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Date : 20210622


Dossier : IMM‑1633‑20

Référence : 2021 CF 642

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 juin 2021

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

DORCAS OLUWATOM ABIODUN,

SERAH DAMILOLA ABIODUN

et JOSEPH KAYODE ABIODUN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Dorcas, Serah et Joseph Abiodun, des frères et sœurs qui sont dans la vingtaine ou qui en approchent, soutiennent avoir fui le Nigéria pour cause de persécution politique, religieuse et fondée sur le sexe. Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, les Abiodun contestent deux aspects de la décision par laquelle, le 13 février 2020, la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a rejeté leur appel. Premièrement, disent‑ils, il était inéquitable de la part de la SAR de mettre en doute leur crédibilité en se fondant sur de prétendues incohérences entre leur témoignage et l’exposé circonstancié de leur formulaire « Fondement de la demande d’asile » (le formulaire FDA), sans que la Section de la protection des réfugiés (la SPR) ou elle‑même leur en aient fait part. Deuxièmement, la SAR a eu recours à la mauvaise norme ou analyse juridique pour rejeter leur crainte d’être persécutés par des pratiques du vaudou au Nigéria.

[2] Je suis d’avis que le premier de ces arguments est bien fondé et qu’il est déterminant quant à la demande en l’espèce. La SPR a omis de traiter de l’aspect « persécution religieuse » que comportait la demande d’asile des Abiodun. La SAR a rectifié cette erreur en examinant ce motif de la demande d’asile, mais elle l’a rejeté parce qu’il n’y avait pas assez d’éléments de preuve dignes de foi pour établir ce type de persécution. Ce faisant, elle a conclu qu’elle n’était pas tenue de confronter les Abiodun aux incohérences qu’elle avait relevées entre le témoignage de Dorcas Abiodun et l’exposé circonstancié du formulaire FDA des Abiodun. Je suis d’avis que le dossier ne permettait pas à la SAR de conclure qu’il y avait des incohérences « manifestes ». Il s’ensuit que tous les éléments de la décision de la SAR qui découlent de cette conclusion, tant sur le plan de l’équité procédurale que sur celui du bien‑fondé de l’appel, ne peuvent pas être retenus.

[3] Quant au second argument des Abiodun, leur avocat a reconnu à juste titre à l’audition de la présente demande qu’il ne pouvait pas être retenu, vu la nature des craintes qu’alléguaient les Abiodun, à savoir que les agents de persécution pouvaient recourir à des sortilèges ou au vaudou pour leur faire du mal, à eux et à leurs parents, même sans les voir physiquement.

[4] La demande est accueillie et l’affaire renvoyée à la SAR pour qu’elle statue à nouveau sur l’appel des Abiodun.

II. Les questions en litige

[5] Dans la présente demande, les Abiodun soulèvent deux questions concernant la décision de la SAR :

  1. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en ne confrontant pas les Abiodun à de prétendues incohérences et contradictions dans leur témoignage?

  2. La SAR a‑t‑elle appliqué la mauvaise norme pour évaluer la crainte des Abiodun d’être persécutés par des pratiques du vaudou?

III. Analyse

A. La SAR a commis une erreur en ne confrontant pas les Abiodun

(1) La norme de contrôle applicable

[6] Notre Cour juge habituellement que le fait d’avoir censément omis de signaler les éléments de preuve contradictoires à un demandeur constitue une question d’équité procédurale : voir, par exemple, Akanniolu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 311 aux para 29 et 45–49; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 905 au para 6. Elle contrôle les questions d’équité de cette nature en évaluant « si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances », une démarche qui, considère‑t‑on, est assimilable à la norme de la décision correcte ou à une absence de norme de contrôle : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada, 2018 CAF 69 au para 54 (Canadien Pacifique); Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43; Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35 [ACADR].

