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Date : 20060421

Dossier : T‑1386‑05

Référence : 2006 CF 500

Ottawa (Ontario), le 21 avril 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLAIS

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

 

et

 

CECIL BROOKS et

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

défendeurs

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur sollicite, en application de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, le contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal), datée du 12 juillet 2005, qui accordait des dépens de 105 000 $ à M. Cecil Brooks (le défendeur) conformément à l’alinéa 53(2)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6 (la Loi).

 

FAITS

[2]               Le défendeur travaillait pour la Garde côtière canadienne (la Garde côtière) en 1988 à titre temporaire, en tant que steward. Il a continué de travailler à diverses époques pour la Garde côtière jusqu’en 1997.

 

[3]               En 1997, le défendeur a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission), en vertu de l’article 7 de la Loi. À la suite de l’enquête de la Commission, l’affaire a été renvoyée pour instruction devant le Tribunal.

 

[4]               Dans sa plainte, le défendeur soulevait trois allégations de discrimination fondée sur la race. Il disait d’abord avoir été traité injustement durant son emploi auprès de la Garde côtière dès 1988, il disait ensuite avoir été victime de discrimination lors d’un concours en 1989, et il disait enfin avoir été victime de discrimination lors d’un concours en 1992.

 

DÉCISION DU TRIBUNAL

[5]               Le 3 décembre 2004, le Tribunal a rejeté les deux premières allégations du défendeur. Il a jugé que le défendeur avait en partie prouvé sa troisième allégation de discrimination. Le Tribunal a limité au préjudice moral et aux dépens la réparation qu’il a accordée.

 

[6]               Le demandeur a contesté le pouvoir du Tribunal d’adjuger des dépens. Le 10 mars 2005, il rendait sa décision intérimaire relative à son pouvoir d’adjuger des dépens. Dans cette décision, il confirmait qu’il avait le pouvoir d’adjuger des dépens. Durant l’audience, le demandeur a voulu produire comme preuve deux offres écrites de règlement qu’il avait communiquées au défendeur avant l’audience du Tribunal. Le Tribunal a entendu les arguments des parties sur la recevabilité de telles offres et remis le prononcé de sa décision sur cet aspect.

 

[7]               Le 12 juillet 2005, le Tribunal rendait sa décision, 2005 TCDP 26, accordant au défendeur des dépens de 105 000 $. Le Tribunal refusait aussi d’admettre comme preuve, dans le calcul des dépens, les offres écrites de règlement produites par le demandeur.

 

POINTS LITIGIEUX

[8]               1. Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur en concluant qu’il avait le pouvoir d’adjuger des dépens?

            2. Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur en refusant d’admettre comme preuve les deux offres écrites de règlement?

            3. Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur de principe dans le calcul des dépens?

 

ANALYSE

[9]               La norme de contrôle des décisions du Tribunal en ce qui concerne les questions de droit est la décision correcte, et en ce qui concerne les questions mixtes de droit et de fait, c’est la décision raisonnable simpliciter. (Voir la décision Brown c. Gendarmerie royale du Canada, 2005 CF 1683, [2005] A.C.F. no 2124, au paragraphe 17.)

 

1.  Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur en concluant qu’il avait le pouvoir d’adjuger des dépens?

[10]           Le Tribunal a reconnu qu’il n’avait pas le pouvoir explicite d’adjuger des dépens. Cependant, il est arrivé à la conclusion qu’il avait le pouvoir résiduel ou implicite de le faire :

J’accepte naturellement cette affirmation. Je partage l’opinion selon laquelle la Loi canadienne sur les droits de la personne ne donne pas au Tribunal la [TRADUCTION] « compétence expresse » d’adjuger les dépens.

 

Je pense que le Tribunal a une obligation de protéger l’efficacité et l’intégrité de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Tout l’objet de la Loi est de fournir un redressement valable à ceux qui ont fait l’objet de discrimination. Je ne vois pas comment cela est possible, du moins dans un cas dans lequel la Commission décide de ne pas comparaître, sans une adjudication des dépens. L’idée qu’un plaignant qui a fait l’objet de discrimination devrait avoir à payer un montant de l’ordre de cent mille dollars pour une réclamation d’une valeur de cinq mille dollars, et à subir toute la gamme de difficultés qui accompagnent les litiges, est indéfendable. Le remède est pire que la maladie.

