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Date : 20210430


Dossier : IMM‑7043‑19

Référence : 2021 CF 383

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 avril 2021

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

ABDI MOLLIM HASSAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demande d’asile d’Abdi Hassan a été refusée par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) et par la Section d’appel des réfugiés (la SAR) au motif qu’il n’avait pas établi de façon satisfaisante son identité de citoyen somalien, y compris sa nationalité. Pour les motifs que suivent, je conviens avec M. Hassan que les motifs énoncés par la SAR pour rejeter le témoignage du témoin qui avait été cité à la barre pour établir son identité étaient déraisonnables et que la décision de la SAR ne peut donc pas être confirmée.

[2] La demande de contrôle judiciaire est par conséquent accueillie et l’appel de M. Hassan est renvoyé à la SAR pour nouvel examen.

II. Question en litige et norme de contrôle

[3] L’unique question en litige dans la présente demande est celle de savoir si la SAR a commis une erreur en concluant que M. Hassan ne s’était pas acquitté du fardeau qui lui incombait d’établir son identité.

[4] Les parties conviennent que la décision de la SAR est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16‑17, 23‑25; Warsame c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 920 au para 26 [Warsamie Warsame]).

[5] Les arguments de M. Hassan portent principalement sur l’appréciation de la preuve faite par la SAR. Lorsqu’elle procède à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour ne peut se contenter de réévaluer ou d’apprécier de nouveau la preuve et de tirer ses propres conclusions (Vavilov, au para 125). La Cour doit plutôt faire preuve de déférence envers l’appréciation faite par la SAR et déterminer seulement si la décision de la SAR était raisonnable, compte tenu de la preuve versée au dossier et de la trame factuelle. Une décision peut être déraisonnable si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui était soumise ou n’en a pas tenu compte ou s’il s’est livré à un raisonnement incohérent pour apprécier la preuve (Vavilov, aux para 102–107, 125–126). En définitive, la question est celle de savoir si la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée, compte tenu du cadre administratif (Vavilov, aux para 85, 91–95, 99–100, 102). Est raisonnable la décision qui est justifiée, transparente et intelligible pour la personne visée et qui reflète, dans son ensemble, « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle », compte tenu du contexte administratif du dossier dont était saisi le décideur et des observations des parties.

III. Analyse

[6] L’identité du demandeur d’asile « est un élément primordial de toute demande d’asile » (Hassan c Canada (Immigration, Réfugiés et Refugees and Citoyenneté), 2019 CF 459 au para 27). L’omission d’établir son identité entraîne le rejet de la demande d’asile (Edobor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1064 au para 8). La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] oblige la SPR, lorsqu’elle évalue la crédibilité du demandeur d’asile, à vérifier s’il est muni de papiers d’identité acceptables, et, dans la négative, à déterminer s’il « ne peut raisonnablement en justifier la raison et n’a pas pris les mesures voulues pour s’en procurer » (LIPR, art 106; voir également Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012‑256, art 11).

[7] M. Hassan affirme être un citoyen somalien, né dans la ville de Galcad. Dans sa demande d’asile, il affirme craindre l’organisation terroriste Al Chabaad, qui a tenté de le recruter en 2015 et l’a enlevé et battu après qu’il eut refusé d’y adhérer. Il craint, s’il retourne en Somalie, que les membres d’Al Chabaad le retrouvent et le recrutent ou le tuent, compte tenu de leur omniprésence en Somalie. Un élément essentiel de la demande d’asile de M. Hassan est donc son identité de citoyen somalien.

[8] M. Hassan n’est muni d’aucun document provenant de la Somalie qui établirait sa citoyenneté somalienne. Comme les documents objectifs sur la situation en Somalie l’indiquent, il est impossible depuis des années pour les habitants somaliens d’obtenir des documents officiels de leur gouvernement. Comme notre Cour l’a indiqué, « [i]l est de notoriété publique qu’il est pratiquement impossible d’obtenir des documents du gouvernement de la Somalie » (Warsamie Warsame au para 50, citant Abdullahi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1164 au para 9).

