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Date : 20210804


Dossier : IMM‑4294‑20

Référence : 2021 CF 817

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 août 2021

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

LEONAT PRETASHI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, Leonat Pretashi, [M. Pretashi] sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 22 mai 2020 par laquelle un agent d’immigration [l’agent] a refusé la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire qu’il avait présentée au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi).

[2] M. Pretashi soutient que la décision est déraisonnable, parce que l’agent aurait commis une erreur en évaluant son degré d’établissement et les difficultés qu’il est susceptible de subir à son retour en Albanie et qu’il aurait confondu ces deux facteurs. Il fait également valoir que l’agent a commis une entorse à l’équité procédurale en s’appuyant sur une preuve extrinsèque et en tirant des conclusions déguisées sur sa crédibilité sans lui donner l’occasion de répondre, notamment en ne convoquant pas une audience.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée. Aucune erreur ne peut être relevée dans la décision de l’agent selon laquelle les considérations d’ordre humanitaire ne justifiaient pas une dispense des exigences prévues par la Loi. L’agent a soupesé la preuve relative au degré d’établissement et la preuve relative au degré de difficulté, puis a raisonnablement accordé peu de poids à chacun de ces facteurs. L’agent ne s’est pas appuyé sur une preuve extrinsèque et n’a pas tiré de conclusions sur la crédibilité du demandeur. Plutôt, l’agent est parvenu à la conclusion raisonnable que la preuve concernant le degré de difficulté que subirait le demandeur une fois retourné en Albanie, laquelle preuve était axée sur des menaces qu’aurait proférées la famille de l’épouse de M. Pretashi, manque de valeur probante.

I. Contexte

[4] M. Pretashi est un citoyen de l’Albanie. Il a obtenu la résidence permanente au Canada en décembre 2005 après avoir été parrainé par son épouse. Peu après son arrivée au Canada, lui et son épouse se sont séparés et ils ont divorcé en 2009.

[5] En 2011, M. Pretashi a épousé sa petite amie albanaise. En 2012, il a présenté une demande en vue de la parrainer au Canada. Au cours du processus de demande de parrainage, l’agent des visas a constaté que M. Pretashi avait omis d’indiquer dans sa demande de résidence permanente l’existence de son enfant, né en Albanie en septembre 2005, et le fait qu’il s’était marié avec sa première épouse dans le but d’obtenir le statut de résident permanent au Canada.

[6] Compte tenu de sa présentation erronée, M. Pretashi a été déclaré interdit de territoire au Canada pour fausses déclarations aux termes de l’alinéa 40(1)a) de la Loi. En 2017, une mesure d’exclusion a été prise contre lui. M. Pretashi a admis avoir fait une présentation erronée en omettant de divulguer l’existence de son fils, mais il a interjeté appel à la Section d’appel de l’immigration (la SAI), afin de faire valoir que la mesure d’exclusion n’était pas valide et de demander la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire. Le 16 janvier 2019, la SAI a rejeté l’appel.

[7] La juge McVeigh a rejeté la demande de contrôle judiciaire à l’égard de la décision de la SAI présentée par M. Pretashi dans la décision Pretashi c Canada (Sécurité publique et Protection civile) 2019 CF 1105 [Pretashi no 1]. La décision rendue par la juge McVeigh contient de plus amples renseignements sur les antécédents de M. Pretashi en matière d’immigration qui ont donné lieu à la conclusion de la SAI.

[8] Le 7 octobre 2019, M. Pretashi a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR]. Cette demande a été refusée, et la Cour a rejeté la demande d’autorisation de contrôle judiciaire.

[9] Le 11 décembre 2019, M. Pretashi a présenté une demande de résidence permanente depuis le Canada pour des motifs d’ordre humanitaire, invoquant son degré d’établissement au Canada, l’intérêt supérieur de son fils et les difficultés qu’il subirait à son retour en Albanie en raison du risque posé par les cousins de son épouse, lesquels auraient menacé de le tuer au motif qu’il avait déshonoré son épouse en ne la parrainant pas au Canada.

II. La décision faisant l’objet du contrôle

[10] Dans sa décision, l’agent a examiné les observations de M. Pretashi, la preuve documentaire ainsi que les principes pertinents issus de la jurisprudence.

[11] L’agent a accordé un poids moyen à l’interdiction de territoire au Canada de M. Pretashi qui découle de la présentation erronée de ce dernier. Il a accordé peu de poids au degré d’établissement de M. Pretashi au Canada ainsi qu’au risque allégué et aux conditions défavorables en Albanie. Il a conclu que le renvoi de M. Pretashi ne compromettrait pas l’intérêt supérieur de son fils. Il a également conclu que l’octroi d’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire n’était pas justifié.

