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Date : 20210520


Dossier : IMM‑4732‑19

Référence : 2021 CF 480

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 mai 2021

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

ONYEKA MARY ANONYAI

JESSE EBUBECHUKWU ANONYAI

JEREMY CHINEME ANONYAI

JEFFREY CHIDUBEM ANONYAI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision en date du 9 juillet 2019 [la décision] par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la SPR] a refusé de reconnaître aux demandeurs la qualité de réfugiés au sens de la Convention ou celle de personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Comme expliqué plus en détail ci‑après, la demande est accueillie, essentiellement parce que, en raison de l’emploi incompréhensible que la SPR a fait de la preuve relative à la situation existant dans le pays et de la manière dont elle semble s’être servie de cette preuve dans son analyse de la crainte subjective, la décision de la SPR est déraisonnable. La SPR a également commis une erreur dans son analyse du lien entre la demande d’asile des demandeurs et les motifs prévus dans la Convention, de même que dans son analyse de la possibilité d’un refuge intérieur [la PRI].

II. Contexte

[3] Les demandeurs sont une mère [la demanderesse principale] et ses trois fils mineurs. Ils sont tous de nationalité nigériane, et l’un des fils est également citoyen américain. La demanderesse principale affirme que la famille a fui le Nigeria parce qu’elle craignait d’être persécutée par le peuple yoruba, la communauté d’Ikorodu et la police nigériane, en raison de la bisexualité de son mari.

[4] La demanderesse principale et son mari se sont mariés en 2004. Elle affirme que, en décembre 2016, l’un des amis de son mari, les parents de l’ami ainsi que la police se sont présentés à leur domicile. Les parents de l’ami ont accusé le mari de la demanderesse principale d’entretenir une relation homosexuelle avec leur fils, et la police a alors dit à la demanderesse principale que son mari devait se présenter au commissariat. Elle affirme que, le lendemain, son mari est parti au travail et n’est jamais revenu. En juillet 2017, il l’a appelée depuis le Canada et lui a dit qu’il était en sécurité. Il avait demandé l’asile au Canada en alléguant son orientation sexuelle, à savoir sa bisexualité. La Section d’appel des réfugiés lui a reconnu le statut de réfugié au sens de la Convention en août 2018.

[5] La demanderesse principale affirme que, après le départ de son mari en décembre 2016, elle a emménagé chez sa mère, elle ne sortait pas et ses enfants n’allaient pas à l’école. Elle dit que, alors qu’elle vivait chez sa mère, sa voisine avait remarqué que des gens se présentaient chez elle. Elle est retournée chez elle en juillet 2017, après avoir eu des nouvelles de son mari au Canada. La demanderesse principale affirme que, en novembre 2017, des Yorubas se sont présentés à son domicile en criant et lui demandant où se trouvait son mari. Elle dit aussi que, le 1er décembre 2017, comme elle arrivait chez elle au volant de sa voiture, plusieurs hommes présents autour de chez elle l’ont agressée. Elle dit que la police l’a conduite à l’hôpital. Lorsqu’elle a quitté l’hôpital, elle est allée demeurer chez une amie.

[6] Les demandeurs ont obtenu des visas pour les États‑Unis et sont partis pour les États‑Unis le 25 décembre 2017. Puis ils sont arrivés au Canada le 3 janvier 2018 et ont déposé leurs demandes d’asile.

III. La décision de la Section de la protection des réfugiés

[7] La SPR a refusé de reconnaître aux demandeurs la qualité de réfugiés au sens de la Convention ou celle de personnes à protéger. Selon elle, les questions à trancher concernaient le lien avec l’un des motifs prévus dans la Convention, la crédibilité, la crainte subjective, la PRI et les agents de persécution. Le résumé suivant reprend les principales rubriques et sous‑rubriques de la décision.

