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Date : 20210624

Dossier : IMM-5561-19

Référence : 2021 CF 662

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 24 juin 2021

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

ROBEL SOLOMON AMANUEL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, Robel Solomon Amanuel, sollicite le contrôle judiciaire de la décision d’un agent du Haut-Commissariat du Canada à Nairobi (Kenya), datée du 17 juillet 2019. L’agent a rejeté sa demande de résidence permanente au Canada, présentée au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou de la catégorie des personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières, en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) et du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement).

[2] Selon l’agent, la question principale concernait la crédibilité du demandeur. Dans la présente demande, M. Amanuel prie la Cour d’annuler la décision de l’agent et de renvoyer l’affaire à un autre agent afin qu’il rende une nouvelle décision.

[3] Pour les motifs exposés ci-après, je suis d’avis que la décision de l’agent était déraisonnable. Son raisonnement était entaché d’une erreur reconnue de droit et souffrait d’un manque de transparence et de justification. La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.

I. Faits et événements à l’origine de la demande de contrôle judiciaire

[4] Le demandeur est de nationalité érythréenne. Il s’opposait au service national obligatoire et de durée indéfinie imposé par son pays. Le 16 avril 2014, alors en service militaire, il a tenté de fuir vers le Soudan. Il a été attrapé, puis emprisonné par les autorités érythréennes. Durant sa captivité, il a été battu, torturé et interrogé. En juin 2014, au bout de trois mois d’emprisonnement, sa famille a acheté sa libération aux autorités du pays pour la somme de 200 000 nakfas. Il a finalement été relâché.

[5] En octobre 2015, le demandeur a réussi à rejoindre le Soudan. En échange de 13 000 $ US, il a obtenu l’aide d’un passeur, qui lui a procuré un faux passeport brésilien et lui a fait prendre l’avion pour le Brésil. Il a alors été introduit clandestinement aux États-Unis, via le Pérou, l’Équateur, la Colombie, le Panama, le Costa Rica, le Nicaragua, le Honduras, le Guatemala et le Mexique.

[6] Le demandeur s’est vu refuser l’asile aux États-Unis. Le 5 août 2018, les États-Unis l’ont renvoyé en Érythrée. Lors d’une escale durant le vol d’expulsion, le demandeur a débarqué à Addis-Abeba (Éthiopie), où il vit depuis.

[7] En août 2018, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) en Éthiopie lui a reconnu le statut de réfugié.

[8] Le 4 septembre 2018, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente au Canada à titre de réfugié parrainé par le secteur privé, en application de l’article 139 du Règlement. Grâce aux efforts d’un proche parent habitant la Colombie-Britannique, le demandeur a été parrainé par un groupe confessionnel signataire d’une entente de parrainage aux termes du Règlement.

[9] Le 24 juin 2019, un agent d’immigration affecté au bureau canadien des visas à Nairobi (Kenya) s’est entretenu avec le demandeur en personne, à Shire (Éthiopie).

[10] Par lettre datée du 17 juillet 2019, l’agent a informé le demandeur que sa demande de résidence permanente au Canada était refusée. La lettre confirmait que le demandeur avait sollicité la résidence permanente au Canada au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou de la catégorie des personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières. Elle confirmait que le demandeur avait été interrogé le 24 juin 2019, à Shire, avec l’aide d’un interprète. Après description des conditions à remplir pour l’octroi du statut de réfugié au sens de la Convention selon l’article 96 de la LIPR, la lettre reproduisait le contenu de l’article 145 et de l’alinéa 139(1)c) du Règlement, qui prévoient qu’un étranger se verra accorder un visa de résident permanent au Canada s’il est établi qu’il entre dans la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou la catégorie des personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières.

[11] Dans sa lettre du 17 juillet 2019, l’agent écrivait que, après examen approfondi de tous les facteurs pertinents pour la demande, il avait conclu que le demandeur n’appartenait à aucune des catégories susmentionnées, pour les raisons suivantes :

  • il avait à plusieurs reprises eu recours à des réseaux criminels, à des passeurs de clandestins et à des documents de voyage contrefaits;

  • l’agent avait trouvé [traduction] « invraisemblables » ses explications décrivant la raison pour laquelle il vivait dans la peur en Érythrée, la manière dont il était sorti de prison en Érythrée, la nature de son service militaire en Érythrée, et la manière dont il avait pu acheter son introduction clandestine au Brésil.

[12] L’agent était donc persuadé que la preuve produite par le demandeur [traduction] « n’était pas crédible ». Il a conclu que le demandeur n’avait pas de crainte justifiée d’être persécuté en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques aux termes de l’article 96 de la LIPR. L’agent ne croyait pas non plus que le demandeur satisfaisait aux conditions de la catégorie de personnes de pays d’accueil énoncées dans le Règlement. Finalement, la lettre citait le paragraphe 11(1) de la LIPR et précisait que l’agent n’était pas persuadé que le demandeur satisfaisait aux exigences de la LIPR, pour les raisons susmentionnées.

