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Date : 20210617


Dossier : T-169-20

Référence : 2021 CF 627

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 juin 2021

En présence de madame la juge Fuhrer

ENTRE :

ADEYINKA ILORI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

VERSION MODIFIÉE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le 30 juillet 2010, le demandeur, Adeyinka Ilori, est entré au Canada en provenance du Nigéria et a acquis la résidence permanente le jour même. Le 17 décembre 2013, il a demandé la citoyenneté canadienne. Ainsi, en l’espèce, la période applicable aux fins d’évaluer la conformité aux conditions minimales de résidence exigées à l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29, va du 30 juillet 2010 au 17 décembre 2013.

[2] M. Ilori s’est représenté lui‑même à l’audience sur la citoyenneté qui s’est tenue en 2017. Le juge de la citoyenneté a rendu deux mois plus tard une décision dans laquelle il a refusé la demande de M. Ilori, car il n’était pas convaincu que ce dernier avait fourni suffisamment d’éléments de preuve dignes de foi établissant qu’il avait dépassé les exigences minimales en matière de résidence. Dans cette décision, le juge de la citoyenneté a également soulevé des préoccupations liées à la crédibilité.

[3] Bien que la décision du juge de la citoyenneté ait été envoyée par la poste quelques semaines après avoir été rendue, M. Ilori ne l’a pas reçue. Après s’être renseigné plusieurs fois sur l’état de la demande et avoir notamment présenté des demandes d’accès à l’information et de protection des renseignements personnels (AIPRP), l’avocat de M. Ilori a reçu les notes du Système mondial de gestion des cas (SMGC). La demande de contrôle judiciaire de M. Ilori a été déposée peu après qu’il eut examiné ces notes avec son avocat, notes qui révélaient qu’une décision défavorable avait été envoyée par la poste. M. Ilori a reçu une copie de la décision une fois le processus de contrôle judiciaire enclenché, soit environ deux ans et demi après qu’elle eut été rendue. Dans son ordonnance du 21 septembre 2020, le juge Barnes a accepté la version des faits rapportée par M. Ilori et a rejeté la requête du défendeur visant le rejet de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du demandeur.

[4] La demande de contrôle judiciaire de M. Ilori soulève deux questions : i) y a‑t‑il eu manquement à la justice naturelle en raison du fait que le juge s’est appuyé sur une preuve extrinsèque obtenue durant ou dans le cadre d’une enquête, et dont M. Ilori n’a pas été avisé de manière à connaître les arguments qu’il devait réfuter? et ii) le juge a‑t‑il commis une erreur dans l’évaluation de la preuve du demandeur? Une question préliminaire concernant l’exhaustivité et la lisibilité du dossier certifié du tribunal (DCT) se pose également.

[5] J’estime non seulement que le DCT est incomplet, mais que la mauvaise qualité de la reproduction en gêne significativement la lisibilité et nuit donc à la capacité de la Cour d’examiner le dossier dont disposait le juge de la citoyenneté. J’estime aussi qu’il y a eu manquement aux principes de justice naturelle lorsque le juge de la citoyenneté s’est appuyé sur une preuve extrinsèque qui n’avait pas été communiquée à M. Ilori avant l’audience, et qui ne l’a été, au mieux, qu’indirectement à l’audience. Ces questions sont déterminantes. Pour les motifs exposés plus en détail ci‑dessous, j’accueillerai la présente demande de contrôle judiciaire. La décision du juge de la citoyenneté sera infirmée, et l’affaire sera renvoyée pour nouvelle audience et nouvelle décision.

II. Dispositions pertinentes

[6] Les dispositions législatives applicables peuvent être consultées à l’annexe A.

III. Norme de contrôle

[7] Les manquements à l’équité procédurale dans le contexte administratif sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte ou sont soumis à un « exercice de révision […] “particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte”, même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée » : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au paragraphe 54. L’obligation d’équité procédurale est souple, variable et tributaire du contexte : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au paragraphe 77. En somme, la cour de révision doit surtout se demander si le processus était juste et équitable.