[9] M. Hassan a par conséquent tenté d’établir son identité par son propre témoignage et en soumettant trois éléments de preuve corroborants, à savoir : a) un affidavit souscrit par un cousin qui habite aux États‑Unis; b) le témoignage de vive voix d’une personne qui le connaissait en Somalie; c) une lettre d’une organisation non gouvernementale, Dejinta Beesha, qui confirmait que M. Hassan est un citoyen somalien et un Somalien de souche, en raison des connaissances du somali, de la géographie, de l’histoire et de la culture de la Somalie qu’il avait démontré qu’il possédait dans les deux questionnaires qu’il avait remplis et lors de son entrevue. La SAR a écarté chacun de ses éléments de preuve corroborants et conclu que M. Hassan n’avait pas pris les mesures voulues pour obtenir des preuves de la Somalie, notamment en ne cherchant pas à faire témoigner son oncle, qui vit à Mogadiscio. Elle a pas conséquent conclu qu’il ne s’était pas acquitté du fardeau qui lui incombait d’établir son identité et elle a rejeté son appel. M. Hassan conteste l’appréciation que la SAR a faite de chacun de ces éléments de preuve.

[10] À mon avis, l’appréciation, par la SAR, du témoignage de vive voix du témoin est déterminante pour trancher la présente demande.

[11] M. Hassan est arrivé au Canada en 2016. À l’époque, il connaissait une personne au Canada que j’appellerai le premier témoin. M. Hassan et le premier témoin s’étaient connus en Somalie. Lorsque l’audience de la SPR a initialement été fixée pour novembre 2016, l’avocat de M. Hassan a informé la SPR que le premier témoin témoignerait au sujet de l’identité de citoyen somalien de M. Hassan.

[12] L’audience a par la suite été reportée à septembre 2017. Le premier témoin n’a pas pu témoigner à l’audience en raison d’une urgence personnelle. Cependant, une autre personne que M. Hassan avait connue en Somalie, et que M. Hassan avait croisée par hasard à Toronto en janvier 2017, était disponible. La veille de l’audience, l’avocat a écrit à la SPR pour l’informer que M. Hassan avait l’intention de faire témoigner cette personne, que j’appellerai le deuxième témoin, au sujet de son identité de citoyen somalien. Comme le montre clairement l’enregistrement audio de l’audience de la SPR, le deuxième témoin a confirmé qu’il avait connu M. Hassan en Somalie, qu’il l’avait vu une ou deux fois par semaine en Somalie entre 2009 et 2012, et que M. Hassan lui avait dit qu’il était né à Galcad, mais qu’il ne savait pas quelle était sa date de naissance.

[13] Dans une section de ses motifs intitulée « Témoin non crédible », la SAR a avancé deux raisons pour expliquer pourquoi elle était d’accord avec la SPR pour n’accorder aucune valeur au témoignage du deuxième témoin. Premièrement, elle s’est dite préoccupée par le fait que le deuxième témoin avait témoigné à la place du premier témoin. En second lieu, elle a conclu que si le deuxième témoin savait que M. Hassan était un Somalien né à Galcad, c’était parce que celui‑ci le lui avait dit, de sorte qu’il ne s’agissait pas d’une connaissance indépendante acquise par le témoin lui‑même. Je suis d’accord avec M. Hassan pour qualifier de déraisonnable l’analyse que la SAR a faite de ces questions.

(1) Le deuxième témoin en tant que « remplaçant »

[14] Lors de l’audience relative à sa demande d’asile, la SPR a demandé à M. Hassan pourquoi il n’avait pas cherché à recueillir la déposition écrite du premier témoin, puisque ce dernier ne pouvait pas témoigner. M. Hassan a répondu qu’il avait dit au premier témoin qu’il n’avait pas besoin de sa déposition puisqu’il avait trouvé quelqu’un d’autre, en l’occurrence le deuxième témoin. La SAR a estimé qu’il n’était « pas raisonnable » de conclure qu’il était inutile de recueillir une déposition écrite d’un témoin qui était disposé à témoigner au sujet de l’identité de M. Hassan. La SPR a par conséquent tiré une conclusion défavorable. La SPR a également jugé qu’il était [traduction] « suspect et fortuit » que M. Hassan ait réussi, dans un laps relativement court, à tomber par hasard sur deux personnes qui l’avaient connu en Somalie.