A. Liens avec les motifs prévus dans la Convention

[8] La SPR a expliqué qu’un réfugié au sens de la Convention doit craindre la persécution en raison de l’un des motifs énumérés à l’article 96 de la LIPR, à savoir la race, la religion, la nationalité, l’appartenance à un groupe social et les opinions politiques. Les demandeurs affirmaient présenter un lien avec l’un des motifs prévus dans la Convention parce que le mari de la demanderesse principale appartenait à un groupe social en tant qu’homme bisexuel et qu’ils faisaient partie de ce groupe social en tant que membres de sa famille.

[9] La SPR s’est référée à la jurisprudence désignant trois catégories possibles de groupes sociaux : (1) groupes définis par une caractéristique innée ou immuable; (2) groupes dont les membres s’associent volontairement pour des raisons si essentielles à leur dignité humaine qu’ils ne devraient pas être contraints de renoncer à cette association; et (3) groupes associés par un ancien statut volontaire, immuable en raison de sa permanence historique. La SPR a estimé que le fait de faire partie de la famille d’un homme bisexuel ne cadrait avec aucun de ces trois critères de l’appartenance à un groupe social. Elle a donc conclu que les demandeurs n’avaient établi aucun lien avec un motif prévu dans la Convention.

B. Crédibilité

(1) Situation de la famille par alliance de la demanderesse principale

[10] La SPR a alors évalué la crédibilité de la demanderesse principale. Elle a d’abord fait observer que son témoignage concernant sa belle‑famille ne cadrait pas avec le formulaire « Fondement de la demande d’asile », ou formulaire FDA, que son mari avait joint à sa demande d’asile. Ainsi, la demanderesse principale avait témoigné que sa belle‑mère vivait à Delta et que son beau‑père était décédé, alors que, selon le formulaire FDA de son mari, les parents de celui‑ci vivaient tous deux à Lagos. La SPR a aussi relevé que, selon l’exposé circonstancié joint à la demande d’asile de la demanderesse principale, le mari de celle‑ci avait une sœur, mais que cette sœur n’était pas mentionnée dans le formulaire FDA de son mari. Au vu de ces contradictions, la SPR a estimé que le mari de la demanderesse principale avait déformé la réalité ou l’avait passée sous silence et elle a donc conclu à une absence de crédibilité.

(2) Incident de décembre 2016

[11] La SPR s’est ensuite penchée sur le présumé incident de décembre 2016. La demanderesse principale avait affirmé que la police s’était présentée chez elle en compagnie des parents de l’ami de son mari, mais la SPR a noté que la police n’avait pas délivré de mandat d’arrêt à l’intention de son mari. Elle a examiné le contenu de la réponse à une demande d’information [la RDI] portant sur la manière dont la bisexualité est perçue au Nigeria. Elle a trouvé dans la RDI certains passages indiquant que les personnes dont on sait qu’elles se livrent à des comportements homosexuels seront fortement ostracisées par leurs familles, durement chassées et menacées, et parfois battues par les membres de leurs familles. Cependant, la SPR n’a trouvé aucun passage indiquant que les proches d’une personne impliquée dans une relation homosexuelle pouvaient être inquiétés. Elle a également relevé que les documents présentés par les demandeurs à propos de la situation existant dans le pays ne disaient pas que les proches d’une telle personne couraient des risques. La SPR a aussi constaté que les demandeurs vivaient dans leur propre logement et que les enfants avaient fréquenté l’école de juillet 2017 à décembre 2017, et, selon elle, ces deux constatations ne s’accordaient pas avec une crainte subjective à l’égard de la police et de la collectivité.

(3) Document médical

[12] La SPR a ensuite évalué un rapport médical daté du 11 décembre 2017 qui résultait de l’incident au cours duquel, selon la demanderesse principale, elle avait été battue à son arrivée chez elle. La SPR a expliqué que la demanderesse principale avait d’abord répondu à ses questions relatives aux lésions qu’elle avait subies en disant qu’elle avait été battue, que ses lésions étaient corporelles et qu’elle avait perdu connaissance. Elle avait affirmé avoir constaté une décoloration cutanée et s’être fait administrer des analgésiques et des comprimés. Cependant, la SPR lui a fait remarquer, au cours de l’audience, que, selon le rapport médical, [traduction] « un diagnostic critique de traumatisme physique a été prononcé », mais, plus loin, qu’[traduction] « un examen médical n’a pu être effectué, la patiente s’étant précipitée hors de la salle d’urgence ». Notant que la demanderesse principale avait témoigné n’avoir reçu qu’une prise en charge émotionnelle, la SPR y a vu une contradiction entre son témoignage et le rapport médical et a donc tiré sur ce fondement une déduction défavorable.