 

(Voir la décision du Tribunal du 10 mars 2005, aux paragraphes 3 et 14, dossier du demandeur, volume 1, onglet 4.)

 

[11]           Le paragraphe 53(2) de la Loi expose les diverses réparations que le Tribunal peut accorder lorsqu’il juge qu’une plainte est fondée. Cette disposition prévoit ce qui suit :

53. (2) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée, peut, sous réserve de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire :

53. (2) If at the conclusion of the inquiry the member or panel finds that the complaint is substantiated, the member or panel may, subject to section 54, make an order against the person found to be engaging or to have engaged in the discriminatory practice and include in the order any of the following terms that the member or panel considers appropriate:

a) de mettre fin à l’acte et de prendre, en consultation avec la Commission relativement à leurs objectifs généraux, des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables, notamment :

(a) that the person cease the discriminatory practice and take measures, in consultation with the Commission on the general purposes of the measures, to redress the practice or to prevent the same or a similar practice from occurring in future, including

(i) d’adopter un programme, un plan ou un arrangement visés au paragraphe 16(1),

(i) the adoption of a special program, plan or arrangement referred to in subsection 16(1), or

(ii) de présenter une demande d’approbation et de mettre en oeuvre un programme prévus à l’article 17;

(ii) making an application for approval and implementing a plan under section 17;

b) d’accorder à la victime, dès que les circonstances le permettent, les droits, chances ou avantages dont l’acte l’a privée;

(b) that the person make available to the victim of the discriminatory practice, on the first reasonable occasion, the rights, opportunities or privileges that are being or were denied the victim as a result of the practice;

c) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l’acte;

(c) that the person compensate the victim for any or all of the wages that the victim was deprived of and for any expenses incurred by the victim as a result of the discriminatory practice;

d) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des frais supplémentaires occasionnés par le recours à d’autres biens, services, installations ou moyens d’hébergement, et des dépenses entraînées par l’acte;

(d) that the person compensate the victim for any or all additional costs of obtaining alternative goods, services, facilities or accommodation and for any expenses incurred by the victim as a result of the discriminatory practice; and

e) d’indemniser jusqu’à concurrence de 20 000 $ la victime qui a souffert un préjudice moral.

 

(e) that the person compensate the victim, by an amount not exceeding twenty thousand dollars, for any pain and suffering that the victim experienced as a result of the discriminatory practice.

 

 

[12]           Selon le demandeur, le Tribunal a commis une erreur en concluant qu’il avait le pouvoir implicite d’adjuger des dépens au titre des frais juridiques.

 

[13]           Dans la décision Stevenson c. Canada (Service canadien du renseignement de sécurité) [2003] A.C.F. no 491, le juge Paul Rouleau dit que le point de savoir si la Loi autorise ou non le Tribunal à ordonner le paiement d’une indemnité pour frais juridiques a été l’objet de trois jugements rendus par la Cour. Il reconnaît aussi que les trois jugements en question comportent des contradictions. Il fait donc l’examen des trois jugements afin de clarifier l’état du droit. Il s’exprime ainsi, aux paragraphes 20 à 26 :

Dans le jugement Canada (Procureur général) c. Green (2000), 183 F.T.R. 161 (C.F. 1re inst.), le juge Lemieux s’est fondé sur le jugement Lambie, précité, pour affirmer que le Tribunal n’a pas le pouvoir d’accorder à un plaignant ses frais juridiques. Il s’est notamment exprimé ainsi, à la page 210 :

 

Le tribunal a ordonné le paiement de la somme de 4 057,22 $ pour acquitter les frais de justice. Le dossier comprend des éléments de preuve qui indiquent que Nancy Green avait retenu les services d’un avocat d’octobre 1995 à juin 1996 pour l’aider à préparer sa présentation dans le cadre des délibérations et du processus décisionnel de la Commission.

 

Le procureur général soutient que la Loi ne parle pas de l’octroi des frais de justice et que la seule référence à un pouvoir le moindrement analogue à celui d’accorder les frais de justice est la mention des dépenses à l’alinéa 53(2)c). Le procureur général cite Canada (Procureur général) c. Lambie (1996), 124 F.T.R. 303 (C.F. 1re inst.), où mon collègue le juge Nadon dit à la page 315 que la Loi n’accorde pas le pouvoir d’adjuger des frais, bien que le législateur aurait pu facilement l’accorder.