[7] En l’espèce, comme nous le verrons plus en détail ci‑après, la SAR a motivé avec soin pourquoi elle avait conclu qu’il n’était pas nécessaire de signaler les éléments de preuve aux Abiodun, et ce, en faisant référence aux facteurs énoncés dans la décision Ngongo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 8885 (CF) et en les analysant. Si un tribunal administratif fournit des motifs écrits sur une question d’équité procédurale, la Cour doit‑elle contrôler la question en fonction de la norme de la décision raisonnable? Le professeur Paul Daly a laissé entendre qu’elle devrait le faire d’un point de vue fonctionnel, vu qu’il est difficile de trancher la question de savoir si une telle affaire se rapporte au « fond » ou à la « procédure » : P. Daly, « Unresolved Issues after Vavilov » (exposé présenté au Hugh Ketcheson QC Memorial Lecture, 18 novembre 2020), disponible à SSRN : https://ssrn.com/abstract=3732962, aux p 7 et 8, faisant référence à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65.

[8] Comme le signale le professeur Daly, et comme il ressort clairement des décisions de notre Cour, il y a des circonstances dans lesquelles la ligne de démarcation entre la procédure, le fond et l’interprétation législative peut être plus difficile à discerner : voir, par exemple, Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1515 aux para 34 à 39; Idugboe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 334 aux para 34 à 38; Daly, aux p 7–8. Dans la présente affaire, la principale question a trait à l’incidence des conclusions que la SAR a tirées au sujet de la preuve sur la procédure à suivre, ce qui a compliqué davantage l’évaluation. Néanmoins, selon moi, une question liée au fait de savoir si un demandeur d’asile a eu une possibilité suffisante de présenter ses arguments et de répondre aux doutes concernant ses éléments de preuve reste une question qui a trait à la procédure suivie pour arriver à une décision, et non une question qui a trait au fond de la demande d’asile elle‑même.

[9] Dans des décisions postérieures à l’arrêt Vavilov, la Cour d’appel fédérale a appliqué la norme de la décision correcte à des questions d’équité procédurale, même dans les cas où un tribunal administratif avait fait part de motifs sur la question en jeu : Langevin c Air Canada, 2020 CAF 48 aux para 9–11; Jog c BMO Banque de Montréal, 2020 CAF 218 aux para 2, 4 et 7, conf. sur ce point 2019 CF 1326 aux para 20 et 24‑29. Je crois que c’est cette démarche qu’il me faut suivre, tout en étant conscient que la Cour d’appel n’a pas traité directement de la question de savoir de quelle manière un tribunal administratif faisant part de ses motifs sur une question d’équité procédurale pourrait changer la norme de contrôle applicable.

[10] La question reste en fin de compte celle de savoir si, dans les circonstances, le processus suivi a été équitable : Canadien Pacifique aux para 54–56; ACADR au para 35. Parallèlement, dans les cas où cette décision repose à son tour sur des conclusions de fait ou sur une appréciation des éléments de preuve, la déférence continue de s’imposer à l’égard de ces conclusions : Ma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 392 aux para 16 et 17.

(2) La demande d’asile et la décision de la SPR

[11] Une partie de la demande d’asile des Abiodun a trait à des incidents de harcèlement, de vandalisme et de violence qui sont survenus à l’église établie par leur père et où leurs deux parents étaient pasteurs. Dans l’exposé circonstancié de leur formulaire FDA, les Abiodun indiquent que la famille s’était rendu compte que l’église avait été établie dans un [traduction] « lieu plein de non‑croyants » et que, de ce fait, ils avaient eu des problèmes, parce que ces non‑croyants [traduction] « insistaient pour dire qu’ils ne [voulaient] pas d’une église dans le secteur ». Les Abiodun ont décrit un certain nombre d’incidents de vandalisme, ainsi que d’actes de harcèlement et d’attaques visant des membres de l’église, dont eux‑mêmes, qui étaient survenus depuis la fondation de l’église en 2010.

[12] La SPR a posé quelques questions à l’audience au sujet de l’église et de la raison pour laquelle des parties de celle‑ci avaient été détruites. Cependant, dans les motifs qu’elle a donnés pour rejeter la demande d’asile, elle n’a pas traité de l’allégation des Abiodun selon laquelle ils avaient été persécutés à cause de leur église et de leur religion.