(4) Commerce au Nigeria

[13] La SPR a ensuite considéré l’affirmation selon laquelle la demanderesse principale et son mari possédaient un commerce au Nigeria. Elle a tiré une déduction défavorable de l’absence de documents concernant le commerce en question, ainsi que de certaines contradictions entre le témoignage de la demanderesse principale et les documents annexés à sa demande d’asile. Plus précisément, la SPR a relevé que la demanderesse principale avait affirmé travailler pour leur commerce depuis son domicile, en s’occupant de la comptabilité, alors que son exposé circonstancié donne à penser qu’elle était mère au foyer. La SPR a aussi relevé que la demanderesse principale avait témoigné avoir mis aux enchères les marchandises du commerce en décembre 2017, avec l’aide d’un commis‑vendeur, mais l’affidavit du commis ne dit pas qu’il s’était occupé d’une mise aux enchères des marchandises ni que la demanderesse principale agissait comme comptable de l’entreprise.

(5) Affidavits

[14] La SPR a ensuite comparé le contenu de l’exposé circonstancié de la demanderesse principale avec un affidavit du commis‑vendeur. Elle a constaté que ces deux versions ne décrivaient pas de la même façon les dommages subis par la maison de la demanderesse principale après l’attaque du 1er décembre 2017, ce qui entamait un peu plus sa crédibilité.

(6) Peur de la police

[15] La SPR a aussi exprimé des doutes sur la peur que la demanderesse principale disait éprouver à l’égard de la police. La demanderesse principale avait témoigné n’avoir jamais été harcelée par la police. La SPR n’a pas non plus été persuadée par son témoignage selon lequel, si elle n’avait pas signalé à la police l’attaque du 1er décembre 2017, c’est parce qu’elle avait peur. La demanderesse principale avait affirmé que la police l’avait conduite à l’hôpital, et la SPR a considéré qu’il en aurait logiquement résulté un rapport de police si la police s’était présentée sur les lieux. La SPR a aussi estimé que, puisque les demandeurs n’avaient eu aucune difficulté à quitter le Nigeria au moyen de leurs propres passeports munis de visas valides, alors cela signifiait que les demandeurs n’avaient pas de crainte subjective, même si, selon eux, la police était à la recherche de la mère.

(7) Situation actuelle

[16] Finalement, toujours sous la rubrique relative à la crédibilité, la SPR a évoqué la situation actuelle des demandeurs au Canada, faisant observer que la demanderesse principale, son mari et leurs enfants vivaient ensemble et qu’ils ont eu un autre enfant ici au Canada. La SPR a aussi noté que la demanderesse principale avait déclaré que son mari allait les parrainer, elle et leurs enfants, maintenant que la qualité de réfugié au sens de la Convention a été reconnue à son mari. La SPR n’a pas dit explicitement en quoi ces détails modifiaient son appréciation de la crédibilité de la demanderesse principale.

C. Crainte fondée de persécution – Fondement objectif

[17] La SPR est ensuite revenue, à propos de la présumée crainte de persécution éprouvée par les demandeurs, sur la situation existant dans le pays. Elle a noté que, selon la RDI, les personnes bisexuelles au Nigeria sont couramment inquiétées ou soumises à un chantage, et rançonnées par la police, et que les relations homosexuelles sont criminalisées au Nigeria.

