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Date : 20210625


Dossier : IMM‑173‑17

Référence : 2021 CF 666

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 juin 2021

En présence de madame la juge Pallotta

ENTRE :

KHATIRA GAYRAT

BASIR AKRAM

ARASH AKRAM

LAILA AKRAM

NELLI AKRAM

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Khatira Gayrat, son époux Basir Akram et leurs enfants, Arash Akram, Laila Akram et Nelli Akram, sont des citoyens de l’Afghanistan et de la Russie qui affirment craindre d’être persécutés en Russie en raison de leur ethnicité afghane. Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté leur demande d’asile fondée sur les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] au motif qu’ils disposaient d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable à Rostov‑sur‑le‑Don (Russie).

[2] Les demandeurs font valoir que la conclusion de la SPR à l’égard de la PRI est déraisonnable. Ils soutiennent que la SPR a commis des erreurs, premièrement lorsqu’elle a évalué la possibilité sérieuse de persécution dans la PRI proposée et deuxièmement, lorsqu’elle a examiné la question de savoir s’il serait raisonnable pour eux d’y déménager, compte tenu de leur situation particulière.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SPR est déraisonnable. Par conséquent, il est fait droit à la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Contexte

[4] M. Akram et Mme Gayrat sont nés en Afghanistan. Ils se sont rencontrés en Russie et vivaient à Moscou depuis leur mariage en 2004.

[5] Les demandeurs allèguent que, pendant des années ayant précédé leur départ de la Russie en 2013, ils ont subi des commentaires racistes ainsi que des menaces et de la violence à caractère racial équivalant à de la persécution. Les enfants étaient aussi visés par ces actes de racisme. Dans l’exposé circonstancié de leur formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA), ils rapportent un certain nombre d’incidents survenus entre 2001 et 2013.

[6] Dans les mois ayant précédé leur départ en avril 2013, la famille a reçu des visites et des appels menaçants d’inconnus, qui leur ont également extorqué de l’argent en échange d’une garantie de sécurité pour la famille. Les demandeurs pensent que le père de l’un des camarades de classe des enfants est l’agent de persécution (AP de Moscou) qui a orchestré ces événements en représailles, après que M. Akram eut signalé à la police un incident de harcèlement. Durant la même période, Mme Gayrat s’est fait dire qu’elle devait subir une césarienne d’urgence alors qu’elle était enceinte de cinq mois. Les demandeurs pensent que le conseil mal avisé du médecin russe était motivé par des considérations raciales.

[7] Les demandeurs ont décidé de quitter la Russie pour l’Indonésie, vu qu’ils craignaient pour leur sécurité en Russie et en Afghanistan. Ils ont réussi à proroger leur visa indonésien de trois ans. En juillet 2016, ils ont quitté l’Indonésie, se sont rendus aux États‑Unis, puis ont traversé la frontière américaine pour arriver au Canada à un point d’entrée terrestre et ils ont demandé l’asile.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[8] Comme les demandeurs sont entrés au Canada au titre de l’exception concernant les membres de la famille de l’Accord entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États‑Unis d’Amérique pour la coopération en matière d’examen des demandes de statut de réfugié présentées par des ressortissants de pays tiers (désigné comme l’Entente sur les tiers pays sûrs), ils ne pouvaient interjeter appel de la décision défavorable de la SPR devant la Section d’appel de l’immigration : alinéa 110(2)d) de la LIPR. Les demandeurs ont fait valoir une contestation constitutionnelle de cette disposition dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Compte tenu de la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223 de rejeter une contestation constitutionnelle semblable de cette disposition (autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada refusée : Reem Yousef Saeed Kreishan, et al c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2020 CanLII 17609 (CSC)), ils ont retiré cette question à l’audience.