 

Je partage l’avis de mon collègue que si le législateur avait voulu que le tribunal ait le pouvoir d’octroyer des frais de justice, il l’aurait précisé. On peut citer ici l’alinéa 53(2)d), qui parle d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des frais supplémentaires occasionnés par le recours à d’autres biens, services, installations ou moyens d’hébergement. Aucune mention n’est faite de frais juridiques, ce qui indique que le législateur n’avait pas l’intention d’accorder au tribunal le droit d’ordonner le paiement de tels frais.

J’accepte le point de vue du procureur général. Cette partie de l’ordonnance du tribunal est annulée.

 

Cependant, dans le jugement Canada (Procureur général) c. Thwaites, [1994] 2 C.F. 38 (C.F. 1re inst.), une décision antérieure aux deux autres, la Cour fédérale était arrivée à la conclusion opposée. Le juge Gibson devait dire si le Tribunal avait commis une erreur de droit en accordant au plaignant des frais raisonnables au titre des honoraires que le plaignant avait dû payer dans cette affaire pour les services de son avocat et pour l’expertise actuarielle. Après examen de l’alinéa 53(2)c) de la Loi, le juge Gibson avait estimé qu’il n’y avait aucune raison de restreindre le sens ordinaire de l’expression « dépenses entraînées ». Au paragraphe 56 de ses motifs, il s’est exprimé ainsi :

Je me réfère au pouvoir accordé par l’alinéa 53(2)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, précité, d’accorder une compensation pour les dépenses engagées par la victime, en l’occurrence M. Thwaites. Je ne vois aucune raison de restreindre le sens des termes « dépenses entraînées ». Les honoraires que M. Thwaites a dû payer pour les services de son avocat et pour l’expertise actuarielle sont, dans la langue courante, des dépenses qui ont été entraînées par l’acte discriminatoire. Le fait que les avocats et les juges accordent une signification particulière au terme « frais » et à l’expression « frais d’avocat » ne peut servir de fondement à l’argument selon lequel l’expression « dépenses entraînées » ne comprendrait pas ces frais à moins qu’ils ne soient expressément mentionnés par la loi. Partant du principe que les mots utilisés par le législateur doivent être interprétés selon leur sens habituel à moins que le contexte n’en dicte un autre, et considérant que le contexte de l’espèce ne dicte pas un autre sens, j’en conclus que le Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit en accordant à M. Thwaites les dépenses raisonnables, y compris les frais de l’expertise actuarielle.

À mon avis, la conclusion du juge Nadon, dans l’affaire Lambie, sur la question de la compétence, doit être distinguée de la présente affaire. D’abord, il a estimé que le mot « dépenses », dans l’alinéa 53(2)d) de la Loi, n’était pas assez large pour englober le temps passé à la préparation, « sauf dans des circonstances exceptionnelles ». Selon moi, cela signifie que le Tribunal est compétent pour accorder des frais juridiques, mais dans des cas très exceptionnels. Le juge Nadon a d’ailleurs souligné que, dans l’affaire dont il était saisi, il n’était pas établi que le congé et le temps bénéficiant d’une indemnité dans l’ordonnance du Tribunal fussent exceptionnels, et rien ne laissait voir que le défendeur avait dû se consacrer à des préparatifs au‑delà de ce qui était normalement nécessaire dans un tel cas. D’ailleurs, les arguments du défendeur avaient été préparés intégralement par l’avocat de la Commission. Dans l’affaire Green, le juge Lemieux ne se prononce pas sur la question de savoir si le plaignant a consacré au dossier de sa plainte une quantité considérable ou « exceptionnelle » de temps ou d’argent.

Je suis d’avis que le raisonnement suivi dans l’affaire Thwaites est applicable ici. On observe que le Tribunal accorde souvent des frais juridiques au plaignant qui obtient gain de cause et que, selon le Tribunal, l’alinéa 53(2)c) autorise l’attribution de frais juridiques. Ainsi, dans l’affaire Nkwazi c. Service correctionnel du Canada, [2001] C.H.R.D. No. 29. (QL) (Tribunal canadien des droits de la personne), le Tribunal a estimé que « certaines considérations de principe impérieuses relatives à l’accès à la procédure en matière de droits de la personne militent en faveur de l’adoption de la méthode suivie dans Thwaites ». Et on peut lire ensuite : « Si je donnais au mot « frais » un sens aussi étroit que celui que le juge Lemieux y a prêté dans Green, privant ainsi les victimes d’un acte discriminatoire du droit de recouvrer les frais juridiques raisonnables liés à l’audition de leur plainte, j’irais à l’encontre du principe qui sous‑tend la Loi canadienne sur les droits de la personne, soit celui de l’intérêt public ».