[18] Cependant, la SPR a indiqué que les demandeurs sont seulement associés à une personne qui est prétendument bisexuelle, en raison du fait qu’ils font partie de sa famille. Vu ses doutes sur la crédibilité, l’absence d’une preuve documentaire, l’inexistence de mandats d’arrêt remis par la police sur le fondement de la sexualité du mari, et la possibilité qu’avaient eue les demandeurs de quitter le Nigeria pour les États‑Unis avec un visa valide, la SPR a conclu à une absence de crainte subjective.

D. Possibilité de refuge intérieur (PRI)

[19] La SPR a ensuite évalué si les demandeurs disposaient d’une PRI viable à Abuja. Elle a énoncé le critère à deux volets permettant de dire s’il existe ou non une PRI : a) le demandeur d’asile ne doit pas être exposé à une possibilité sérieuse de persécution ni être exposé à une menace à sa vie ou au risque de subir des traitements ou peines cruels et inusités, ou exposé au risque d’être soumis à la torture dans la région considérée comme PRI; et b) la PRI ne doit pas être déraisonnable compte tenu de l’ensemble des circonstances. La SPR a reconnu que, quand la demanderesse principale avait été priée de dire si elle pouvait trouver la sécurité à Abuja, elle avait témoigné que la police était présente partout et qu’elle était à sa recherche. Cependant, elle avait également témoigné qu’aucun mandat d’arrêt n’avait été délivré contre elle et qu’elle n’avait eu aucune difficulté à l’aéroport pour quitter le Nigeria. La demanderesse principale avait aussi affirmé qu’elle serait démasquée si elle inscrivait ses enfants à l’école au Nigeria, mais la SPR a noté que, avant juillet 2017, elle avait emménagé chez sa mère à Lagos et fréquenté l’école.

[20] La SPR a conclu que la demanderesse principale n’était pas crédible, qu’elle n’avait pas établi une crainte fondée de persécution et qu’elle disposait d’une PRI à Abuja.

IV. Points litigieux et norme de contrôle

[21] Les demandeurs soulèvent les points suivants dans leur demande de contrôle judiciaire :

  1. La SPR a‑t‑elle tiré des conclusions déraisonnables en évaluant la crédibilité des demandeurs?

  2. La SPR a‑t‑elle manqué à l’équité procédurale parce qu’elle n’a pas communiqué aux demandeurs ses doutes sur leur crédibilité?

  3. L’analyse qu’a faite la SPR du risque auquel étaient exposés les demandeurs, selon les articles 96 et 97 de la LIPR, était‑elle déraisonnable?

  4. La SPR a‑t‑elle tiré d’autres conclusions déraisonnables concernant la crainte subjective des demandeurs et la PRI?

[22] Les parties s’accordent pour dire, et je reconnais avec eux, que c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique aux points ci‑dessus, à l’exception de la question qui porte sur l’équité procédurale, à laquelle s’applique la norme de la décision correcte.

V. Analyse

A. Observations générales sur la norme de contrôle

[23] Pour commencer, je note l’observation générale des demandeurs selon laquelle la décision de la SPR est à maints égards nébuleuse et incompréhensible. La SPR n’énonce pas des conclusions claires fondées sur ses constatations, mais laisse plutôt les demandeurs deviner à quel moment et pour quelle raison elle a conclu en leur défaveur sur la base de telles constatations. Le défendeur admet que la décision de la SPR n’est pas un modèle de style, mais il dit que, dans l’ensemble, elle est défendable et devrait résister à un examen judiciaire mené d’après la norme de la décision raisonnable. Répondant à cet argument, les demandeurs citent la directive donnée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 96 :

96. Lorsque, même s’ils sont interprétés en tenant dûment compte du contexte institutionnel et du dossier, les motifs fournis par l’organisme administratif pour justifier sa décision comportent une lacune fondamentale ou révèlent une analyse déraisonnable, il ne convient habituellement pas que la cour de révision élabore ses propres motifs pour appuyer la décision administrative. Même si le résultat de la décision pourrait sembler raisonnable dans des circonstances différentes, il n’est pas loisible à la cour de révision de faire abstraction du fondement erroné de la décision et d’y substituer sa propre justification du résultat : Delta Air Lines, par. 26‑28. Autoriser une cour de révision à agir ainsi reviendrait à permettre à un décideur de se dérober à son obligation de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée. Cela reviendrait également à adopter une méthode de contrôle selon la norme de la décision raisonnable qui serait axée uniquement sur le résultat de la décision, à l’exclusion de la justification de cette décision. Dans la mesure où des arrêts comme Newfoundland Nurses et Alberta Teachers ont été compris comme appuyant une telle conception, cette compréhension est erronée.

