaire du ministre. Ainsi, le 19 octobre 2017, sur consentement, mon collègue le juge Roger R. Lafrenière a accueilli l’appel, renvoyé l’affaire au ministre pour réexamen et fixé un calendrier pour accorder à John Louie le temps d’obtenir les dossiers médicaux de son frère.

[7] Il a fallu un certain temps à John Louie pour obtenir ces documents. Il a présenté des observations supplémentaires au ministre en février 2020. En plus des motifs invoqués à l’appui de la demande initiale, il a allégué que le testament de son frère était contraire à la coutume de la bande d’Okanagan. Il a fourni les affidavits de cinq aînés de la bande d’Okanagan ou des Premières Nations voisines, qui ont décrit une coutume selon laquelle les terres attribuées à un chef de famille au moyen de certificats de possession en vertu de la Loi devaient rester dans la famille. Ainsi, selon ces cinq aînés, Jimmie Louie ne pouvait léguer ses terres à Mme Brewer, qui n’est pas membre de la famille Louie.

[8] Le 28 avril 2020, le ministre a rendu une nouvelle décision rejetant la demande de John Louie visant à faire annuler le testament de son frère. Le ministre a conclu qu’il n’y avait aucune preuve de contrainte ou d’abus d’influence, ni de preuve que le testament causerait des difficultés à Madeline Louie, que la preuve de l’incapacité de tester était insuffisante, que le testament n’était pas contraire à la Loi sur les Indiens et que John Louie n’avait pas prouvé qu’il était contraire aux intérêts de la bande d’Okanagan.

[9] John Louie interjette maintenant appel de la décision du ministre.

II. Analyse

[10] John Louie conteste la validité du testament de son frère sur le fondement des dispositions suivantes de la Loi :

46 (1) Le ministre peut déclarer nul, en totalité ou en partie, le testament d’un Indien, s’il est convaincu de l’existence de l’une des circonstances suivantes :

46 (1) The Minister may declare the will of an Indian to be void in whole or in part if he is satisfied that

[...]

[...]

b) au moment où il a fait ce testament, le testateur n’était pas habile à tester;

(b) the testator at the time of execution of the will lacked testamentary capacity;

[...]

[...]

d) le testament vise à disposer d’un terrain, situé dans une réserve, d’une façon contraire aux intérêts de la bande ou aux dispositions de la présente loi;

(d) the will purports to dispose of land in a reserve in a manner contrary to the interest of the band or contrary to this Act;

[...]

[...]

[11] En ce qui concerne l’alinéa 46(1)b), John Louie soutient que l’alcoolisme de son frère l’a empêché de rédiger un testament valide. En ce qui concerne l’alinéa 46(1)d), il fait valoir que le testament de son frère est contraire à la coutume de la bande d’Okanagan et que, par conséquent, il « vise à disposer d’un terrain, situé dans une réserve, d’une façon contraire aux intérêts de la bande ». Dans sa demande au ministre, John Louie a invoqué d’autres motifs, mais il n’insiste pas sur ceux‑ci devant notre Cour.

[12] Avant d’analyser ces deux motifs d’invalidité potentiels, je dois déterminer la norme de contrôle et le cadre applicables pour évaluer l’argument de John Louie selon lequel le ministre a fourni des motifs insuffisants.

A. La norme de contrôle et l’absence de motifs

[13] L’article 47 de la Loi prévoit que les décisions prises par le ministre en vertu des articles 42, 43 ou 46 peuvent être portées en appel devant notre Cour. Selon l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux paragraphes 36 à 52, la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle qui s’applique en appel. Cela signifie que les questions de droit sont assujetties à la norme de la décision correcte. Toutefois, les cours d’appel n’interviennent sur les questions de fait que si la décision contient une erreur manifeste et déterminante. Cette dernière norme s’applique également aux questions mixtes de fait et de droit, à moins que l’on puisse dégager une question de droit.