[13] Les notes de l’agent consignées dans le Système mondial de gestion des cas (SMGC) comprenaient d’autres détails sur les données recueillies durant l’entrevue avec le demandeur le 24 juin 2019, ainsi que les motifs qui sous-tendaient la décision de l’agent.

II. Norme de contrôle

[14] Les deux parties ont fait valoir que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à la décision d’un agent sur les questions de fond soulevées par le demandeur. Je suis du même avis.

[15] La Cour suprême du Canada a expliqué la norme de la décision raisonnable dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65. Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous-jacent à celle-ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, au para 15. Le contrôle fondé sur la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi (c’est-à-dire à la justification) qui a produit la décision, et au résultat obtenu : Vavilov, aux para 83 et 86.

[16] Les motifs écrits fournis par le décideur administratif constituent le point de départ : Vavilov, au para 84. La cour de révision doit interpréter les motifs de façon globale et contextuelle, et en parallèle avec le dossier dont disposait le décideur : Vavilov, aux para 91-96, 97 et 103; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 31. La cour de révision ne mène pas une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » : Vavilov, au para 102.

[17] Lorsqu’elle procède à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision se demande si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, à savoir la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si elle est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur elle : Vavilov, au para 99. Avant de pouvoir intervenir, la cour de révision doit être persuadée que la décision souffre de « lacunes graves » qui l’empêchent de satisfaire aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances constatées ne sauraient être simplement superficielles ou secondaires par rapport au fond de la décision, et il ne saurait s’agir non plus d’« erreurs mineures »; la faille doit être suffisamment déterminante, ou peser résolument sur le résultat, avant que la décision soit jugée déraisonnable : Vavilov, au para 100.

[18] La cour de révision ne cherche pas à savoir de quelle manière elle aurait tranché une question en fonction de la preuve, et il ne lui appartient pas non plus d’apprécier à nouveau la preuve sur le fond : Vavilov, aux para 75, 83 et 125-126; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339 aux para 59, 61 et 64. Le rôle de la cour de révision est de dire si l’examen et les conclusions du décideur s’appuient ou non sur la preuve et les arguments, d’une manière qui s’accorde avec les principes de l’arrêt Vavilov.

[19] C’est au demandeur qu’il appartient de démontrer que la décision est déraisonnable : Vavilov, aux para 75 et 100.

III. Analyse

[20] Devant la Cour, le demandeur a soulevé quatre points tendant à montrer que la décision de l’agent était déraisonnable. Ce sont les points suivants :

1. L’agent a commis une erreur de droit et a mal interprété la preuve au moment d’examiner la question du passage de clandestins et celle du recours du demandeur à un passeur pour gagner un pays où il trouverait la sécurité;

2. Les conclusions de non-crédibilité et d’invraisemblance tirées par l’agent étaient déraisonnables;

3. L’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte du fait que le demandeur avait été reconnu par le HCR comme un réfugié;

4. L’agent a manqué à l’équité procédurale parce qu’il n’a pas donné au demandeur une occasion raisonnable de dissiper ses doutes.

[21] Les trois premiers points sont imbriqués. Tous sont tributaires de la même norme de contrôle (celle de la décision raisonnable). Après les avoir analysés, je suis d’avis que la décision de l’agent est entachée d’une erreur reconnue de droit, et qu’elle contient des constatations qui ne sont pas étayées par la preuve et un raisonnement qui manque de transparence et de justification. La décision est par conséquent déraisonnable et doit être annulée. Il ne m’est donc pas nécessaire de déterminer s’il y a eu manquement à l’équité procédurale envers le demandeur.

A. Les constatations de l’agent sur la question du passage de clandestins

[22] Le demandeur a d’abord fait valoir que l’agent a commis une erreur de droit et a mal interprété la preuve liée à la question du passage de clandestins. Selon lui, l’agent a conclu erronément qu’il ne pouvait obtenir l’asile parce qu’il avait censément eu recours à un [traduction] « réseau criminel » ou à des [traduction] « passeurs de clandestins » ou parce qu’il s’était servi de [traduction] « documents de voyage illégaux ». Il est d’avis que l’agent a commis une erreur de droit en concluant qu’un demandeur d’asile ne peut, ou ne devrait pas, recourir à des passeurs de clandestins pour trouver la sécurité. Le demandeur a invoqué les arrêts B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58, [2015] 3 RCS 704, et R c Appulonappa, 2015 CSC 59, [2015] 3 RCS 754. Dans l’arrêt B010, la Cour suprême a jugé que, contrairement à une personne qui agit comme passeur afin d’obtenir un avantage financier ou autre avantage matériel, le migrant qui contribue à sa propre entrée illégale au pays ou qui aide d’autres réfugiés ou demandeurs d’asile à entrer illégalement au pays alors qu’ils tentent collectivement d’y trouver refuge n’est pas interdit de territoire au sens de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR (B010, au para 76).