(3) La décision de la SAR

[13] La SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur en ne traitant pas des allégations de persécution religieuse des Abiodun. Elle a ensuite examiné si elle pouvait se prononcer sur ces allégations sans avoir à réentendre la preuve. Elle s’est notamment penchée sur la question de savoir si SPR ou elle‑même étaient tenues de confronter les Abiodun aux incohérences qu’elles avaient relevées entre le témoignage de Dorcas Abiodun et l’exposé circonstancié du formulaire FDA. Elle a fait référence à la décision de la juge Tremblay‑Lamer dans l’affaire Ngongo, où la Cour a reconnu que, dans certains cas, l’équité exige qu’une contradiction découverte soit signalée au demandeur afin qu’il puisse en traiter ou l’expliquer. La juge Tremblay‑Lamer a proposé six facteurs à prendre en considération pour trancher la question de savoir si une contradiction devrait être portée à l’attention du demandeur d’asile :

À mon avis, il s’agit de regarder dans chaque dossier la situation factuelle, la législation applicable et la nature des contradictions notées. Les facteurs suivants peuvent servir de guide :

1. La contradiction a‑t‑elle été découverte après une analyse minutieuse de la transcription ou de l’enregistrement de l’audience ou était‑elle évidente?

2. S’agissait‑il d’une réponse à une question directe du tribunal?

3. S’agissait‑il d’une contradiction réelle ou uniquement d’un labsus [sic]?

4. Le demandeur était‑il représenté par avocat, auquel cas celui‑ci pouvait l’interroger sur toute contradiction?

5. Le demandeur communiquait‑il au moyen d’interprète? L’usage d’un interprète rend les méprises attribuables à l’interprétation (et alors, les contradictions) plus probable.

6. Le tribunal fonde‑t‑il sa décision sur une seule contradiction ou sa décision est‑elle fondée sur plusieurs contradictions ou invraisemblances?

[Non souligné dans l’original; décision Ngongo au para 16.]

[14] La SAR a conclu que les incohérences étaient « manifestes », que Mme Abiodun s’exprimait bien en anglais et que les Abiodun étaient représentés par un avocat. Elle a donc conclu que ni la SPR ni elle‑même n’étaient tenues de signaler les incohérences à Mme Abiodun et qu’elle pouvait trancher les allégations de persécution fondée sur des motifs religieux sans avoir à réentendre la preuve.

[15] Après être arrivée à cette conclusion, la SAR a ensuite traité des allégations de persécution religieuse. Pour ce faire, elle a énoncé les incohérences en question, à savoir que ce que Mme Abiodun avait déclaré à l’audition de la demande d’asile expliquait les incidents relatifs à l’église d’une manière différente de ce qui était écrit dans l’exposé circonstancié du formulaire FDA. Selon la SAR, Mme Abiodun a déclaré que les personnes impliquées dans les attaques étaient des propriétaires fonciers « motiv[és] par le fait que l’église était située sur des terres qui, selon les propriétaires de la communauté, ne lui appartenaient pas », un fait qui n’était pas mentionné dans l’exposé circonstancié du formulaire FDA. Elle a également signalé que le témoignage de Mme Abiodun ne faisait pas mention des actes de vandalisme ni des insultes et des attaques visant des membres de l’église qui étaient mentionnés dans l’exposé circonstancié du formulaire FDA. Elle a jugé que l’omission d’inclure dans le formulaire FDA une « importante caractéristique concernant les agents de préjudice […], à savoir qu’ils affirmaient posséder la terre sur laquelle était érigée l’église », et celle de traiter des attaques et la destruction dans le témoignage, nuisaient à la crédibilité des Abiodun.

