Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20040521

Dossier : IMM-7666-03

Référence : 2004 CF 745

ENTRE :

                                                   JEEGY GEORGE ATHANSIUS et

                                                 SORNAWATHY HARIKRISHNAN

                                                                                                                                          demandeurs

                                                                             et

                         LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                             défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LA JUGE LAYDEN-STEVENSON


[1]                Les demandeurs sont mari et femme et ils sont citoyens de Singapour. Ils ont demandé le statut de réfugié au sens de la Convention au Canada en raison des opinions politiques du demandeur. L'ancienne Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (SSR) a rejeté la demande. Une demande d'autorisation de contrôle judiciaire de la décision de la SSR a été rejetée. Environ un an après la décision de la SSR, les demandeurs ont demandé un examen des risques avant renvoi (ERAR). L'agent d'ERAR a décidé que les demandeurs ne seraient pas exposés à un risque de persécution, au danger de torture, à un risque pour leur vie ou à un risque de traitements ou peines cruels ou inusités si on les renvoyait à Singapour. Les demandeurs demandent que la décision défavorable rendue relativement à l'ERAR soit annulée et renvoyée à un agent différent afin qu'il statue à nouveau sur l'affaire.

[2]                Le demandeur a allégué qu'il avait écrit des articles antigouvernementaux diffusés sur des groupes de discussion Internet. Il a affirmé qu'en mars 1999, il a commencé à afficher des articles anonymes sur le site Internet « soc.culture.singapore » dans lesquels il exprimait son opposition au People's Action Party (PAP) au pouvoir à Singapour. En mai 1999, des messages affichés par les groupes de nouvelles ont fait des mises en garde contre une surveillance du réseau Internet opérée par le service de sécurité interne du ministère de l'intérieur et contre les mesures prises par le PAP pour réprimer les opposants politiques qui expriment leurs opinions. En septembre 1999, M. Athansius a prétendument appris que son téléphone avait été mis sur écoute. Il a prétendu que le 31 mars 2000, son ordinateur, ses dossiers d'affaires et d'autres articles ont fait l'objet d'une saisie lorsque la police a fait une descente à sa résidence. Il dit qu'il a été interrogé, menacé, battu et torturé, mais relâché après avoir été forcé de signer certains documents. Craignant d'être arrêté et torturé à nouveau, lui et son épouse ont décidé de fuir Singapour et de venir au Canada.


[3]                La SSR a établi que les demandeurs n'étaient pas des réfugiés au sens de la Convention faute de preuve documentaire corroborante concernant la crainte objective et faute de preuve à l'appui; en effet, la SSR a estimé que l'on aurait pu raisonnablement s'attendre à ce que les demandeurs produisent une telle preuve - en particulier les articles prétendument écrits par M. Athansius. Qui plus est, la SSR n'a pas cru que le demandeur avait écrit les articles allégués.

[4]                Après leur arrivée au Canada, les demandeurs ont appris qu'un ami de la famille avait trouvé la mort après une chute le 3 octobre 2001 alors qu'il séjournait dans leur appartement. Les demandeurs ont prétendu qu'il avait été assassiné par des agents du PAP qui ont pris la victime pour M. Athansius. Un enquêteur privé des [traduction] « Service de sécurité Sigma » (Sigma) a mené une enquête et délivré un rapport qui dit ceci : [traduction] « en me fondant sur les faits relevés jusqu'ici et aussi sur mes conclusions, c'est mon opinion professionnelle, en tant qu'enquêteur qualifié que si M. Jeegy George Athansius et Mme Sornawathy revenaient à Singapour, ils seraient torturés et tués et, à l'heure actuelle, aucune protection n'est disponible pour eux à Singapour » .


[5]                L'agent d'ERAR a constaté que les demandeurs avaient répété les mêmes allégations de risque qu'ils avaient avancés dans leur demande de statut de réfugiés - ils craignaient d'être persécutés en raison de la publication par le demandeur d'articles anonymes sur l'Internet. Après avoir examiné la preuve documentaire fournie par les demandeurs, y compris la lettre de Sigma, l'agent a conclu qu'il n'y avait pas suffisamment d'éléments de preuve crédibles et dignes de foi justifiant un nouvel examen de la décision de la SSR et une nouvelle décision sur l'affaire. L'agent a examiné les éléments de preuve - y compris le nouvel élément de preuve fourni par les demandeurs - conformément aux articles 96 à 98 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). Il a conclu que la preuve présentait un portrait ambivalent de Singapour : c'est une démocratie parlementaire munie d'un système judiciaire indépendant, mais le PAP, qui détient le pouvoir, ne tolère pas la dissension. L'agent d'ERAR a décidé que les rapports compris dans la preuve documentaire et qui relataient les mauvais traitements infligés aux journalistes qui s'opposent au gouvernement n'étaient pas compatibles avec les prétentions des demandeurs selon lesquelles l'État cherchait à infliger la torture ou donner la mort aux demandeurs parce que M. Athansius aurait écrit quatorze articles anonymes en 1999. Il a conclu qu'il n'y avait pas suffisamment d'éléments de preuve crédibles et dignes de foi pour établir que les demandeurs étaient susceptibles d'intéresser la police ou toute autre autorité gouvernementale à Singapour.