[23] Le demandeur soutient que le dossier ne permettait nullement à l’agent de conclure qu’il avait « à plusieurs reprises » eu recours à des réseaux criminels ou à des passeurs de clandestins et s’était servi de documents illégaux. Selon la preuve, il avait pris des dispositions pour qu’un parent à lui en Israël remette la somme de 13 000 $ US à des passeurs qui lui feraient gagner les États-Unis depuis le Soudan. Rien n’indiquait que le passeur faisait partie d’un réseau criminel. Rien n’indiquait non plus que le demandeur avait à plusieurs reprises recouru à des [traduction] « réseaux criminels » ou qu’il s’était lui-même servi à plusieurs reprises de documents de voyages illégaux. En réalité, les conclusions factuelles de l’agent sur ces questions ne reposaient sur aucune preuve.

[24] Le défendeur était d’accord avec le demandeur pour dire que le recours de celui-ci à des passeurs pour gagner les États-Unis depuis le Soudan n’était pas un point pertinent eu égard à sa situation. Cependant, le défendeur a maintenu que la décision de l’agent contenait d’autres constatations qui l’autorisaient à rejeter la demande de résidence permanente.

[25] Sur ce point, je reconnais que rien ne démontre que le demandeur était lui-même un passeur, ou qu’il s’est rendu, via le Brésil et maints autres pays, vers les États-Unis pour obtenir un avantage financier ou un autre avantage matériel comme l’envisage l’arrêt B010. L’agent a commis une erreur de droit en concluant que le recours du demandeur à un passeur était un facteur à retenir. Je reconnais aussi que l’agent a mal interprété la preuve en concluant, sans s’appuyer sur des faits, que le passeur faisait partie d’un réseau criminel et que le demandeur avait à plusieurs reprises bénéficié de l’aide de réseaux criminels.

[26] La preuve concernant l’utilisation répétée du faux passeport brésilien n’est pas aussi nette. Le demandeur a dit à l’agent que le passeur avait pris son faux passeport brésilien à leur arrivée au Brésil. Il a aussi indiqué avoir traversé à pied et par autobus les frontières restantes jusqu’à ce qu’il arrive aux États-Unis. Les parties à la présente demande de contrôle judiciaire n’ont présenté, et la Cour n’a été incapable de trouver, aucune autre preuve dans le dossier permettant de déterminer s’il avait ou non eu recours au faux passeport brésilien ou à d’autres documents falsifiés pour franchir les nombreuses autres frontières, ou s’il les avait franchies sans papiers. Vu ma conclusion générale dans le cadre de la présente demande, je ne m’exprimerai pas davantage sur le sujet.

[27] Ayant conclu à une erreur de droit et à l’existence de constatations écartant ou interprétant de manière erronée la preuve sur ces aspects, j’aborderai maintenant les conclusions d’invraisemblance et de non-crédibilité tirées par l’agent.

B. Les conclusions d’invraisemblance et de non-crédibilité tirées par l’agent

[28] La décision reproduite dans la lettre de l’agent datée du 17 juillet 2019 qualifiait [traduction] « [d’]invraisemblables » les aspects suivants de l’exposé circonstancié du demandeur : (i) les raisons pour lesquelles le demandeur vivait dans la peur en Érythrée (ii) la façon dont il était sorti de prison en Érythrée (iii) la nature de son service militaire en Érythrée et (iv) la façon dont il avait pu acquitter le prix de son introduction clandestine au Brésil. Les notes consignées dans le SMGC donnent d’autres indications sur le raisonnement de l’agent :

[traduction]

Au vu des facteurs suivants, je tire des déductions négatives sur la crédibilité du demandeur : – le demandeur a eu recours à plusieurs reprises à des réseaux criminels et à des passeurs de clandestins pour contourner les voies légales d’immigration – le demandeur s’est servi d’un faux passeport – le demandeur a déclaré avoir recouvré la liberté en Érythrée moyennant un cautionnement de 200 000 nakfas. Je ne crois pas que cela soit vraisemblable parce que, d’après les entrevues déjà menées auprès de plusieurs centaines de réfugiés érythréens, aucun d’entre eux n’a jamais affirmé avoir eu besoin de payer un prix supérieur à 50 000 nakfas – le demandeur a déclaré avoir un cousin en Israël qui lui a donné 13 000 $ US pour payer les passeurs, et qui ne peut maintenant être rejoint. Je ne crois pas que cela soit vraisemblable parce qu’il est difficile de voir comment un réfugié érythréen en Israël pourrait disposer de 13 000 $ US; parce que la logistique nécessaire pour que le demandeur puisse recevoir 13 000 $ US depuis Israël serait très difficile; parce qu’il est plus probable que le cousin en Israël utiliserait cet argent pour lui-même, et parce qu’il est improbable que le demandeur se permettrait d’égarer les coordonnées d’une personne qui lui a donné 13 000 $ US – le demandeur a affirmé qu’au cours de ses deux années de service militaire national, il n’a jamais touché un vrai fusil et a passé tout son temps comme vigile dans une cafétéria. Je ne crois pas que cela soit vraisemblable parce que, d’après les entrevues déjà menées auprès de plusieurs centaines de réfugiés érythréens, presque tous les hommes ayant fait deux ans de service militaire national ont déclaré avoir été entraînés à tout le moins à monter et à démonter une Kalachnikov. Je suis d’avis que les déductions négatives qui sont tirées des observations ci-dessus suffisent à conclure que le demandeur n’est pas crédible. Demande refusée pour absence de crédibilité.