[12] Concernant le degré d’établissement, l’agent a tenu compte des dossiers financiers et fiscaux de M. Pretashi, ainsi que des lettres de son employeur et de sa famille, soulignant que M. Pretashi a été employé à temps plein pendant au moins 11 de ses 14 années de résidence au Canada et qu’il a transféré des fonds à son épouse et à son fils entre 2016 et 2018 et, occasionnellement, à sa mère et à son frère. L’agent a également souligné que M. Pretashi pourrait utiliser son expérience et ses compétences professionnelles en Albanie et que celui‑ci n’a pas démontré qu’il serait incapable trouver un emploi à son retour.

[13] L’agent a reconnu que M. Pretashi s’est fait plusieurs amis au Canada et qu’il était bien aimé bien dans sa communauté, mais a conclu que ces relations n’étaient pas suffisamment de nature interdépendante ou dépendante pour justifier l’octroi d’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire.

[14] L’agent a mentionné que M. Pretashi a vécu la majeure partie de sa vie en Albanie et que tous les membres de sa famille y résident. Il a reconnu que M. Pretashi s’est accommodé à la vie au Canada et qu’il est possible que celui‑ci connaisse des difficultés pour ce qui est de retourner en Albanie, mais il a conclu que son adaptabilité, démontrée par son établissement au Canada, le soutien familial qu’il recevra en Albanie et sa connaissance de la langue, des us et coutumes et de la culture l’aideront à se rétablir en Albanie.

[15] En ce qui a trait à l’intérêt supérieur du fils de M. Pretashi, l’agent a souligné l’importance de la réunification familiale, mais a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve étayant la nécessité que cette réunification ait lieu au Canada et non en Albanie, là où le fils est né et a vécu toute sa vie. L’officier a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve montrant qu’il serait dans l’intérêt supérieur du fils que ce dernier déménage au Canada et n’a pas été convaincu que le renvoi de M. Pretashi du Canada compromettrait l’intérêt supérieur du fils.

[16] En ce qui concerne les difficultés que M. Pretashi serait susceptible de subir, l’agent a pris en compte les observations de celui‑ci portant que la famille de son épouse avait menacé de le tuer s’il retournait en Albanie pour avoir dupé et déshonoré son épouse. L’agent a souligné la lettre de l’épouse de M. Pretashi dans laquelle celle‑ci indique que sa famille lui avait dit que son époux [traduction] « paierait de sa vie » conformément aux derniers vœux de son père, ainsi que la lettre du fils de M. Pretashi portant que la famille de sa mère, qui s’est dite désireuse de tuer M. Pretashi, [traduction] « causerait des problèmes » à ce dernier.

[17] L’agent a conclu que ces lettres n’avaient pas une valeur probante suffisante pour avoir préséance sur les éléments de preuve que M. Pretashi avait lui‑même présentés à la SAI et selon lesquels il n’était pas en butte à des problèmes continus en Albanie, y compris de la part de la famille de son épouse.

[18] L’agent a également examiné les éléments de preuve sur les conditions qui prévalent en Albanie, y compris sur les vendettas qui y sont commises, mais a conclu que M. Pretashi n’avait pas soumis des éléments de preuve suffisants pour démontrer en quoi ces conditions le toucheraient personnellement.

III. La norme de contrôle

[19] Les décisions quant aux demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, de nature discrétionnaire, sont soumises à la norme de la décision raisonnable (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 57‑62, 174 DLR (4th) 193 [Baker]; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 44, [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy]). Dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux para 16 et 23 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle applicable aux décisions de nature discrétionnaire et a fourni des lignes directrices approfondies aux tribunaux en ce qui a trait à l’examen du caractère raisonnable d’une décision.

[20] La Cour doit d’abord examiner les motifs donnés avec une attention respectueuse et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion. Une décision est raisonnable lorsqu’elle est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, aux para 85, 102, 105‑110).

[21] Contrairement à l’argument de M. Pretashi voulant que les principes énoncés dans Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, concernant l’insuffisance des motifs ne s’appliquent plus, la Cour suprême du Canada a souligné ce qui suit dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 91 :

Une cour de révision doit se rappeler que les motifs écrits fournis par un organisme administratif ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection. Le fait que les motifs de la décision « ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire » ne constitue pas un fondement justifiant à lui seul d’infirmer la décision : Newfoundland Nurses, par. 16. On ne peut dissocier non plus le contrôle d’une décision administrative du cadre institutionnel dans lequel elle a été rendue ni de l’historique de l’instance.

[22] Les allégations de manquement à l’équité procédurale sont habituellement contrôlées selon la norme de la décision correcte. Comme cela a été souligné dans l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 34, [2018] ACF no 382 (QL), la norme de la décision correcte renvoie davantage à une conclusion selon laquelle lorsqu’il y a manquement à l’équité procédurale, il n’est pas nécessaire de faire preuve de déférence.