[9] Les questions qui restent à trancher sont de savoir si la conclusion de la SPR selon laquelle Rostov‑sur‑le‑Don est une PRI viable est déraisonnable en raison : i) d’une erreur susceptible de contrôle dans l’évaluation de la question de savoir si les demandeurs seraient exposés à une possibilité sérieuse de persécution dans cette ville; ou ii) d’une erreur susceptible de contrôle dans l’évaluation de la question de savoir s’il serait raisonnable, vu l’ensemble des circonstances, qu’ils y déménagent.

[10] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, conformément aux principes énoncés dans la décision de la Cour suprême rendue dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Cette norme de contrôle est fondée sur la déférence, mais elle est robuste : Vavilov aux para 12‑13, 75 et 85. Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la Cour doit se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov au para 99. Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov au para 85. C’est à la partie qui conteste la décision qu’il incombe de démontrer qu’elle est déraisonnable : Vavilov au para 100.

IV. Analyse

[11] Suivant le critère en deux volets de la PRI, les éléments suivants doivent être établis : i) le demandeur d’asile ne serait pas exposé dans la PRI à une possibilité sérieuse de persécution, à un risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités; et ii) il ne serait pas déraisonnable, vu l’ensemble des circonstances, y compris celles propres au demandeur d’asile, qu’il cherche à se réfugier dans la PRI proposée : Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), [1992] 1 CF 706 (CA); Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), [1994] 1 CF 589 (CA) [Thirunavukkarasu]. Il incombe au demandeur d’asile d’établir qu’une PRI proposée n’est pas viable, ce qu’il peut faire en mettant en échec au moins l’un des deux volets du critère.

[12] La SPR a jugé crédible la preuve des demandeurs concernant les événements qu’ils avaient vécus, ainsi que leur crainte subjective de persécution en Russie et en Afghanistan. Cependant, elle n’était pas convaincue qu’il existait un fondement objectif étayant une possibilité sérieuse de persécution à Rostov‑sur‑le‑Don — soit par l’AP de Moscou, soit en raison de la violence et de la discrimination à caractère racial qui séviraient dans cette ville. La SPR a également conclu qu’il serait raisonnable pour les demandeurs de chercher refuge dans cette ville.

[13] Comme je le mentionnais précédemment, les demandeurs font valoir que la décision de la SPR est déraisonnable à l’égard des deux volets du critère de la PRI. À l’audience qui s’est déroulée devant notre Cour, ils ont limité leurs observations orales au second volet et invoquent leurs observations écrites à l’égard du premier.

A. Premier volet : La SPR a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle a évalué la question de savoir si les demandeurs seraient exposés à une possibilité sérieuse de persécution à Rostov‑sur‑le‑Don?

(1) La SPR a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle a évalué la question de savoir si les demandeurs seraient exposés à une possibilité sérieuse de persécution par l’AP de Moscou?

[14] Les demandeurs contestent la conclusion de la SPR selon laquelle l’AP de Moscou n’a ni les moyens ni la motivation de les retrouver et de les persécuter à Rostov‑sur‑le‑Don.

[15] Premièrement, ils font valoir que la SPR a tiré sa conclusion sans tenir compte de la preuve contradictoire : Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF) [Cepeda‑Gutierrez] au para 17. D’après eux, l’AP de Moscou s’est livré à des actes extrêmes d’intimidation et d’extorsion jusqu’à leur départ de la Russie en avril 2013; aussi, le fait qu’il était au courant du rapport de police et qu’il a réussi à les retrouver atteste sa capacité à obtenir des renseignements. Les demandeurs pensent que l’AP de Moscou entretient des liens avec la mafia, qui a le pouvoir et la capacité d’exploiter des sources gouvernementales corrompues. Ils allèguent qu’ils devront enregistrer leur lieu de résidence à Rostov‑sur‑le‑Don pour avoir accès à des services gouvernementaux et obtenir un emploi, ce qui permettra à l’AP de Moscou de les suivre à la trace dans cette ville.