[15] M. Hassan a contesté ces conclusions devant la SAR. Pour ce faire, il a signalé, dans ses observations écrites, qu’« un premier témoin n’a pas pu comparaître, donc un remplaçant a été trouvé » et il a soutenu que la SPR avait commis une erreur en tirant une conclusion défavorable de ce seul fait, alors qu’il n’avait aucun contrôle sur la disponibilité de ce témoin. M. Hassan a également soutenu devant la SAR que la SPR avait eu tort de dire qu’il était « fortuit » de rencontrer par pure coïncidence deux individus au Canada, étant donné qu’il savait que le premier témoin se trouvait au Canada avant d’arriver ici, de sorte que leur rencontre ne pouvait être qualifiée de pure coïncidence.

[16] La SAR a convenu avec M. Hassan que la SPR avait commis une erreur en tirant une conclusion défavorable du fait que le deuxième témoin aurait été trouvé par hasard. La SAR s’est toutefois dite « troublé[e] » par l’argument selon lequel un témoin avait été trouvé pour en « remplacer » un autre. Pour la SAR, cela donnait l’impression que M. Hassan « cherchait des témoins comme une personne magasine pour un produit dans un magasin ». Je suis entièrement d’accord avec M. Hassan pour dire qu’il était déraisonnable de la part de la SAR de reprendre les mots précis que l’avocat avait employés dans ses observations écrites pour qualifier la situation et pour s’en servir pour décrédibiliser le témoignage de ce témoin. Peu importe « l’impression » que donnaient les mots employés par l’avocat à ses yeux, la SAR aurait dû examiner sur le fond la situation et le témoignage du deuxième témoin sans s’attarder indûment aux mots employés par l’avocat.

[17] La SAR a ensuite trouvé « préoccupant » le fait que, même si un deuxième témoin était présent, rien ne permettait de conclure que M. Hassan avait tenté de demander un ajournement pour donner au premier témoin l’occasion de témoigner un autre jour. La SAR a conclu que cela démontrait un manque d’efforts raisonnables de la part de M. Hassan pour établir son identité, et elle en a tiré une conclusion défavorable.

[18] Là encore, j’estime qu’il ne s’agissait pas là d’un motif raisonnable permettant de tirer une conclusion défavorable. Rien n’indique que le premier témoin avait à donner, au sujet de l’identité de M. Hassan, un témoignage meilleur que ou différent de celui du deuxième témoin. Au contraire, dans son témoignage, M. Hassan a indiqué que le premier et le deuxième témoins étaient tous deux des personnes qu’il avait connues en Somalie parce qu’elles fréquentaient le magasin où il travaillait; le premier témoin y apportait des marchandises, tandis que le deuxième témoin y faisait ses courses. Bien que le fait de citer à la barre deux témoins pour parler de la même chose puisse dans certaines circonstances être approprié et avantageux, je ne vois aucune raison logique de tirer une conclusion défavorable du fait que M. Hassan n’a pas demandé d’ajournement pour permettre au premier témoin de témoigner alors que le deuxième témoin était disponible. D’ailleurs, étant donné que le deuxième témoin était un tiers à l’instance, rien ne justifie d’attaquer sa crédibilité en raison des choix faits par M. Hassan et par son avocat au sujet du litige.

[19] Le Ministre a laissé entendre que la conclusion tirée par la SAR sur cette question s’expliquait par le fait que le deuxième témoin n’avait pas une connaissance directe de la citoyenneté de M. Hassan. Il ne m’apparaît pas évident qu’il y a un lien dans le raisonnement de la SAR entre ses conclusions sur la demande d’ajournement et la solidité du témoignage du deuxième témoin. En tout état de cause, comme l’a reconnu le ministre, rien ne permet de penser que les sources d’information du premier témoin étaient différentes de celles du deuxième témoin sur cette question. Je conclus que la SAR n’a pas donné d’explication acceptable pour justifier sa conclusion qu’il fallait tirer une conclusion défavorable en ce qui concerne le témoignage du deuxième témoin en raison de l’omission de M. Hassan de demander un ajournement pour permettre au premier témoin de témoigner.

(2) Cohérence et connaissance indépendante

[20] La SPR a estimé que, même si le témoignage du deuxième témoin et celui de M. Hassan étaient dans l’ensemble cohérents, il était possible qu’ils aient [traduction] « simplement répété et mémorisé avant l’audience les renseignements qu’ils tenaient l’un de l’autre ». M. Hassan a contesté cette affirmation lors de son appel devant la SAR, en faisant remarquer que la cohérence est un « signe » et une « caractéristique importante » de crédibilité. La SAR s’est dite en désaccord avec cette affirmation :

En ce qui concerne le témoin qui a témoigné, je remets d’abord en question l’affirmation de l’appelant selon laquelle [traduction] « la cohérence est un signe de crédibilité ». Même si un témoignage incohérent est un signe de manque de crédibilité, cela ne signifie pas qu’un témoignage cohérent est donc crédible.