[16] La SAR a ensuite examiné d’autres aspects de la preuve. Elle a jugé qu’étant donné que les attaques avaient censément débuté en 2010, soit près de sept ans avant que les Abiodun prennent la fuite, ces derniers n’éprouvaient pas une crainte subjective de persécution liée à des incidents survenus à l’église. Elle a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, les Abiodun n’avaient pas « présenté suffisamment d’éléments de preuve crédibles » pour établir que les incidents survenus à l’église avaient eu lieu de la manière décrite ou qu’ils étaient assimilables à une possibilité sérieuse de persécution.

(4) La décision de la SAR n’est pas équitable ou raisonnable

[17] À mon avis, la conclusion de la SAR selon laquelle elle n’avait pas besoin de signaler les incohérences reprochées aux Abiodun ne peut pas être confirmée, car elle repose sur des propos qui ne concordent pas avec une évaluation raisonnable du dossier.

[18] Les Abiodun font valoir ce qui suit : a) la SAR n’a pas tenu compte des trois premiers facteurs décrits dans la décision Ngongo, b) les contradictions reprochées n’étaient pas évidentes, et c) il ne s’agissait pas de réelles contradictions et, même d’après l’évaluation de la SAR, il ne s’agissait que d’omissions. Pour ce qui est du premier de ces arguments, la liste des facteurs qui figure dans la décision Ngongo n’est pas censée être exhaustive, et il ne s’agit pas non plus d’une liste de contrôle dont il faut obligatoirement traiter dans chaque cas. Le fait de ne pas traiter séparément de chacun des facteurs énoncés dans cette décision n’a pas automatiquement pour effet de rendre une décision inéquitable ou déraisonnable. Quoi qu’il en soit, la SAR a clairement pris en compte le premier facteur, indiquant que la contradiction était « manifeste ». Elle a semblé aussi conclure qu’il y avait une contradiction entre les motifs de harcèlement et de violence énoncés dans l’exposé circonstancié du formulaire FDA et les motifs indiqués dans le témoignage de Mme Abiodun en réponse aux questions de la SPR, et qu’il ne s’agissait pas d’un simple [traduction] « oubli ».

[19] Je souscris néanmoins aux deuxième et troisième arguments des Abiodun, à savoir qu’il était déraisonnable de la part de la SAR de conclure qu’il y avait des incohérences « manifestes ». En fait, après examen du témoignage, il est difficile de relever une incohérence quelconque, et encore moins une incohérence manifeste. Pour procéder au présent contrôle, je prends au sérieux la directive que formule la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov, à savoir que la cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve : Vavilov au para 125. Parallèlement, toutefois, une décision raisonnable doit tenir compte du dossier de preuve, et le caractère raisonnable peut être compromis si le décideur « s’est mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » : au para 126. Après avoir examiné la conclusion de fait de la SAR selon laquelle il y avait une contradiction manifeste dans la preuve au regard de la norme de la décision raisonnable, laquelle commande une certaine déférence, je suis d’avis que cette conclusion était déraisonnable. Celle‑ci se situait au cœur de deux aspects : la conclusion de la SAR selon laquelle l’équité n’exigeait pas que la contradiction reprochée soit signalée aux Abiodun et le rejet, par la SAR, de cet aspect de la demande d’asile sur le fond.

[20] Comme il a été signalé, les incohérences relevées par la SAR étaient les suivantes : a) l’exposé circonstancié du formulaire FDA ne mentionnait pas une « importante caractéristique » des agents de préjudice dont il était question dans le témoignage de Mme Abiodun, à savoir que ces derniers se disaient propriétaires du terrain sur lequel se trouvait l’église et que ce fait avait motivé les attaques, et b) le témoignage ne faisait pas référence aux attaques visant des membres de l’église, à la destruction de leurs biens et aux mesures prises pour profaner l’église.

[21] Cependant, Mme Abiodun n’a pas dit dans son témoignage que les agents de préjudice prétendaient être propriétaires du terrain sur lequel l’église était érigée, ou que, pour ces agents, l’identité des propriétaires du terrain était une importante motivation. La partie de l’audience pendant laquelle il a été question des allégations de persécution religieuse était d’une durée de quatre minutes et a consisté en l’échange suivant, qui a débuté juste après que la SPR déclare qu’elle faisait référence à l’exposé circonstancié du formulaire FDA :

[traduction]

LA COMMISSAIRE : Donc, votre père était pasteur, est‑ce exact?