[Non souligné dans l’original.]

[24] Je ne vois aucune contradiction entre les principes préconisés par les parties. Comme le dit le défendeur, une cour de révision qui examine une décision administrative, si mal rédigée soit‑elle, peut certes considérer cette décision dans sa globalité pour déterminer si le raisonnement de l’organisme administratif est discernable et s’il peut résister à un examen fondé sur la norme de la décision raisonnable. Tout autre est le cas où la cour de révision s’aviserait de faire prévaloir ses motivations sur celles du décideur administratif lors même qu’elles n’émergeraient pas d’emblée de l’examen sensible et contextuel commandé par l’arrêt Vavilov.

[25] La rédaction équivoque de la décision de la SPR ne suffit pas en soi pour qu’on puisse qualifier la décision de déraisonnable selon le cadre de l’arrêt Vavilov. Cependant, en raison des difficultés que soulève son interprétation, mes motivations ne sont pas structurées d’après la liste des points soulevés par les demandeurs. J’exposerai plutôt ma compréhension du raisonnement de la SPR et, dans ce contexte, j’examinerai les arguments des parties pour savoir si ce raisonnement est raisonnable ou non.

B. Lien avec un motif prévu par la Convention

[26] Pour évaluer la décision de la SPR, j’ai d’abord analysé la constatation de la SPR pour qui les demandeurs n’ont établi aucun lien avec un motif prévu par la Convention. La SPR est arrivée à cette conclusion parce que ce n’est pas la demanderesse principale qui prétend être bisexuelle. Elle note que la demanderesse principale dit craindre la persécution parce qu’elle est mariée à un homme bisexuel. La demanderesse principale affirme que, parce que son mari appartient à un groupe social protégé selon un motif prévu par la Convention, l’appartenance des demandeurs à la famille de son mari fait qu’ils appartiennent eux aussi au groupe social protégé.

[27] La SPR s’attarde à peine sur sa conclusion selon laquelle la famille de la demanderesse principale ne répond pas au critère de la reconnaissance d’un groupe social protégé. Cependant, ce que, d’après moi, la SPR veut dire, c’est que la demanderesse principale n’est pas elle‑même bisexuelle et qu’elle‑même et ses enfants ne répondent pas au critère s’ils sont exposés à la persécution simplement parce qu’ils appartiennent à la famille d’une personne bisexuelle. J’estime que ce raisonnement est contraire à la jurisprudence applicable. Ainsi, dans la décision Macias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1749, le juge Martineau expliquait que, pour que la famille immédiate soit considérée comme partie d’un groupe social, le demandeur doit uniquement prouver qu’il existe un lien manifeste entre la persécution dont est l’objet un membre du groupe et la persécution dont il est lui‑même la victime (au paragraphe 13).