[23] Comme l’a fait remarquer le juge Norris au paragraphe 22 de la décision Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2018 CF 1207 [Ahmed], une affaire où la question en était celle de savoir si l’agent d’ERAR avait commis une erreur en ne tenant pas une audience :

[24] Une cour de justice qui évalue une question d’équité procédurale « doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris à l’égard des facteurs énoncés dans l’arrêt Baker » (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 [Chemin de fer Canadien Pacifique], renvoyant à l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux p 837‑841; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43). En dernière analyse, on pourrait dire qu’un choix de procédure qui ne satisfait pas à ce critère est à la fois inexact et déraisonnable, mais, à mon avis, ces deux adjectifs ajouteraient peu, sinon rien, à la conclusion fondamentale selon laquelle la procédure était inéquitable. Il n’est donc pas nécessaire, selon moi, de m’engager dans le débat entourant la norme de contrôle applicable. Il me faut simplement trancher la question de savoir si la procédure que l’agent d’ERAR a suivie était équitable ou non, eu égard à la totalité des circonstances, ce qui inclut le cadre législatif, la nature des droits substantiels en cause et les conséquences de la décision pour le demandeur.

IV. Les observations du demandeur

[25] M. Pretashi soutient que l’agent a commis une erreur en évaluant son degré d’établissement et les difficultés auxquelles il est exposé et que l’agent a confondu ces deux facteurs. Il fait également valoir que l’agent a commis une entorse à l’équité procédurale en s’appuyant sur une preuve extrinsèque et en tirant des conclusions déguisées sur sa crédibilité sans lui donner l’occasion de répondre, soit par voie d’une lettre relative à l’équité procédurale, comme le prévoit la pratique d’usage dans une situation de demande de visa, soit par la convocation d’une audience. Il n’a pas contesté l’évaluation de l’agent en ce qui a trait à l’intérêt supérieur de son fils.

[26] M. Pretashi soutient que la conclusion à laquelle l’agent est parvenu est incohérente puisque, d’une part, celui‑ci a conclu que son [traduction] « degré d’établissement » témoignait de sa détermination et de sa résilience et que, d’autre part, l’agent a attribué peu de poids à son degré d’établissement. Il affirme que le [traduction] « degré d’établissement » s’entend d’un degré élevé d’établissement.

[27] En outre, M. Pretashi affirme que l’agent a commis une erreur en confondant l’évaluation de son degré d’établissement et l’évaluation des difficultés qu’il est susceptible de subir à son retour en Albanie étant donné que l’agent a conclu que sa capacité démontrée à s’établir atténuerait les difficultés auxquelles il serait exposé à son retour. Il déclare que l’agent a commis une erreur en n’évaluant pas indépendamment le degré d’établissement et les difficultés. M. Pretashi invoque l’affaire Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1633, [Singh 2019], laquelle, prétend‑il, est semblable au présent cas, et fait valoir qu’un agent ne peut pas retourner des facteurs favorables liés à l’établissement contre un demandeur.

[28] Concernant les difficultés qu’il connaîtra à son retour en Albanie, M. Pretashi soutient que l’agent a manqué à l’équité procédurale en attribuant une valeur substantielle à la décision de la SAI. M. Pretashi qualifie la décision de la SAI de preuve extrinsèque, puisqu’il ne l’a pas mentionnée dans sa demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et dans ses observations à cet égard. Il fait valoir qu’il aurait dû se voir offrir l’occasion d’y répondre.

[29] M. Pretashi fait également remarquer que son témoignage devant la SAI a eu lieu plus d’un an avant la présentation de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et que sa situation avait changé. Il explique qu’au moment de l’audience de la SAI, il n’y avait aucun problème entre lui et la famille de son épouse, puisqu’il n’avait pas perdu son statut de résident permanent à ce moment‑là et qu’il lui était encore possible de parrainer son épouse albanaise en vue de son immigration au Canada. Il précise que le risque posé par la famille de son épouse est apparu uniquement lorsqu’il est devenu exposé au renvoi.

[30] M. Pretashi conteste l’affirmation selon laquelle la famille de son épouse était au courant de son intention de se marier avec sa première épouse dans le but d’obtenir un statut au Canada, puis de parrainer son épouse albanaise et son fils. Il déclare que seule [traduction] « sa famille » était au fait de cette situation.

[31] M. Pretashi soutient également que l’agent a manqué à son devoir d’équité procédurale en rejetant ses allégations quant aux difficultés en fonction de conclusions déguisées sur sa crédibilité – et non de l’insuffisance de la preuve – sans lui accorder l’occasion de répondre à ses réserves.

[32] M. Pretashi fait valoir que l’agent a tiré une conclusion sur sa crédibilité en s’appuyant sur la décision de la SAI, qui fait état de sa déclaration portant que la famille de son épouse ne lui posait pas de problème, laquelle déclaration ne cadre pas avec ses observations en matière de considérations d’ordre humanitaire voulant que la famille de son épouse l’ait menacé de mort, comme en font foi les lettres de son épouse et de son fils. Il avance que l’agent pouvait uniquement rejeter ses affirmations relatives aux difficultés et au risque si celui‑ci les jugeait fausses.

