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Date : 20210721


Dossier : IMM-6885-19

Référence : 2021 CF 774

Ottawa (Ontario), le 21 juillet 2021

En présence de l’honorable madame la juge Roussel

ENTRE :

CARLES PUIGDEMONT CASAMAJO

partie demanderesse

et

LE MINISTRE D’IMMIGRATION, RÉFUGIÉS ET CITOYENNETÉ CANADA

partie défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Par voie de requête présentée en vertu de l’article 109 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [Règles], l’Institut de recherche sur l’autodétermination des peuples et les indépendances nationales [IRAI] cherche à intervenir dans la présente demande de contrôle judiciaire. Le demandeur en l’instance demande l’annulation d’une décision rendue le 29 octobre 2019, par un agent de migration [agent] en poste à l’Ambassade du Canada en France lui refusant sa demande d’autorisation de voyage électronique [AVE]. L’agent conclut qu’il n’est pas satisfait que le demandeur n’est pas interdit de territoire au sens du paragraphe 11(1.01) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[2] Seul le défendeur s’oppose à la requête en intervention. Le demandeur n’a pas présenté d’observations écrites et n’a pas participé à l’audience de la requête.

[3] Selon l’article 109 des Règles, la personne qui veut intervenir dans une instance doit expliquer de quelle manière elle entend participer à l’instance et en quoi sa participation aidera à la prise de décision sur une question de fait ou de droit. Les critères à considérer dans le cadre d’une requête en intervention pour déterminer si les observations du requérant aideront la prise de décision ont été énoncés dans la décision Rothmans, Benson & Hedges Inc c Canada (Procureur général), [1989] ACF No 446 au paragraphe 12 [Rothmans], confirmée par la Cour d’appel dans [1989] ACF No 707, et repris par la suite dans les affaires Canada (Procureur Général) c Première Nation Pictou Landing, 2014 CAF 21, Sport Maska Inc c Bauer Hockey Corp, 2016 CAF 44, Canada (Procureur général) c Kattenburg, 2020 CAF 164 [Kattenburg] et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Conseil canadien pour les réfugiés, 2021 CAF 13 [Conseil canadien pour les réfugiés]. L’honorable juge David Stratas de la Cour d’appel fédérale les résume ainsi dans l’affaire Conseil canadien pour les réfugiés :

I. La personne qui se propose d’intervenir fournira d’autres observations, précisions et perspectives utiles qui aideront la Cour à se prononcer sur les questions juridiques soulevées par les parties à l’instance, et non sur de nouvelles questions. Pour déterminer l’utilité, il faut poser quatre questions :

a) Quelles sont les questions que les parties ont soulevées?

b) Quelles observations l’intervenant éventuel a-t-il l’intention de présenter concernant ces questions?

c) Les observations de l’intervenant éventuel sont-elles vouées à l’échec?

d) Les observations défendables de l’intervenant éventuel aideront-elles la Cour à trancher les véritables questions en jeu dans l’instance?

II. La personne qui se propose d’intervenir doit avoir un véritable intérêt dans l’affaire dont la Cour est saisie de façon à ce que la Cour puisse être certaine que la personne qui se propose d’intervenir a les connaissances, les compétences et les ressources nécessaires et qu’elle les appliquera à la question devant la Cour.

III. Il est dans l’intérêt de la justice que l’intervention soit autorisée.

(Conseil canadien des réfugiés au para 6).

[4] Ces critères sont souples et non exhaustifs, et la Cour dispose du pouvoir discrétionnaire d’accorder le poids qu’elle juge adéquat à chaque facteur, compte tenu des faits, des questions de droit et du contexte de chaque affaire (Conseil canadien des réfugiés au para 7). Quant au critère de l’intérêt de la justice, le juge Stratas précise qu’un ensemble de considérations éclairent le sens de cette expression :

· L’intervention est-elle compatible avec les impératifs de l’article 3 des Règles? Par exemple, le cours ordonné ou le calendrier de l’instance seront-ils indûment perturbés?