[28] Le défendeur ne conteste pas ce principe jurisprudentiel. Il fait plutôt valoir que, si la SPR a refusé de reconnaître l’existence d’un lien avec un motif prévu par la Convention, c’est parce qu’elle a conclu à la non‑crédibilité de la demanderesse principale, c’est‑à‑dire qu’elle n’a pas cru que les demandeurs étaient réellement persécutés en raison de l’orientation sexuelle du mari. Il est difficile d’interpréter de cette manière la portion de la décision de la SPR qui concerne le lien avec un motif prévu par la Convention, et cela parce que la SPR termine son analyse du lien en affirmant que, quand bien même la demanderesse principale présenterait un lien avec un motif prévu par la Convention, la SPR ne croit pas son témoignage, ajoutant que la preuve qu’elle a produite n’est pas appuyée par la preuve documentaire. Cela montre que la SPR a tiré sa conclusion sur l’existence ou non d’un lien en se fondant sur des raisons non rattachées à la crédibilité. Comme expliqué précédemment, cette conclusion ne s’accorde pas avec la jurisprudence et n’est pas raisonnable. Cependant, ce n’est pas la seule raison qu’il y a de faire droit à la demande de contrôle judiciaire, puisque la SPR a aussi conclu à la non‑crédibilité de la demanderesse principale, notamment pour absence de crainte subjective. J’examinerai donc maintenant cette partie de l’analyse de la SPR.

C. Crédibilité et crainte subjective

[29] La SPR a tiré plusieurs conclusions de non‑crédibilité, rattachées pour certaines à ce que le défendeur reconnaît comme étant des points mineurs concernant la famille du mari de la demanderesse principale. Cependant, l’exposé supplémentaire des faits et du droit présenté par le défendeur dit que, nonobstant diverses conclusions de non‑crédibilité qui sont aujourd’hui contestées par les demandeurs, le point essentiel en l’espèce est de savoir si les demandeurs seraient exposés à une possibilité sérieuse de persécution en tant que membres de la famille d’un homme bisexuel. La SPR a noté l’absence de toute preuve de la situation existant dans le pays à propos du sort de la famille d’un homme bisexuel quand celui‑ci est la cible de persécutions au Nigeria. Selon le défendeur, il s’agit de la conclusion déterminante sur la crédibilité.

[30] Je souscris à la manière dont le défendeur interprète la décision de la SPR. Le défendeur relève aussi que les demandeurs ne contestent pas la manière dont la SPR a analysé la preuve relative à la situation existant dans le pays. À nouveau, je suis en accord avec cette proposition. Toutefois, les demandeurs nient à la SPR le droit de se fonder sur la preuve de la situation existant dans le pays pour appuyer sa conclusion de non‑crédibilité. L’importance accordée à cette preuve par la SPR est illustrée dans les sections de sa décision intitulées [traduction] « Incident de décembre 2016 » et [traduction] « Crainte fondée de persécution – Fondement objectif », qui s’intéressent à la crédibilité des demandeurs et à leur crainte subjective. Je passe donc à ces sections de la décision de la SPR.

D. Incident de décembre 2016

[31] Sous cette rubrique, la SPR examine l’incident de décembre 2016, au cours duquel, d’affirmer la demanderesse principale, la police s’est présentée à son domicile en compagnie du partenaire homosexuel de son mari et des parents du partenaire. La majeure partie de cette section de la décision de la SPR est dédiée à la RDI et autres documents relatifs à la situation existant dans le pays, lesquels, d’affirmer la SPR, ne disent nulle part que les proches de toute personne impliquée dans une relation homosexuelle au Nigeria sont pris pour cibles.

[32] Comme l’affirment les demandeurs, cette section de la décision de la SPR ne comporte aucune analyse ou conclusion précise expliquant la manière dont la SPR se fonde sur la preuve de la situation existant dans le pays. Selon le défendeur, cette section, qui se trouve sous la rubrique générale [traduction] « Crédibilité », veut forcément dire que la SPR n’a pas cru à la réalité de l’incident de décembre 2016. Cette conclusion est loin d’être claire, et cela soulève même des doutes sur l’intelligibilité de la décision de la SPR. Cependant, il se pourrait que le raisonnement de la SPR soit que, en l’absence d’une preuve de la situation existant dans le pays qui confirmerait que les proches d’une personne impliquée dans une relation homosexuelle sont désignés à la vindicte publique, la preuve produite par la demanderesse principale sur l’incident de décembre 2016 n’était pas crédible. Si telle est la manière dont la décision de la SPR doit être interprétée, alors son raisonnement suscite plusieurs doutes.