[8] Autrement, la norme de contrôle présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable : Vavilov, au paragraphe 10. Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles applicables dans les circonstances : Vavilov, au paragraphe 85. Les cours de justice ne doivent intervenir que lorsque nécessaire. Pour éviter de faire l’objet d’une intervention judiciaire, la décision doit posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, au paragraphe 99. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, au paragraphe 100.

IV. Analyse

A. Question préliminaire concernant le DCT incomplet

[9] Bien que les circonstances entourant la réception tardive par M. Ilori de la décision du juge de la citoyenneté paraissent singulières, la manière dont le dossier a été tenu dans les années ayant suivi la décision appuie ma conclusion quant au caractère incomplet du DCT. J’estime également que cette incomplétude est manifeste à première vue. À mon avis, l’affaire dont je suis saisie concerne des documents essentiels en regard de la décision du juge de la citoyenneté selon laquelle le demandeur n’a pas respecté les exigences minimales en matière de résidence. Ces documents sont réputés avoir été soumis au juge de la citoyenneté, mais la Cour n’en est pas saisie. Et comme la Cour ne dispose pas autrement des documents en question — par exemple, ils ne se trouvent pas dans le dossier du demandeur —, elle n’est pas en mesure de contrôler la légalité de la décision. Par conséquent, pour les motifs plus détaillés qui suivent, la décision doit être infirmée : Togtokh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 581, au paragraphe 16.

[10] Le 12 mars 2021, conformément à l’article 17 des Règles des Cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22 (les Règles d’immigration), Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a envoyé la première version du DCT à la Cour, qui l’a reçue le jour même. Cette version du DCT contient, entre autres, des notes d’audience manuscrites du juge de la citoyenneté qui sont essentiellement illisibles. À la suite de l’envoi de messages à la Cour par les parties concernant le DCT, et d’une directive de la Cour faisant état de préoccupations liées à la lisibilité (qui ne visaient pas seulement les notes du juge, mais aussi d’autres parties du DCT), IRCC a envoyé la seconde version du DCT à la Cour le 7 mai 2021, y compris une transcription dactylographiée des notes du juge. Après l’échange d’une correspondance supplémentaire et la présentation d’observations à l’audience concernant le DCT, la Cour est disposée à en accepter la seconde version. Les deux versions sont techniquement conformes à l’article 17 des Règles en ce qui touche leur contenu; la seconde est toutefois une version plus claire et un peu plus complète du DCT.

[11] La transcription dactylographiée est le seul ajout à la seconde version du DCT par rapport à la première. Bien que ces notes précisent dans une certaine mesure le contexte dans lequel s’inscrit la décision du juge de la citoyenneté, elles demeurent incomplètes. Par exemple, la transcription dactylographiée contient à la toute fin la mention suivante : [traduction] « N.B. : Je n’ai pas pu déchiffrer certains mots, certaines parties de mots ou certaines dates dans cette note en raison du passage du temps et de ma mauvaise calligraphie. J’ai donc remplacé les mots non transcrits par la mention xxxx ». On ignore si le juge a rencontré ce problème au moment où il a rédigé la décision qu’il devait rendre deux mois après l’audience.

[12] Mais, plus important encore, la décision du juge de la citoyenneté mentionne plusieurs documents qu’il a examinés lorsqu’il s’est demandé si M. Ilori avait respecté les exigences en matière de résidence (c.‑à‑d. « au moins mille quatre‑vingt‑quinze jours au cours des cinq ans qui ont précédé la date de sa demande » : sous‑alinéa 5(1)c)(i) de la Loi sur la citoyenneté). Cependant, les documents suivants ne figurent dans aucune version du DCT :

  • - le rapport du Système intégré d’exécution des douanes (SIED) daté du 17 septembre 2014 indiquant les dates auxquelles le demandeur est entré au Canada;

