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Date : 20060614

Dossier : IMM-7772-05

Référence : 2006 CF 754

Toronto (Ontario), le 14 juin 2006

EN PRÉSENCE DE MADAMDE LA JUGE MACTAVISH

 

 

ENTRE :

PUGLIO RODOLFO MARINAS RUEDA

DIONISIA PATRICIA CORNEJO BERRIOS

JOEL ROMARIO MARINAS CORNEJO

RODOLFO MARIO MARINAS CORNEJO

 

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

 ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs sont une famille de citoyens péruviens dont les demandes d’asile ont été rejetées par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui a jugé qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que M. Marinas a été complice de crimes contre l’humanité perpétrés par la Marine péruvienne.

 

[2]               Comme le ministre en a convenu, à juste titre d’ailleurs, la présente demande doit être accueillie en ce qui concerne les membres de la famille de M. Marinas. En effet, la Commission a de toute évidence commis une erreur en appliquant sa conclusion d’exclusion touchant M. Marinas aux autres membres de la famille ainsi qu’en omettant de prendre en considération leurs demandes d’inclusion.    

 

[3]               Pour les motifs qui suivent, je suis également convaincue que la Commission a commis une erreur en analysant la question de l’exclusion et que, par conséquent, la décision concernant M. Marinas lui‑même doit aussi être annulée.

 

I.          Contexte

[4]               M. Marinas a servi dans la Marine péruvienne. En juin 1986, l’aide de la Marine a été demandée pour réprimer une émeute ayant éclaté à la prison d’Isla Fronton. Les prisonniers prenant part à l’émeute étaient principalement des membres du Sentier lumineux.

 

[5]               Il n’est pas contesté que quelque 97 prisonniers ont été tués au cours de l’opération. Il est également admis que des membres des Forces péruviennes ont été impliqués dans l’exécution sommaire de prisonniers et que des efforts ont été déployés pour camoufler les évènements survenus à la prison. Dans ce but, la Marine a fait exploser un bâtiment de la prison et a laissé mourir les prisonniers coincés sous les décombres. 

 

[6]               La Cour interaméricaine des droits de l’homme a par la suite jugé que les actes commis par les Forces péruviennes à la prison d’Isla Fronton constituaient des crimes contre l’humanité et M. Marinas ne conteste pas cette conclusion. La question à trancher dans la présente procédure est celle de savoir si les propres actions de M. Marinas étaient telles qu’elles faisaient de lui un complice de ces crimes.

 

II.         Décision de la Commission

[7]               La Commission a conclu que les Forces armées péruviennes ne constituaient pas une organisation poursuivant des fins limitées et brutales de telle sorte que le simple fait d’y appartenir représenterait un motif suffisant pour conclure à la complicité. 

 

[8]               Néanmoins, la Commission a par la suite jugé que le degré de participation de M. Marinas aux évènements survenus à la prison d’Isla Fronton était suffisamment élevé pour faire de lui un complice de ces évènements horribles. 

 

[9]               Pour en venir à cette conclusion, la Commission a examiné si M. Marinas avait personnellement et consciemment participé à ces évènements et s’il partageait une intention commune avec les autres participants. En concluant qu’il en était ainsi, la Commission a affirmé que M. Marinas avait témoigné avoir « aidé à trouver des prisonniers et à les livrer à l’exécution finale ». La Commission a également conclu que M. Marinas avait collaboré en ramassant les biens des prisonniers morts et en les plaçant près des corps des prisonniers avant que le bâtiment ne soit détruit par explosion, afin de dissimuler ce qui s’était produit. La Commission a aussi souligné que M. Marinas avait reconnu savoir qu’on avait laissé mourir des prisonniers sous les décombres de la prison.  