[33] D’abord, selon la description que fait la SPR de la preuve produite par la demanderesse principale, celle‑ci avait affirmé que, lorsque la police et les autres personnes s’étaient présentées à son domicile en décembre 2016, les parents du partenaire de son mari avaient accusé celui‑ci de détruire la vie de leur fils, et la police avait informé la demanderesse principale qu’elle recherchait son mari et que celui‑ci devait se présenter au commissariat. La SPR n’explique pas comment elle pouvait conclure que ces événements, où la police était à la recherche du mari, n’étaient pas corroborés par la preuve relative à la situation existant dans le pays. Comme indiqué dans cette section de la décision de la SPR, et ailleurs, la preuve relative à la situation existant dans le pays confirme que les personnes qui se livrent à des relations homosexuelles au Nigeria s’exposent à être persécutées par leurs familles, par la collectivité et par la police.

[34] Deuxièmement, les demandeurs disent que la SPR a commis une erreur en rejetant comme non crédibles les témoignages personnels des demandeurs d’asile sur ce qui leur était arrivé, simplement parce qu’il n’existait pas, à propos de la situation existant dans le pays, une preuve validant leurs allégations. Les demandeurs citent la décision Bao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 606 [Bao] au para 18, dans laquelle le juge Mosley estimait que, bien que la SPR soit autorisée à conclure qu’une preuve objective contredit le récit d’un demandeur d’asile, elle n’est pas fondée à rejeter un témoignage du seul fait qu’il n’est pas corroboré par la preuve documentaire d’une source bien précise.

[35] C’est avec circonspection que j’appliquerais le jugement Bao à la présente espèce, puisque, dans l’affaire en question, l’analyse discutable de la SPR reposait sur le fait que le rapport d’une certaine organisation, qui recueillait des données sur les incidents de persécution, ne faisait pas état de l’incident précis sur lequel se fondait la demanderesse d’asile. Ce cas est sans doute quelque peu différent de celui où il faut s’en remettre à la réalité de la situation existant dans un pays, et donc à une description plus générale des circonstances dans lesquelles a lieu la persécution dans ce pays.

[36] Or, les demandeurs soutiennent aussi que, si le raisonnement de la SPR est celui qui est décrit ci‑dessus, alors il équivaut à une analyse inadmissible de la vraisemblance. J’estime que ce point n’est pas dépourvu de bien‑fondé. Comme expliqué dans la décision Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776 [Valtchev] au para 9, les conclusions d’invraisemblance ne devraient être tirées que dans les cas les plus évidents, c’est‑à‑dire seulement si les faits relatés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le demandeur d’asile le prétend. Selon moi, il n’est nullement certain que les proches d’une personne persécutée pour son orientation sexuelle au Nigeria ne seraient pas eux aussi exposés à la persécution. La preuve documentaire ne le montre pas non plus. La SPR a noté que la preuve relative à la situation existant dans le pays ne fait pas état d’une telle persécution envers les proches. Mais, en l’absence d’une preuve documentaire indiquant qu’une telle persécution n’a pas lieu, j’admets que le point soulevé par la décision Valtchev est valide ici et que l’analyse de la SPR est déraisonnable.

E. Crainte fondée de persécution – Fondement objectif

[37] Dans la partie de la décision de la SPR qui entre dans cette rubrique, il est encore une fois difficile de suivre le fil du raisonnement de la SPR. Comme le font observer à juste titre les demandeurs, l’obligation pour un demandeur d’asile d’établir une crainte fondée de persécution comporte à la fois un élément de crainte subjective et un élément de crainte objective (voir par exemple Csonka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1056 au para 70). Le demandeur d’asile doit établir une véritable crainte subjective, et cette crainte doit avoir un fondement objectif. La rubrique susmentionnée donne à penser que cette partie de la décision de la SPR entend régler la question du fondement objectif de la crainte présumée des demandeurs. En effet, la SPR commence son analyse en citant la preuve de la situation existant dans le pays, qui atteste que la famille, la collectivité et la police ciblent les personnes impliquées dans des relations homosexuelles au Nigeria, et confirme la criminalisation de telles relations. La SPR note ensuite que la demanderesse principale est seulement associée avec une personne qui serait bisexuelle, par le fait qu’elle est un membre de sa famille.