Je reconnais, avec le Tribunal et avec le juge Gibson dans l’affaire Thwaites, que le texte de l’alinéa 53(2)c) est assez large pour englober le pouvoir d’accorder des frais juridiques [Voir note 3 ci‑dessous]. Je m’appuie ici sur le paragraphe 50(1) de la Loi qui prévoit que le plaignant doit avoir la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter, en personne ou par l’intermédiaire d’un avocat, des éléments de preuve ainsi que ses observations. Le législateur voulait donc manifestement que le plaignant ait la possibilité de s’adresser à un avocat pour avoir une idée de la marche à suivre.

Note 3:  C’est aussi la conclusion à laquelle sont arrivés les auteurs de Discrimination and the Law (édition à feuillets mobiles), vol. 2, Carswell: Ontario, à la page 15‑153. Également, dans un document de travail publié en 1994 par la Division du droit et du gouvernement – Service de recherche de la Bibliothèque du Parlement, et intitulé La Loi canadienne sur les droits de la personne : Traitement des plaintes de discrimination, l’auteur mentionne que « Le tribunal peut rendre des ordonnances indemnisant la victime de discrimination des pertes de salaire, des frais supplémentaires occasionnés par le recours à d’autres services ou à d’autres installations ou de toutes les autres dépenses entraînées par l’acte discriminatoire ». Dans la langue ordinaire, les frais juridiques engagés par un plaignant par suite de l’acte discriminatoire de son employeur ont pour conséquence une perte financière entraînée par l’acte discriminatoire.

Je reconnais, avec le juge Gibson dans l’affaire Thwaites, qu’il n’y a aucune raison de limiter le sens ordinaire des mots « dépenses entraînées par l’acte discriminatoire » pour en exclure les frais du litige, de la poursuite ou autres procédures judiciaires. Les expressions « frais juridiques » ou « frais d’avocat » ne sont pas expressément mentionnées dans les alinéas 53(2)c) ou d), mais cela ne veut pas dire que l’expression « dépenses entraînées par l’acte discriminatoire » exclut les « frais juridiques » engagés par un plaignant à l’occasion du dépôt de sa plainte de discrimination. Dans un cas comme celui‑ci, où le plaignant consulte un avocat sur le bien‑fondé de sa plainte, des dépenses de cette nature sont parfaitement justifiables.

À mon avis par conséquent, les frais d’avocat ou autres frais juridiques entraînés par le dépôt d’une plainte de discrimination constitue des « dépenses entraînées par l’acte discriminatoire », au sens de la loi, et le tribunal a donc exercé validement son pouvoir lorsqu’il a accordé des frais juridiques au défendeur. [Non souligné dans l’original.]

 

[14]           Le juge Rouleau reconnaît que la jurisprudence n’est pas uniforme sur la question de savoir si le Tribunal a ou non le pouvoir implicite d’adjuger des dépens pour frais juridiques. Il procède donc à une analyse approfondie de la jurisprudence afin de préciser l’état du droit. Il conclut en reconnaissant que, conformément au paragraphe 53(2) de la Loi, les frais d’avocat ou autres frais juridiques entraînés par le dépôt d’une plainte de discrimination constitue « des dépenses entraînées par l’acte ». Selon lui, le Tribunal a donc bel et bien le pouvoir implicite d’adjuger des dépens pour frais juridiques.

 

[15]           Le demandeur tente d’écarter l’application des conclusions du juge Rouleau en faisant valoir que, dans la décision Stevenson, la Cour n’examine que le droit du plaignant de recouvrer les frais juridiques entraînés par le dépôt d’une plainte, et non les frais de sa représentation en justice. Comme la présente affaire concerne le pouvoir d’adjuger des dépens pour représentation en justice, alors, selon le demandeur, la décision du juge Rouleau d’adjuger des dépens ne saurait s’appliquer ici.