[14] M. Louie a insisté sur l’insuffisance des motifs du ministre. Les motifs remplissent plusieurs fonctions. Ils permettent aux parties de comprendre pourquoi la décision a été rendue. Ils facilitent l’exercice du droit d’appel. Ils constituent une forme d’assurance de la qualité. Ils servent également les objectifs plus larges d’assurer la transparence et l’imputabilité du décideur. Néanmoins, l’insuffisance des motifs n’est pas un moyen d’appel indépendant, et une cour d’appel peut examiner le dossier pour comprendre le raisonnement de la décision : R c GF, 2021 CSC 20 aux paragraphes 69 et 70; Mayer v Superintendent of Motor Vehicles, 2020 BCSC 474 aux paragraphes 47 à 51. Dans certains cas, « le fondement de la conclusion du juge de première instance ressort du dossier, même sans être précisé » : R c Shepperd, 2002 CSC 26 au paragraphe 55, [2002] 1 RCS 869.

B. La capacité de tester

[15] Le principal argument de John Louie dans sa demande initiale en vue de faire annuler le testament était que Jimmie Louie n’avait pas la capacité de tester en raison de son alcoolisme. À cet égard, les motifs du ministre tiennent en une seule phrase : [traduction] « [L]a preuve n’est pas suffisante pour démontrer que Jimmie Louie n’avait pas la capacité de tester lorsqu’il a rédigé son testament. » John Louie soutient maintenant que ces motifs étaient insuffisants, car le ministre n’a pas analysé la preuve en détail ni expliqué pourquoi il a rejeté la preuve de l’alcoolisme de Jimmie Louie.

[16] Il est regrettable que le ministre ait seulement donné des motifs qui se résument à une « formulation type » ou à une liste de « cases à cocher ». L’une des fonctions des motifs est d’assurer aux parties que le décideur est parvenu à un résultat équitable fondé sur un examen de l’ensemble de la preuve. En l’espèce, les motifs du ministre sont loin d’être suffisants. Toutefois, comme je l’ai déjà mentionné, l’insuffisance des motifs n’est pas un moyen d’appel indépendant. Lorsque la décision est fondée sur l’insuffisance de la preuve, un examen du dossier peut expliquer la conclusion. Par conséquent, je dois examiner moi‑même les éléments de preuve pour déterminer si la décision du ministre est le résultat d’une erreur manifeste et déterminante.

[17] Ce faisant, je dois garder à l’esprit la norme juridique applicable. L’alinéa 46(1)b) de la Loi prévoit que le ministre peut annuler un testament fait par un testateur qui n’avait pas la capacité de tester. Conformément aux articles 8.1 et 8.2 de la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I-21, la notion de capacité de tester doit être interprétée au regard du droit de la province concernée, en l’occurrence la Colombie‑Britannique; voir également Albas v Gabriel, 2009 BCSC 198 au paragraphe 86 [Albas].

[18] En Colombie‑Britannique, comme dans les autres provinces et territoires canadiens de common law, la capacité de tester est souvent définie par renvoi à une décision du 19e siècle, Banks v Goodfellow (1870), LR 5 QB 549 (QB), à la page 565 :

[traduction]

Il est essentiel, pour l’exercice d’un tel pouvoir, que le testateur comprenne la nature de l’acte et son effet, qu’il comprenne l’étendue des biens qui font l’objet du testament, qu’il soit capable de comprendre et d’apprécier les revendications auxquelles il devrait donner effet et, en vue de ce dernier objet, qu’aucun trouble de l’esprit n’empoisonne ses affections, ne pervertisse son sens de la justice ou n’empêche l’exercice de ses facultés naturelles – qu’aucune illusion insensée n’influence sa volonté dans la transmission de ses biens et n’entraîne une transmission qui, si l’esprit avait été sain, n’aurait pas été faite.