 

[10]           Bien qu’elle ait pris note que M. Marinas a nié avoir pris part aux terribles évènements survenus la prison d’Isla Fronton, la Commission a fait observer, en citant l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Harb c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2003), 302 N.R. 178, qu’un simple démenti, même crédible :

[…] ne peut suffire à nier la présence d'une intention commune. Les agissements d'un demandeur peuvent être plus révélateurs que son témoignage et les circonstances peuvent être telles qu'on puisse en inférer qu'une personne partage les objectifs de ceux avec qui elle collabore. (Au paragraphe 27.) 

 

 

[11]           La Commission a donc conclu que M. Marinas s’était rendu complice des atrocités qui ont eu lieu à la prison d’Isla Fronton, car il avait probablement contribué, directement et indirectement, de près et de loin, à ces évènements tout en étant au courant des activités de la Marine péruvienne. 

           

III.       Questions

[12]           La question fondamentale dans la présente demande est de savoir si la Commission a commis une erreur en concluant que M. Marinas est exclu de la définition de réfugié en raison de sa complicité à des crimes contre l’humanité conformément à l’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention et à l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

 

[13]           M. Marinas soutient aussi que la Commission ne s’est pas adéquatement acquittée de sa tâche en rendant ce qui semble être l’ébauche des motifs.  

 

IV.       Norme de contrôle

[14]           Parce que rien dans la preuve devant la Commission n’indiquait que M. Marinas avait lui‑même commis un crime contre l’humanité, la Commission devait examiner les faits et circonstances de l’affaire afin de juger si ces faits et circonstances soutenaient une conclusion de complicité. Il s’agit d’une question mixte de fait et de droit qui doit être contrôlée suivant la norme de la décision raisonnable : Harb, au paragraphe 14.

 

V.        Droit relatif à la complicité

[15]           Pour établir si la Commission a commis une erreur en concluant que M. Marinas était exclu de la définition de réfugié en raison de sa complicité à des crimes contre l’humanité, il faut d’abord comprendre le droit relatif à la notion de complicité.

 

[16]           L’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés exclut de l’application de la Convention les « personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser […] [q]u’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes ». 

 

[17]           L’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés incorpore l’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention au droit national canadien.

 

[18]           Il incombe au ministre de prouver qu’un individu a été directement ou indirectement impliqué dans des crimes contre l’humanité : Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.F.), au paragraphe 10.

 

[19]           La norme de preuve va au-delà du simple soupçon sans aller jusqu’à la norme de droit civil de la prépondérance des probabilités : Lai c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, [2005] A.C.F. n584, 2005 CAF 125, au paragraphe 25.

 

[20]           Autrement dit, le ministre n’a qu’à montrer qu’il existe des raisons sérieuses de penser que le demandeur est coupable : Ramirez, au paragraphe 5, Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (C.A.F.), au paragraphe 16.

 

[21]           Juger si une personne s’est rendue complice de crimes contre l’humanité est essentiellement une question de fait qui doit être examinée selon les circonstances propres à chaque cas. Cependant, de nombreux arrêts de la Cour d’appel fédérale établissent certains principes généraux devant être suivis pour tirer une telle conclusion. Cette jurisprudence comprend les arrêts Ramirez, Moreno et Harb, précités, ainsi que Sivakumar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 433, et Bazargan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1996), 205 N.R. 282.

 

[22]           Il ressort clairement de cette jurisprudence qu’une personne n’a pas à être l’auteur des crimes contre l’humanité en cause afin d’être visé par l’exclusion. Dans certaines circonstances, un individu peut être tenu responsable des actes d’autres personnes.

 

[23]           Les principes à dégager de la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale, en ce qui concerne le degré de participation requis pour établir qu’il y a eu complicité, ont été résumés par la juge Layden‑Stevenson dans Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. n1649, 2004 CF 1356, conf. par [2005] A.C.F. n1567, où elle affirme :

 

[27]  Des complices, de même que des auteurs principaux, peuvent être considérés comme ayant commis des crimes internationaux […] La Cour, dans Ramirez, a reconnu le concept de complicité défini comme une participation personnelle et consciente et, dans Sivakumar, le concept de complicité par association par lequel des individus peuvent être tenus responsables d'actes commis par d'autres en raison de leur association étroite avec les auteurs principaux. La complicité dépend de l'existence d'une intention commune et de la connaissance que toutes les parties en cause peuvent en avoir : voir Ramirez et Moreno.

