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TRÈS SECRET

Date : 20210217


Dossier : ||||||||||||||||||||

Référence : 2021 CF 105

ENTRE :

DANS L’AFFAIRE d’une demande de mandats présentée par |||||||||||||||||||||||||| en vertu des articles 12 et 21 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, LRC (1985), c C-23

ET DANS L’AFFAIRE VISANT |||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||

 

MOTIFS PUBLICS

LE JUGE S. NOËL

[1] Les présents motifs font suite à la délivrance, par la Cour, de mandats demandés par le Service canadien du renseignement de sécurité [SCRS ou Service] en vertu des articles 12 et 21 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, LRC (1985), c C-23 [Loi sur le SCRS].

[2] Le Service a demandé des mandats lui permettant d’exercer pleinement à l’étranger les pouvoirs qui y sont prévus. Grâce à ces mandats de portée extraterritoriale, le Service pourrait


mener des activités d’enquête dans des pays étrangers, que ce soit directement ou avec l’assistance de partenaires étrangers. Un affidavit déposé sous serment par un employé haut placé du Service appuyait la demande.

[3] Il est déjà arrivé au Service de demander l’autorisation d’exercer à l’étranger des pouvoirs prévus dans des mandats relatifs à l’article 12 de la Loi sur le SCRS, comme en fait état succinctement la Cour d’appel fédérale dans X (Re), 2014 CAF 249 [X (Re) CAF], qui est la dernière décision judiciaire en date sur une demande de mandats de portée extraterritoriale ayant trait à l’article 12. Un bref retour sur ces antécédents permettra de mettre en lumière l’objectif des présents motifs.

[4] En 2007, le Service a présenté à la Cour fédérale une demande de mandats en vertu des articles 12 et 21 de la Loi sur le SCRS en vue d’enquêter sur les activités liées à la menace de personnes qui allaient se rendre à l’extérieur du Canada. Dans la demande, le Service a reconnu que les pouvoirs demandés constitueraient des infractions aux lois du pays étranger où ils seraient exercés. Dans Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité (Re), 2008 CF 301 [Loi sur le SCRS (Re)], le juge Blanchard a rejeté la demande au motif que la Cour fédérale n’avait pas compétence pour décerner des mandats autorisant l’exercice de pouvoirs allant probablement à l’encontre du droit d’un pays étranger.

[5] Le juge Blanchard a rendu sa décision dans la foulée de l’arrêt R c Hape, 2007 CSC 26 [Hape], dans lequel la Cour suprême du Canada s’était prononcée sur l’applicabilité de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c 11 (R-U), dans un contexte international. Le juge Blanchard a dit s’être laissé guider par les enseignements de l’arrêt Hape quant aux « affaires soulevant la compétence d’enquête extraterritoriale du Canada » (Loi sur le SCRS (Re), au paragraphe 61), notamment lorsque la Cour suprême énonce que, « [s]i la dérogation n’est pas expresse, le tribunal peut alors tenir compte des règles prohibitives du droit international coutumier pour interpréter le droit canadien et élaborer la common law » (Hape, au paragraphe 39). Partant, le juge Blanchard a conclu qu’« en l’absence d’un texte législatif autorisant la Cour à décerner un mandat extraterritorial, celle-ci n’a pas compétence pour décerner le mandat demandé » (Loi sur le SCRS (Re), au paragraphe 55). La décision n’a pas été portée en appel.

[6] En 2009, le Service a demandé à la Cour d’établir l’inapplicabilité de la décision du juge Blanchard à une demande de mandat permettant l’interception, dans les limites du Canada, de télécommunications étrangères, et la fouille d’ordinateurs se trouvant à l’extérieur du Canada. Le juge Mosley a admis que les affaires dont lui-même et le juge Blanchard avaient été saisis présentaient des circonstances différentes. Partant, dans X (Re), 2009 CF 1058, le juge Mosley a expliqué avoir été convaincu de décerner les mandats parce que la Cour allait être en mesure d’assurer un contrôle judiciaire quant aux représentants du Canada qui exécuteraient les mandats, car les activités autorisées seraient toutes menées au Canada.