[19] Une formulation plus récente du critère se trouve dans l’arrêt Re Schwartz (1970), 10 DLR (3d) 15 à la page 32 (CA Ont), confirmé par [1972] RCS 150 :

[traduction]

Le testateur doit avoir une compréhension suffisamment claire et une assez bonne mémoire pour connaître, de lui‑même et de manière générale, (1) la nature et l’étendue de ses biens; (2) les personnes à qui il souhaite léguer ses biens; (3) les dispositions testamentaires qu’il fait; il doit, de plus, avoir la capacité (4) d’évaluer ces facteurs les uns par rapport aux autres et (5) de formuler un désir ordonné de la disposition de ses biens [...]

[20] De plus, il existe une présomption de capacité de tester lorsque certaines formalités sont respectées, comme l’a récemment expliqué la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans l’arrêt Wilton v Koestlmaier, 2019 BCCA 262 au paragraphe 24 :

[traduction]

Il incombe à la personne qui demande l’homologation du testament de prouver que : (1) les formalités de rédaction du testament ont été respectées; (2) le testateur possédait la capacité requise pour rédiger le testament; (3) le testateur connaissait la teneur du testament et l’a approuvée. Les personnes qui demandent l’homologation du testament peuvent compter sur une présomption réfutable selon laquelle le tribunal doit présumer que le testateur a la capacité de rédiger un testament lorsqu’il est passé régulièrement suivant les formalités requises, après qu’il ait lu ou qu’on lui ait lu le testament et qu’il paraissait le comprendre : Vout c Hay, [1995] 2 RCS 876 aux paragraphes 25 et 26.

[21] À cet égard, l’élément de preuve le plus pertinent est l’affidavit de Me Elise Allan, l’avocate qui a rédigé le testament de Jimmie Louie. Elle déclare que Jimmie Louie semblait compétent et sain d’esprit lorsqu’il lui a donné des directives et lorsqu’il s’est présenté à son bureau pour signer le testament. Le témoignage de Me Allan déclenche la présomption de capacité.

[22] En plus de son propre affidavit, la preuve déposée par John Louie à l’appui de sa demande consiste principalement en des lettres manuscrites de membres de la famille ou d’amis décrivant leurs interactions avec Jimmie Louie. Cette preuve montre que Jimmie Louie souffrait d’alcoolisme. Nul ne conteste qu’il soit mort d’une cirrhose du foie. Or, rien ne démontre que Jimmie Louie n’avait pas la capacité requise lorsqu’il a donné des directives à Me Allan ou lorsqu’il a signé le testament. Au contraire, les auteurs de certaines des lettres savaient que Jimmie Louie avait légué ses terres à Mme Brewer et ont tenté de l’en dissuader. Toutefois, Jimmie Louie a refusé de les écouter. En fait, la preuve démontre sans l’ombre d’un doute que Jimmie Louie ne voulait pas léguer ses biens à John Louie ou à d’autres membres de sa famille. Le fait qu’il ait constamment exprimé son intention lors de discussions avec d’autres personnes tend à démontrer qu’il avait la capacité lorsqu’il a rédigé un testament donnant effet à cette intention.

[23] Le simple fait que Jimmie Louie souffrait d’alcoolisme ne suffit pas à démontrer l’absence de capacité. Rien ne démontre qu’il était sous l’influence de l’alcool lorsqu’il a donné ses directives et signé le testament. Bien au contraire, Me Allan a estimé qu’il avait la capacité. Des arguments similaires ont été rejetés dans les décisions Albas, au paragraphe 104, deBalinhard (Estate) (Re), 2014 SKQB 162, et Dujardin v Dujardin, 2018 ONCA 597 au paragraphe 64.

[24] De plus, après l’annulation de la première décision du ministre, John Louie a eu accès aux dossiers médicaux de son frère, mais n’a pu trouver aucune preuve permettant de conclure à l’incapacité de ce dernier.

[25] De même, le fait qu’un testateur fasse un testament qui peut être considéré comme excentrique ou qui n’avantage pas les membres de sa famille ne constitue pas, en soi, une preuve d’incapacité : Vout c Hay, [1995] 2 RCS 876 au paragraphe 7; Chalmers v Uzelac, 2004 BCCA 533 au paragraphe 49. En fait, il est de l’essence de la liberté de tester est qu’elle puisse être exercée de manière non conventionnelle.