[6]                En ce qui concerne la lettre de Sigma, l'agent d'ERAR a dit qu'aucun élément de preuve n'indiquait qu'elles étaient les conclusions de faits tirées par l'enquêteur et que rien n'expliquait pourquoi ou face à qui les demandeurs s'exposaient à un risque. L'agent a ensuite émis l'hypothèse que, à titre d'ancien homme d'affaires, le demandeur s'exposait peut-être à un risque en raison de dettes impayées, mais qu'un tel risque ne suffisait pas à répondre aux exigences de l'article 96 ou de l'alinéa 97(1)a) de la LIPR. Pour ce qui est de l'alinéa 97(1)b), l'agent a conclu, en se fondant sur la lettre de Sigma, que même si les demandeurs s'exposaient à un risque s'ils étaient renvoyés à Singapour, ils n'avaient pas réfuté la présomption de protection de l'État.

[7]                Les demandeurs plaident que l'agent d'ERAR a commis une erreur. Même si les observations écrites font état d'un manquement au devoir d'équité de la part de l'agent parce qu'il a omis de donner aux demandeurs la possibilité de dissiper ses doutes concernant les agents de persécution, cet argument n'a pas été avancé lors de l'audience.


[8]                L'argument principal est que l'agent a mal interprété la preuve lorsqu'il a conclu que les demandeurs pouvaient obtenir la protection de l'État. Les demandeurs renvoient à la conclusion de l'agent selon laquelle ils s'exposeraient à un risque au sens de l'alinéa 97(1)b), mais qu'ils n'avaient pas réussi à réfuter la présomption de protection de l'État. Ils avancent qu'ils ont clairement indiqué que l'agent de persécution était le gouvernement singapourien. La lettre de Sigma a été présentée comme preuve corroborante et concluait fermement que les demandeurs seraient torturés et tués s'ils étaient renvoyés à Singapour. De plus, les demandeurs prétendent que l'agent s'est adonné à de pures conjectures lorsqu'il a conclu, en se fondant sur les conclusions de fait de la SSR et sur ses propres observations, que les demandeurs s'exposeraient peut-être à un risque face à des personnes lésées à la suite de mauvaises transactions ou face à des membres du crime organisé qui chercheraient à recouvrer des dettes. Les demandeurs disent qu'aucun élément de preuve, que ce soit parmi les documents fournis ou dans la décision de la SSR, ne montre qu'ils craignent des groupes criminels organisés et que, par conséquent, les conclusions concernant la source du risque et la disponibilité de la protection de l'État ne peuvent être maintenues. Qui plus est, les demandeurs prétendent que la conclusion relativement au risque est incompatible avec une conclusion à l'existence de la protection de l'État. Les deux conclusions ne peuvent coexister et, sur cette seule base, la décision doit être annulée.

[9]                Je suis d'accord avec les demandeurs qu'à cet égard, l'analyse de l'agent d'ERAR est viciée. Plus précisément, l'agent aurait dû tenir compte des différents facteurs relatifs à une analyse selon l'article 97, y compris la disponibilité de la protection de l'État, avant de tirer une conclusion sur la question de savoir si les demandeurs s'exposaient à un risque. Si la protection de l'État existe, une personne ne peut avoir une crainte objective fondée de persécution : Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689; Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Villafranca (1992), 150 N.R. 232 (C.A.F.). À mon avis, le même raisonnement s'applique à une appréciation du risque. Donc, l'agent a commis une erreur en tirant la conclusion que les demandeurs s'exposeraient à un risque, mais que la protection de l'État existe. Ceci étant dit, l'erreur a-t-elle pour effet de vicier la décision? Pour les motifs suivants, je crois que non.


[10]            La demande des demandeurs était fondée sur la crainte d'être persécutés par des agents de l'État en raison des opinions politiques du demandeur. Par conséquent, les demandeurs doivent démontrer le bien-fondé de leur crainte concernant l'article 96. Dans Brovina c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 635, j'ai analysé la jurisprudence concernant les analyses faites en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR. J'ai renvoyé de façon précise à la décision Kulendrarajah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 79, dans laquelle le juge Gibson a établi que dans les circonstances où il n'existe pas de demande en vertu de l'article 96 et où on n'a avancé aucun motif autre qu'un motif au sens de la Convention pour étayer le besoin de protection, le demandeur n'est pas une personne à protéger.