· L’affaire a-t-elle pris une dimension tellement publique, importante et complexe que la Cour doit être exposée à des perspectives autres que celles offertes par les parties qui comparaissent devant elle?

· L’intervenant éventuel a-t-il participé à des étapes antérieures de l’affaire? Par exemple, si la Cour fédérale décide à juste titre qu’une partie est autorisée à intervenir, cette décision sera convaincante devant notre Cour.

· L’autorisation de multiples intervenants va-t-elle emporter une « inégalité des moyens » ou un déséquilibre en faveur d’un camp ou une telle apparence?

(Conseil canadien des réfugiés au para 9).

[5] Sur la question de l’utilité de l’intervention, l’IRAI demande l’autorisation d’intervenir afin de plaider que les faits reprochés au demandeur par l’État espagnol, à savoir l’organisation d’un « référendum indépendantiste », ne constituent pas, en droit canadien, des infractions de criminalité ou de grande criminalité. L’IRAI soutient que l’agent a donc commis une erreur déraisonnable en concluant à priori, sur la base de la prépondérance des probabilités, que le demandeur pourrait être interdit de territoire au Canada. L’IRAI entend démontrer qu’au Canada, la non-criminalisation de l’exercice licite du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est garanti par la Constitution et se présume au regard des engagements internationaux du Canada en matière de droits civils et politiques.

[6] Le défendeur soutient que la requête doit être rejetée puisque l’IRAI cherche à élargir le débat à des questions politiques et à la légalité des gestes du demandeur, des questions qui n’ont pas été adressées par l’agent. L’agent conclut plutôt qu’il n’est pas satisfait que le demandeur n’est pas interdit de territoire puisqu’il fait face à des accusations criminelles en Espagne pour lesquelles des procédures pénales sont toujours en cours. N’ayant jamais reçu la documentation demandée du demandeur, l’agent n’a jamais entamé ou complété l’analyse des équivalences au Canada des crimes reprochés au demandeur en Espagne, soit la rébellion, la sédition, le détournement de fonds publics et la désobéissance. Le défendeur soutient que la décision de l’agent est fondée sur le défaut du demandeur de fournir la documentation demandée qui aurait pu permettre à l’agent de conclure que le demandeur n’est pas interdit de territoire et d’émettre une AVE. Faute d’une décision sur l’équivalence des dispositions, l’argument de l’IRAI est prématuré et il ne revient pas à cette Cour de rendre un jugement quant aux conséquences des accusations portées contre le demandeur. Le défendeur prétend qu’il appartiendra à un agent de faire cette analyse.

[7] La décision de l’agent semble en effet être basée sur le défaut du demandeur de fournir la documentation qui aurait pu lui permettre de procéder à un exercice d’équivalence et de déterminer si le demandeur est bel et bien interdit de territoire. À cet égard, la Cour note que l’agent énumère dans sa décision les diverses demandes de documents faites au demandeur ainsi que les réponses reçues. L’agent prend soin également de souligner les termes « documents requis » lorsqu’il se réfère aux obligations d’un demandeur en vertu du paragraphe 16(1) de la LIPR de fournir les visas et documents requis. D’ailleurs, le demandeur plaide lui-même dans son mémoire sur la demande de contrôle judiciaire qu’il était déraisonnable pour l’agent d’exiger un document unique alors que les informations sollicitées et recherchées par ce dernier se trouvaient déjà dans la preuve documentaire soumise. Le demandeur soutient que plusieurs documents faisaient état des accusations portées contre lui en Espagne, des articles de lois espagnoles pertinents et des peines possibles et que l’agent avait en main toute l’information pertinente pour effectuer une analyse d’équivalence adéquate.

