Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20210615


Dossier : IMM‑6109‑19

Référence : 2021 CF 603

[traduction française]

Ottawa (Ontario), le 15 juin 2021

En présence de madame la juge St‑Louis

ENTRE :

FRANCA AFOLABI

ELIZABETH AFOLABI

VICTORIA AFOLABI

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Mme Franca Afolabi et ses deux filles mineures, Elizabeth et Victoria, [les demanderesses] sollicitent le contrôle judiciaire [la demande] de la décision d’un agent principal de l’immigration [l’agent], à titre de représentant du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, qui a refusé d’accorder une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire.

[2] Pour les motifs qui sont exposés ci‑après, la demande sera rejetée.

II. Contexte

[3] Mme Afolabi et sa fille Elizabeth sont des citoyennes du Nigéria, tandis que Victoria est une citoyenne des États‑Unis.

[4] Mme Afolabi et sa fille Elizabeth ont toutes les deux obtenu un visa pour entrées multiples d’une durée de deux ans des autorités américaines le 22 février 2016. Elles sont entrées aux États‑Unis le 2 avril 2016, où est née Victoria, en juin 2016.

[5] Les demanderesses sont entrées au Canada le 20 décembre 2017 et ont demandé l’asile, en affirmant essentiellement qu’elles craignaient la belle‑famille de Mme Afolabi. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté leur demande d’asile le 12 septembre 2018 au motif qu’il existe une possibilité de refuge intérieur raisonnable à Ibadan, au Nigéria. Au sujet de Victoria, selon le dossier, Mme Afolabi et sa conseil ont fait valoir à la SPR qu’elle n’avait pas présenté de demande d’asile aux États‑Unis.

[6] Mme Afolabi a retiré l’appel qu’elle avait interjeté devant la Section d’appel des réfugiés à l’égard de la décision de la SPR le 21 novembre 2018.

[7] Les demanderesses ont présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire [la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire], au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], le 14 février 2019. La demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire était accompagnée de documents justificatifs originaux, mais la conseil a fait savoir qu’elle présenterait ses observations dans les semaines qui suivaient. Par conséquent, la première demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire comportait notamment un affidavit de Mme Afolabi exécuté le 29 janvier 2019, et un rapport d’évaluation et un plan de traitement psychothérapeutiques concernant Mme Afolabi, en date du 8 septembre 2018.

[8] La conseil a ajouté des observations écrites et d’autres documents le 6 août 2019, dont un rapport sur l’avancement du traitement psychothérapeutique concernant Mme Afolabi et une lettre de soutien de la travailleuse sociale du refuge datée du 26 novembre 2018.

[9] Au moyen des observations formulées par la conseil, les demanderesses ont confirmé que leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire concernait des dispenses quant à l’interdiction de territoire pour motifs sanitaires de la demanderesse principale et quant au non‑respect de la Loi pour avoir omis de retourner au Nigéria après l’entrée en vigueur de la mesure d’interdiction de séjour prise contre elles, en décembre 2018. Les demanderesses ont fondé leur demande pour des motifs d’ordre humanitaire sur deux considérations : 1) les difficultés découlant des diagnostics de problèmes de santé mentale de Mme Afolabi; et 2) l’établissement au Canada.

[10] En ce qui concerne la première considération, les demanderesses ont soulevé les éléments qui suivent : a) les diagnostics médicaux actuels de Mme Afolabi, attestés par la preuve; b) les difficultés découlant du processus de renvoi, plus particulièrement le plus récent rapport sur la santé mentale de Mme Afolabi donnant instruction à celle‑ci de se présenter aux urgences de l’hôpital au cas où elle recevrait un avis de renvoi; c) les difficultés découlant du manque d’accès aux soins de santé mentale au Nigéria, et de leur indisponibilité, en citant des passages du Cartable national de documentation d’avril 2019 et en précisant qu’il sera difficile pour Mme Afolabi d’obtenir des médicaments sur ordonnance et des services de psychothérapie; et d) les difficultés auxquelles seraient exposées les demanderesses mineures et l’intérêt supérieur de celles‑ci, en mentionnant la situation actuelle pour les filles au Nigéria, et les répercussions que la situation de leur mère auront sur elles.