 

 

[28] Mme la juge Reed dans la décision Penate c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 2 C.F. 79 (1re inst.), a résumé comme suit, aux pages 84 et 85, les principes établis dans la trilogie :

 

 

 

Dans les décisions Ramirez, Moreno et Sivakumar, il est question du degré ou du type de participation qui constitue la complicité. Il ressort de ces décisions que la simple adhésion à une organisation qui commet sporadiquement des infractions internationales n'implique pas normalement la complicité. Par contre, lorsque l'organisation vise principalement des fins limitées et brutales, comme celles d'une police secrète, ses membres peuvent être considérés comme y participant personnellement et sciemment. Il découle également de cette jurisprudence que la simple présence d'une personne sur les lieux d'une infraction en tant que spectatrice par exemple, sans lien avec le groupe persécuteur, ne fait pas d'elle une complice. Mais sa présence, alliée à d'autres facteurs, peut impliquer sa participation personnelle et consciente.

 

 

Selon mon interprétation de la jurisprudence, sera considéré comme complice quiconque fait partie du groupe persécuteur, qui a connaissance des actes accomplis par ce groupe, et qui ne prend pas de mesures pour les empêcher (s'il peut le faire) ni ne se dissocie du groupe à la première occasion (compte tenu de sa propre sécurité), mais qui l'appuie activement. On voit là une intention commune. Je fais remarquer que la jurisprudence susmentionnée ne vise pas des infractions internationales isolées, mais la situation où la perpétration de ces infractions fait continûment et régulièrement partie de l'opération.

 

 

[24]           En outre, il est à noter que l’acquiescement passif ne permet pas de justifier l’exclusion. Il faut établir une participation personnelle aux actes de persécution afin de démontrer la complicité : Moreno, au paragraphe 50. La mens rea est un élément essentiel du crime : Moreno, au paragraphe 51.

 

[25]           Le rang qu’occupe l’individu au sein de l’organisation en cause est également pertinent. Comme l’a souligné la Cour d’appel fédérale dans Moreno, plus une personne se rapproche du processus décisionnel et moins elle tente de contrecarrer la perpétration d’actes inhumains, plus il est vraisemblable qu’elle soit criminellement responsable. À l’inverse, plus une personne est éloignée du processus décisionnel, moins il est probable que le degré de complicité requis pour entraîner l’application de la disposition d’exclusion sera atteint : voir le paragraphe 53. Voir aussi Sivakumar, aux paragraphes 9 et 10.

 

[26]           Finalement, un facteur important à prendre en considération est la preuve que l’individu s’est opposé au crime ou a essayé d’en prévenir la perpétration ou de se retirer de l’organisation : Sivakumar, au paragraphe 10. Dans ce contexte, la loi n’exige pas qu’une personne se mette en danger grave afin de se retirer de l’organisation en cause. Cependant, cette personne ne peut non plus agir en « robot amoral » : Ramirez, au paragraphe 22, et Moreno, au paragraphe 47.

 

VI.       Analyse

[27]           Les principes juridiques applicables étant bien établis, je me pencherai maintenant sur les questions soulevées en l’espèce.

 

[28]           M. Marinas soutient que les motifs rendus par la Commission étaient de toute évidence incomplets, ce qui mène inévitablement à la conclusion que, par inadvertance, la Commission a dû rendre une version à l’état d’ébauche de sa décision. 

 

[29]           Je ne suis pas prête à tirer cette conclusion. D’abord, il serait injuste que je le fasse, car cet argument n’a pas été avancé par M. Marinas dans son mémoire des faits et du droit et, par conséquent, le ministre n’a pas eu la possibilité de mener une enquête sur cette allégation.