[33] M. Pretashi fait valoir que, conformément à la décision Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1207 [Ahmed], si, en présumant que les allégations sont véridiques, les affirmations de fait que la preuve présentée est censée établir justifient que l’on fasse droit à la demande, le rejet de la preuve reposera probablement sur une conclusion sur la crédibilité. M. Pretashi soutient que l’agent a rejeté les éléments de preuve qu’il a produits pour présenter le risque auquel il est exposé comme des difficultés, ce qui aurait justifié l’octroi d’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire, parce que celui‑ci ne l’a pas cru.

[34] M. Pretashi invoque également l’arrêt Singh c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 RCS 177 [Singh 1985] pour étayer son argument selon lequel lorsqu’une question importante en matière de crédibilité est en cause, celle‑ci doit être tranchée au moyen d’une audience.

[35] M. Pretashi fait également valoir que l’agent n’a pas expliqué la raison pour laquelle les lettres de son épouse, de son fils et de sa mère manquaient de valeur probante au regard des difficultés qu’il subirait et du risque auquel il serait exposé à son retour. Il affirme que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte de ces lettres simplement parce qu’elles provenaient de membres de sa famille.

V. La position du défendeur

[36] Le défendeur soutient que l’agent a raisonnablement conclu que l’octroi d’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire n’était pas justifié. L’agent a évalué le degré d’établissement et les difficultés séparément et a attribué un poids approprié à chaque facteur pour ensuite parvenir à la conclusion globale que les considérations d’ordre humanitaire ne l’emportaient pas sur l’interdiction de territoire de M. Pretashi.

[37] Le défendeur fait valoir que l’agent a pleinement pris en compte les observations et la preuve portant sur le degré d’établissement et a raisonnablement conclu que l’emploi de M. Pretashi et les rapports de ce dernier avec des amis au Canada devaient se voir accorder un poids favorable, bien que de faible importance, mais que ce poids ne justifiait pas l’octroi d’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire qui primerait l’interdiction de territoire du demandeur découlant de sa fraude du système d’immigration.

[38] Le défendeur conteste l’affirmation voulant que l’agent se soit contredit lors de l’évaluation du degré d’établissement ou qu’il ait confondu le degré d’établissement et les difficultés, et fait remarquer que, dans la décision, il est clairement mentionné qu’un faible poids a été accordé et au degré d’établissement et aux difficultés.

[39] Le défendeur soutient que l’agent n’a pas enfreint les principes de l’équité procédurale. La décision de la SAI ne constitue pas une preuve extrinsèque, puisque M. Pretashi en avait connaissance et qu’elle avait été confirmée par la Cour et qu’elle avait précipité la demande d’ERAR et la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire de M. Pretashi. N’eût été la conclusion d’interdiction de territoire tirée la SAI et la prise d’une mesure de renvoi, M. Pretashi serait encore résident permanent et n’aurait pas besoin d’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire. L’agent était fondé à s’appuyer sur la décision de la SAI.

[40] Le défendeur soutient que l’agent n’a tiré aucune conclusion en matière de crédibilité, soulignant que M. Pretashi n’a fourni aucun élément de preuve par voie de déclaration sous serment en vue de contredire les déclarations qu’il avait faites à la SAI.

[41] En ce qui a trait aux allégations de difficultés, le défendeur conteste les observations de M. Pretashi selon lesquelles les circonstances de ce dernier ont changé lorsque la SAI a rejeté son appel et qu’il a perdu son statut de résident permanent ainsi que toute possibilité de parrainer son épouse albanaise. Le défendeur souligne que, si M. Pretashi voit sa présente demande accueillie, il conservera son statut de résident permanent et aura l’option de chercher à parrainer son épouse et son fils. Qui plus est, M. Pretashi savait qu’il avait fait une présentation erronée, notamment en ne divulguant pas l’existence de son fils en 2005, et savait dès lors que rien ne garantissait qu’il serait en position de parrainer son épouse albanaise et son fils.

[42] Le défendeur conteste également l’affirmation de M. Pretashi voulant que son épouse et sa belle‑famille n’aient pas été au courant de son intention d’obtenir un statut au Canada en vue de parrainer son épouse et son fils. Le défendeur fait remarquer que, bien que M. Pretashi ait reconnu avoir fait une fausse déclaration concernant l’existence de son fils lors de son appel devant la SAI, cette dernière ayant confirmé l’interdiction de territoire sur cette base, la conclusion de la Section de l’immigration, selon laquelle le demandeur avait fait une fausse déclaration eu égard à l’absence d’un mariage authentique avec son épouse canadienne, demeure valide.

[43] Le défendeur soutient que l’agent a raisonnablement conclu que la preuve des difficultés présentée par M. Pretashi manquait de valeur probante. Le défendeur précise que ces éléments de preuve consistaient en quatre lettres non datées et non rédigées sous serment qui provenaient de membres de la famille de M. Pretashi et qui portaient sur la manière dont la situation influerait sur eux sur le plan financier. Le défendeur souligne que les observations faites par l’avocat de M. Pretashi ne constituent pas un témoignage sous serment de la part de M. Pretashi.