[Non souligné dans l’original.]

[29] Le demandeur a contesté les conclusions d’invraisemblance tirées par l’agent, en affirmant ce qui suit :

Ÿcontrairement à la déclaration de l’agent selon laquelle [traduction] « d’après les entrevues déjà menées auprès de plusieurs centaines de réfugiés érythréens, aucun d’entre eux n’a jamais affirmé avoir eu besoin de payer un prix supérieur à 50 000 nakfas », les documents relatifs à la situation qui existait dans ce pays contenaient une preuve objective montrant que, dans certains cas, une somme supérieure à 50 000 nakfas a été payée pour obtenir la libération de détenus;

Ÿcontrairement à ce qu’affirme l’agent, il n’est pas établi que le cousin du demandeur en Israël était un réfugié et qu’il n’aurait donc pas été en mesure de disposer de 13 000 $ US et d’envoyer cette somme au demandeur;

Ÿcontrairement à ce qu’affirme l’agent, le demandeur a dit à celui-ci que son cousin avait viré la somme directement aux passeurs en paiement de son introduction clandestine aux États-Unis (l’agent n’a pas été envoyé au demandeur);

Ÿle demandeur a expliqué à l’agent que, s’il n’avait pas le numéro de téléphone de son cousin, c’était parce que des bandits en Amérique centrale lui avaient volé son téléphone mobile;

Ÿl’agent n’a exprimé aucune préoccupation relativement au fait que le demandeur avait été vigile dans une cafétéria durant son service militaire;

Ÿ l’agent s’est concentré sur la question non pertinente de savoir si le demandeur avait touché ou utilisé un vrai fusil durant son service militaire, mais il a conclu que, [traduction] « d’après les entrevues déjà menées auprès de plusieurs centaines de réfugiés érythréens, presque tous les hommes » ayant fait deux ans de service militaire national ont déclaré avoir été entraînés à tout le moins à la manière de monter et de démonter une Kalachnikov.

[30] Le défendeur a justifié les conclusions de l’agent, affirmant qu’il était fondé à utiliser sa connaissance des réalités locales, et plus précisément la connaissance qu’il avait acquise après avoir fait passer des entrevues à des centaines de réfugiés érythréens ayant accompli un service militaire national, entrevues qui avaient porté sur la nature de leur entraînement et sur le prix à payer pour qu’un détenu soit libéré d’une prison érythréenne. Le défendeur a aussi relevé que les notes de l’agent consignées dans le SMGC reconnaissaient que des sommes supérieures à 50 000 nakfas étaient parfois payées. L’agent avait prié le demandeur de lui expliquer pourquoi il avait été une exception à la norme. Le défendeur a aussi fait valoir qu’un virement depuis Israël en faveur d’un passeur serait difficile sur le plan logistique et qu’il était curieux que le demandeur ait égaré les coordonnées d’un proche qui lui avait fourni une telle somme d’argent pour lui permettre de rejoindre les États-Unis.

[31] S’agissant de la conclusion générale de l’agent selon laquelle le demandeur n’était pas crédible, le défendeur a indiqué que les conclusions touchant la crédibilité et la vraisemblance constituent le noyau des connaissances spécialisées du décideur et commandent la retenue judiciaire (il cite la décision Soorasingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 691 (le juge Gascon)).

[32] J’observe d’abord qu’il n’appartient pas à la Cour d’apprécier la crédibilité du demandeur ou de substituer son opinion à celle de l’agent. La tâche de la Cour est de déterminer si le raisonnement de l’agent sur les questions de crédibilité et de vraisemblance est entaché d’une erreur susceptible de révision.

[33] Dans la décision Soorasingam, le juge Gascon a déclaré que les conclusions relatives à la crédibilité étaient vues comme « l’essentiel » de la compétence de la Section de la protection des réfugiés (la SPR), puisque la SPR est en mesure de « voir le témoin au cours de l’audience, observer le comportement du témoin et entendre son témoignage » et qu’elle a « la possibilité et la capacité de juger le témoin, sa franchise, la spontanéité avec laquelle il répond et la cohérence et l’uniformité de son témoignage » (au para 16). Cependant, aucun de ces avantages ne se rapporte à la décision contestée en l’espèce puisque l’agent ne s’est pas fondé sur ceux-ci pour tirer ses conclusions à l’égard de la crédibilité du demandeur.

[34] J’observe que, dans l’affaire Soorasingam, le juge Gascon était également « conscient qu’il faut faire preuve de prudence en ce qui concerne les conclusions d’invraisemblance dans les cas de réfugiés » et que « [l]es conclusions d’invraisemblance ne devraient être tirées que dans les cas les plus clairs, et la SPR doit toujours indiquer suffisamment les motifs de ces conclusions […] Sinon, les conclusions d’invraisemblance peuvent être vues comme arbitraires et déraisonnables […] » (au para 29, références omises).