  • - les tampons d’entrée sur le passeport nigérian du demandeur montrant les dates de ses entrées au Nigéria (en déclarant pour chacune la date du jour précédent comme date de départ du Canada dans son formulaire de demande);

  • - les dossiers du régime d’assurance‑maladie de l’Ontario (RAMO) du demandeur;

  • - des relevés de cartes de crédit Visa de la TD et de la CIBC;

  • - des relevés de compte TD;

  • - des éléments de preuve provenant du compte LinkedIn du demandeur;

  • - des notes ou une confirmation écrite de renseignements provenant de Wole Ayanleke, directeur du groupe des ressources humaines (RH) chez CFAO Nigeria PLC au Nigéria, et obtenus six mois avant l’audience de M. Ilori concernant son emploi de directeur général, Fiscalité et Finances (par opposition au poste de consultant qu’il disait avoir occupé après sa démission comme directeur général en 2010) chez CFAO à Lagos (Nigéria).

[13] Des copies des documents suivants, également absents du DCT, sont jointes en pièces à l’affidavit que M. Ilori a déposé à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire :

  • - L’avis de comparution à une audience devant un juge de la citoyenneté, daté du 19 janvier 2017;

  • - Une demande d’information délivrée en date du 22 février 2017 à son intention par le juge de la citoyenneté à la suite de l’audience;

  • - la réponse de M. Ilori à la demande d’information comprenant des copies de documents qu’il avait conservés; en sont absents les tampons d’entrée du passeport, les dossiers du RAMO, les relevés de cartes de crédit TD et CIBC ainsi que les relevés bancaires du compte TD auxquels le juge de la citoyenneté a fait référence dans sa décision.

[14] Comme ces documents manquent au DCT, et que la majorité d’entre eux ne figurent pas non plus dans le dossier du demandeur, j’estime que la Cour est dans l’impossibilité de soumettre valablement la décision du juge de la citoyenneté à un contrôle judiciaire. Par exemple, je conviens avec le défendeur que les tampons de passeport ne constituent pas une preuve irréfutable des entrées et des sorties du pays : Haddad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 976, au paragraphe 24. Mais comme l’a souligné le demandeur devant moi à l’audience — et je suis d’accord avec lui —, la décision semble indiquer que le juge de la citoyenneté était prêt à accepter, dans le cadre de son évaluation des renseignements bancaires fournis par M. Ilori en réponse à sa demande d’information, les tampons de passeport attestant les dates d’entrée et de sortie du Nigéria de M. Ilori, mais aussi le temps correspondant mis pour retourner au Canada. Cependant, et c’est paradoxal, le même juge n’a pas accepté les tampons de dates se rapportant aux trajets en sens contraire, c’est‑à‑dire les dates auxquelles M. Ilori a quitté le Canada, et la durée correspondante de son trajet jusqu’au Nigéria. Or le fait de réduire de plusieurs jours les dates attestées par les tampons n’aurait pas nécessairement eu pour effet de faire passer les mille cent dix‑sept jours de résidence effective — mentionnés dans la version longue du Gabarit pour la préparation et l’analyse du dossier remplie et figurant au DCT — sous la barre des mille quatre‑vingt‑quinze jours requis.

[15] À mon sens, les documents manquants ont tous joué un rôle essentiel dans la conclusion du juge de la citoyenneté quant au respect, par M. Ilori, des exigences de présence effective énoncées au sous-alinéa 5(1)c)(i) de la Loi sur la citoyenneté. Par ailleurs, les éléments de preuve tirés de LinkedIn et les renseignements obtenus de Wole Ayanleke, directeur du groupe des RH chez CFAO, sont cités dans la décision en tant que fondements des préoccupations en matière de crédibilité soulevées par le juge de la citoyenneté et à l’égard desquelles M. Ilori ne semble avoir été questionné qu’indirectement à l’audience. J’estime que le caractère incomplet de la transcription dactylographiée des notes d’audience et l’absence de certains documents pertinents empêchent également la Cour de soumettre la décision de ce juge à un contrôle judiciaire valable. Même si le juge de la citoyenneté n’était pas légalement tenu de prendre des notes à l’audience, les notes consignées à cette occasion et incluses dans le DCT doivent selon moi être lisibles ou être rendues lisibles. À tout le moins, des notes déchiffrables peuvent aider la Cour à déterminer si une décision repose sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle : Vavilov, au paragraphe 85.