VI. La décision est raisonnable, et la procédure était équitable

[44] Aux termes de l’article 25 de la Loi, l’autorité compétente peut octroyer, pour des motifs d’ordre humanitaire, une dispense à une personne interdite de territoire pour certaines raisons et lever d’autres critères et obligations prévus dans la Loi. En l’espèce, cette dispense, si elle était accordée, l’emporterait sur l’interdiction de territoire au Canada de M. Pretashi. Il y a lieu de rappeler que l’octroi d’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire est un recours discrétionnaire et exceptionnel (Shackleford c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1313 au para 11) et ne constitue pas un régime d’immigration parallèle (Kanthasamy, au para 23). Il incombe au demandeur d’établir, sur la base d’une preuve suffisante, que l’octroi d’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire est justifié.

[45] Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a souligné l’approche adoptée antérieurement dans la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 338, où les considérations d’ordre humanitaire sont décrites comme « des faits établis par la preuve, de nature à inciter [toute personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne ».

[46] La Cour suprême du Canada a expliqué que les situations qui justifient l’octroi d’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25 varient en fonction des faits et du contexte de chaque dossier. Les agents qui sont appelés à rendre de telles décisions doivent véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à leur connaissance et leur accorder du poids (Kanthasamy au para 25).

[47] M. Pretashi soutient que, bien qu’il ne soit pas un demandeur qui inspire de la sympathie, sa demande aurait dû être examinée en fonction de la preuve présentée, mais que cela n’a pas été le cas. Je ne suis pas d’accord. En dépit du passé mouvementé de M. Pretashi, l’agent a évalué sa demande de dispense pour des motifs d’ordre humanitaire sur la base de la preuve présentée et a raisonnablement conclu que l’octroi d’une telle dispense n’était pas justifié.

[48] L’agent n’a pas ignoré ou mal compris la preuve. Il a évalué chacun des facteurs pertinents et leur a accordé un poids, soit une démarche qui relevait du pouvoir discrétionnaire de l’agent, et il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve. La décision de l’agent fait état d’une analyse rationnelle et est justifiée par les faits et le droit.

[49] L’agent n’a pas fait preuve d’incohérence en concluant que M. Pretashi avait un certain [traduction] « degré d’établissement », tout en accordant peu de poids à ce degré d’établissement. Le terme « degré » en soi ne s’entend pas d’un degré élevé ou d’un degré en particulier. L’agent a clairement mentionné qu’il accordait peu de poids au degré d’établissement de M. Pretashi, lequel consistait uniquement en son emploi et ses amitiés.

[50] Contrairement à l’affirmation de M. Pretashi selon laquelle l’agent avait confondu le degré d’établissement et les difficultés, l’agent a apprécié ces deux facteurs séparément. L’agent n’a pas retourné des facteurs favorables liés à l’établissement contre M. Pretashi. Certes, l’agent a souligné que M. Pretashi avait utilisé ses compétences pour s’établir au Canada, compétences dont il pourrait également se servir pour se rétablir en Albanie et qui seraient susceptibles d’atténuer les difficultés normales et attendues liées à tout déménagement, mais il a évalué séparément les allégations de difficultés de M. Pretashi, lesquelles reposaient sur le risque allégué que posait la famille de l’épouse de M. Pretashi.

[51] Je ne souscris pas à l’affirmation voulant que l’évaluation du degré d’établissement effectuée par l’agent corresponde à la situation jugée problématique par la Cour dans Singh 2019 et dans Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336 au para 26 [Lauture].

[52] Contrairement à l’affirmation de M. Pretashi, Singh 2019 n’est pas directement comparable. Ni les faits ni l’analyse de l’agent ne sont les mêmes. Par surcroît, Singh n’établit pas une règle stricte selon laquelle la preuve relative à l’établissement ne peut pas être elle aussi prise en compte au cours de l’évaluation des difficultés qui découleront du renvoi du demandeur dans son pays d’origine.

[53] Dans Singh 2019, le juge Diner a conclu que le rejet par l’agent de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire était déraisonnable, puisque l’agent « s’[était] servi des facteurs favorables à l’octroi d’une dispense pour justifier son refus » (au para 23). Dans cette affaire, l’agent a souligné que la capacité des demandeurs à s’assimiler à l’environnement canadien atteste leur capacité à s’assimiler à l’environnement de leur pays d’origine. Le juge Diner a fait remarquer, au paragraphe 24, que le recours à ce raisonnement avait déjà été critiqué par la Cour dans Sosi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1300, et dans Lauture.