[35] À mon avis, les conclusions d’invraisemblance et de non-crédibilité tirées par l’agent dans la présente affaire ne sauraient se justifier puisqu’elles ne reposent pas sur la preuve.

[36] Premièrement, s’agissant des sommes payées pour que le demandeur puisse rejoindre les États-Unis, il n’a pas été établi que le cousin du demandeur en Israël était un réfugié comme l’a conclu l’agent. L’agent semble aussi ne pas avoir tenu compte des déclarations faites par le demandeur durant l’entrevue du 24 juin 2019, à savoir que son cousin avait transféré l’argent aux passeurs directement plutôt qu’au demandeur lui-même. L’agent n’a pas abordé l’explication donnée par le demandeur selon laquelle, s’il avait perdu les coordonnées de son cousin en Israël, c’était parce que des bandits en Amérique centrale s’étaient emparés de son téléphone mobile. L’agent n’a pas tenu compte de cet élément, ou il l’a interprété à tort, quand il a fait ces constatations.

[37] Deuxièmement, l’agent a trouvé que certaines réponses données par le demandeur durant l’entrevue étaient invraisemblables. Pour tirer ces conclusions, l’agent ne s’est pas fondé sur des contradictions entre les réponses du demandeur à diverses questions posées durant l’entrevue, ni sur des contradictions entre les réponses données durant l’entrevue et les documents produits antérieurement par le demandeur ou un autre élément figurant dans une preuve extrinsèque émanant de tiers, c’est-à-dire les cas où la SPR peut généralement conclure à la non-crédibilité d’un demandeur d’asile. L’agent s’est plutôt fondé sur d’apparentes contradictions entre les réponses données par le demandeur durant l’entrevue et sa propre expérience tirée d’entrevues menées avec des centaines d’autres demandeurs d’asile érythréens. Autrement dit, l’agent a fondé ses conclusions d’invraisemblance sur les contradictions qu’il a constatées en comparant le récit du demandeur avec le souvenir qu’il avait de récits d’autres demandeurs d’asile, portant sur certains points précis.

[38] La méthode employée par l’agent n’était pas à l’abri de risques intrinsèques, qui intéressent directement les exigences de justification ou de transparence énoncées dans l’arrêt Vavilov. D’abord, le souvenir qu’a un agent d’entrevues menées avec des centaines de demandeurs d’asile sera sans doute fidèle sous certains aspects, mais subjectif, sélectif ou peu fiable sous d’autres aspects. En outre, l’expérience qu’a acquise un agent après avoir mené des entrevues avec des réfugiés peut différer de l’expérience d’autres agents. L’absence d’analyse indépendante ou autre analyse objective des schémas présentés par les réponses de demandeurs d’asile ouvre la porte à la subjectivité et au scepticisme dans les conclusions d’invraisemblance, qui normalement seraient fondées sur des faits objectivement vérifiables.

[39] Deuxièmement, les conclusions d’invraisemblance fondées sur les expériences personnelles non archivées d’un agent ayant entendu les réponses de centaines d’autres demandeurs d’asile à la faveur d’entrevues ne sauraient décemment être soumises à l’examen d’une cour de révision, ni être aisément compréhensibles pour le demandeur (voir l’arrêt Administration de l’aéroport international de Vancouver c Alliance de la fonction publique du Canada, 2010 CAF 158, [2011] 4 RCF 425 aux para 13-14 et 16, en particulier au para 16d); et l’analyse figurant dans la décision Canada (Procureur général) c Angell, 2020 CF 1093 aux para 43-47 et 50). Pour apporter quelques brèves précisions, il n’existait pas de preuve ou de donnée archivée montrant que de nombreux demandeurs d’asile donnaient en général les mêmes réponses, au cours d’entrevues, à des questions portant sur le prix qu’eux-mêmes ou leurs familles avaient payé aux autorités pour être relâchés, ou sur leur utilisation d’une arme précise durant leur entraînement militaire. Il est impossible pour le demandeur ou pour une cour de révision de véritablement s’assurer que des conclusions d’invraisemblance sont raisonnables sur la foi du souvenir que peut avoir une personne ayant fait passer des centaines d’entrevues.

[40] Malheureusement, en l’espèce, certains des risques inhérents à la méthode employée par l’agent ont été confirmés dans les conclusions de celui-ci. Les conclusions d’invraisemblance sont le facteur principal sur lequel l’agent s’est fondé pour décider que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié.

[41] S’agissant du prix payé pour que le demandeur soit remis en liberté, les notes de l’agent consignées dans le SMCG indiquent que l’agent a posé la question suivante au demandeur : [traduction] « Pourquoi avez-vous payé nettement plus que les 50 000 nakfas qui sont généralement demandés? » [Non souligné dans l’original.] Comme l’a soutenu le demandeur, la décision de l’agent reposait sur un autre postulat : ce postulat énonçait que, d’après les entrevues menées auprès de plusieurs centaines de réfugiés érythréens, aucun d’eux n’avait jamais affirmé avoir dû payer plus de 50 000 nakfas pour être relâché. Cette assertion a été soumise au demandeur vers la fin de l’entrevue.