[16] Deuxièmement, les demandeurs affirment que la conclusion de la SPR quant au manque de motivation, fondée sur l’absence d’interactions après mars 2013, était une conclusion d’invraisemblance. Ils s’appuient sur la décision Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776 aux paragraphes 7‑8 pour faire valoir que de telles conclusions doivent recevoir une attention particulière lors du contrôle judiciaire parce qu’elles découlent d’évaluations intrinsèquement subjectives qui dépendent des perceptions du décideur. Pour les demandeurs, l’absence d’interaction ultérieure ne fait qu’indiquer que l’AP de Moscou n’est pas capable de les retrouver à l’extérieur de la Russie.

[17] Je ne suis pas convaincue que la SPR ait commis une erreur dans son évaluation d’une possibilité sérieuse de persécution par l’AP de Moscou. La SPR a estimé que la crainte exprimée par les demandeurs que cet individu les poursuive jusqu’à Rostov‑sur‑le‑Don était conjecturale, mais non invraisemblable. Elle n’a pas ignoré la preuve contradictoire. Même si elle a accepté leur preuve concernant les menaces, l’intimidation et l’extorsion commises par l’AP de Moscou, il lui était loisible de conclure que la preuve était insuffisante pour étayer une possibilité sérieuse de persécution dans la PRI proposée. L’opinion des demandeurs quant aux relations de l’AP de Moscou avec la mafia reposait sur de simples affirmations selon lesquelles cet individu est riche et puissant, qu’il voyage avec un garde du corps, et que les gens riches en Russie entretiennent [traduction] « généralement » des liens avec la police ou avec la mafia. L’allégation selon laquelle l’AP de Moscou peut obtenir des renseignements sur la famille était liée à la croyance voulant qu’il soit mêlé à la mafia. Les demandeurs ont inféré de l’absence d’interaction additionnelle avec l’AP de Moscou après mars 2013 qu’il était incapable de les retrouver à l’extérieur de la Russie, mais ils n’avancent aucun élément laissant entendre qu’il cherche encore à les pourchasser. À mon avis, la SPR a raisonnablement conclu que la preuve établissant que l’AP de Moscou avait les moyens et la motivation de pourchasser les demandeurs à Rostov‑sur‑le‑Don était insuffisante.

(2) La SPR a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle a évalué la question de savoir si les demandeurs seraient exposés à une possibilité sérieuse de persécution en raison de la violence et de la discrimination à caractère racial?

[18] Les demandeurs font valoir que la SPR a jugé que Rostov‑sur‑le‑Don était une PRI viable en s’appuyant largement sur un rapport de 2013 de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (rapport de l’ECRI). Même si ce rapport laisse entendre que différentes communautés raciales entretiennent de bonnes relations à Rostov‑sur‑le‑Don, les demandeurs soutiennent que d’autres renseignements contenus dans ce rapport, et des éléments issus de la preuve sur les conditions dans le pays, comme le rapport du Département d’État américain de 2015 sur les pratiques en matière de droits de la personne en Russie (US DOS Report), mettent en doute la valeur probante de cette preuve. Les demandeurs soutiennent que [traduction] « des informations gênantes » sur Rostov‑sur‑le‑Don pourraient avoir été supprimées, et renvoient à : i) des renseignements contenus dans le US DOS Report indiquant qu’un journaliste a été emprisonné pour avoir soi‑disant avancé de fausses allégations d’inconduite policière et insulté publiquement des représentants de la loi; ii) des accusations proférées par un procureur public de Rostov‑sur‑le‑Don contre l’« extrémisme » d’un activiste politique ayant rédigé un rapport sur [traduction] « [l]a xénophobie et la discrimination dans la région de Rostov en 2008 »; et iii) une déclaration contenue dans le rapport de l’ECRI indiquant qu’il était [traduction] « surprenant » que les autorités de Rostov‑sur‑le‑Don aient signalé qu’aucune plainte n’avait été présentée pour discrimination ethnique dans le milieu du travail au titre des dispositions du Code du travail visant à combattre la discrimination raciale. Les demandeurs soutiennent que des éléments de preuve attestaient la perpétration dans le passé d’actes de violence à caractère racial à Rostov‑sur‑le‑Don (y compris des attaques xénophobes en 2011) ainsi qu’une augmentation du nationalisme radical en Russie, ciblant en particulier les personnes originaires d’Asie centrale comme les demandeurs, ce que la SPR n’a pas abordé dans son analyse.