[54] Dans Singh, le juge Diner a souligné que l’établissement désigne effectivement l’établissement au Canada, dont l’évaluation devrait être distincte de l’évaluation des difficultés (aux para 25‑26). Le juge Diner a clarifié ce point au paragraphe 27 :

[27] La prise en compte de considérations liées à l’établissement au Canada dans l’évaluation des difficultés susceptibles d’être subies au moment du retour ne rend pas en soi la décision déraisonnable (Zhou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 163; voir aussi Brambilla). La combinaison devient toutefois problématique lorsqu’un agent attribue, d’un côté, un poids positif à l’établissement d’un demandeur, mais utilise, de l’autre, les caractéristiques positives de cet établissement (résilience, volonté et détermination) pour atténuer les difficultés futures.

[55] Dans Brambilla c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2018 CF 1137, le juge Diner a fait observer que la jurisprudence, y compris Lauture, n’a pas établi que c’est commettre une erreur que de traiter des difficultés et du degré d’établissement dans la même partie de la décision. Il a plutôt décrit le problème comme le défaut d’évaluer l’établissement séparément, soulignant ce qui suit au paragraphe 12 :

[12] De plus, je ne suis pas d’accord avec la proposition des demandeurs selon laquelle la décision XY ou la décision Lauture étaye la thèse voulant qu’un agent ne puisse pas traiter à la fois des difficultés et du degré d’établissement dans la même partie de l’analyse des considérations d’ordre humanitaire. Je conviens avec les demandeurs qu’il aurait été préférable de séparer les deux concepts, mais le fait de considérer que la décision Lauture ou la décision XY impose une interdiction générale contre une telle combinaison revient à privilégier la forme au détriment du fond. Dans ces deux décisions on a plutôt reproché aux agents de ne pas avoir évalué la preuve relative au degré d’établissement et de ne pas l’avoir soupesée avec d’autres facteurs pertinents quant à la question de savoir si la dispense pour considérations d’ordre humanitaire s’appliquait. Dans les deux cas, l’agent a commis l’erreur d’utiliser simplement les caractéristiques d’établissement positives des demandeurs respectifs au Canada pour conclure qu’ils pouvaient donc s’établir avec succès à l’étranger. [Non souligné dans l’original.]

[56] Dans Zhou c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2019 CF 163, le juge Locke (maintenant à la Cour d’appel fédérale) a reconnu le principe énoncé dans la décision Lauture, mais a conclu que l’agente n’avait pas transformé un facteur favorable lié à l’établissement en un facteur défavorable, faisant remarquer ce qui suit au paragraphe 17 :

[17] […] À mon avis, même si l’agente a conclu que l’établissement et l’intégration des demandeurs au Canada constituaient un facteur favorable, elle pouvait néanmoins considérer que certaines des compétences qu’ils avaient acquises au Canada pouvaient réduire les difficultés éventuelles lors de leur retour en Chine. L’agente n’a pas apprécié l’établissement des demandeurs de manière erronée « sous l’angle des difficultés », comme c’était le cas dans la décision Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72, au paragraphe 35.

[57] Comme dans Zhou, je conclus que l’agent était fondé à faire remarquer que les compétences acquises par M. Pretashi au Canada aideraient ce dernier à se rétablir en Albanie. Il y a lieu de souligner que l’agent a également tenu compte du fait que la famille entière de M. Pretashi réside en Albanie et que ce dernier connaît la langue ainsi que les us et coutumes de la région; or, aucun de ces facteurs ne concerne, ou ne diminue, son degré d’établissement au Canada. Qui plus est, l’agent a évalué séparément les allégations de difficultés, lesquelles étaient axées sur les risques que posait la famille de l’épouse de M. Pretashi et non sur la difficulté de ce dernier à se rétablir en Albanie.

[58] L’évaluation du degré d’établissement de M. Pretashi effectuée par l’agent et le peu de poids que ce dernier a accordé au degré d’établissement étaient raisonnables. Le degré d’établissement de M. Pretashi au Canada après 14 ans consistait en son emploi et ses amitiés; il ne s’agissait pas d’un degré exceptionnel.

[59] L’agent n’a pas manqué à l’équité procédurale. La procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Ahmed au para 22). Premièrement, contrairement à ce que prétend M. Pretashi, la décision de la SAI, sur laquelle s’est appuyé l’agent, ne constituait pas une preuve extrinsèque. Secondement, l’agent n’a tiré aucune conclusion concernant la crédibilité, déguisée ou autre, de M. Pretashi ou de qui que ce soit d’autre; plutôt, il a conclu que la preuve de risque (considéré comme une difficulté) manquait de valeur probante. Il n’était pas nécessaire de donner à M. Pretashi l’occasion de clarifier les incohérences ou d’étayer les éléments de preuve qu’il avait fournis. C’est à M. Pretashi qu’il incombait de fournir assez d’éléments de preuve à l’appui de sa demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[60] Les observations d’ordre humanitaire de M. Pretashi qui étaient adressées à l’agent ont été formulées par son avocat; d’après celles‑ci, M. Pretashi croyait que les cousins de son épouse le tueraient au motif qu’il avait déshonoré leur famille en ne tenant pas sa promesse de parrainer son épouse albanaise et son fils au Canada. Les observations font référence aux lettres de son épouse albanaise et de son fils.