[42] Je souscris à l’argument du demandeur selon lequel il s’agissait d’une différence de taille dans le contexte des conclusions d’invraisemblance tirées par l’agent. Les notes de l’agent consignées dans le SMGC font apparaître une incohérence interne sur la question : d’une part, les notes reconnaissent que la somme de 50 000 nakfas est celle qui est [traduction] « généralement » payée, et, d’autre part, elles disent que l’agent n’a [traduction] « jamais » entendu un demandeur d’asile érythréen affirmer avoir payé plus de 50 000 nakfas. Cette incohérence suscite des interrogations sur le niveau de fiabilité et la nature subjective des « faits » sur lesquels s’est fondé l’agent pour tirer la conclusion d’invraisemblance. En outre, il y a, dans le dossier, à propos de la situation qui existe en Érythrée, une preuve qui semble contredire la conclusion de l’agent et confirmer la réponse donnée par le demandeur durant l’entrevue, selon laquelle sa famille avait payé plus de 50 000 nakfas : voir Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, Rapport de la Commission d’enquête sur les droits de l’homme en Érythrée (5 juin 2015) (L’« amende » exigée des familles est de 50 000 nakfas, mais [traduction] « dans certains cas exceptionnels, des familles ont été contraintes de payer des sommes d’argent inférieures ou supérieures ».)

[43] L’agent a aussi conclu, évoquant à nouveau le fait qu’il avait fait passer des entrevues à plusieurs centaines de réfugiés érythréens, que [traduction] « presque tous les hommes » auxquels il avait fait passer des entrevues et qui avaient fait deux ans de service militaire national avaient affirmé avoir été entraînés à tout le moins à monter et à démonter une Kalachnikov. Selon lui, sa propre expérience des réponses données par les personnes interrogées ne s’accordait pas avec l’exposé circonstancié du demandeur où il affirmait n’avoir jamais touché un vrai fusil et avoir servi uniquement comme vigile dans une cafétéria. L’agent ne s’est pas référé au contenu des documents relatifs à la situation qui existe au pays, il n’a pas expliqué pourquoi il avait conclu que le demandeur n’était pas l’une des exceptions implicites dans l’expression « presque tous les hommes » et il n’a pas demandé précisément au demandeur s’il avait été entraîné au maniement d’une Kalachnikov.

[44] Le demandeur a cité la décision Ghirmatsion c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 519, [2013] 1 RCF 261. Ce précédent est instructif. Dans cette affaire, une agente avait fondé une conclusion de non-crédibilité en partie sur le témoignage du demandeur selon lequel il avait échappé à la détention en Érythrée durant une tempête de sable. L’agente avait reconnu n’avoir aucune idée de la fréquence et des caractéristiques des tempêtes de sable et n’avait pas invité le demandeur à en dire davantage sur le sujet. Au paragraphe 69 de ses motifs, la juge Snider s’est exprimée ainsi :

L’erreur commise par l’agente, selon moi, a consisté à ne pas examiner la preuve documentaire disponible afin d’évaluer la plausibilité du récit du demandeur en fonction de ce qui était connu des conditions dans son pays d’origine. Dans une situation comme celle en l’espèce, l’agente avait l’obligation de consulter la preuve documentaire pour apprécier la crédibilité du récit du demandeur.

[45] En l’espèce, l’agent n’a pas tenté de tirer une conclusion de non-crédibilité sans la fonder sur une preuve. Il a fait des constatations d’invraisemblance qui conduisaient à une conclusion globale de non-crédibilité fondée sur des « faits », à savoir son expérience personnelle des entrevues menées auprès de réfugiés érythréens, expérience qui, selon lui, contredisait les réponses données par le demandeur durant une entrevue. Néanmoins, selon moi, l’erreur était similaire à celle dont il s’agissait dans l’affaire Ghirmatsion : l’agent aurait dû dire si les réponses du demandeur s’accordaient avec la preuve objective, par exemple les documents relatifs à la situation qui existe en Érythrée.

[46] Selon le défendeur, l’expérience personnelle de l’agent tirée de ses entrevues auprès des réfugiés érythréens pouvait être validement utilisée comme source de connaissance des « réalités locales » pour l’évaluation d’une demande d’asile. Il a cité la décision Al Hasan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1155 (le juge Grammond), au para 10; Yuzer c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 781 (le juge Norris); Mohammed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 992 (le juge Pentney); Saifee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 589 (le juge Mainville), aux para 30-31; et la décision Hafamo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 995 (le juge Boswell), au para 22.

[47] Je ne suis pas persuadé que la notion de connaissance des réalités locales puisse s’appliquer à la présente espèce. La question posée ici — le recours de l’agent à son propre souvenir de réponses données dans des centaines d’entrevues antérieures pour évaluer la vraisemblance d’une demande d’asile outre-frontières — ne cadre avec aucun des précédents cités par le défendeur.