[19] Le défendeur soutient que la SPR a raisonnablement conclu que les demandeurs ne seraient pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution dans la PRI compte tenu des constatations établissant que : plus de 20 millions de musulmans vivent en Russie sans craindre d’être persécutés; une atmosphère de tolérance envers différentes communautés ethniques règne à Rostov‑sur‑le‑Don; et aucune preuve objective n’étaye l’allégation selon laquelle les demandeurs seraient la cible de violence ethnique à Rostov‑sur‑le‑Don.

[20] À mon avis, la SPR a commis l’erreur de ne pas prendre en compte de manière appropriée les expériences vécues par les demandeurs eux‑mêmes, ni les documents objectifs sur les conditions dans le pays étayant leurs craintes subjectives d’être exposés à un risque de harcèlement, de discrimination et de violence à caractère racial dans la PRI proposée.

[21] Les demandeurs ont affirmé avoir été victimes d’[traduction] « innombrables » actes de racisme à Moscou. En plus des événements de 2013 décrits précédemment, ils ont inclus les exemples suivants dans l’exposé circonstancié de leur FDA :

  • en 2001, des « skinheads » dans le métro ont lancé des moqueries et des insultes à M. Akram et à son ami et les ont agressés physiquement;

  • en 2002, Mme Gayrat a reçu un coup de poing pour s’être agrippée à une poignée dans le métro, et s’est fait dire que cette poignée était réservée aux Russes;

  • dans la rue, des gens ont aspergé les demandeurs d’eau sale avec leurs voitures au cri de « têtes noires »;

  • en 2005, Mme Gayrat a été mordue par un chien que son maître avait lâché en la traitant de [traduction] « tête noire »; elle a signalé l’incident à la police qui n’a cependant rien fait;

  • en 2009, Mme Gayrat et sa fille Laila ont été suivies dans un parc par des « skinheads » armés de bâtons; elle a signalé l’incident à la police qui n’a cependant rien fait;

  • la commission scolaire a ignoré les objections des demandeurs à l’égard des enseignements chrétiens;

  • des injures persistantes ont amené l’une des enfants, Laila, à tenter d’éclaircir la couleur de sa peau et de ses cheveux avec de l’eau de Javel.

[22] La SPR a jugé crédible la preuve des demandeurs concernant les événements qu’ils avaient vécus de même que leur croyance selon laquelle ils seraient exposés à des risques de ciblage ethnique dans des villes de toute la Russie — concluant dans les faits qu’ils avaient établi une crainte subjective de persécution. Cependant, la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi une possibilité sérieuse de persécution dans la PRI, car « cette croyance ne repose pas sur un fondement objectif dans le cas de Rostov‑sur‑le‑Don ».

[23] À mon avis, la SPR n’a pas justifié la conclusion d’absence de fondement objectif de la croyance des demandeurs à l’égard de Rostov‑sur‑le‑Don.

[24] Il doit être mentionné que la SPR a relevé trois PRI à l’audience — Saint Petersburg, Rostov‑sur‑le‑Don et Novosibirsk. La preuve et les observations soumises par les demandeurs à l’audience de la SPR abordaient donc surtout la raison pour laquelle la couleur de leur peau et leur ethnicité feraient d’eux des cibles de racisme et de discrimination partout en Russie (bien qu’ils aient évoqué un rapport indiquant que des groupes néonazis avaient été déclarés coupables d’actes de violence à caractère racial à Rostov‑sur‑le‑Don en février 2015), et pourquoi ils ne croyaient pas que les PRI proposées étaient différentes de Moscou à cet égard.