[26] Par conséquent, le ministre n’a pas commis d’erreur en concluant que la preuve était insuffisante pour prouver l’incapacité de tester.

C. La coutume

[27] John Louie soutient que dans son testament, son frère se départit de terres de réserve d’une manière contraire aux intérêts de la bande d’Okanagan, ce qui constitue un motif d’annulation en vertu de l’alinéa 46(1)d) de la Loi. Cela résulterait du fait que le testament est contraire à la coutume de la bande d’Okanagan. John Louie a présenté des preuves tendant à démontrer que la coutume de la bande d’Okanagan exige que les détenteurs de certificats de possession transmettent leurs terres à leur fils aîné ou leur fille aînée. Si la personne n’a pas d’enfants, elle doit léguer ses terres à son parent le plus proche, afin que les terres restent dans la famille. Jimmie Louie aurait agi contrairement à la coutume en léguant ses terres à Mme Brewer, qui n’est pas membre de la famille Louie.

[28] L’appréciation de cet argument fait intervenir une question de droit canadien et une question de droit de la bande d’Okanagan. La question de droit canadien consiste à savoir si la référence aux « intérêts de la bande », à l’alinéa 46(1)d), équivaut à une référence au droit (ou à la « coutume ») de la bande d’Okanagan. Autrement dit, le droit canadien considérerait que ce qui est contraire au droit de la bande d’Okanagan serait contraire aux intérêts de la bande d’Okanagan, au sens de l’alinéa 46(1)d). La question de droit de la bande d’Okanagan consiste à savoir s’il est interdit de léguer des terres à des personnes qui ne font pas partie de la famille.

[29] Comme je suis d’avis que John Louie n’a pas fait la preuve de l’aspect de sa demande qui qui relève du droit de la bande d’Okanagan, j’en dirai le moins possible sur la question de droit canadien. Je présumerai simplement, sans trancher, que les « intérêts de la bande » au sens de l’alinéa 46(1)d) comprennent le respect du droit (ou des « coutumes ») d’une Première Nation, et que ce libellé explicite, qui est absent des autres dispositions de la Loi portant sur les certificats de possession, permet d’établir une distinction entre l’espèce et différentes affaires comme Boyer c R, [1986] 2 CF 393 (CA) [Boyer]; Bande indienne Tsartlip c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [2000] 2 CF 314 (CA); et Bande indienne de Songhees c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2006 CF 1009, [2007] 3 RCF 464, conf par 2008 CAF 46 [Songhees].

[30] La demande de John Louie est toutefois rejetée sur la question du droit de la bande d’Okanagan. Je ne peux pas prendre connaissance d’office de la prétendue règle de droit de la bande d’Okanagan. La partie qui l’allègue doit la prouver : Whalen, au paragraphe 41, et les affaires qui y sont citées. Je conclus que la preuve en l’espèce est insuffisante. Pour en comprendre les raisons, il est nécessaire de décrire ce que John Louie a voulu prouver et quel est le critère juridique régissant la preuve de ce type de droit autochtone.

[31] John Louie cherche à prouver la coutume en déposant les affidavits de cinq personnes. Trois de ces personnes sont membres de la bande d’Okanagan et deux sont membres de Premières Nations voisines qui partageraient les mêmes coutumes. Ces cinq personnes, âgées de 61 à 84 ans, se reconnaissent entre elles comme des aînées, à l’exception d’un déposant qui ne connaît pas trois des quatre autres aînés et qui n’est pas connu des autres. Grâce à d’autres documents figurant au dossier, nous savons que l’une des déposants, Mme Pamela Oppenheimer, est la belle‑sœur de John Louie, bien que ce renseignement ne soit pas mentionné dans l’affidavit.