  • Dans la décision Mohammed, le juge Pentney écrivait qu’« [i]l est bien établi en droit que les agents des visas ont le droit de se fier à leurs connaissances personnelles des conditions locales pour évaluer les éléments de preuve et les documents fournis à l’appui des demandes de visas » (au para 7). Selon lui, le demandeur ne pouvait se montrer surpris que l’agent ait tenu compte « de la situation économique et sécuritaire en Iraq ».

  • Dans l’affaire Al Hasan, l’agent avait connaissance d’un timbre qui devait figurer dans un passeport.

  • Dans l’affaire Yuzer, l’agent avait refusé un permis d’études en raison de l’existence de « programmes » où était enseigné l’anglais, pour un prix moindre, mais sans en dire davantage sur ces programmes – ce que la Cour n’a pas considéré comme un raisonnement suffisant. Elle a donc annulé la décision de l’agent.

  • Dans l’affaire Saifee, la Cour était disposée à présumer que l’agent soit était averti de la situation qui existait en Afghanistan, soit pouvait facilement avoir accès à la documentation relative à la situation qui existait dans ce pays, pour être en mesure de s’acquitter correctement de ses fonctions. Le juge Mainville a aussi relevé que, s’il peut être établi que l’agent « a rendu sa décision sans connaître la situation dans le pays, ceci peut en soi constituer un motif valable pour infirmer la décision dans le cadre d’une procédure de contrôle judiciaire. Ce serait vraiment inadmissible que des agents canadiens des visas se prononcent sur des demandes d’asile sans se rapporter à la situation du pays ou sans en avoir pris connaissance »(au para 30). Pareillement, dans l’espèce Hafamo, la Cour a estimé que l’agent pouvait être présumé avoir connaissance des conditions ayant cours dans le pays ou qu’il pouvait aisément se procurer la documentation s’y rapportant (au para 22, citant Saifee, au para 30).

[48] Considérées ensemble, ces décisions ne sous-entendent pas que la connaissance des « réalités locales » englobent des « faits » tirés du souvenir que peut avoir un agent des réponses obtenues au cours de centaines d’entrevues de demandeurs d’asile, avec tous les risques que cela comporte au chapitre de leur fiabilité. Elles cadrent davantage avec l’utilisation de documents relatifs à la situation qui existe dans un pays, qui sont rédigés par des sources objectives quand elles existent ou, au minimum, avec l’utilisation d’une information générale et notoire sur la situation ayant cours dans un pays.

[49] Il ressort selon moi de cette analyse que les conclusions d’invraisemblance tirées par l’agent et sa conclusion générale de non-crédibilité ne reposent pas sur une base solide et qu’elles suscitent de sérieux doutes sur la justification et la transparence de la décision, eu égard aux principes de l’arrêt Vavilov.

[50] Je passe maintenant au troisième argument général du demandeur.

C. L’agent a-t-il suffisamment pris en compte le fait que le HCR avait désigné le demandeur comme étant un réfugié?

[51] Dans son troisième argument, le demandeur dit que l’agent n’a pas tenu compte du statut de réfugié que lui a accordé le HCR. Selon le défendeur, l’agent n’a pas écarté le fait que le HCR a reconnu le demandeur comme un réfugié, puisque les notes d’entrevue consignées par l’agent font explicitement état de sa preuve d’enregistrement au HCR. Quoi qu’il en soit, le défendeur a fait observer que la décision du HCR n’était pas contraignante et que l’agent avait l’obligation d’évaluer par lui-même si le demandeur était un réfugié.

[52] Les notes de l’agent consignées dans le SMGC à propos de l’entrevue contiennent l’unique référence au statut du demandeur au sein du HCR dans les motifs de la décision de l’agent. L’agent s’est servi de la preuve d’enregistrement du demandeur au sein du HCR, en même temps que d’autres documents, pour vérifier l’identité du demandeur.

[53] Les parties ont cité plusieurs décisions de la Cour, dans lesquelles un agent avait prétendument laissé de côté ou s’était abstenu de prendre correctement en compte une désignation émanant du HCR : Ghirmatsion, aux para 55-59; Teweldbrhan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 371 (le juge Mosley) aux para 21-26; Gebrewldi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 621 (la juge en chef adjointe Gagné) aux para 28-35; Rubaye c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 665 (le juge Mosley) aux para 27-30; et Abreham c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 908 (le juge Southcott) au para 19-22.

[54] Les principes suivants ressortent de ces décisions :

  1. le statut de réfugié conféré à un demandeur par le HCR est important, mais non déterminant;

  2. l’agent doit se prononcer sur le fond de la demande d’asile selon le droit canadien, en s’appuyant sur la preuve versée dans le dossier. Ce faisant, l’agent peut évaluer la crédibilité du demandeur d’asile;

  3. pour rendre sa décision, l’agent doit prendre en considération la décision du HCR. Si l’agent ne partage pas la décision du HCR, il doit expliquer pourquoi;

  4. l’agent commet une erreur justifiant l’infirmation de sa décision s’il ne mentionne pas, dans sa décision ou dans ses notes consignées au SMGC, le statut du demandeur au sein du HCR;

  5. si la Cour, après examen de la décision motivée de l’agent, juge manifeste que (i) l’agent était informé du statut de réfugié conféré au demandeur par le HCR; (ii) l’agent a fait une évaluation détaillée de la demande d’asile selon le droit canadien; et (iii) ce faisant, l’agent a expliqué pourquoi le statut conféré par le HCR n’a pas été suivi, alors la Cour peut conclure que la décision de l’agent était raisonnable. L’appréciation que fait l’agent de la crédibilité du demandeur peut contenir l’explication requise de la raison pour laquelle le statut conféré par le HCR n’a pas été suivi.