[25] Il était certainement loisible à la SPR de considérer des éléments de preuve précis concernant les efforts déployés pour contenir le racisme à Rostov‑sur‑le‑Don; elle a noté à cet égard que le rapport de l’ECRI indiquait que « les tensions, notamment celles liées à l’appartenance ethnique, ont été ‘‘dissipées’’ rapidement et efficacement » grâce à un comité consultatif sur les questions interethniques mis sur pied dans la région de Rostov‑sur‑le‑Don et que les autorités et les représentants des groupes ethniques siégeant à ce comité signalaient « une atmosphère de tolérance et de respect entre les différentes communautés de la région ». Cependant, la résolution de tensions entre diverses communautés ethniques par la conversation et le dialogue ne revient pas à s’attaquer à des actes ciblés de violence, de harcèlement et de discrimination visant des individus comme les demandeurs, ni à trancher la question de savoir s’ils seraient protégés contre de tels actes à Rostov‑sur‑le‑Don. Le rapport de l’ECRI signale [traduction] « avec inquiétude l’incidence élevée de violence à caractère racial dans la Fédération de Russie, principalement dirigée contre des non‑Slaves », et ajoute que [traduction] « le nationalisme radical est en hausse et l’incidence de la violence raciste, principalement dirigée contre des personnes d’‘‘apparence non slave’’, en particulier les Nord‑Caucasiens et les personnes originaires d’Asie centrale, est élevée ». Le rapport de l’ECRI note aussi qu’il est [traduction] « pratiquement impossible d’évaluer l’étendue des crimes commis pour des motifs racistes » vu que les autorités chargées de l’application de la loi ne déploient pas d’efforts particuliers pour enquêter sur les circonstances aggravantes, comme la haine raciale.

[26] Comme nous l’avons déjà noté, les documents sur les conditions dans le pays comprenaient des éléments de preuve attestant un nationalisme radical et une violence raciale contre des minorités ethniques et des individus d’apparence non slave. À mon avis, la SPR a eu tort de ne pas expliquer pourquoi la preuve objective de discrimination, de harcèlement et de violence dans tout le pays — étayant les expériences personnelles vécues par les demandeurs — n’était pas pertinente au regard du risque objectif de persécution dans la PRI proposée.

B. Second volet : La SPR a‑t‑elle commis une erreur en déformant la crainte des demandeurs et en manquant de tenir compte de leur situation particulière lorsqu’elle a évalué le caractère raisonnable de la PRI proposée?

[27] Dans leur observation principale, les demandeurs font valoir que la SPR n’a pas tenu compte, dans le contexte du second volet du critère de la PRI, de leur profil particulier d’individus ayant enduré des années de racisme. Même si la SPR a reconnu qu’ils avaient subi une série d’événements de persécution sans obtenir la protection de la police, les demandeurs soutiennent que la SPR ne s’est pas demandé s’il serait raisonnable de déménager à Rostov‑sur‑le‑Don compte tenu de ces circonstances particulières. Ils invoquent la décision Karim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 279 au paragraphe 26, dans laquelle la Cour a infirmé une décision de la SPR notamment parce qu’elle n’avait pas tenu compte de l’état émotif du demandeur au moment de trancher la question de savoir s’il était raisonnable qu’il cherche refuge dans la PRI proposée. Les demandeurs affirment de même que la SPR a eu tort de ne pas tenir compte de l’incidence psychologique d’un retour en Russie et d’un déménagement à Rostov‑sur‑le‑Don, à la lumière de ces incidents de persécution antérieurs.