[16] Enfin, et c’est également important, le défendeur a reconnu devant moi à l’audience que des documents manquaient au dossier et a expliqué que, parce que le dossier est ancien, les documents ont été détruits lorsqu’il a été microfilmé. Le DCT ne précise pas quand cela s’est produit. Même si, comme je l’ai mentionné précédemment, les circonstances en l’espèce sont singulières, si l’on tient compte du délai de deux ans et demi qui s’est écoulé entre l’envoi de la décision par la poste et le dépôt de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du demandeur, l’affaire révèle le risque inhérent à une politique qui suppose de détruire des documents, deux ans après dans le cas qui nous occupe. Il est possible qu’une telle destruction ne soit pas contraire, à proprement parler, à l’alinéa 4(1)a) du Règlement sur la protection des renseignements personnels, DORS/83‑508 pris en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC 1985, c P‑21. Mais cette disposition, qui concerne des renseignements personnels utilisés par une institution fédérale à des fins administratives, n’impose pas non plus la destruction, et l’alinéa 4(1)b) envisage par ailleurs la possibilité que les documents puissent devoir être conservés plus longtemps. Le risque vient de ce que des documents détruits trop tôt pourraient néanmoins être fondamentaux à une décision sous contrôle, ce qui aboutira à l’annulation de cette décision et au renvoi de l’affaire pour qu’elle soit de nouveau instruite et tranchée, comme c’est le cas ici.

[17] Même si cette question est en elle‑même déterminante, il est à mon avis nécessaire de traiter du manquement à la justice naturelle qui, j’en suis convaincue, s’est produit dans les circonstances, pour éviter autant que possible qu’un tel manquement ne se reproduise, vu que l’affaire sera renvoyée pour être de nouveau instruite et tranchée.

A. B. Manquement à la justice naturelle

[18] Le défendeur soutient que M. Ilori a été informé, à l’audience, de la preuve retenue contre lui, et qu’il a eu la possibilité de dissiper les préoccupations en matière de crédibilité et d’y répondre. Je ne suis pas d’accord.

[19] Le défendeur mentionne par exemple les paragraphes 27 à 32 de la décision. Le juge de la citoyenneté y fait état de préoccupations concernant le poste de directeur général, Fiscalité et Finances de M. Ilori chez CFAO. Il s’appuie à cet égard sur les éléments de preuve provenant de LinkedIn et sur les renseignements fournis par Wole Ayanleke, pour ensuite évoquer le témoignage de M. Ilori à l’audience, sans toutefois préciser s’il a été discuté de ces éléments ou de ces renseignements avec lui à ce moment-là. À mon avis, ni ces paragraphes, ni même les notes de l’audience transcrites et dactylographiées ne précisent si M. Ilori a été interrogé à ce sujet. En fait, j’estime que, globalement, ses réponses concernant son poste de consultant chez CFAO ne vont pas à l’encontre du fait qu’il avait démissionné de son poste de directeur général, Fiscalité et Finances en 2010, et qu’il n’avait ensuite agi qu’à titre de consultant pour l’entreprise.

[20] Comme l’a soutenu le demandeur — et je suis du même avis —, les éléments de preuve et les renseignements en question ont plutôt servi à le discréditer sans qu’il ait pu avoir été confronté aux préoccupations du juge de la citoyenneté. À mon avis, M. Ilori n’a pas bénéficié d’une possibilité équitable et éclairée, surtout à titre de demandeur qui se représentait lui‑même, de contredire ou d’expliquer les éléments de preuve tirés de LinkedIn ou les renseignements fournis par Wole Ayanleke.