[11] En ce qui concerne la deuxième considération, les demanderesses ont consacré deux paragraphes à leur degré d’établissement au Canada. Elle ont soutenu que Mme Afolabi s’était solidement établie malgré [traduction] « sa présence relativement courte au Canada » Les observations formulées mentionnaient essentiellement, avec documents à l’appui, la formation suivie et l’emploi occupé par Mme Afolabi, le fait qu’elle n’a pas de casier judiciaire, qu’elle n’a pas recours à l’aide sociale et qu’elle fasse du bénévolat auprès de son église, et le travail qu’elle a effectué pour devenir indépendante financièrement.

[12] De plus, les demanderesses ont demandé, subsidiairement, que leur soit délivré un permis de résidence temporaire [PRT] pour [traduction] « les mêmes motifs que ceux qui sont soulevés dans la présente demande ».

[13] Le renvoi des demanderesses au Nigéria, qui devait avoir lieu le 21 août 2019, a été reporté.

[14] L’agent, qui n’était pas convaincu que les motifs d’ordre humanitaire qui étaient invoqués justifiaient que soit accordée une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la Loi, a rejeté la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire des demanderesses le 12 septembre 2018.

III. Décision contestée

[15] Les [traduction] « motifs de décision » de l’agent se divisent en cinq (5) parties. Notamment, la partie 4 porte sur les [traduction] « Facteurs à prendre en considération » et résume les observations formulées par les demanderesses en ce qui concerne 1) l’établissement au Canada; 2) l’intérêt supérieur des enfants (l’IPE); 3) le risque et les conditions défavorables dans le pays; 4) la demande de PRT.

[16] La partie 5 s’intitule [traduction] « Décision et motifs » et l’agent y examine chacun des facteurs mentionnés précédemment. L’agent confirme que l’appréciation avait pour but d’établir si la demanderesse, pour obtenir la résidence permanente, devrait, pour des motifs d’ordre humanitaire, être exemptées de l’exigence de présenter sa demande à l’étranger et de l’obligation de répondre aux exigences d’une catégorie de résident permanent.

[17] En ce qui concerne l’établissement, l’agent signale que Mme Afolabi est au Canada depuis moins de deux ans, et bien qu’elle ait fait beaucoup d’efforts pour se trouver un emploi, elle a résidé dans un refuge à partir de décembre 2017 jusqu’en février 2019. Il reconnaît qu’elle s’est établie dans une certaine mesure grâce à son emploi et à des liens d’amitié; toutefois, il a accordé un poids minimal à l’établissement de Mme Afolabi quant à sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[18] Pour ce qui est de l’intérêt supérieur des enfants, l’agent souligne que peu d’éléments de preuve documentaire ont été présentés, mais a reconnu que les enfants allaient à l’école et prenaient part à des activités parascolaires. Il n’était toutefois pas convaincu que le fait de retourner au Nigéria en tant que cellule familiale aurait un effet défavorable sur l’intérêt supérieur des enfants en l’espèce. L’agent souligne que les enfants ont fait preuve de résilience et que, au Nigéria, elles auront leur père et leur famille élargie du côté maternel pour subvenir à leurs besoins. L’agent confirme qu’il a pris connaissance de la préoccupation de Mme Afolabi en ce qui concerne ses filles, et de la possibilité de violence sexuelle et de mauvais traitements similaires fondés sur le sexe. Il a toutefois fait remarquer dans sa décision que Mme Afolabi n’avait pas démontré les raisons pour lesquelles ou en quoi ses filles seraient visées par ces réalités. L’agent a accordé peu de poids à ce facteur.

[19] En ce qui concerne le risque et les conditions défavorables dans le pays, l’agent confirme qu’il a pris connaissance de la déclaration faite par Mme Afolabi au sujet de sa santé mentale, ainsi que des deux rapports sur la psychothérapie et des documents sur la situation dans le pays pour ce qui est des soins de santé pour maladie mentale au Nigéria. L’agent reconnaît que les soins en matière de santé mentale au Nigéria ne sont pas aussi avancés qu’au Canada, et fait remarquer que Mme Afolabi reçoit des traitements et prend des médicaments pour ses problèmes. Il prend acte du rapport d’expert d’un psychothérapeute figurant au dossier. Il souligne, plus particulièrement, que Mme Afolabi ne s’est pas présentée aux urgences de l’hôpital quand elle a reçu sa mesure de renvoi, comme il était recommandé dans le rapport, et que, par conséquent, elle avait pu maîtriser ses symptômes après avoir rencontré des représentants de l’ASFC et avoir reçu sa mesure de renvoi. L’agent reconnaît que les médicaments sur ordonnance et les services de psychothérapie ne sont pas aussi accessibles au Nigéria qu’ils le sont au Canada, et ajoute que Mme Afolabi est une femme instruite capable de défendre ses intérêts pour obtenir les médicaments et la psychothérapie dont elle a besoin. De plus, il conclut que Mme Afolabi peut compter sur l’appui et l’aide de son conjoint et de sa famille au Nigéria. Enfin, l’agent a conclu qu’il y avait peu d’éléments de preuve démontrant que, si Mme Afolabi était en conflit avec sa belle‑famille à son retour au pays, son conjoint et elle ne pourraient pas se réinstaller à Idaban.