[32] Les affidavits sont essentiellement similaires. L’étendue de ce qu’ils enseignent sur le droit de la bande d’Okanagan se résume aux extraits suivants tirés de l’affidavit de M. Frederick Louis :

[traduction]

Lorsque la Loi sur les Indiens est entrée en vigueur, les lois et les coutumes autochtones voulaient que les terres de la réserve [d’Okanagan] soient transmises dans les lignées familiales lorsqu’un propriétaire foncier membre de la bande [d’Okanagan] mourait. Habituellement, cela se faisait par le biais du fils aîné qui devenait le porte‑parole de la famille.

[...]

Les terres conservées dans la lignée familiale forment un noyau pour la famille Louie.

[...]

Lorsque les terres ont été initialement attribuées en vertu de la Loi sur les Indiens, l’attribution a été déterminée en fonction des besoins professionnels des membres de la bande [d’Okanagan]. Par exemple, les pêcheurs devaient se trouver près des rivières et des lacs, tandis que les chasseurs devaient se trouver près des zones boisées, et les agriculteurs et les éleveurs de bétail et de chevaux devaient se trouver sur des terrains plats. Les limites des certificats de possession au sein de chaque réserve étaient souvent définies par les besoins professionnels des familles des membres de la bande.

Historiquement, lorsque des conflits surgissaient entre les intérêts concurrents des membres de la bande [d’Okanagan], le chef servait de médiateur pour aider les membres à s’entendre, puis la bande attribuait des terres spécifiques à chaque famille, qui devaient être transmises par ces familles membres à d’autres familles membres de la lignée familiale.

La manière susmentionnée de transmettre la propriété foncière dans [la bande d’Okanagan] est la pratique qui a été suivie depuis aussi longtemps que je me souvienne et conformément aux traditions orales et aux coutumes transmises par les autres aînés.

[33] M. Louis est également d’avis que le testament de Jimmy Louie est contraire à cette coutume, car il vise à transférer des terres de réserve à Mme Brewer, qui n’est pas membre de la famille Louie.

[34] Dans les autres affidavits, les mêmes idées sont exprimées au moyen de termes presque identiques, avec des variations mineures. Par exemple, Mme Oppenheimer ajoute qu’[traduction] « une fois que les terres avaient été attribuées par le chef et le conseil [de la bande d’Okanagan], un membre de la bande ne pouvait pas transférer ces terres à une autre famille qui ne faisait pas partie de sa lignée familiale ».

[35] Étant donné que le droit autochtone peut prendre de nombreuses formes, il est important de bien définir ce qui est revendiqué en l’espèce, les sources de droit qui sont ou ne sont pas invoquées à l’appui et ce que nous savons du contexte entourant la coutume alléguée.

[36] La coutume alléguée concerne la manière dont les titulaires de certificats de possession exercent les pouvoirs qui leur sont conférés par la Loi. À cet égard, il est utile de souligner deux caractéristiques de la Loi, qui sont toutes deux liées au principe selon lequel une réserve est mise de côté pour le bénéfice collectif des membres d’une Première Nation. Premièrement, en vertu de l’article 20 de la Loi, le conseil de la Première Nation peut attribuer des parcelles de terre à des membres individuels, qui reçoivent ce qui est communément appelé un certificat de possession. Sous réserve des restrictions prévues par la Loi, le certificat de possession confère des droits assimilables à la propriété privée : Brick Cartage Ltd v The Queen, [1965] Ex CR 102 aux p 106 et 107. On a dit que l’intérêt de la Première Nation dans les terres faisant l’objet d’un certificat de possession « a disparu ou, à tout le moins, a été suspendu » : Boyer, à la p 404. Deuxièmement, la Loi contient des dispositions concernant les testaments et les successions des membres des Premières Nations. L’un de leurs objectifs est de veiller à ce que les terres de la réserve ne soient pas transmises à des non-membres. Toutefois, la Loi ne limite pas la liberté de tester plus que nécessaire pour atteindre cet objectif : Pronovost c Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, [1985] 1 CF 517 (CA) aux p 522 et 527; Songhees, au paragraphe 58.