Mme DORCAS ABIODUN : Oui, il l’est.

LA COMMISSAIRE : Et donc, et votre mère, quel rôle jouait‑elle dans l’église?

Mme DORCAS ABIODUN : Ma mère était pasteure elle aussi et elle était l’épouse du SG, l’épouse du surveillant général.

[Explication du terme « surveillant général ».]

LA COMMISSAIRE : Et pourquoi l’église a‑t‑elle été détruite? Ou, je le suppose, des parties de l’église ont été détruites?

Mme DORCAS ABIODUN : Oui, en 2010, nous avons déménagé dans une nouvelle maison qui était … l’adresse située à l’arrière de l’église, et il y avait donc l’église à l’avant et la maison à l’arrière. Il y avait juste une petite clôture entre les deux. Par la suite, quand nous avons commencé à faire des célébrations à cet endroit, à l’église, il y a toutes sortes de problèmes qui ont commencé, des gens qui se sont présentés à l’église pour perturber le service et l’interrompre, disant que l’église n’était pas censée être là parce qu’ils n’allaient pas le permettre.

LA COMMISSAIRE : Donc, qui …

Mme DORCAS ABIODUN : Pour que l’église soit …

LA COMMISSAIRE : Qui étaient ces gens?

Mme DORCAS ABIODUN : Très bien, on les appelle les omoniles [ph.] en … est‑ce que l’interprète pourrait m’aider … on les appelle …

L’INTERPRÈTE : Comme les… humm … propriétaires fonciers.

LA COMMISSAIRE : Très bien.

L’INTERPRÈTE : Les propriétaires fonciers.

Mme DORCAS ABIODUN : Ouais. Qui étaient également membres d’un parti politique appelé le PDP, la plupart d’entre eux.

[Précisions quant au nom du parti politique.]

LA COMMISSAIRE : Et pourquoi ne voulaient‑ils pas de l’église à cet endroit?

Mme DORCAS ABIODUN : Premièrement, ils ne voulaient pas de l’église à cet endroit parce qu’ils, ils ne croyaient pas en Dieu, ils croyaient en quelque chose de différent. Je ne sais pas ce que c’est. Et, deuxièmement, parce qu’ils étaient au courant de la situation politique de nos parents auprès de l’APC, et c’était donc là un autre problème important.

LA COMMISSAIRE : Très bien, vos parents sont donc membres d’un parti politique différent?

Mme DORCAS ABIODUN : Oui, c’est ça.

[Explication du nom du parti politique.]

LA COMMISSAIRE : Que savez‑vous du rôle que jouent vos parents dans ce parti?

Mme DORCAS ABIODUN : Mes parents sont les membres du conseil, les membres du conseil de direction de Glazden [ph]. Et également ma maman, aussi ma maman, c’est elle qui est responsable du comité électoral.

LA COMMISSAIRE : Et pourquoi ces propriétaires fonciers étaient‑ils contrariés par ce parti ou par le rôle que jouent vos parents?

Mme DORCAS ABIODUN : En général, ils étaient déjà contrariés parce que l’église avait été mise en place à leur endroit, dans leur secteur, leur ….

L’INTERPRÈTE : « Collectivité ».

Mme DORCAS ABIODUN : leur collectivité, oui. Donc, et il faut ajouter à ça le fait qu’ils s’étaient rendu compte que « oh, ces gens sont de l’APC », ce qui veut dire qu’ils ne voulaient pas que ça fonctionne du tout. C’était donc la combinaison des deux.

[Non souligné dans l’original; ma transcription; confirmations de preuve non substantielles omises.]