En l’espèce, le témoin a déclaré qu’il [traduction] « savait » que l’appelant était un Somalien qui est né à Galcad parce que celui‑ci le lui avait dit. Il ne s’agit pas d’une connaissance indépendante qui a été acquise par le témoin. La [traduction] « cohérence » découle uniquement du fait que le témoin s’est souvenu de ce que l’appelant lui avait dit, et ne génère aucune preuve de quelque importance que ce soit qui établit l’identité personnelle de l’appelant, y compris sa nationalité.

[Non souligné dans l’original.]

[21] Après avoir pris connaissance des observations que M. Hassan a faites à la SAR sur cette question, je conviens qu’il n’a pas prétendu que tous les témoignages cohérents sont automatiquement crédibles. Il faisait plutôt observer que la cohérence est un signe de crédibilité et il reprochait à la SPR de ne pas avoir tenu compte de la cohérence du témoignage au motif qu’il pouvait simplement avoir été mémorisé. Contrairement à ce qu’affirme la SAR, notre Cour reconnaît généralement que la cohérence des preuves corroborantes est un facteur parmi d’autres pour apprécier la crédibilité, et qu’elle constitue même l’une des « caractéristiques » de la crédibilité (Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 au para 19; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 179 au para 17).

[22] La SAR a certainement raison de dire qu’une preuve peut être cohérente et néanmoins non crédible pour d’autres raisons. M. Hassan ne prétend pas le contraire. D’ailleurs, s’il existe des similitudes étranges dans la preuve, on pourrait penser qu’un « scénario » a été élaboré, ce qui minerait la crédibilité, bien qu’une telle conclusion doive tenir compte des raisons fournies pour expliquer les similitudes (Ravichandran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 665 aux para 16–22). La SAR n’a cependant avancé aucune raison permettant de penser que le témoignage du deuxième témoin avait été « mémorisé » ou n’était par ailleurs pas crédible et cette idée n’a jamais été soumise au deuxième témoin.

[23] La SAR s’est plutôt concentrée sur le fait que la cohérence qu’elle avait constatée entre le témoignage du deuxième témoin et celui de M. Hassan s’expliquait par le fait que les renseignements que possédait le deuxième témoin lui avaient été communiqués par M. Hassan. Cette conclusion est déraisonnable, et ce, pour deux raisons.

[24] Tout d’abord, le témoignage du deuxième témoin ne se limitait pas au fait que M. Hassan lui avait dit qu’il était un Somalien né à Galcad. Notamment, comme le souligne M. Hassan, le deuxième témoin a témoigné directement du fait qu’il avait personnellement vu M. Hassan en Somalie à l’époque où M. Hassan affirmait s’y être trouvé. Bien qu’à elle seule, cette affirmation ne soit assurément pas suffisante pour établir que M. Hassan est un citoyen somalien, il s’agit d’un élément de preuve pertinent pour évaluer – comme la SAR était tenue de le faire à défaut de documents gouvernementaux fiables en provenance de la Somalie — s’il était plus probable que le contraire que M. Hassan était un citoyen somalien (Warsamie Warsame, aux para 47–50). Le deuxième témoin a également déclaré qu’il avait connu personnellement M. Hassan en Somalie pendant plusieurs années, alors que M. Hassan avait entre 19 et 22 ans. Cet élément est lui aussi potentiellement pertinent pour établir son identité personnelle, l’une des questions soumises à la SAR.

[25] Deuxièmement, même si le deuxième témoin a déclaré qu’il savait que M. Hassan était un citoyen somalien et qu’il connaissait son lieu de naissance parce que M. Hassan le lui avait dit, le contexte dans lequel ces déclarations ont été faites est important. Selon le deuxième témoin, M. Hassan lui avait dit qu’il était né à Galcad lorsqu’ils étaient tous les deux en Somalie, des années avant que M. Hassan n’arrive au Canada et ne présente sa demande d’asile. Il s’agit d’une situation fort différente de celle où, par exemple, M. Hassan lui aurait communiqué ces renseignements peu de temps avant l’audience.