[21] De plus, le document d’analyse rempli et les notes du SMGC figurant dans les deux versions du DCT mentionnent des renseignements obtenus de l’épouse du demandeur à son retour au Canada à l’Aéroport international Pearson de Toronto le 4 septembre 2012. D’après ces documents, l’épouse a révélé, lors du contrôle auquel elle a été soumise, que M. Ilori n’habitait pas au Canada, mais qu’il vivait et travaillait toujours comme comptable au Nigéria. L’épouse et les enfants ont déménagé au Canada pour avoir une vie meilleure (ils sont à présent tous citoyens canadiens), mais M. Ilori ne fait que des visites. Les entrées se rapportant aux renseignements fournis par l’épouse se terminent par la mention suivante : [traduction] « Veuillez effectuer un contrôle minutieux de l’obligation de résidence ». Cette information est répétée à trois reprises dans le document d’analyse rempli (qui n’a pas été rédigé par le juge de la citoyenneté), mais n’est pas expressément mentionnée dans les notes d’audience dactylographiées ni dans la décision. M. Ilori a toutefois été interrogé à l’audience concernant son cabinet comptable au Nigéria, qui était géré par son partenaire et par l’intermédiaire duquel il avait agi comme consultant pour CFAO. Dans la mesure où les renseignements de l’épouse ont été pris en considération dans l’examen, par le juge de la citoyenneté, de la demande de M. Ilori, ou qu’ils l’ont influencé, ils auraient dû être présentés à ce dernier pour qu’il puisse les expliquer ou les contredire.

[22] Le demandeur ne conteste pas le droit du ministre, au titre de l’alinéa 13.1a), de mener une enquête pour établir si un demandeur remplit les exigences de la Loi sur la citoyenneté. Et même si l’équité procédurale dont les juges de la citoyenneté doivent faire preuve envers les demandeurs est considérée comme se situant à l’extrémité inférieure du spectre, l’individu touché doit néanmoins connaître les arguments qu’il doit réfuter et avoir la possibilité d’y répondre : Fazail c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 111, au paragraphe 46. Par ailleurs, il faut à mon avis veiller avec encore plus de soin à ce que les demandeurs qui se représentent eux‑mêmes connaissent les arguments qu’ils doivent réfuter. Ils ne doivent être ni piégés, ni surpris à l’audience, et l’on ne peut s’attendre à ce qu’ils déduisent d’un avis de comparution ou d’une demande d’information les préoccupations que pourrait avoir un juge de la citoyenneté à l’égard de leur demande ou de leurs documents justificatifs, que ce soit à première vue ou sur la base de conclusions d’enquêtes.

[23] De plus, je conviens avec le demandeur que, même s’il a énoncé le critère applicable comme étant le critère quantitatif de la présence physique, le juge de la citoyenneté a ensuite recouru à un critère qualitatif en se demandant si le demandeur avait continué de vivre et de travailler comme comptable au Nigéria. Ainsi, non seulement M. Ilori a-t-il été interrogé à l’audience au sujet de son cabinet comptable et de sa collaboration continue avec CFAO, mais le juge de la citoyenneté s’est aussi concentré sur les maisons et sur l’hôtel dont il était encore propriétaire et gérant au Nigéria. Par exemple, les notes d’audience transcrites et dactylographiées indiquent ce qui suit : [traduction] « possède encore une maison; possédait des maisons en 2010; habite encore dans l’une de ces maisons; gère des maisons; est encore propriétaire d’un hôtel; en était propriétaire en 2010; gagnait un revenu en 2010; associé gère le cabinet comptable; a commencé début 2000 alors qu’il travaillait encore chez CFAO; s’est servi de son identité pour ouvrir le cabinet; a commencé chez CFAO comme vérificateur interne […] » Le juge a mentionné ces facteurs en lien avec les préoccupations en matière de crédibilité exposées dans sa décision.