[7] Dans le rapport annuel de 2012-2013 du commissaire du Centre de la sécurité des télécommunications Canada (maintenant appelé Centre de la sécurité des télécommunications) [CST], il a été soulevé que le CST pouvait avoir demandé à des parties de deuxième part aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Australie et en Nouvelle-Zélande de participer à l’interception des télécommunications de Canadiens qui se trouvaient à l’étranger, dans le cadre de l’assistance prêtée au Service. Le commissaire Robert Décary (ancien juge de la Cour d’appel fédérale) a conseillé au Service de bien démontrer à la Cour fédérale, dans de telles demandes de mandats, que l’assistance prêtée par le CST pouvait comprendre des interceptions effectuées par ces parties de deuxième part.

[8] Le juge Mosley a pris connaissance du rapport du commissaire et, en fin de compte, a ordonné la présentation d’autres éléments de preuve et observations quant à deux questions. La première, qui portait sur le respect de l’obligation de franchise par le Service, n’est pas pertinente en l’espèce. La seconde concernait :

[l]e pouvoir légal du SCRS de demander, par l’intermédiaire du CST, à des partenaires étrangers de l’aider à intercepter les télécommunications de Canadiens pendant que ceux-ci se trouvent à l’étranger.

[9] Dans des motifs supplémentaires d’ordonnance (X (Re), 2013 CF 1275), le juge Mosley a conclu que l’article 12 de la Loi sur le SCRS n’autorisait pas le Service à demander, par l’intermédiaire du CST, à des services étrangers de l’aider à intercepter les télécommunications de Canadiens pendant que ceux-ci se trouvent à l’étranger. Plus précisément, il a conclu que l’article 12 de la Loi sur le SCRS ne donnait pas au Service l’autorisation expresse de violer le droit international ni la souveraineté territoriale d’États étrangers, que ce soit directement ou au moyen de l’assistance prêtée par le CST et un partenaire étranger. Il a ajouté que le Service ne pouvait pas invoquer le mandat d’assistance du CST pour demander à celui-ci de l’aider à intercepter les communications de Canadiens qui se trouvent à l’étranger.

[10] La décision a été portée en appel.

[11] Dans X (Re) CAF, la Cour d’appel fédérale a confirmé les décisions du juge Mosley et a abondé dans son sens : le législateur n’avait pas eu l’intention, au moyen de l’article 12 de la Loi sur le SCRS, de conférer au Service le pouvoir de mettre à contribution des services étrangers pour intercepter les communications privées de Canadiens, compte tenu du caractère intrusif de telles interceptions.

[12] Toutefois, la Cour d’appel fédérale n’a pas retenu « la conclusion du [juge Mosley] selon laquelle les activités d’enquête comportant intrusion menées à l’étranger contreviendraient nécessairement au droit international ou au principe de courtoisie entre nations » (au paragraphe 80). En effet, selon elle, « l’article 21 ne prévoit aucune limite géographique. Puisque les “menaces envers la sécurité du Canada” peuvent englober des faits qui se produisent à l’extérieur du Canada, il semble que l’intention du législateur était qu’il soit possible de présenter une demande en vue d’obtenir un mandat dans le contexte d’activités extraterritoriales » (au paragraphe 84). En fin de compte, la Cour d’appel fédérale a souligné être d’avis que la Cour fédérale peut décerner un mandat lorsque l’interception qu’il permet est conforme au droit national de l’État où celle-ci sera effectuée. Elle a ajouté que la question de l’éventuelle compétence de la Cour fédérale quant aux interceptions qui ne seraient pas légales dans le pays où elles auraient lieu demeure sans réponse (aux paragraphes 90 et 103).

[13] Par suite de la décision X (Re) CAF, le législateur a modifié la Loi sur le SCRS par l’adoption du projet de loi C-44, Loi modifiant la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité et d’autres lois, 41e législature, 2e session, 2015 (sanction royale octroyée le 23 avril 2015), LC 2015, c 9 [projet de loi C-44]. Selon les nouvelles dispositions, il est clair que le Service peut exercer les fonctions visées au paragraphe 12(2) « même à l’extérieur du Canada », qu’en vertu du paragraphe 21(1), il peut faire enquête sur des menaces envers la sécurité du Canada « au Canada ou à l’extérieur du Canada », et qu’en vertu du nouveau paragraphe 21(3.1), un juge peut autoriser le Service à mener, à l’extérieur du Canada, des activités lui permettant de faire enquête sur des menaces envers la sécurité du Canada, et ce, « [s]ans égard à toute autre règle de droit, notamment le droit de tout État étranger ».