[20] Au sujet de la demande de PRT, vu la situation, l’agent ne croyait pas que la délivrance d’un PRT était justifiée dans les circonstances et a établi qu’il ne délivrerait pas un PRT.

[21] En dernière analyse, l’agent n’était pas convaincu que les motifs d’ordre humanitaire qui ont été invoqués justifiaient une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la Loi.

IV. Article 25 de la Loi

[22] L’article 25 de la Loi est ainsi libellé :

25 (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

[23] Comme le juge Little l’a affirmé dans la décision Garcia Diaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 321 [Diaz], le paragraphe 25(1) de la LIPR confère au ministre le pouvoir discrétionnaire d’exempter les ressortissants étrangers des exigences habituelles de la loi et de leur accorder le statut de résident permanent au Canada, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire justifient une telle dispense. Ces considérations englobent l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché. Le pouvoir discrétionnaire fondé sur les considérations d’ordre humanitaire que prévoit le paragraphe 25(1) se veut donc une exception souple et sensible à l’application habituelle de la LIPR et du RIPR permettant de mitiger la sévérité de la loi selon le cas : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 (la juge Abella) au para 19.

[24] Comme il est précisé dans la décision Diaz :

[43] Les considérations d’ordre humanitaire s’entendent des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout[e] [personne] raisonnable […] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs "justifient l’octroi d’un redressement spécial" aux fins des dispositions de la [LIPR] » : Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 A.I.A. 338, à la page 350, tel que cité dans l’arrêt Kanthasamy, aux para 13 et 21. Cette disposition relative aux motifs d’ordre humanitaire vise à offrir une mesure à vocation équitable dans ces circonstances : Kanthasamy, aux para 21 et 22, 30 à 33 et 45.

[45] Le pouvoir discrétionnaire prévu par le paragraphe 25(1) doit être exercé de manière raisonnable. L’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner et soupeser tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance : Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker] (la juge L’Heureux‑Dubé) aux para 74 et 75; Kanthasamy, aux para 25 et 33.

[46] Pour ce qui est de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché aux termes au paragraphe 25(1), un agent doit toujours être réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant : Baker, au para 75; Kanthasamy, au para 38; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Hawthorne, 2002 CAF 475 au para 10. Un agent doit également suivre la mise en garde éclairante selon laquelle les enfants méritent rarement, voire jamais, d’être exposés à des difficultés : Kanthasamy, au para 59.

[47] Le demandeur a le fardeau d’établir que l’exemption est justifiée : Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, [2010] 1 RCF 360 [Kisana] (le juge Nadon) aux para 35, 45 et 61. Le manque d’éléments de preuve ou l’omission de renseignements utiles à l’appui de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire se fait au péril du demandeur : Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, [2004] 2 RCF 635 [Owusu] (le juge Evans) aux para 5 et 8.

V. Arguments présentés par les demanderesses

[25] Les demanderesses ont soulevé trois questions dans leur mémoire des faits et du droit, mais en ont soutenu deux à l’audience, soit 1) l’agent a‑t‑il fourni des motifs suffisants dans son appréciation de l’établissement des demanderesses, et l’appréciation était‑elle raisonnable; et 2) l’appréciation de la santé mentale de Mme Afolabi effectuée par l’agent était‑elle raisonnable?

VI. Observations des parties et analyse

A. La norme de contrôle

[26] Je conviens avec les parties que la norme de contrôle présumée applicable est la norme de la décision raisonnable, et rien ne réfute la présomption en l’espèce (Vavilov). L’appréciation des motifs d’ordre humanitaire faite par un agent soulève des questions mixtes de fait et de droit qui sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 44 [Kanthasamy].

[27] Lorsque la norme du caractère raisonnable est appliquée, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, au para 100). La Cour « doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov, au para 83) pour déterminer si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et […] est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Il n’appartient pas à la Cour de substituer l’issue qui serait préférable d’après elle (Vavilov, au para 99).

B. L’agent a‑t‑il fourni des motifs suffisants dans son appréciation de l’établissement des demanderesses, et l’appréciation était‑elle raisonnable?