[28] Les demandeurs soutiennent également que la SPR a négligé le fait qu’ils craignaient d’être encore victimes de discrimination à Rostov‑sur‑le‑Don en raison de leur ethnicité. Ils font valoir que la SPR a mal décrit leur crainte qu’elle a restreint à « la criminalité en général et [à] la corruption », alors qu’ils avaient expressément soulevé des préoccupations quant aux crimes et aux actes de persécution à caractère racial, et à la mauvaise perception des Afghans en Russie. Les demandeurs soutiennent que le défaut de tenir compte des composantes essentielles du volet du critère touchant au caractère raisonnable de la PRI, comme la discrimination et l’ostracisme social, constitue une erreur : Rodriguez Diaz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1243, [2009] 3 FCR 395 aux para 35‑36. Ils font valoir que la SPR s’est concentrée sur leur capacité à trouver du travail et sur leur situation économique pour décider s’il serait raisonnable qu’ils déménagent à Rostov‑sur‑le‑Don.

[29] Le défendeur soutient que la SPR n’a pas commis d’erreur dans son évaluation du caractère raisonnable de la PRI proposée compte tenu des constatations suivantes : les demandeurs ont résidé en Russie pendant de nombreuses années; M. Akram et Mme Gayrat ont étudié dans ce pays et y ont travaillé pendant des années; les demandeurs sont pleins de ressources et capables de s’adapter; et la preuve sur les conditions dans le pays établit que des minorités ethniques sont bien intégrées à Rostov‑sur‑le‑Don. Le défendeur soutient que la SPR n’a relevé aucune preuve documentaire de problèmes économiques qui signaleraient que les demandeurs ne pourraient pas gagner leur vie à Rostov‑sur‑le‑Don, et ajoute que les préoccupations à l’égard des crimes et de la corruption étaient généralisées et applicables à tous les citoyens russes.

[30] La barre à franchir pour établir qu’une PRI proposée est déraisonnable au titre du second volet du critère de la PRI est élevée : s’il existe un lieu sûr dans le pays même des demandeurs d’asile où ils seraient à l’abri de la persécution, ces derniers doivent se prévaloir de cette option à moins de pouvoir établir qu’il serait objectivement déraisonnable pour eux de le faire : Thirunavukkarasu au para 12. Les difficultés découlant d’une perte d’emploi et de statut, d’une diminution de la qualité de vie, du renoncement à ses aspirations, de la perte de ses proches et de la frustration de ses désirs et de ses attentes ne sont pas suffisantes : Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164, [2000] ACF no 2118 au para 15. Cependant, le critère est souple et tient compte de la situation particulière du demandeur d’asile et du pays en cause : Thirunavukkarasu au para 12. Même si la SPR a conclu que les demandeurs ne seraient pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution due à une discrimination ou à de la violence à caractère racial à Rostov‑sur‑le‑Don, je conviens avec eux qu’elle n’a pas tenu compte du racisme particulier dont ils avaient été victimes et de son incidence, lesquels ont été jugés crédibles, lorsqu’elle s’est demandé au titre du second volet du critère de la PRI s’il serait objectivement raisonnable qu’ils se réfugient à Rostov‑sur‑le‑Don.

V. Conclusion

[31] Les demandeurs ont établi que la décision de la SPR est déraisonnable. Par conséquent, il est fait droit à la présente demande de contrôle judiciaire. La décision de la SPR est infirmée, et l’affaire est renvoyée pour réexamen.

[32] Aucune partie n’a proposé de question à certifier et à mon avis, aucune question de ce type ne se pose.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑173‑17

LA COUR ORDONNE :

  1. Il est fait droit à la présente demande de contrôle judiciaire. La décision de la SPR est infirmée et l’affaire renvoyée pour réexamen.

  2. Aucune question n’est à certifier.

« Christine M. Pallotta »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑173‑17

 

INTITULÉ :

KHATIRA GAYRAT, BASIR AKRAM, ARASH AKRAM, LAILA AKRAM, NELLI AKRAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er avril 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

JUGE PALLOTTA

 

DATE DES MOTIFS :

Le 25 juin 2021

 

COMPARUTIONS :

Shelley Levine

 

pour les demandeurs

 

Kevin Doyle

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Levine Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

 

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