 

[16]           Je ne partage pas les conclusions du demandeur. Après lecture de la décision du juge Rouleau, il est clair qu’il n’entendait pas reconnaître le pouvoir du Tribunal d’adjuger des dépens uniquement pour les frais engagés avant le dépôt de l’action en justice. Il écrit qu’« il n’y a aucune raison de limiter le sens ordinaire des mots “dépenses entraînées par l’acte discriminatoire” [expression employée dans l’alinéa 53(2)c) de la Loi] pour en exclure les frais du litige, de la poursuite ou autres procédures judiciaires ». Parce que la présente affaire concerne les frais du litige, je suis d’avis que le Tribunal avait bien le pouvoir implicite d’adjuger des dépens au titre des frais juridiques du demandeur.

 

2. Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur en refusant d’admettre comme preuve les deux offres écrites de règlement?

 

[17]           Le demandeur dit que le Tribunal a adopté la pratique de la Cour fédérale en matière de calcul des dépens et déclaré qu’il utilisait les Règles des Cours fédérales à titre de directives en la matière. La disposition applicable des Règles est ici le paragraphe 400(3), qui traite des facteurs à prendre en compte dans l’adjudication de dépens :

400. (3) Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en application du paragraphe (1), la Cour peut tenir compte de l’un ou l’autre des facteurs suivants :

400. (3) In exercising its discretion under subsection (1), the Court may consider

a) le résultat de l’instance;

(a) the result of the proceeding;

b) les sommes réclamées et les sommes recouvrées;

(b) the amounts claimed and the amounts recovered;

c) l’importance et la complexité des questions en litige;

(c) the importance and complexity of the issues;

d) le partage de la responsabilité;

(d) the apportionment of liability;

e) toute offre écrite de règlement;

(e) any written offer to settle;

f) toute offre de contribution faite en vertu de la règle 421;

(f) any offer to contribute made under rule 421;

g) la charge de travail;

(g) the amount of work;

h) le fait que l’intérêt public dans la résolution judiciaire de l’instance justifie une adjudication particulière des dépens;

(h) whether the public interest in having the proceeding litigated justifies a particular award of costs;

i) la conduite d’une partie qui a eu pour effet d’abréger ou de prolonger inutilement la durée de l’instance;

(i) any conduct of a party that tended to shorten or unnecessarily lengthen the duration of the proceeding;

j) le défaut de la part d’une partie de signifier une demande visée à la règle 255 ou de reconnaître ce qui aurait dû être admis;

(j) the failure by a party to admit anything that should have been admitted or to serve a request to admit;

k) la question de savoir si une mesure prise au cours de l’instance, selon le cas :

(k) whether any step in the proceeding was

(i) était inappropriée, vexatoire ou inutile,

(i) improper, vexatious or unnecessary, or

(ii) a été entreprise de manière négligente, par erreur ou avec trop de circonspection;

(ii) taken through negligence, mistake or excessive caution;

l) la question de savoir si plus d’un mémoire de dépens devrait être accordé lorsque deux ou plusieurs parties sont représentées par différents avocats ou lorsque, étant représentées par le même avocat, elles ont scindé inutilement leur défense;

(l) whether more than one set of costs should be allowed, where two or more parties were represented by different solicitors or were represented by the same solicitor but separated their defence unnecessarily;

m) la question de savoir si deux ou plusieurs parties représentées par le même avocat ont engagé inutilement des instances distinctes;

(m) whether two or more parties, represented by the same solicitor, initiated separate proceedings unnecessarily;

n) la question de savoir si la partie qui a eu gain de cause dans une action a exagéré le montant de sa réclamation, notamment celle indiquée dans la demande reconventionnelle ou la mise en cause, pour éviter l’application des règles 292 à 299;

(n) whether a party who was successful in an action exaggerated a claim, including a counterclaim or third party claim, to avoid the operation of rules 292 to 299; and

o) toute autre question qu’elle juge pertinente.

 

(o) any other matter that it considers relevant.

 

 

[18]           L’alinéa 400(3)e) des Règles prévoit expressément que, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’adjuger des dépens, la Cour peut tenir compte de « toute offre écrite de règlement ». Le demandeur dit aussi qu’il a présenté deux offres écrites de règlement, claires et sans équivoque, portant les dates du 28 septembre 2000 et du 4 mars 2004. Selon le demandeur, le Tribunal a commis une erreur en refusant d’admettre comme preuve, dans le calcul des dépens, les offres écrites de règlement susmentionnées.