[61] M. Pretashi affirme maintenant qu’il a adopté ces observations et que celles‑ci sont identiques au contenu de son témoignage par affidavit. Je ne suis pas de cet avis. Il n’y a aucun passage de l’affidavit ou d’une autre déclaration sous serment de M. Pretashi au sujet du risque ou des difficultés qu’il allègue.

[62] L’agent a raisonnablement accordé un poids important aux conclusions de la SAI et à la décision par laquelle cette dernière confirmait que M. Pretashi était interdit de territoire au Canada. Les motifs de la SAI soulignent que M. Pretashi n’a mentionné aucune menace de mort et qu’il a dit qu’il n’y avait pas de problème entre lui et la famille de son épouse.

[63] L’affirmation de M. Pretashi qualifiant la décision de la SAI de preuve extrinsèque – au motif qu’il ne l’avait pas mentionnée dans sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire – est fallacieuse. M. Pretashi est parfaitement au courant de ses imposants antécédents en matière d’immigration et des observations qu’il a formulées aux diverses étapes, ainsi que des décisions qui ont été rendues. Bien que l’agent ne l’ait pas mentionnée, la décision de la SAI a été confirmée par la Cour dans Pretashi no 1. Par conséquent, la décision de la SAI demeure valide, et l’agent pouvait légitimement s’appuyer sur celle‑ci. Dans cette décision, la juge McVeigh a résumé les antécédents matrimoniaux de M. Pretashi, son récit changeant et ses présentations erronées, lesquels ont donné lieu à la conclusion qu’il est interdit de territoire au Canada pour fausses déclarations. Bien que l’agent n’ait pas fait référence à Pretashi no 1, cette affaire fait partie des antécédents en matière d’immigration de M. Pretashi, que ce dernier connaît très bien.

[64] L’observation de M. Pretashi, selon laquelle ses circonstances ont changé entre l’audience devant la SAI et sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire étant donné qu’au moment de cette demande il avait perdu son statut de résident permanent et que la famille de son épouse avait pris conscience du fait qu’il ne serait pas en mesure de parrainer son épouse et son fils, constitue un déni de la réalité. Dans les faits, M. Pretashi a maintenu son épouse albanaise et son fils dans l’incertitude pendant plus de 14 ans en promettant de les parrainer au Canada alors que cette possibilité était mince, puisqu’il savait que son statut au Canada reposait sur ses présentations erronées. Même si M. Pretashi avait un vague espoir de conserver son statut de résident permanent, il sait depuis plusieurs années – au moins depuis que son épouse a révélé aux agents des visas lors de son entrevue que le mariage précédent de M. Pretashi avec une citoyenne canadienne avait visait l’obtention de ce statut – que son propre statut était en péril.

[65] Si les difficultés et le risque auxquels M. Pretashi était exposé ont changé entre la tenue de l’audience devant la SAI en juin 2018 et la présentation de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en décembre 2019, c’était à lui qu’il incombait de fournir une preuve suffisante de ce fait. Je souligne que la décision de la SAI a été rendue en janvier 2019 et que la Cour a confirmé cette décision en août 2019. M. Petrashi a subséquemment présenté une demande d’ERAR et une demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Les mêmes risques allégués que M. Pretashi a dépeints comme des difficultés dans sa demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire ont été considérés comme des risques dans sa demande d’ERAR, soumise après la décision de la SAI. La demande d’ERAR a été refusée, tout comme la demande d’autorisation de contrôle judiciaire.

[66] M. Pretashi a tort de s’appuyer sur Ahmed pour soutenir que l’agent avait tiré une conclusion concernant sa crédibilité. Comme M. Pretashi n’a pas joint à sa demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire un affidavit ou des éléments de preuve alléguant les risques sur lesquels il se fonde maintenant pour démontrer les difficultés auxquelles il affirme être exposé, l’agent ne pouvait pas conclure que M. Pretashi ne disait pas la vérité et n’a pas tiré une telle conclusion.

[67] La conclusion de l’agent voulant que les lettres provenant de la famille de M. Pretashi ne revêtent pas une valeur probante suffisante pour l’emporter sur la déclaration que M. Pretashi a lui‑même faite à la SAI ne constitue pas une conclusion déguisée en matière de crédibilité.

[68] Dans la décision Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2008 CF 1067 aux para 26 et 27, le juge Zinn explique que le juge des faits – en l’espèce, l’agent – peut commencer par une évaluation du poids ou de la valeur probante de la preuve, sans tirer une conclusion concernant la crédibilité.

[26] Si le juge des faits décide que la preuve est crédible, une évaluation doit ensuite être faite pour déterminer le poids à lui accorder. Il n’y a pas seulement la preuve qui a satisfait au critère de fiabilité dont le poids puisse être évalué. Il est loisible au juge des faits, lorsqu’il examine la preuve, de passer directement à une évaluation du poids ou de la valeur probante de la preuve, sans tenir compte de la question de la crédibilité. Cela arrive nécessairement lorsque le juge des faits estime que la réponse à la première question n’est pas essentielle parce que la preuve ne se verra accorder que peu, voire aucun poids, même si elle était considérée comme étant une preuve fiable. Par exemple, la preuve des tiers qui n’ont pas les moyens de vérifier de façon indépendante les faits au sujet desquels ils témoignent, se verra probablement accorder peu de poids, qu’elle soit crédible ou non.