[28] Les demanderesses soutiennent que l’agent a omis de fournir des motifs suffisants et qu’il a rendu une décision déraisonnable quant à leur établissement au Canada. Elles citent les décisions qui soutiennent qu’« [u]n énoncé de fait combiné à une conclusion, mais sans analyse, ne constitue pas des motifs et est un manquement à l’équité procédurale » (R. c Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 RCS 869, et West Region Child and Family Services Inc c North, 2007 CAF 96, 362 NR 83). Les demanderesses soutiennent que l’agent a commis cette erreur en omettant de fournir des motifs pour avoir accordé un poids minimal à leur établissement au Canada.

[29] Les demanderesses ajoutent que l’agent a laissé de côté des éléments de preuve, particulièrement la lettre de soutien de la travailleuse sociale, sans expliquer pourquoi. Elles soutiennent que l’omission de l’agent de fournir des motifs suffisants dans son appréciation de l’établissement est erronée et que la jurisprudence de la Cour appuie leur position.

[30] Le ministre réplique que les motifs de l’agent pour avoir accordé un poids minimal au degré d’établissement des demanderesses sont faciles à discerner et sont suffisants dans les circonstances. Il précise que les motifs écrits que fournit un organisme administratif ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection.

[31] Je conviens avec le ministre que l’agent a mentionné et soupesé les facteurs figurant dans les observations produites à l’appui de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, ce qui peut étayer sa conclusion de façon raisonnable. Contrairement aux observations formulées par les demanderesses, l’agent a reconnu que Mme Afolabi s’était trouvé un emploi et avait noué des relations d’amitié, et il n’était pas nécessaire qu’il renvoie à chaque élément de preuve. Après avoir lu les observations que les demanderesses ont formulées dans le cadre de leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, il est facile d’inférer que l’agent estimait que moins de deux ans ne constitue pas une très longue période. En fait, les demanderesses l’ont elles‑mêmes reconnu dans leurs observations (à la page 118 du dossier des demanderesses), lorsqu’elles ont expressément admis que Mme Afolabi s’était solidement établie malgré [traduction] « sa présence relativement courte au Canada ». L’agent a aussi relevé que Mme Afolabi ne s’était trouvé un logement à l’extérieur du refuge qu’en février 2019, ce qui met en perspective l’affirmation voulant qu’elle fût devenue indépendante financièrement d’après les observations formulées par son conseil et ce qui renvoie à l’information figurant dans la lettre de la travailleuse sociale. La Cour peut ici relier les points et, par conséquent, conclure que les motifs fournis par l’agent étaient suffisants à la lumière des observations qui avaient été produites.

[32] Comme il est mentionné dans l’arrêt Vavilov, les motifs du décideur administratif doivent tenir « valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties [...] étant donné que les motifs sont le principal mécanisme par lequel le décideur démontre qu’il a effectivement écouté les parties » [italiques dans l’original] (Vavilov, au para 127). Par conséquent, la perfection n’est pas la norme. Les demanderesses ne m’ont pas convaincue que la conclusion de l’agent, soit que l’établissement n’avait qu’un poids minimal, était déraisonnable vu les circonstances, les éléments de preuve et les observations qu’elles ont produits.

C. L’appréciation de la santé mentale de Mme Afolabi effectuée par l’agent était‑elle raisonnable?

[33] Les demanderesses soutiennent que l’appréciation effectuée par l’agent du risque et des difficultés découlant des problèmes de santé mentale diagnostiqués à la demanderesse principale, est aussi déraisonnable.

[34] En premier lieu, elles soutiennent que l’agent a omis de procéder à la moindre analyse quant à la disponibilité ou à l’accessibilité du type de services de santé mentale dont Mme Afolabi aurait besoin au Nigéria; et elles ajoutent, en second lieu, que l’agent se livre à des conjectures et a mal interprété les faits en concluant que Mme Afolabi était dans un état stable et en mesure de soigner sa santé mentale au Nigéria.

[35] Les demanderesses soulignent qu’elles ont produit des éléments de preuve au sujet de l’état de santé de Mme Afolabi et qu’elles seraient exposées à des difficultés excessives si elles devaient demander un statut au Canada à l’étranger. Elles renvoient à un rapport qui décrit la façon dont le processus de renvoi engendrerait des idées suicidaires chez Mme Afolabi. L’agent n’a pas renvoyé aux éléments relatifs à la situation au Nigéria, qui n’étayaient pas sa conclusion selon laquelle Mme Afolabi pourrait se soigner grâce à son instruction et à ses capacités à défendre ses intérêts. Les demanderesses prétendent que personne ne peut deviner si l’agent a conclu que les ressources n’étaient pas disponibles, auquel cas les capacités de Mme Afolabi ne lui seraient pas utiles, ou s’il avait conclu que les ressources étaient disponibles, auquel cas il n’a pas justifié sa conclusion.