[38] Or, la SPR n’énonce aucune conclusion sur le fondement objectif de la crainte présumée de la demanderesse principale. Elle énonce plutôt la conclusion selon laquelle, vu les doutes sur sa crédibilité, l’absence d’une preuve documentaire, le fait que la police n’avait exhibé aucun mandat d’arrêt faisant état de l’orientation sexuelle du mari, et finalement la possibilité qu’avaient eue les demandeurs de quitter le Nigeria pour les États‑Unis à la faveur de visas valides, les demandeurs n’avaient établi aucune crainte subjective. La SPR expose plusieurs motifs la conduisant à dire que la demanderesse principale n’avait pas de crainte subjective, mais j’incline à croire, comme le défendeur, que l’analyse de la SPR reposait largement sur l’absence d’une preuve de la situation existant dans le pays qui montrerait que la famille d’un homme bisexuel est exposée à un risque de persécution. Cela montre que la SPR a utilisé cette preuve non pour évaluer le fondement objectif de la prétendue crainte, mais pour conclure que la demanderesse principale n’était pas crédible quand elle affirmait avoir cette crainte. Il s’agit en réalité de la conclusion elle‑même d’invraisemblance que j’ai déjà considérée comme déraisonnable.

[39] Comme indiqué ci‑dessus, la preuve de la situation existant dans le pays n’est pas le seul fondement sur lequel la SPR a conclu que la demanderesse principale n’avait pas de crainte subjective. Cependant, l’analyse que fait la SPR de la preuve de la situation existant dans le pays paraît fondamentale pour sa conclusion sur la crainte subjective au point de rendre cette conclusion déraisonnable. Sous réserve de l’analyse de la SPR concernant la PRI, analyse que j’aborderai brièvement ci‑après, l’illisibilité générale de l’emploi que fait la SPR de la preuve relative à la situation existant dans le pays, et surtout son recours exagéré à cette preuve dans l’analyse de la crainte subjective, font que sa décision est globalement déraisonnable.

F. Analyse de la possibilité de refuge intérieur

[40] La SPR conclut également que les demandeurs disposaient d’une PRI à Abuja, mais je souscris à l’observation des demandeurs pour qui l’analyse relative à la PRI est viciée parce qu’elle fait l’impasse sur le deuxième volet du critère énoncé dans l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA) [Rasaratnam]. Ce deuxième volet du critère considère la question de savoir si la situation qui existe dans la région considérée comme PRI est telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’asile, compte tenu de l’ensemble des circonstances, y compris les circonstances propres à la demande d’asile, de trouver la sécurité à cet endroit. Dans sa décision, la SPR note que l’arrêt Rasaratnam énonce un critère à deux volets, mais elle ne dit rien sur l’application du second volet.

VI. Dispositif

[41] En fin de compte, eu égard à l’analyse ci‑dessus, je suis d’avis que la décision de la SPR est déraisonnable et qu’elle doit être annulée, la conséquence étant que l’affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour nouvelle décision. La Cour se dispensera donc d’examiner les autres points soulevés par les demandeurs.

[42] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune question n’est énoncée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4732‑19

LA COUR ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire, annule la décision de la SPR et renvoie l’affaire à un tribunal différemment constitué de la SPR pour nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4732‑19

INTITULÉ :

ONYEKA MARY ANONYAI

JESSE EBUBECHUKWU ANONYAI

JEREMY CHINEME ANONYAI

JEFFREY CHIDUBEM ANONYAI

c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE VIA TORONTO

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 MAI 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 20 MAI 2021

COMPARUTIONS :

Giselle Salinas

POUR LES demandeurs

Meva Motwani

POUR LE défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Giselle Salinas

Avocate

Toronto (Ontario)

POUR LES demandeurs

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE défendeur

 

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