[37] Malgré les arguments contraires de Mme Brewer, le fait que la coutume alléguée découle de l’application de la Loi et ait pris naissance après l’affirmation de la souveraineté britannique ne veut pas dire qu’elle ne peut être reconnue. Le droit autochtone n’est pas figé dans le temps et peut être reconnu même s’il a pris naissance après l’affirmation de la souveraineté britannique. Il peut également emprunter à des sources occidentales sans perdre son caractère autochtone : Pastion c Première nation Dene Tha, 2018 CF 648 aux paragraphes 13 et 14, [2018] 4 RCF 467 [Pastion]. Par exemple, notre Cour applique fréquemment les lois électorales autochtones, même si la sélection des dirigeants au moyen d’élections a très probablement été empruntée au droit occidental après l’affirmation de la souveraineté britannique. Lorsqu’il s’agit de déterminer si le droit autochtone est reconnu par la common law ou la loi, les critères élaborés par la Cour suprême du Canada pour prouver l’existence de droits ancestraux garantis par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 ne sont pas pertinents. La reconnaissance du droit autochtone par la common law, à laquelle il est fait allusion dans l’arrêt Mitchell c MNR, 2001 CSC 33 au paragraphe 10, [2001] 1 RCS 911, a toujours été comprise comme un processus dynamique permettant son évolution. L’article 35 entre en jeu lorsque la validité d’une loi est contestée, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

[38] John Louie n’a pas tenté d’ancrer la coutume dans une tradition juridique plus large. Par exemple, les affidavits n’expliquent pas comment la coutume serait liée à la conception de la famille ou à la structure politique de la bande d’Okanagan. Contrairement à d’autres affaires comme Restoule v Canada (Attorney General), 2018 ONSC 7701, aucune preuve n’a été présentée concernant les principes fondamentaux de la tradition juridique de la communauté autochtone concernée. À part les raisons pour lesquelles les terres étaient initialement réparties entre les familles, qui peuvent être pertinentes ou non aujourd’hui, et l’affirmation selon laquelle le respect de la coutume fournit un « noyau » pour les familles, je n’ai aucune information sur la raison d’être de la coutume. Bien qu’elle puisse trouver racine dans la philosophie ou la spiritualité autochtones, ou dans ce que le professeur John Borrows appelle les sources sacrées et naturelles du droit, ces racines ne m’ont pas été révélées : John Borrows, La constitution autochtone du Canada (Québec : Presses de l’Université du Québec, 2020) aux p 41 à 85.

[39] Par conséquent, ce que John Louie met de l’avant est une coutume au sens technique du terme, c’est-à-dire une pratique reconnue comme obligatoire par les personnes concernées : Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 732 au paragraphe 36, [2019] 4 RCF 217 [Whalen]. À cet égard, j’ai décrit les coutumes électorales comme la « pratique récente de la démocratie » : Whalen, au paragraphe 57. De la même manière, la coutume alléguée en l’espèce refléterait la pratique récente de la liberté de tester.

[40] Comme la nature et la source des coutumes électorales et de la coutume alléguée en l’espèce sont les mêmes, il convient d’appliquer le même critère pour les prouver au regard des dispositions testamentaires. En ce qui concerne les élections, le critère appliqué par notre Cour a été exposé par mon collègue le juge Luc Martineau dans la décision Francis c Conseil mohawk de Kanesatake, 2003 CFPI 115 aux paragraphes 35 et 36, [2003] 4 CF 1133 :

Il arrive fréquemment que des attitudes, habitudes, abstentions, opinions partagées et assentiments tacites se manifestent parallèlement à l’application d’une règle codifiée et viennent préciser ou compléter le texte de celle-ci. Ces comportements peuvent devenir la nouvelle coutume de la bande qui aura une existence en soi et dont le contenu sera parfois différent de celui de la règle codifiée applicable à une question donnée. Dans ce genre de situations, compte tenu de la nature changeante de la coutume, il sera nécessaire de vérifier s’il existe un large consensus au sein de la communauté relativement au contenu d’une règle ou de la façon dont elle sera appliquée.