 

[19]           Selon le demandeur, il existe une jurisprudence utile qui jette un éclairage sur le critère de l’offre valide de règlement. Dans l’arrêt Apotex Inc. c. Syntex Pharmaceuticals, [2001] A.C.F. no 727, la Cour d’appel fédérale écrivait ce qui suit, au paragraphe 10, à propos d’une offre de règlement :

[…] l’offre de règlement doit être claire et sans équivoque, c’est‑à‑dire qu’elle ne doit laisser à la partie adverse que l’alternative de l’accepter ou de la refuser.

 

 

[20]           La lettre du 28 septembre 2000 était adressée à M. Gerhard, de la Commission, par K. Banfield, un employé du service des ressources humaines du demandeur. La lettre renfermait ce qui suit :

[traduction]

Suite à notre conversation téléphonique de ce jour, je confirme que l’offre antérieure adressée à M. Brooks peut être réactivée. Pour votre information, l’offre comprenait ce qui suit :

 

Manque à gagner - 176 jours                                        $ 21 582,88

Orientation professionnelle                                                 1 000

Marin du niveau d’entrée (droits de scolarité,

déplacements, salaire)                                                        2 310

Fonctions d’urgence en mer (droits de scolarité,

déplacements, salaire)                                                        5 669

Préjudice moral                                                                 5 000

Total                                                                            $ 35 561,88

 

[21]           Le demandeur dit que la lettre susmentionnée remplit les conditions d’une offre valide de règlement telles qu’elles sont exposées par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Apotex, précité. Plus exactement, l’offre écrite est claire et sans équivoque, et l’unique décision que devait prendre le défendeur était celle de l’accepter ou de la rejeter. Toutefois, le Tribunal a exprimé son désaccord, affirmant ce qui suit :

La première lettre peut être traitée de façon sommaire. Je suis d’accord avec le plaignant lorsqu’il prétend que l’alinéa 400(3)e) des Règles vise une offre complète. L’arrêt Apotex appuierait une telle position.

 

La première lettre déposée par l’intimée ne respecte pas cette exigence. Elle renvoie à d’autres communications et elle est peu concluante. Elle ne respecte pas non plus les exigences de l’avis. La lettre est irrecevable.

 

(Voir la décision du Tribunal, 12 juillet 2005, aux paragraphes 78 et 79, dossier du demandeur, volume 1, onglet B.)

 

[22]           Le demandeur croit que le Tribunal a commis une erreur en supposant que l’arrêt Apotex, précité, imposait la condition selon laquelle l’offre écrite ne peut pas renvoyer à une communication antérieure. Il affirme aussi que le Tribunal a également commis une erreur en disant que la ventilation de l’offre, outre l’emploi du mot « comprenait », dans la description de la ventilation, avait de quelque manière pour effet de rendre la lettre irrecevable.

 

[23]           Le défendeur a reçu une seconde offre écrite de règlement, de 125 000 $, environ deux semaines avant le début de l’audience du Tribunal. La lettre du 4 mars 2004 renfermait ce qui suit :

[TRADUCTION] Sans admettre une quelconque responsabilité, notre client offre ici de régler cette affaire pour la somme forfaitaire de 125 000 $. Notre client fait cette offre afin d’éviter les frais supplémentaires qu’entraînera une audience devant le Tribunal canadien des droits de la personne, et aussi dans l’espoir de conclure cette affaire d’une manière satisfaisante.

 

(Voir lettre du 4 mars 2004, pièce 9 annexée à l’affidavit de Sabina Cameron, dossier du demandeur, volume 3, onglet 9.)

 

[24]           Le demandeur dit que cette offre écrite répond aux exigences exposées par la Cour d’appel dans l’arrêt Apotex, précité. Plus exactement, elle est claire et sans équivoque, ne laissant au défendeur que le choix de l’accepter ou de la rejeter. Toutefois, le Tribunal a exprimé son désaccord, en écrivant ce qui suit :

La deuxième offre ne se qualifie pas comme une offre de règlement au sens de l’article 400 des Règles. C’est une chose pour l’intimé de dire que la lettre est écrite sous réserve de tous droits quant à [TRADUCTION] « sa position dans le litige » et une autre chose de dire qu’elle est simplement sous réserve de tous droits. Cela équivaut à dire qu’elle n’existe pas, aux fins du litige.