[27] La preuve présentée par un témoin qui a un intérêt personnel dans la cause peut aussi être évaluée pour savoir quel poids il convient d’y accorder, avant l’examen de sa crédibilité, parce que généralement, ce genre de preuve requiert une corroboration pour avoir une valeur probante. S’il n’y a pas corroboration, alors il pourrait ne pas être nécessaire d’évaluer sa crédibilité puisque son poids pourrait ne pas être suffisant en ce qui concerne la charge de la preuve des faits selon la prépondérance de la preuve. Lorsque le juge des faits évalue la preuve de cette manière, il ne rend pas de décision basée sur la crédibilité de la personne qui fournit la preuve; plutôt, le juge des faits déclare simplement que la preuve qui a été présentée n’a pas de valeur probante suffisante, soit en elle‑même, soit combinée aux autres éléments de preuve, pour établir, selon la prépondérance de la preuve, les faits pour lesquels elle est présentée. Selon moi, c’est l’analyse qu’a menée l’agent dans la présente affaire.

[69] En l’espèce, l’agent a suivi l’approche décrite dans Ferguson; il n’a pas tiré une conclusion concernant la crédibilité défavorable à l’égard de M. Pretashi, ni de l’épouse ou du fils de ce dernier, il a plutôt conclu que les lettres ne revêtaient pas une valeur probante suffisante pour établir, suivant la prépondérance des probabilités, que M. Pretashi était exposé au risque allégué que posaient les cousins non nommés de son épouse.

[70] La lettre du fils de M. Pretashi n’est pas datée et fait état du désir du fils de ce dernier de venir vivre au Canada ainsi que du soutien financier que lui donne son père grâce à son travail au Canada; le fils de M. Pretashi y mentionne que son père [traduction] « aura des problèmes du côté de la famille de ma mère » et constitue un récit de source tertiaire selon laquelle la famille de sa mère a proféré des menaces.

[71] La lettre de l’épouse de M. Pretashi, qui est elle aussi non datée, fait état du désir de celle‑ci de venir au Canada avec son fils et des préoccupations de sa famille quant à la possibilité que M. Pretashi l’ait dupée en lui promettant de la parrainer; l’épouse de M. Pretashi y mentionne également que le renvoi de M. Pretashi du Canada entraînera moult problèmes et difficultés financières. L’épouse de M. Pretashi ajoute que les membres de sa famille sont d’avis que M. Pretashi l’a dupée et que ceux‑ci [traduction] « m’ont dit que s’il revient ici et qu’il ne m’emmène pas au Canada, il en paiera de sa vie, car telles étaient les dernières volontés de mon père ».

[72] La conclusion de l’agent, à savoir que les lettres non datées et non rédigées sous serment provenant de l’épouse et du fils de M. Pretashi qui rapportaient uniquement les supposés propos d’autres personnes non nommées manquaient de valeur probante, est raisonnable.

[73] M. Pretashi a également eu tort de s’appuyer sur Singh 1985 pour faire valoir que la tenue d’une audience s’impose lorsque la crédibilité est en cause. Premièrement, comme il a été mentionné ci‑dessus, l’agent n’a pas tiré une conclusion concernant la crédibilité. Deuxièmement, bien que M. Pretashi se soit fondé sur Singh, il a négligé le fait que, dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada se penchait sur la procédure de reconnaissance du statut de réfugié qui était prévue dans une loi qui a été modifiée depuis fort longtemps. La Loi actuelle (art 113) et le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (art 167) traitent des situations où une audience doit être tenue dans le cas d’une demande d’ERAR. Les critères applicables ne sont pas remplis en l’espèce.

[74] Comme le souligne le défendeur, M. Pretashi a eu amplement l’occasion de prolonger son statut et son séjour au Canada, malgré sa présentation erronée. M. Pretashi s’est prévalu à maintes reprises de la possibilité de présenter des demandes en vue de conserver son statut et de contester des décisions de la Section de l’immigration et de la SAI concernant son interdiction de territoire de même que des décisions d’agents au sujet de sa demande d’ERAR et de sa demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. La décision qu’a rendue l’agent, à savoir que l’octroi d’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire qui l’emporterait sur l’interdiction de territoire au Canada de M. Pretashi n’était pas justifié, est raisonnable, et la procédure était équitable.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4294‑20

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4294‑20

 

INTITULÉ :

LEONAT PRETASHI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Tenue par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 8 juillet 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 AOÛT 2021

 

COMPARUTIONS :

Bjorn Harsanyi

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Galina Bining

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Bjorn Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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