[14] Voici le libellé complet de ces dispositions.

12 (1) Le Service recueille, au moyen d’enquêtes ou autrement, dans la mesure strictement nécessaire, et analyse et conserve les informations et renseignements sur les activités dont il existe des motifs raisonnables de soupçonner qu’elles constituent des menaces envers la sécurité du Canada; il en fait rapport au gouvernement du Canada et le conseille à cet égard.

12 (1) The Service shall collect, by investigation or otherwise, to the extent that it is strictly necessary, and analyse and retain information and intelligence respecting activities that may on reasonable grounds be suspected of constituting threats to the security of Canada and, in relation thereto, shall report to and advise the Government of Canada.

(2) Il est entendu que le Service peut exercer les fonctions que le paragraphe (1) lui confère même à l’extérieur du Canada.

(2) For greater certainty, the Service may perform its duties and functions under subsection (1) within or outside Canada.

21 (1) Le directeur ou un employé désigné à cette fin par le ministre peut, après avoir obtenu l’approbation du ministre, demander à un juge de décerner un mandat en conformité avec le présent article s’il a des motifs raisonnables de croire que le mandat est nécessaire pour permettre au Service de faire enquête, au Canada ou à l’extérieur du Canada, sur des menaces envers la sécurité du Canada ou d’exercer les fonctions qui lui sont conférées en vertu de l’article 16.

21 (1) If the Director or any employee designated by the Minister for the purpose believes, on reasonable grounds, that a warrant under this section is required to enable the Service to investigate, within or outside Canada, a threat to the security of Canada or to perform its duties and functions under section 16, the Director or employee may, after having obtained the Minister’s approval, make an application in accordance with subsection (2) to a judge for a warrant under this section.

21 (3.1) Sans égard à toute autre règle de droit, notamment le droit de tout État étranger, le juge peut autoriser l’exercice à l’extérieur du Canada des activités autorisées par le mandat décerné, en vertu du paragraphe (3), pour permettre au Service de faire enquête sur des menaces envers la sécurité du Canada.

21 (3.1) Without regard to any other law, including that of any foreign state, a judge may, in a warrant issued under subsection (3), authorize activities outside Canada to enable the Service to investigate a threat to the security of Canada.

[Non souligné dans l’original.]

[Emphasis added.]

[15] Le Service présente une demande de mandat sans signifier d’avis à aucune autre partie. L’audience – s’il y a lieu – se tient à huis clos, conformément à l’article 27 de la Loi sur le SCRS. En vertu du paragraphe 21(3), le juge choisi par le juge en chef pour l’application de la Loi sur le SCRS peut décerner le mandat s’il est convaincu de l’existence des faits mentionnés aux alinéas 21(2)a) et b) de la Loi sur le SCRS. Le mandat précise les pouvoirs octroyés ainsi que les conditions qui en régissent l’exercice. Partant, des motifs ne font pas nécessairement suite à la délivrance de mandats qui, eux-mêmes, ne sont pas rendus publics, sauf quand ils soulèvent des questions d’une nature exceptionnelle.

[16] En l’espèce, depuis les modifications législatives, il semble qu’aucune décision judiciaire n’ait été rendue au sujet d’une demande de mandats relatifs à l’article 12 de la Loi sur le SCRS autorisant l’exercice de pouvoirs d’enquête intrusifs à l’extérieur du Canada. En outre, considérant que les avocats du procureur général du Canada ont demandé à ce que soit envisagée la publication de motifs concernant la demande en l’espèce, et que le juge en chef a demandé aux juges désignés de procéder d’une manière aussi publique que possible dans les affaires où une loi exige la non-divulgation de certaines informations, la Cour est d’avis que les présents motifs seront utiles aux Canadiens, au Service et au procureur général du Canada pour ce qui est de favoriser le principe de publicité des débats judiciaires, et ce, en vue de préserver la confiance du public envers un processus judiciaire qui, parfois, doit passer outre à ce principe.