 

Je ne vois pas comment une déclaration faite sous réserve de tous droits que ce soit respecte l’exigence de l’article 400 des Règles. La mention de « toute offre écrite » dans l’article concerne les offres écrites faites sans réserve, du moins à l’égard de la question des dépens.

 

(Voir décision du Tribunal, 12 juillet 2005, aux paragraphes 82 et 83, dossier du demandeur, volume 1, onglet B.)

 

[25]           Le demandeur dit que l’alinéa 400(3)e) des Règles ne semble nulle part exiger qu’une offre écrite comprenne une admission de responsabilité pour qu’elle soit prise en compte dans une adjudication de dépens. Il affirme – et je partage son avis – que le Tribunal a commis une erreur en voyant dans une disposition une condition qui ne s’y trouvait pas. Le Tribunal n’a pas non plus fait reposer sa position sur une quelconque jurisprudence. Par ailleurs, les dispositions des Règles se rapportant aux offres de règlement ne disent pas que la partie qui présente une offre est tenue de signaler que la lettre d’offre pourrait influer sur les dépens.

 

[26]           Je suis d’avis que les deux offres écrites de règlement étaient valides et que le Tribunal a commis une erreur en refusant de les admettre dans la preuve. Comme les deux offres écrites de règlement étaient plus favorables que le jugement obtenu, l’alinéa 420(2)a) des Règles doit s’appliquer. Cette disposition prévoit ce qui suit :

420 (2) Sauf ordonnance contraire de la Cour, lorsque le défendeur présente par écrit une offre de règlement qui n’est pas révoquée et que le demandeur :

420 (2) Unless otherwise ordered by the Court, where a defendant makes a written offer to settle that is not revoked,

(a) obtient un jugement moins avantageux que les conditions de l’offre, le demandeur a droit aux dépens partie‑partie jusqu’à la date de signification de l’offre et le défendeur a droit au double de ces dépens, à l’exclusion des débours, à compter du lendemain de cette date jusqu’à la date du jugement

 

(a) if the plaintiff obtains a judgment less favourable than the terms of the offer to settle, the plaintiff shall be entitled to party‑and-party costs to the date of service of the offer and the defendant shall be entitled to double such costs, excluding disbursements, from that date to the date of judgment;

 

 

 

[27]           Eu égard aux dispositions de l’alinéa 420(2)a), la décision du Tribunal touchant l’adjudication de dépens est annulée. Il ne m’est donc pas nécessaire d’examiner l’argument additionnel du demandeur selon lequel le Tribunal a commis d’autres erreurs dans l’adjudication des dépens, selon ce que prévoient les dispositions suivantes des Règles : 400(3)a), 400(3)b), 400(3)c), 400(3)g), 400(3)h) et 400(3)k).

 

JUGEMENT

 

            LA COUR ORDONNE :

 

  • La décision du Tribunal canadien des droits de la personne est annulée;

 

  • L’affaire est renvoyée à un autre membre du Tribunal canadien des droits de la personne, pour réexamen selon le paragraphe 400(3) des Règles, étant entendu que les deux offres de règlement sont valides selon l’alinéa 420(2)a) des Règles.

 

 

« Pierre Blais »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑1386‑05

 

INTITULÉ :                                                   LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                        c.

CECIL BROOKS et LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 6 MARS 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE BLAIS

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 21 AVRIL 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Melissa R. Cameron                                                     POUR LE DEMANDEUR

Scott E. McCrossin

 

Davies Bagambiire                                                        POUR LE DÉFENDEUR

Steve Flaherty                                                              (C. Brooks)

 

Daniel Pagowski                                                           POUR LA DÉFENDERESSE

                                                                                    (la CCDP)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LE DEMANDEUR

Sous‑procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

 

Davies Bagambiire and Associate                                  POUR LE DÉFENDEUR

Toronto (Ontario)                                                         (C. Brooks)

 

Commission canadienne des droits de la personne         POUR LA DÉFENDERESSE

Ottawa (Ontario)                                                          (la CCDP)

 

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