[26] Dans un cas comme dans l’autre, le témoignage concernant le lieu de naissance de M. Hassan constitue techniquement du ouï‑dire. Toutefois, ni la SPR ni la SAR ne sont liées par les règles techniques de la preuve, et elles peuvent accepter toute preuve qu’elles estiment crédible ou digne de foi (LIPR, al 170g) – h), 171a.2) –a.3)). Pourtant, la SAR a écarté le témoignage du deuxième témoin pour la seule raison que l’information concernant le lieu de naissance de M. Hassan provenait de ce dernier et non d’une « connaissance indépendante », et ce, sans se demander si le contexte dans lequel ce renseignement avait été communiqué le rendait plus ou moins crédible ou digne de foi.

[27] Je constate que, si des témoignages corroborants quant à l’identité ou au lieu de naissance d’une personne se limitaient invariablement à ceux des personnes ayant une « connaissance indépendante » non acquise de l’intéressé, les seules personnes qui pourraient se porter garantes de façon crédible de l’identité et du lieu de naissance d’un demandeur d’asile seraient celles ayant une connaissance « directe » de son nom et de son lieu de naissance (par ex., une personne qui était présente à sa naissance ou qui aurait vu des documents d’identité officiels). Cela limiterait indûment les sources potentielles de preuves dont dispose un demandeur d’asile pour établir son identité. Cela est particulièrement vrai dans le cas de quelqu’un qui affirme venir d’un pays où les documents d’identités officiels fiables sont, au mieux, rares. À mon avis, il était déraisonnable de la part de la SAR de conclure que les renseignements fournis à l’origine par un demandeur d’asile pour établir sa nationalité « ne génère[nt] aucune preuve de quelque importance que ce soit », sans par ailleurs évaluer leur fiabilité ou leur crédibilité à la lumière du contexte dans lequel ils avaient été fournis.

[28] Je tiens à ajouter que, même si la SAR était liée par des règles techniques de preuve, ce qui n’est pas le cas, elle peut admettre en preuve les déclarations antérieures compatibles d’un témoin et leur accorder du poids lorsque le contexte dans lequel ces déclarations ont été faites fournissent des indices de sa crédibilité (voir, par ex., R c Gill, 2018 BCCA 275 aux para 76–80). Cette exception relative au « récit en tant que preuve circonstancielle » reconnaît le fait que les déclarations antérieures compatibles et [traduction] « les circonstances dans lesquelles elles ont été faites, y compris le moment où elles ont été faites » peuvent être utiles au juge des faits pour apprécier la crédibilité du témoignage et pour ainsi le corroborer (Gill, au para 76). Je mentionne cet aspect simplement pour souligner qu’il était déraisonnable de la part de la SAR d’écarter le témoignage corroborant du deuxième témoin sans tenir compte du contexte et du moment où M. Hassan lui avait dit à quel endroit il était né.

[29] La SAR n’a donné aucune autre raison pour expliquer pourquoi elle n’accordait au témoignage du deuxième témoin aucun poids hormis le fait que c’était M. Hassan qui lui avait dit où il était né et que le premier témoin n’avait pas été cité à la barre. Pour les motifs que j’ai énoncés, je conclus qu’il était déraisonnable de n’accorder aucun poids au témoignage de M. Hassan pour ces motifs.

[30] Il s’agit donc de savoir si l’appréciation déraisonnable de la preuve est suffisamment capitale ou importante pour rendre toute la décision déraisonnable (Vavilov, au para 100). J’estime que c’est effectivement le cas. Le témoignage du deuxième témoin était important, étant donné qu’il situait M. Hassan en Somalie et précisait que ce dernier lui avait dit qu’il était né à Galcad longtemps avant d’avoir des raisons liées à l’immigration de le faire. La SAR a accordé un certain poids, quoique faible, aux autres éléments de preuve présentés, à savoir l’affidavit du cousin et la lettre de Dejinta Beesha. Si elle avait accepté le témoignage du deuxième témoin, la SAR aurait pu conclure que la SPR avait commis une erreur en concluant que M. Hassan n’avait pas établi son identité de citoyen somalien selon la prépondérance des probabilités. Je conclus donc que l’appréciation déraisonnable que la SAR a faite de ces éléments de preuve n’était pas une erreur superficielle ou banale. Il s’agit d’une lacune suffisamment grave pour qu’on ne puisse pas dire que la décision satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence (Vavilov, au para 100).