Pour qu’une règle devienne une coutume, la pratique se rapportant à une question ou situation donnée qui est visée par cette règle doit être fermement établie, généralisée et suivie de manière uniforme et délibérée par une majorité de la communauté, ce qui démontrera un « large consensus » quant à son applicabilité. Cette description exclurait les comportements sporadiques visant à corriger des difficultés d’application exceptionnelles à un moment donné ainsi que d’autres pratiques qui sont manifestement considérées au sein de la communauté comme des pratiques suivies à titre d’essai. S’il existe, ce « large consensus » prouvera la volonté de la communauté à un moment donné de ne pas considérer le code électoral adopté comme un document exhaustif et exclusif.

[41] Lorsqu’elle applique ce critère, la Cour procède généralement à un examen détaillé de la pratique : voir, par exemple, Première nation des Da’naxda’wx c Peters, 2021 CF 360. Une simple déclaration d’opinion ne suffira pas.

[42] Afin de prouver la coutume alléguée en l’espèce, il faut surmonter un obstacle additionnel. Contrairement aux coutumes électorales qui traitent de processus collectifs, la coutume en l’espèce concerne les comportements individuels et privés. Ainsi, il ne suffit pas d’avoir un regard global sur les comportements de la communauté. Il doit y avoir une preuve que les individus agissent conformément à la coutume alléguée.

[43] La preuve présentée par John Louie est insuffisante pour établir la coutume. Compte tenu de la nature de la coutume, la simple affirmation que la pratique est suivie depuis longtemps ne prouve pas qu’elle fait l’objet d’un large consensus au sein de la communauté. Il n’est pas surprenant que de nombreuses personnes lèguent leurs biens à leurs enfants. Or, le fait qu’ils agissent souvent ou presque toujours de cette manière n’abroge pas la liberté de tester.

[44] À cet égard, la thèse de John Louie est considérablement minée par le témoignage de Mme Brewer relativement aux transactions foncières entre membres de familles différentes. De plus, dans une note non datée adressée au directeur général régional, le personnel du ministère a souligné le fait que la succession de Jimmie Louie comprend des terres qui ont été transférées à sa mère par des membres d’une autre famille. Ce fait est difficilement conciliable avec une interdiction totale des transferts de terres entre différentes familles.

[45] Dans les affidavits, la coutume est également décrite d’une manière qui souligne sa souplesse. Il est dit que la terre est transmise à un membre de la famille, [traduction] « généralement le fils aîné », mais certains déposants ajoutent que de nos jours, la terre peut être transmise à un fils ou à une fille. Les faits de l’espèce fournissent un autre exemple de cette souplesse. Mme Louie a transféré ses terres à ses deux fils, et non seulement à son fils aîné, ce qui a eu pour effet de diviser les terres de la famille. Lorsque ce transfert a eu lieu, John Louie n’a pas soulevé d’objection, malgré le fait qu’il est le fils aîné. Ainsi, la preuve donne à penser que la coutume s’apparente davantage à une pratique générale, qui est suivie la plupart du temps, mais qui permet des exceptions ou des dérogations. Là encore, l’absence de preuve concernant la raison d’être de la coutume ou son ancrage dans une tradition juridique autochtone rend très difficile l’appréciation de la portée admissible des exceptions ou des dérogations.

[46] Un autre facteur qui influe sur ma décision est que John Louie ne s’est pas prévalu du processus de règlement des différends décrit par les déposants, à savoir la médiation sous l’égide du chef. Ce processus est important pour deux raisons. Premièrement, il offre une tribune qui permet un examen de la coutume beaucoup plus éclairé que s’il était effectué par des décideurs externes à la communauté, comme le ministre ou les tribunaux : Pastion, aux paragraphes 21 à 27. Deuxièmement, il peut indiquer que la coutume n’était pas destinée à être appliquée par les tribunaux canadiens. L’application par les tribunaux canadiens peut entraîner la perte de contrôle de la communauté à l’égard du contenu et de l’application pratique de ses lois. Il est possible que la coutume alléguée ne puisse être séparée de son processus de règlement des litiges.