 

[30]           De plus, même s’il est vrai que la Commission, dans sa décision, n’a pas traité comme elle le devait les demandes de la famille de M. Marinas, il ne s’ensuit pas nécessairement que nous sommes en présence d’une ébauche des motifs. Il arrive que les arbitres commettent des erreurs dans leur analyse. Les motifs paraissent avoir été datés et signés par le commissaire et ils doivent être considérés comme constituant les motifs du commissaire.   

 

[31]           Il reste alors à trancher la question relative à la conclusion de complicité tirée par la Commission. À mon avis, la Commission a commis plusieurs erreurs en concluant que M. Marinas a été complice des terribles évènements survenus à la prison d’Isla Fronton.

 

[32]           La première erreur porte sur la conclusion de la Commission selon laquelle M. Marinas a lui‑même participé directement en ayant « aidé à trouver des prisonniers et à les livrer à l’exécution finale ». Il s’agissait du premier motif avancé par la Commission pour conclure que M. Marinas avait participé volontairement aux évènements survenus à la prison. 

 

[33]           Si c’est vrai, ce degré de participation aurait aussi bien pu fonder une conclusion selon laquelle M. Marinas s’est rendu coupable d’un crime contre l’humanité plutôt que de s’en être  simplement rendu complice. Néanmoins, la Commission a utilisé cette « preuve » comme fondement pour conclure à une participation volontaire. Le problème est que la Commission ne disposait d’aucune preuve que ces actes aient jamais été commis. 

 

[34]           Étant donné le rôle important que joue cette conclusion dans le raisonnement de la Commission, cette seule erreur aurait suffi à justifier l’annulation de la décision rendue par la Commission. Cependant, cette erreur n’a pas été la seule commise par la Commission.

 

[35]           La Commission disposait d’éléments de preuve qui auraient pu l’amener à conclure que M. Marinas ne partageait pas d’intention commune avec les auteurs des atrocités. En effet, M. Marinas, après les faits, a préparé un rapport écrit dans lequel il a exprimé son désaccord avec ce qui s’était produit à la prison. À la suite de ce rapport, de toute évidence, M. Marinas a été sanctionné par ses supérieurs. Cependant, la Commission, dans ses motifs, n’a donné aucune attention à la valeur, s’il y a lieu, qui devait être attribuée à ce fait.

  

[36]           De même, la Commission ne s’est pas penchée dans ses motifs sur l’importance qu’il convenait d’accorder à la tentative par M. Marinas de se dissocier, après l’émeute à la prison, des actes commis par ses collègues en se faisant transférer dans une unité différente de la Marine péruvienne.  

                                                                    

[37]           La Commission disposait d’éléments de preuve concernant la participation de M. Marinas aux évènements survenus à la prison qui devront être soigneusement examinés afin de juger s’ils soutiennent de façon satisfaisante une conclusion de complicité. Cependant, l’effet conjugué des différentes erreurs commises par la Commission dans son analyse ne permet pas de confirmer sans conteste la décision de la Commission. En conséquence, la décision sera annulée, tant en ce qui concerne M. Marinas que sa famille.

           

VII.      Conclusion

[38]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. 

 

VIII.     Certification

[39]           Ni l’une ni l’autre des parties n’ont proposé de question à certifier et aucune n’est soulevée en l’espèce.

 

JUGEMENT

 

            LA COUR ORDONNE :

 

            1.         La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour être jugée de nouveau.

 

            2.         Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross


                                                             COUR FÉDÉRALE

 

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                IMM-7772-05

 

INTITULÉ :                                                               PUGLIO RODOLFO MARINAS RUEDA ET AL.

                                                                                    c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                                         TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                                       LE 13 JUIN 2006 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                      LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :                                              LE 14 JUIN 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jack Davis                                                                    POUR LES DEMANDEURS

 

Bridget A. O’Leary                                                      POUR LE DÉFENDEUR

                                                                                                                                                           

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Davis & Grice                                                              POUR LES DEMANDEURS

Avocats

Toronto (Ontario)                                                        

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada                              

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