(3) La lettre de Dejinta Beesha

[31] Bien que ce qui précède soit suffisant pour trancher la présente demande, les motifs exposés par la SAR pour justifier le peu de poids qu’elle a accordé à la lettre de Dejinta Beesha méritent quelques commentaires.

[32] La SAR a souscrit aux conclusions de la SPR selon lesquelles la connaissance du somali et de la Somalie n’établissait pas automatiquement la citoyenneté somalienne. Pour justifier cette conclusion, la SPR a donné comme explication – explication à laquelle a souscrit la SAR – que [traduction] « la capacité de [M. Hassan] de parler et d’écrire le somali, de même que sa capacité de décrire le patrimoine et la culture de la Somalie ne constituent pas des éléments de preuve fiables ou dignes de foi permettant de conclure que le demandeur d’asile a établi son identité personnelle et son identité nationale de citoyen somalien » [non souligné dans l’original].

[33] Notre Cour a reconnu à plusieurs reprises que la connaissance de la langue, de la culture, de l’histoire et de la géographie d’un pays peuvent effectivement constituer des éléments de preuve pertinents quant aux origines du demandeur d’asile (Warsamie Warsame, aux para 47–48; Warsame c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 118 aux para 14–18 [Sadaq Warsame]; Tran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1080 au para 8; Kebedom c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 781 au para 31). Le fait qu’ils ne peuvent à eux seuls être concluants pour établir l’identité ne signifient pas, sans plus, que ces éléments ne sont pas fiables ou dignes de foi. Ainsi que la juge Manson l’a fait observer dans le jugement Sadaq Warsame : « [a]ucun élément de preuve ne devrait être rejeté du simple fait qu’il s’agit d’un élément unique de l’ensemble de la preuve fournie » (Sadaq Warsame, au para 18, reprenant Teganya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 42 au para 25). Ces éléments de preuve doivent être examinés dans le contexte de l’ensemble de la preuve, et non en se demandant s’ils sont suffisants pour établir l’identité si on les considère isolément.

[34] La SAR a également repris à son compte la conclusion de la SPR suivant laquelle l’organisme Dejinta Beesha n’avait pas démontré qu’il avait tenté de contacter un des membres de la famille de M. Hassan pour confirmer son identité. Toutefois, Dejinta Beesha n’a pas prétendu mener une enquête sur les liens familiaux de M. Hassan. Comme il l’indiquait dans sa lettre, l’organisme Dejinta Beesha avait procédé à son évaluation au moyen d’un questionnaire écrit et d’un entretien oral, et sa conclusion était fondée sur les connaissances que M. Hassan avait [traduction] « de la langue, du contexte, de la géographie, de l’histoire, du patrimoine, du contexte sociopolitique, de la lignée clanique et de la culture de la Somalie ». À mon avis, il était déraisonnable de la part de la SAR d’écarter d’emblée certains des éléments de preuve pertinents contenus dans la lettre de Dejinta Beesha au sujet des connaissances que M. Hassan avait de la Somalie au motif que cette lettre ne fournissait pas de preuves en ce qui concerne un type d’analyse complètement différente (Teganya, au para 25; Sadaq Warsame, aux para 16–18; Warsamie Warsame, aux para 48–51).

[35] Enfin, je note pour plus de clarté que le fait que je ne formule pas de commentaires sur les autres aspects des motifs de la SAR, notamment sur son évaluation de l’affidavit du cousin et sur l’importance qu’elle a accordée aux efforts faits par M. Hassan pour obtenir des éléments de preuve de la Somalie, ne devrait pas être considéré comme un acquiescement de ma part.

IV. Dispositif

[36] La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’appel de M. Hassan est porté devant un tribunal différemment constitué de la SAR pour nouvel examen. Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens avec elles que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑7043‑19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’appel de M. Hassan est porté devant un tribunal différemment constitué de la Section d’appel des réfugiés pour nouvel examen.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑7043‑19

 

INTITULÉ :

ABDI MOLLIM HASSAN c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE LE 14 JANVIER 2021 À OTTAWA (ONTARIO) (LA COUR) AINSI QU’À TORONTO (ONTARIO) (LES PARTIES)

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 AVRIL 2021

 

COMPARUTIONS :

Micheal Crane

 

POUR LE demandeur

 

Alison Engel‑Yan

 

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE défendeur

 

 

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