[24] D’après la jurisprudence de notre Cour, il existe trois critères distincts pouvant être retenus par un juge de la citoyenneté, l’un quantitatif et fondé strictement sur les exigences de la présence physique, alors que les deux autres sont de nature plus qualitative : Miji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 142 [Miji], au paragraphe 19. Le troisième critère, le critère qualitatif établi dans la décision Koo, est surtout axé sur l’endroit où « vit régulièrement, normalement et habituellement » la personne qui demande la citoyenneté canadienne : Miji, au paragraphe 19, citant Koo (Re), 1992 CanLII 2417 (CF), [1993] 1 CF 286 (1re inst.). L’équité procédurale exige qu’un demandeur comme M. Ilori n’ait aucun doute quant à celui des trois critères qui sera appliqué par un juge de la citoyenneté : Miji, au paragraphe 21. À mon avis, les soi‑disant préoccupations liées à la crédibilité renvoient à un critère qualitatif voilé correspondant à celui défini dans la décision Koo.

[25] Ainsi, non seulement le juge de la citoyenneté ne s’est pas assuré que M. Ilori savait, dans les faits, quel critère de la citoyenneté serait appliqué à sa situation, mais il a également omis de voir à ce que M. Ilori connaisse les arguments qu’il devait réfuter, ce qui a entraîné des manquements aux principes de justice naturelle.

V. Conclusion

[26] Pour les motifs qui précèdent, je fais donc droit à la demande de contrôle judiciaire du demandeur. La décision du 21 avril 2017 rendue par le juge de la citoyenneté est infirmée, et l’affaire est renvoyée pour être de nouveau instruite et tranchée par un autre décideur.

[27] Après l’audience relative à la présente affaire, j’ai donné au demandeur l’occasion de proposer une question grave de portée générale à certifier. Il a donc proposé une question, et une autre variante possible de celle-ci, qui avaient trait à la conservation de comptes rendus exacts ou vérifiables d’une audience administrative et aux documents invoqués par un décideur administratif qui rend une décision. À mon avis, aucune des versions de la question proposée ne permettrait de trancher un éventuel appel, et par ailleurs, la question de la conservation des documents (en ce qui concerne des renseignements personnels utilisés par une institution fédérale à des fins administratives) est tout au moins régie par le paragraphe 4(1) du Règlement sur la protection des renseignements personnels. Par conséquent, je refuse de certifier la question proposée par le demandeur ainsi que son autre variation possible.


JUGEMENT dans le dossier T-169-20

LA COUR STATUE que :

  1. Il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire du demandeur.

  2. La décision rendue le 21 avril 2017 par le juge de la citoyenneté est infirmée.

  3. L’affaire est renvoyée pour être de nouveau instruite et tranchée par un autre décideur.

  4. Aucune question n’est certifiée.

« Janet M. Fuhrer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée
Annexe A : Dispositions pertinentes

Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29;

Citizenship Act, RSC 1985, c C-29

Attribution de la citoyenneté

Grant of citizenship

5 (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

5 (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

a) en fait la demande;

(a) makes application for citizenship;

b) [Abrogé, 2017, ch. 14, art. 1]

(b) [Repealed, 2017, c. 14, s. 1]

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, a, sous réserve des règlements, satisfait à toute condition rattachée à son statut de résident permanent en vertu de cette loi et 

(c) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, has, subject to the regulations, no unfulfilled conditions under that Act relating to his or her status as a permanent resident and has

(i) a été effectivement présente au Canada pendant au moins mille quatre-vingt-quinze jours au cours des cinq ans qui ont précédé la date de sa demande,

(i) been physically present in Canada for at least 1,095 days during the five years immediately before the date of his or her application, and

(ii) [Abrogé, 2017, ch. 14, art. 1]