[55] En l’espèce, comme dans les affaires Abreham et Gebrewldi, l’agent doit être présumé avoir été informé du statut de réfugié conféré au demandeur par le HCR, puisqu’il disposait de la preuve d’enregistrement au HCR censée confirmer l’identité du demandeur lors de l’entrevue du 24 juin 2019. La question est de savoir si l’agent a validement considéré le fond de la demande d’asile selon le droit canadien (y compris éventuellement en effectuant une analyse de la crédibilité) et s’il a, ce faisant, expliqué suffisamment pourquoi la reconnaissance du statut du demandeur accordée par le HCR n’a pas été retenue (Abreham, au para 22; Ghirmatsion, au para 58).

[56] Selon moi, le dossier montre que l’agent n’a pas examiné le bien-fondé de la demande de statut de réfugié ou de la demande d’asile selon la LIPR et le Règlement en vertu du droit canadien, et les conclusions de l’agent, exposées plus haut, concernant l’invraisemblance et la non-crédibilité ne permettent pas d’expliquer ou de justifier une décision défavorable au demandeur.

D. La décision de l’agent doit être annulée

[57] Je suis d’avis que l’agent a commis une erreur de droit en concluant que le fait pour le demandeur d’avoir utilisé les services d’un passeur intéressait la demande d’asile; certaines des conclusions de l’agent n’avaient aucun fondement factuel, notamment celle selon laquelle le passeur faisait partie d’un réseau criminel et celle selon laquelle le demandeur avait [traduction] « à plusieurs reprises » bénéficié des services de réseaux criminels; les conclusions d’invraisemblances tirées par l’agent et sa conclusion principale de non-crédibilité font naître de sérieux doutes sur la justification et la transparence de sa décision; et le bien-fondé des demandes de statut de réfugié au sens de la Convention et d’asile présentées par le demandeur n’a pas été examiné selon le droit canadien.

[58] L’effet de ces conclusions est que, eu égard aux contraintes factuelles et juridiques pesant sur la décision de l’agent concernant la demande d’asile, le raisonnement du décideur et le résultat de sa décision n’emportent pas mon adhésion (Vavilov, aux para 83-86, 105-106 et 194). La décision de l’agent doit être annulée.

IV. Conclusion

[59] La demande de contrôle judiciaire doit donc être accueillie. La décision de l’agent sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

[60] Aucune des parties n’a proposé une question à certifier, et aucune ne sera certifiée.

[61] Le demandeur voudrait que les dépens lui soient accordés. Il s’est fondé sur ses arguments selon lesquels l’agent a commis dans sa décision de multiples erreurs, et des erreurs [traduction] « très évidentes ».

[62] Des dépens peuvent être adjugés lorsqu’il existe des « raisons spéciales » de rendre une ordonnance d’adjudication de dépens selon l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22.

[63] Selon moi, il n’y a pas de raisons spéciales justifiant en l’espèce une ordonnance d’adjudication de dépens. Outre l’argument implicite selon lequel le défendeur aurait dû résoudre cette affaire sans contestation, le demandeur n’a pointé aucune mauvaise foi de la part de l’agent, ni aucune action du défendeur qui aurait prolongé inutilement la procédure, ni aucune action montrant que le défendeur aurait par ailleurs agi de manière oppressive, injuste, irrégulière ou de mauvaise foi (voir Garcia Balarezo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 841 (le juge McHaffie), au para 49; Dukuzeyezu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1017 (la juge Pallotta), aux para 37-38; et la jurisprudence citée dans ces décisions). J’observe que le défendeur ne s’est pas opposé à une demande d’autorisation présentée aux termes de l’article 72 de la LIPR et que, quant au fond de la demande, les arguments du défendeur sur la question de savoir si la décision de l’agent était ou non raisonnable n’étaient pas dénués de fondement. Je suis d’avis que la décision de l’agent était déraisonnable, mais cela ne suffit pas à justifier l’adjudication de dépens (Dukuzeyezu, au para 38).

[64] Je n’adjugerai donc pas de dépens.


JUGEMENT rendu dans le dossier IMM-5561-19

LA COUR STATUE :

  1. La demande est accueillie. La décision de l’agent est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Aucune question n’est certifiée au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5561-19

 

INTITULÉ :

ROBEL SOLOMON AMANUEL c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 AVRIL 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE A.D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 JUIN 2021

 

COMPARUTIONS :

Timothy Wichert

POUR LE demandeur

 

Laoura Christodoulides

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Timothy Wichert

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE demandeur

 

Laoura Christodoulides

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE défendeur

 

 

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