[11]            Ici, les demandeurs n'ont pas prétendu craindre la persécution ou craindre de s'exposer à un risque pour un motif non relié à la Convention ou de la part de persécuteurs non reliés à l'État. Même si les demandeurs maintiennent que l'agent d'ERAR a commis une erreur dans son analyse relative à l'article 96, lorsqu'il a conclu à tort qu'il n'y avait pas de nouveaux éléments de preuve quant à savoir s'ils étaient susceptibles d'intéresser les autorités gouvernementales ou la police, je ne suis pas d'accord. Les motifs de l'agent montrent qu'il a soigneusement étudié tous les nouveaux éléments de preuve y compris la preuve documentaire objective relative à la situation à Singapour ainsi que la lettre de Sigma. Les demandeurs n'ont relevé aucun élément de preuve que l'agent aurait ignoré ou qui l'aurait amené à rendre une décision différente de celle de la SSR. En effet, l'agent a mentionné que la documentation qui portait une date postérieure à celle de l'audience devant la SSR ne [traduction] « présentait pas un portrait très différent de celui qui avait été présenté à la SSR » et il a conclu qu'il n'y avait pas suffisamment d'éléments de preuve crédibles et dignes de foi pour lui permettre de réexaminer la décision de la SSR et de statuer à nouveau sur cette décision relativement aux demandes de réfugiés des demandeurs.


[12]            Il n'était pas déraisonnable que l'agent d'ERAR conclue que l'exposé des faits des demandeurs n'était pas compatible avec la preuve documentaire et qu'on ne lui avait pas présenté suffisamment d'éléments de preuve crédibles et dignes de foi pour conclure que les demandeurs étaient susceptibles d'intéresser la police ou toute autre autorité gouvernementale à Singapour. La lettre de Sigma ne confirme pas la crainte de persécution des demandeurs aux mains des autorités gouvernementales. Elle ne donne le fondement d'aucune des conclusions, elle ne précise aucune cause du décès de la victime ni l'identité des auteurs du crime. Elle ne fournit aucun indice sur la question de savoir qui ciblait ou pourrait cibler les demandeurs. Vu la conclusion générale défavorable de la SSR sur la crédibilité concernant les prétentions des demandeurs et l'absence de nouveaux éléments de preuves dignes de foi ou crédibles pour répondre aux doutes de la SSR, il n'était pas déraisonnable que l'agent d'ERAR rejette la demande d'ERAR en se fondant sur l'article 96 de la LIPR. Les demandeurs n'ont simplement pas réussi à établir qu'ils étaient exposés à un risque de persécution aux mains des autorités gouvernementales en raison des opinions politiques du demandeur et, de la même façon, ils n'ont pas réussi à démontrer que l'agent d'ERAR a commis une erreur lorsqu'il a tiré la conclusion qu'ils ne s'exposaient pas à un risque au sens de l'article 96.


[13]            Dans les circonstances, l'erreur de l'agent d'ERAR concernant l'analyse faite en vertu de l'article 97 n'a pas d'importance sur l'issue de l'affaire. Dans Nyathi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1119, monsieur le juge Blanchard a établi que même s'il y a une erreur relativement à l'article 97, la preuve « ne permettrait pas de conclure que la demanderesse était une personne à protéger » . Le juge Blanchard a conclu qu' « [i]l ne servirait à rien de renvoyer l'affaire pour qu'elle soit réexaminée sur cette base » . C'est précisément la même situation ici. Vu les conclusions de l'agent d'ERAR concernant la demande en vertu de l'article 96 et ma décision que ces conclusions ne sont pas déraisonnables, l'erreur de l'agent concernant l'analyse faite en vertu de l'article 97 n'a pas d'importance sur l'issue de l'affaire et n'a pas pour effet de vicier sa décision de rejeter la demande d'ERAR des demandeurs parce que les demandeurs ont avancé seulement un moyen fondé sur la Convention.

[14]            Les avocats n'ont pas soulevé de question pour certification et aucune question ne s'y prête.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question ne sera certifiée.

                                                                                                         « Carolyn A. Layden-Stevenson »          

                                                                                                                                                     Juge                                 

Ottawa (Ontario)

Le 21 mai 2004

Traduction certifiée conforme

Caroline Raymond, LL.L.


                                                COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                             AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-7666-03

INTITULÉ :                                                    JEEGY GEORGE ATHANSIUS et

SORNAWATHY KARIKRISHNAN

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 12 MAI 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :               LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

DATE DES MOTIFS :                                   LE 21 MAI 2004

COMPARUTIONS:                        

Lorne Waldman                                                 POUR LES DEMANDEURS

Amina Riaz                                                        POUR LE DÉFENDEUR

                                                                                                                                                           

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:      

Lorne Waldman                                                 POUR LES DEMANDEURS

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

Morris Rosenberg                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada



 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.