[22] D’après le témoignage de Mme Abiodun, les propriétaires fonciers ne voulaient pas d’une église dans la collectivité parce qu’ils ne croyaient pas en Dieu, et aussi à cause de l’affiliation politique de ses parents. Jamais n’a‑t‑elle affirmé que ces propriétaires revendiquaient un droit sur un bien immobilier ou que le problème était la propriété du terrain. Ce témoignage concorde avec l’exposé circonstancié du formulaire FDA, dans lequel il est mentionné ceci : [TRADUCTION] « [n]ous nous sommes plus tard rendu compte qu’il s’agissait d’un lieu plein de non‑croyants. À cause de cela, nous avons eu divers problèmes, car ils insistaient pour dire qu’ils ne [voulaient] pas d’une église dans le secteur ».

[23] Il n’y a pas lieu non plus de relever l’existence d’une contradiction manifeste en se fondant sur l’« omission », dans le témoignage, d’incidents d’attaques ou de vandalisme. Comme nous l’avons vu plus tôt, après avoir fait mention de l’exposé circonstancié du formulaire FDA, la commissaire de la SPR a demandé non pas ce qui s’était passé, mais pourquoi l’église avait été détruite, une question qui tient pour acquis que les attaques ont eu lieu et qui est axée sur la motivation des assaillants. Comme l’a reconnu à juste titre le ministre lors des plaidoiries, il est déraisonnable de mettre en doute la crédibilité d’une personne qui demande l’asile parce qu’elle n’a pas répondu à la question [TRADUCTION] « pourquoi cela est‑il arrivé? » par une description de ce qui s’est passé.

[24] La conclusion de la SAR selon laquelle il n’était pas nécessaire qu’elle pose ces questions aux Abiodun reposait sur une conclusion déraisonnable, à savoir qu’il y avait des incohérences « manifestes » entre le témoignage et l’exposé circonstancié du formulaire FDA. Que l’on considère cela comme une question de procédure ou comme une mauvaise interprétation fondamentale de la preuve, il était selon moi inéquitable et déraisonnable que la SAR décide qu’elle pouvait tirer des conclusions défavorables quant à la crédibilité à partir de ces prétendues incohérences dans le témoignage sans les soumettre à Mme Abiodun.

[25] Je suis d’avis qu’il y a lieu d’annuler la décision de la SAR dans son intégralité en raison des erreurs que celle‑ci a commises à cet égard. La SAR a fait référence à d’autres questions, dont le temps écoulé avant que les Abiodun fuient le Nigéria et l’absence de rapports de police. Cependant, je ne puis considérer que, dans son contexte, la conclusion de la SAR sur la crainte subjective reposait uniquement et séparément sur le temps qui s’était écoulé avant qu’ils prennent la fuite. La conclusion de la SAR, à savoir que « selon la prépondérance des probabilités, […] les appelants n’ont pas présenté suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour établir que les événements liés à l’église sont survenus comme ils l’ont décrit ou qu’ils sont assimilables à une possibilité sérieuse de persécution » était plutôt liée de manière importante à la conclusion déraisonnable qu’elle avait tirée quant à la crédibilité en se fondant sur les incohérences reprochées.

[26] Dans les circonstances, je conclus que l’erreur n’était pas « simplement superficiel[le] ou accessoir[e] par rapport au fond de la décision », mais plutôt qu’elle était « suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » : Vavilov au para 100. Si l’on considère la situation sous l’angle de l’équité, je ne puis dire que l’iniquité du fait de ne pas avoir signalé aux Abiodun des incohérences considérées déraisonnablement comme étant « manifestes » n’a eu aucune incidence sur l’issue de l’affaire : Pavicevic c Canada (Procureur général), 2013 CF 997 au para 55 et 56; Nagulathas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1159 au para 24; Khosa au para 43.

[27] La demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie sur ce fondement.