[8] Bien que cet argument suggère que le demandeur soit d’accord avec le défendeur que l’agent n’a pas effectué une quelconque équivalence entre les crimes reprochés en Espagne et le droit pénal canadien, le demandeur soulève également dans son mémoire sur la demande de contrôle judiciaire l’argument selon lequel l’agent n’avait pas de motifs raisonnables de croire qu’il avait commis, à l’extérieur du Canada, une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou punissable au Canada d’un emprisonnement maximal d’au moins dix (10) ans. Le demandeur allègue que la preuve devant l’agent démontrait que les infractions de rébellion et de détournement de fonds ne pouvaient être retenues contre lui et que le seul reproche qu’on pouvait lui faire était d’avoir participé, en tant que Président de la Catalogne, à l’organisation du référendum de 2017 sur l’indépendance du peuple catalan. Il soutient que les accusations portées par l’Espagne à son endroit sont purement politiques et qu’elles constituent une atteinte à ses droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique. De plus, il fait valoir que la participation et l’organisation d’un référendum sur l’indépendance d’un peuple ne constituent pas une infraction à une loi fédérale en droit canadien et qu’il n’y a pas de concordance en droit canadien avec les accusations en Espagne.

[9] Considérant que le demandeur soulève l’argument que l’agent n’avait pas de motifs raisonnables de croire qu’il pourrait être interdit de territoire, la Cour ne peut conclure que les questions juridiques sur lesquelles l’IRAI souhaite intervenir sont entièrement de nouvelles questions. Cependant, la Cour n’est pas convaincue à la lumière du dossier et de la décision de l’agent que l’expertise juridique qu’apporterait l’IRAI est nécessaire pour les fins de décider si la décision est déraisonnable.

[10] Dans Kattenburg, le juge Stratas explique que pour déterminer l’utilité de l’intervention proposée, la Cour doit bien comprendre son rôle dans l’instance. En effet, « dans les contrôles judiciaires, le rôle de la Cour se limite souvent à faire le contrôle de la décision au fond rendue par le décideur administratif, lequel est le seul à pouvoir se prononcer sur le fond » (Kattenburg au para 9). Advenant que le juge soit d’avis que l’agent avait suffisamment d’informations pour faire l’analyse des équivalences, le dossier serait retourné à un autre agent pour détermination. Il est improbable que le juge entame cette analyse sans l’éclairage antérieur de l’agent. Par ailleurs, le cas échéant, il est bien possible que le dossier revienne devant la Cour une fois l’analyse des équivalences complétée par un autre agent. Il sera loisible à l’IRAI de présenter sa demande d’intervention à ce moment.

[11] Quant à l’intérêt de l’IRAI dans le présent dossier, l’IRAI évoque que ce dossier a comme trame de fond la question du respect par le Canada de ses obligations juridiques en droit interne et de ses engagements internationaux en matière de droits civils et politiques, et notamment du droit universel des peuples à disposer d’eux-mêmes. L’IRAI soutient qu’à la lumière de sa mission et de ses réalisations, il possède un intérêt personnel véritable eu égard à l’interprétation et à l’avancement des règles de droit en la matière. Il allègue avoir mené des missions d’observation juridique et scientifique du conflit politique hispano-catalan et être le seul organisme canadien à avoir réalisé une couverture scientifique détaillée du procès des principaux dirigeants indépendantistes catalans, tenu en 2019 devant le Tribunal suprême espagnol à Madrid. L’IRAI soutient que la présente affaire pourrait avoir une portée significative quant à la manière dont seront traitées à l’avenir des situations analogues à celle du demandeur. Il allègue de plus avoir été autorisé à agir en tant qu’intervenant dans l’affaire Dostie et al c Procureur général du Canada, 2021 QCCS 372 [Dostie]. L’IRAI soutient que sa perspective juridique est distincte, mais complémentaire aux représentations des parties.

[12] L’IRAI allègue également que son président a eu la chance par le passé de rencontrer personnellement le demandeur et éprouve à son égard un véritable sentiment de solidarité humaine. Des activités avaient d’ailleurs été prévues avec le demandeur dans le cadre de sa visite au Canada pour laquelle il a sollicité une AVE.