[17] Compte tenu, d’une part, de la nature des pouvoirs demandés en l’espèce et du fait qu’il s’agit de la première demande de mandats de portée pleinement extraterritoriale et, d’autre part, de la suggestion formulée par le juge en chef aux juges désignés, c’est-à-dire envisager de nommer un amicus curiae pour aider la Cour lorsqu’une demande de mandats soulève de nouvelles questions, j’ai nommé à ce titre M. Gordon Cameron, l’un des avocats les plus expérimentés au pays en matière de sécurité nationale à détenir la cote de sécurité nécessaire.

[18] La Cour a tenu une audience à huis clos et ex parte qui a duré une journée entière, au cours de laquelle le déposant a répondu aux questions de l’avocat du procureur général, à mes questions à titre de juge saisi du dossier, ainsi qu’aux quelques questions de l’amicus.

[19] Ayant pris connaissance de la preuve factuelle, je suis convaincu de l’existence des faits qui sont mentionnés aux alinéas 21(2)a) et b) de la Loi sur le SCRS.

[20] Je suis également convaincu que, conformément aux paragraphes 12(2) et 21(3) de la Loi sur le SCRS, la Cour a compétence pour décerner des mandats prévoyant des pouvoirs pouvant être exercés à l’extérieur du Canada. En effet, comme je l’ai souligné dans X (Re), 2018 CF 738 (aux paragraphes 60 à 63), le législateur a modifié la Loi sur le SCRS au moyen du projet de loi C-44 pour, notamment, autoriser expressément le Service à mener des activités à l’étranger dans le cadre de l’exercice de son mandat relatif à l’article 12, c’est-à-dire faire enquête sur les menaces envers la sécurité du Canada.

[21] En outre, je sais que le Service peut exercer ces pouvoirs extraterritoriaux avec l’assistance du CST et de services étrangers agissant dans le cadre du droit auquel ils sont assujettis. En effet, les alinéas 17(1)a) et b) de la Loi sur le SCRS prévoient la possibilité d’une telle coopération. En outre, le déposant du Service a expliqué clairement que, dans l’exécution des mandats en l’espèce, le Service ne mènerait aucune activité qui contreviendrait au régime juridique d’un pays étranger. Partant, il n’est aucunement nécessaire pour l’heure de formuler quelque commentaire que ce soit sur l’applicabilité de la disposition du paragraphe 21(3.1) de la Loi sur le SCRS qui permet au Service d’enquêter sur une menace envers le Canada sans égard au droit de tout État étranger. Comme il a été souligné, cette question a été soulevée dans X (Re) CAF (voir les paragraphes 91 à 96 et 103), mais pas tranchée, et demeure donc en suspens, puisque le législateur a, par la suite, donné l’autorisation expresse d’agir sans égard à toute autre règle de droit.

[22] En conclusion, comme il a été énoncé plus haut, compte tenu de la preuve qui m’a été présentée, je conclus que la demande respecte le critère juridique visé à l’article 12, aux paragraphes 12(2) et 21(3) ainsi qu’aux alinéas 21(2)a) et b) de la Loi sur le SCRS, et que les mandats peuvent être décernés avec les modifications demandées par la Cour pour tenir compte de l’état du droit et pour préciser certaines des garanties offertes par le Service.

« Simon Noël »

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 17 février 2021


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

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INTITULÉ :

DANS L’AFFAIRE d’une demande de mandats présentée par |||||||||||||||||||||||||| en vertu des articles 12 et 21 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, LRC (1985), c C-23 et al

ET DANS L’AFFAIRE VISANT |||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 26 novembre 2020

 

MOTIFS publics :

LE JUGE SIMON NOËL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 17 février 2021

 

COMPARUTIONS :

Jessica Winbaum

POUR LE PROCUREUR GĖNÉRAL DU CANADA

 

Gordon Cameron

AMICUS CURIAE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Blake, Cassels and Graydon

Ottawa, Ontario

AMICUS CURIAE

 

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