B. La conclusion de la SAR sur l’allégation de persécution due au vaudou était raisonnable

[28] Les Abiodun ont également dit être victimes de persécution par suite d’une menace de mutilation des organes génitaux féminins. Dans le témoignage qu’elle a fait sur ces prétentions, Mme Abiodun a évoqué la question du recours à des pratiques du vaudou en tant que forme de persécution. Dans ses motifs, la SPR a indiqué qu’elle n’avait pas considéré que [TRADUCTION] « le vaudou et les sortilèges présent[aient] un véritable risque physique pour la sécurité des demandeurs d’asile ». La SAR est arrivée à une conclusion semblable : « […] même si les appelants peuvent craindre que le vaudou soit utilisé pour causer du tort à leurs parents, je conclus que je ne dispose d’aucun élément de preuve attestant que le vaudou est efficace et qu’il engendrera de la persécution pour les appelants ».

[29] Les Abiodun contestent la déclaration de la SAR selon laquelle il n’existe aucune preuve que le vaudou est efficace et qu’il engendrerait de la persécution. Ils soutiennent que la SAR n’a pas appliqué le critère subjectif et objectif qui convient en ce qui a trait à la persécution : Chan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 RCS 593 au para 119. La SAR a admis que les Abiodun craignaient subjectivement d’être persécutés par le vaudou, mais ces derniers soutiennent qu’elle a omis de prendre en compte la preuve objective de pratiques rituelles du vaudou qui figure dans le cartable national de documentation sur le Nigéria.

[30] Les parties conviennent que cette question touche au fond de l’affaire et qu’elle est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Vavilov aux para 23‑25. Lors d’un contrôle fondé sur cette norme, les motifs du décideur doivent être interprétés en fonction de l’historique et du contexte de l’instance, ce qui inclut la preuve fournie et les observations des parties : Vavilov au para 94.

[31] À cet égard, le contexte qui entoure la preuve est, là encore, déterminant. Contrairement à ce que les Abiodun font valoir, la crainte qu’ils disaient éprouver n’était pas qu’ils seraient victimes de violence physique à cause de rituels exécutés par ceux qui pratiquent le vaudou au Nigéria. La crainte dont Mme Abiodun a fait état à l’égard du vaudou figure dans deux passages extraits de son témoignage. Premièrement, en réponse à une question demandant comment il se pouvait que les agents de persécution puissent encore punir ses parents si personne ne savait où ils étaient, Mme Abiodun a dit : [TRADUCTION] « [i]ls ont des sortilèges, ils ont le vaudou, ils ont des choses différentes, ils sont très puissants, ils ont des choses différentes dont ils peuvent se servir pour faire du mal aux gens sans les voir physiquement ». Deuxièmement, environ cinq minutes plus tard, la SPR a demandé si Mme Abiodun croyait que les agents de persécution pouvaient vraiment lui faire du mal sans la voir physiquement, ce à quoi elle a répondu ; [TRADUCTION] « [o]ui, ils ont le vaudou, ils en sont capables ».

[32] Il ressort clairement de ce contexte de preuve que la conclusion qu’a tirée la SAR sur la question du vaudou était juste qu’il n’y avait aucune preuve que les agents de persécution pouvaient faire du mal aux demandeurs ou à leurs parents sans les voir physiquement au moyen de sortilèges ou du vaudou. Comme l’a admis à juste titre l’avocat des Abiodun lors des plaidoiries, ce contexte fait en sorte que les propos de la SAR sur la question sont raisonnables.

IV. Conclusion

[33] Comme les conclusions que la SAR a tirées à propos de la crédibilité des allégations de persécution religieuse des Abiodun étaient injustes et fondées sur une appréciation déraisonnable des éléments de preuve, la décision est infirmée et l’appel renvoyé à la SAR en vue d’une nouvelle décision.

[34] Ni l’une ni l’autre des parties n’ont proposé une question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1633‑20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’appel des demandeurs est renvoyé à la SAR pour qu’une formation différemment constituée rende une nouvelle décision.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1633‑20

 

INTITULÉ :

DORCAS OLUWATOM ABIODUN ET AL c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE LE 26 AVRIL 2021, ENTRE OTTAWA (ONTARIO) (COUR), MONTRÉAL ET Westmount (QUÉBEC) (PARTIES)

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 JUIN 2021

 

COMPARUTIONS :

Mark J. Gruszczynski

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Simone Truong

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Canada Immigration Team

Westmount (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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