[13] Le défendeur ne nie pas que l’IRAI possède les connaissances, les compétences et les ressources nécessaires pour mener à bien une intervention. Toutefois, le défendeur estime que l’IRAI n’a pas l’intérêt requis pour intervenir. Il prétend que l’expertise de l’IRAI quant au droit des peuples de disposer d’eux-mêmes et au conflit hispano-catalan n’est pas de nature à éclairer le débat quant à la suffisance de la documentation devant l’agent. Quant à l’intervention de l’IRAI dans l’affaire Dostie, le défendeur souligne que la demande d’intervention volontaire à titre conservatoire a été rejetée, car le litige ne touchait pas les droits propres de l’IRAI et que la demande a été accordée à titre amical seulement.

[14] Le critère du véritable intérêt de l’intervenant proposé n’est pas davantage défini dans Conseil canadien pour les réfugiés. Dans Rothmans, le critère est formulé comme suit : « La personne qui se propose d’intervenir est-elle directement touchée par l’issue du litige? » (Rothmans au para 12). Il n’est pas contesté que l’IRAI a les connaissances et les compétences relatives au droit universel des peuples à disposer d’eux-mêmes et au conflit hispano-catalan. Une conclusion concernant l’équivalence en droit canadien des crimes auxquels fait face le demandeur en Espagne pourrait affecter les recherches futures effectuées par l’IRAI. Cependant, compte tenu de la conclusion de la Cour qu’il est improbable que le juge du fond entame une analyse des équivalences sans d’abord renvoyer l’affaire à un autre agent, la Cour n’est pas convaincue que l’IRAI a l’intérêt suffisant pour justifier son intervention dans le litige devant la Cour. Par ailleurs, le fait que le président de l’IRAI connait personnellement le demandeur n’est pas suffisant pour conclure que l’IRAI a un véritable intérêt dans l’issue de l’affaire.

[15] Sur le dernier critère à considérer, soit s’il est dans l’intérêt de la justice que l’intervention soit accordée, la Cour reconnait que le dossier a une dimension publique en raison du fait que le demandeur est une personne connue. Elle reconnait également que l’intervention de l’IRAI ne devrait pas retarder indûment le déroulement de l’instance. Ceci ne justifie pas toutefois l’intervention. Les questions soulevées par la demande de contrôle judiciaire ne sont pas tellement complexes qu’il soit nécessaire pour la Cour d’être exposée à des perspectives autres que celles des parties en l’instance. Avant tout, la Cour sera appelée à décider si la décision de l’agent est déraisonnable.

[16] De plus, la Cour n’est pas convaincue que les observations proposées par l’IRAI sont à ce point distinctes que le demandeur n’est pas en mesure de faire valoir l’argumentation pertinente dans le cadre du contrôle judiciaire. En effet, le demandeur élabore dans son mémoire sur la demande de contrôle judiciaire des arguments similaires à ceux proposés par l’IRAI en l’espèce.

[17] Ainsi, la Cour est d’avis que l’IRAI n’a pas démontré en quoi sa participation aidera à la prise de décision. La requête en intervention est donc rejetée.


ORDONNANCE au dossier IMM-6885-19

LA COUR ORDONNE que :

  1. La requête en intervention de l’Institut de recherche sur l’autodétermination des peuples et les indépendances nationales (IRAI) est rejetée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6885-19

INTITULÉ :

CARLES PUIGDEMONT CASAMAJO c LE MINISTRE D’IMMIGRATION, RÉFUGIÉS ET CITOYENNETÉ CANADA ET INSTITUT DE RECHERCHE SUR L’AUTODÉTERMINATION DES PEUPLES ET LES INDÉPENDANCES NATIONALES (IRAI)

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 JUILLET 2021

ORDONNANCE ET motifs :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 21 JUILLET 2021

COMPARUTIONS :

Daniel Latulippe

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

Maxime St-Laurent Laporte

Pour LA PARTIE INTERVENANTE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Handfield & Associés, Avocats

Montréal (Québec)

Pour LA PARTIE DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE

Michaud Santoriello Avocats

Montréal (Québec)

POUR LA PARTIE INTERVENANTE

 

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