[47] Par conséquent, John Louie n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour établir la coutume qu’il allègue. En parvenant à cette conclusion, je ne dis pas que faire la preuve du droit autochtone devant un tribunal canadien est une tâche impossible. Je suis conscient que le droit autochtone a été ignoré pendant longtemps par les autorités canadiennes et que la preuve de ce droit n’est peut‑être pas facilement accessible. Néanmoins, la question doit être prise au sérieux et les dangers d’une reconnaissance inadéquate du droit autochtone ne doivent pas être négligés.

[48] Pour terminer, je fais remarquer que dans son affidavit, M. Louis a indiqué qu’il y avait un conflit entre ceux qui souhaitent [traduction] « commercialiser » les terres de la bande d’Okanagan et ceux qui les garderaient [traduction] « pour les Autochtones à eux seuls ». À cet égard, bien qu’on ait dit que le droit de propriété de la Première Nation est écarté ou suspendu par un certificat de possession, son pouvoir de réglementation subsiste. L’alinéa 81g) de la Loi habilite le conseil de la Première Nation à prendre des règlements administratifs concernant le zonage, qui peuvent répondre aux préoccupations relatives à la « commercialisation » : voir Boyer, à la p 412. Il n’appartient pas à notre Cour de décider si ce pouvoir devrait être exercé et, le cas échéant, comment il devrait l’être. Il s’agit d’une décision collective qui doit être prise par les membres de la bande d’Okanagan et leurs représentants élus.

D. Le renvoi à la Cour suprême de la Colombie-Britannique

[49] John Louie a également demandé au ministre de renvoyer l’affaire à la Cour suprême de la Colombie-Britannique, conformément à l’article 44 de la Loi. Le ministre a rejeté sa demande. Il aurait sans doute été préférable de trancher la présente affaire au moyen d’un processus judiciaire plutôt qu’administratif pour prouver l’existence d’une règle de droit autochtone. À mon avis, cependant, il est désormais impossible pour John Louie de contester cet aspect de la décision du ministre. Il a consenti à l’ordonnance du juge Lafrenière renvoyant l’affaire au ministre pour nouvelle décision. Il est maintenant trop tard pour demander un processus différent. Par conséquent, je n’ai pas à décider si cette partie de l’appel de John Louie devrait être considérée comme une demande de contrôle judiciaire et si la décision du ministre de refuser le transfert était raisonnable.

III. Conclusion

[50] En résumé, John Louie n’a pas démontré que son frère Jimmie Louie n’avait pas la capacité de tester ou que son testament était contraire à la coutume de la bande d’Okanagan. Par conséquent, son appel sera rejeté.

[51] Les deux intimés sollicitent leurs dépens. Je suis d’avis qu’une somme de 1 000 $ à verser à chaque groupe d’intimés est adéquate.




Dossier :

T-693-20

 

INTITULÉ :

JOHN LOUIE c MINISTRE DES SERVICES AUX AUTOCHTONES, JENELLE RENEE BREWER ET LA SUCCESSION DE JIMMIE LOUIE, AUSSI CONNU SOUS LE NOM DE JIMMIE JAMES LOUIE, REPRÉSENTÉE PAR SON EXÉCUTRICE TESTAMENTAIRE, JENELLE RENEE BREWER

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VISIOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1ER JUIN 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 22 JUIN 2021

COMPARUTIONS :

Terry M. McCaffrey

 

POUR L’APPELANT

Aaron Dewitt

 

POUR L’INTIMÉ, LE MINISTRE DES SERVICES AUX AUTOCHTONES

 

Christopher T. Hart

 

POUR LES INTIMÉS, JENELLE RENEE BREWER ET AL

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Benson Law LLP

Kelowna (Colombie-Britannique)

 

POUR L’APPELANT

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR L’INTIMÉ, LE MINISTRE DES SERVICES AUX AUTOCHTONES

Nixon Wenger LLP

Vernon (Colombie-Britannique)

 

POUR LES INTIMÉS, JENELLE RENEE BREWER ET AL

 

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