[36] De plus, les demanderesses soutiennent que l’agent s’est livré à des conjectures pour tirer des conclusions erronées, ce qui équivaut à une préoccupation voilée quant à la crédibilité. L’agent a fait remarquer que Mme Afolabi, lorsqu’elle a reçu la mesure de renvoi, ne s’était pas présentée à l’hôpital, comme il était recommandé dans le rapport produit par son psychothérapeute. Les demanderesses affirment que le fait d’exiger une preuve à ce sujet est contraire aux directives données par la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy (au para 47) et que l’agent ne savait pas que la mesure de renvoi était en suspens en attendant que soit tranchée la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Les demanderesses prétendent que le raisonnement suivi par l’agent pour tirer ses conclusions, là encore, n’est pas clair et contredit la preuve d’expert. En concluant que Mme Afolabi bénéficierait de l’aide de sa famille, l’agent a conclu sans preuve ou compétence suffisante que cette aide pouvait remplacer des soins de santé mentale.

[37] Le ministre réplique que l’agent a pris acte de façon raisonnable du rapport d’expert et des éléments de preuve relatifs à la situation au Nigéria. Il a conclu que Mme Afolabi serait en mesure de faire valoir ses besoins adéquatement étant donné sa situation et le fait qu’elle a reçu un diagnostic relativement à ses problèmes de santé et qu’elle prend des médicaments L’agent a aussi souligné qu’elle ne s’était pas présentée aux urgences de l’hôpital lorsqu’elle a reçu sa mesure de renvoi, comme le recommandait le rapport du psychologue, et qu’elle bénéficierait d’un soutien social au Nigéria.

[38] Je conclus que l’agent a énoncé les facteurs étayant ses conclusions de façon raisonnable. L’agent a raisonnablement pris acte du rapport d’expert, et des éléments de preuve sur la situation au Nigéria. De plus, je conclus que les observations formulées par les demanderesses selon lesquelles l’agent ne savait pas que la mesure de renvoi prise à l’encontre de Mme Afolabi était en suspens en attendant que soit tranchée la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire ne sont pas convaincantes puisque c’était précisément l’agent qui rendait cette décision. En outre, contrairement à l’arrêt Kanthasamy (au para 47), le psychothérapeute a formulé une recommandation précise dans le rapport au sujet de Mme Afolabi, que les demanderesses ont expressément invoquée dans leurs observations formulées à l’appui de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Par conséquent, l’agent pouvait apprécier de façon raisonnable si Mme Afolabi avait suivi la recommandation et ce que cela signifiait. Enfin, l’agent n’a pas conclu que le soutien social pouvait remplacer les traitements en santé mentale: il a conclu que Mme Afolabi bénéficierait du soutien de son époux et de sa famille au Nigéria, et qu’elle pouvait se faire soigner même si les traitements sont moins accessibles qu’au Canada.

[39] Les demanderesses ne m’ont pas convaincue que la Cour n’avait pas d’autre choix que deviner et imaginer le raisonnement de l’agent, ou les réflexions sous‑jacentes, et sur quoi reposait son appréciation du risque. L’appréciation de l’agent est conforme aux observations qui ont été formulées et aux éléments de preuve qui ont été produits à l’appui de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, et je ne suis pas convaincue qu’elle est déraisonnable.

VII. Conclusion

[40] Les demanderesses ne m’ont pas convaincues que l’agent n’a pas exercé de façon raisonnable son pouvoir discrétionnaire, au titre du paragraphe 25(1) de la Loi. Pour les motifs mentionnés précédemment, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6109‑19

La Cour déclare :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Martine St‑Louis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOssier :

IMM‑6109‑19

INTITULÉ :

FRANCA AFOLABI, ELIZABETH AFOLABI, VICTORIA AFOLABI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

montrÉal (québec) – par vidéoconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

le 9 juin 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge ST‑LOUIS

DATE DES MOTIFS :

le xx juin 2021

COMPARUTIONS :

MAyesha Kumararatne

pour lEs demandeRESSEs

 

MJennifer S. Bond

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Ayesha Kumararatne

Ottawa (Ontario)

pour lEs demandeRESSes

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.