(ii) [Repealed, 2017, c. 14, s. 1]

(iii) a rempli toute exigence applicable prévue par la Loi de l’impôt sur le revenu de présenter une déclaration de revenu pour trois des années d’imposition complètement ou partiellement comprises dans les cinq ans qui ont précédé la date de sa demande;

(iii) met any applicable requirement under the Income Tax Act to file a return of income in respect of three taxation years that are fully or partially within the five years immediately before the date of his or her application;

c.1) [Abrogé, 2017, ch. 14, art. 1]

(c.1) [Repealed, 2017, c. 14, s. 1]

d) si elle a 18 ans ou plus mais moins de 55 ans à la date de sa demande, a une connaissance suffisante de l’une des langues officielles du Canada;

(d) if 18 years of age or more but less than 55 years of age at the date of his or her application, has an adequate knowledge of one of the official languages of Canada;

e) si elle a 18 ans ou plus mais moins de 55 ans à la date de sa demande, démontre dans l’une des langues officielles du Canada qu’elle a une connaissance suffisante du Canada et des responsabilités et avantages conférés par la citoyenneté;

(e) if 18 years of age or more but less than 55 years of age at the date of his or her application, demonstrates in one of the official languages of Canada that he or she has an adequate knowledge of Canada and of the responsibilities and privileges of citizenship; and

f) n’est pas sous le coup d’une mesure de renvoi et n’est pas visée par une déclaration du gouverneur en conseil faite en application de l’article 20.

(f) is not under a removal order and is not the subject of a declaration by the Governor in Council made pursuant to section 20.

Suspension de la procédure d’examen

Suspension of processing

13.1 Le ministre peut suspendre, pendant la période nécessaire, la procédure d’examen d’une demande  :

13.1 The Minister may suspend the processing of an application for as long as is necessary to receive

a) dans l’attente de renseignements ou d’éléments de preuve ou des résultats d’une enquête, afin d’établir si le demandeur remplit, à l’égard de la demande, les conditions prévues sous le régime de la présente loi, si celui-ci devrait faire l’objet d’une enquête dans le cadre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ou d’une mesure de renvoi au titre de cette loi, ou si les articles 20 ou 22 s’appliquent à l’égard de celui-ci;

a) any information or evidence or the results of any investigation or inquiry for the purpose of ascertaining whether the applicant meets the requirements under this Act relating to the application, whether the applicant should be the subject of an admissibility hearing or a removal order under the Immigration and Refugee Protection Act or whether section 20 or 22 applies with respect to the applicant; and

Règlement sur la protection des renseignements personnels, DORS/83-508;

Privacy Regulations, SOR/83-508

Conservation de renseignements personnels utilisés par une institution fédérale à des fins administratives

Retention of Personal Information that Has Been Used by a Government Institution for an Administrative Purpose

4 (1) Les renseignements personnels utilisés par une institution fédérale à des fins administratives doivent être conservés par cette institution :

4 (1) Personal information concerning an individual that has been used by a government institution for an administrative purpose shall be retained by the institution

a) pendant au moins deux ans après la dernière fois où ces renseignements ont été utilisés à des fins administratives, à moins que l’individu qu’ils concernent ne consente à leur retrait du fichier; et

(a) for at least two years following the last time the personal information was used for an administrative purpose unless the individual consents to its disposal; and

b) dans les cas où une demande d’accès à ces renseignements a été reçue, jusqu’à ce que son auteur ait eu la possibilité d’exercer tous ses droits en vertu de la Loi.

(b) where a request for access to the information has been received, until such time as the individual has had the opportunity to exercise all his rights under the Act.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-169-20

 

INTITULÉ :

ADEYINKA ILORI c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 mai 2021

 

juGEment et motifs :

LA juge FUHRER

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

le 17 juin 2021

 

COMPARUTIONS :

Tosin Falaiye

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Khatidja Moloo-Alam

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Tosin Falaiye

Topmarké, Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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