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Date : 20060614

Dossier : IMM‑6904‑05

Référence : 2006 CF 756

 

Montréal (Québec), le 14 juin 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE de MONTIGNY

 

ENTRE :

SUKHJINDER SINGH

demandeur

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire concernant la décision datée du 28 septembre 2005 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a statué que le demandeur n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger, aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR).

 

LES FAITS

[2]               Le demandeur, citoyen de l’Inde, est âgé de 16 ans. Selon l’exposé circonstancié contenu dans son formulaire de renseignements personnels (le FRP), le père du demandeur a été arrêté par la police à plusieurs reprises du fait de ses liens avec le parti Dal Khalsa. Le demandeur déclare qu’en juillet 2004, la maison familiale a été l’objet d’une descente, à laquelle son père a échappé; cependant, sa mère et son frère ont été arrêtés. Ils ont ensuite été relâchés après le paiement d’un pot‑de‑vin, et l’on a fait pression sur eux pour qu’ils amènent le père à la police dans les six semaines suivantes, sans quoi ils seraient de nouveau arrêtés. Le demandeur déclare que la police a menacé sa mère et son frère d’emmener aussi sa sœur et lui au poste.

 

[3]               Le demandeur déclare que, depuis son arrivée au Canada, il a appris par sa mère qu’elle et son frère ont été battus et agressés sexuellement pendant que la police les gardaient en détention. Son père a semble‑t‑il été arrêté et relâché plusieurs fois, et il s’est ensuite caché. Vu la situation, sa mère, son frère et sa sœur se déplacent et séjournent chez des parents, afin d’éviter la police.

 

[4]               Le demandeur a quitté l’Inde le 23 juillet 2004 et, après un séjour d’un mois dans une famille au Kenya, organisé par l’agent, il est passé brièvement par le Zimbabwe et la France pour arriver au Canada le 9 septembre 2004. Il a demandé l’asile à son arrivée, et sa demande a été entendue le 16 août 2005.

 

LA DÉCISION SOUS EXAMEN

[5]               Dans sa décision datée du 28 septembre 2005, la Commission a rejeté la demande du demandeur en se fondant principalement sur des questions de crédibilité. Elle a conclu que l’affirmation faite dans l’exposé circonstancié du demandeur, à savoir que son père vivait caché, était contredite par la déclaration qu’il avait faite à l’agent d’immigration, selon laquelle son père et son oncle l’avaient conduit jusqu’à l’aéroport lorsqu’il avait quitté l’Inde. Confronté à cette contradiction, le demandeur a déclaré que c’était ce que l’agent lui avait dit d’affirmer. La Commission a conclu que cela était peu vraisemblable, et que l’agent n’aurait pas pu dire au demandeur de déclarer aux autorités de l’immigration canadiennes qu’il fuyait la pauvreté et que son père et son oncle l’avaient conduit jusqu’à l’aéroport.

 

[6]               La Commission a pris également en compte une lettre émanant censément du parti Dal Khalsa, et a conclu que ce document était intéressé; vu ses conclusions concernant les contradictions figurant dans la preuve du demandeur, elle n’a accordé à cette lettre aucune valeur probante. En fin de compte, la Commission a conclu que le demandeur [traduction] « n’a fourni aucune preuve digne de foi que, s’il retournait en Inde, il pouvait être exposé à une menace à sa vie, au risque de traitements ou de peines cruels et inusités ainsi qu’à un risque de torture » et elle a donc rejeté sa demande d’asile.

 

LA QUESTION EN LITIGE

[7]               La seule question à trancher dans le cadre de la présente demande consiste à savoir si la Commission a commis une erreur en tirant une conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur.

 

LES OBSERVATIONS DU DEMANDEUR

[8]               Le demandeur fait valoir que la Commission a commis une erreur en omettant de prendre en compte son âge dans sa décision; le demandeur soutient que ce point était particulièrement pertinent car il a voyagé avec un agent plutôt qu’avec des membres de sa famille ou des amis.

 

[9]               Le demandeur soutient aussi que la Commission a commis une erreur en concluant que l’agent n’aurait pas pu conseiller le demandeur comme celui‑ci le prétend, car la Cour a conclu que les agents conseillent parfois à leurs clients de ne pas faire état de leurs démêlés avec la police [R.K.L. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116]. Le demandeur fait valoir que le tribunal était tenu de reconnaître la réalité de la façon dont les passeurs opèrent, particulièrement parce que la contradiction figurant dans la preuve est la seule raison pour laquelle la demande du demandeur a été rejetée. Ce dernier soutient que la Commission a commis une erreur en limitant son analyse à ce point‑là.

 

[10]           Se fondant sur la décision Sadeghi‑Pari c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 282, le demandeur soutient de plus que la Commission a commis une erreur en omettant de traiter de l’authenticité ou de l’exactitude de la lettre émanant censément du parti Dal Khalsa avant de conclure que ce document n’avait aucune valeur probante.

 

LES OBSERVATIONS DU DÉFENDEUR

[11]           Le défendeur soutient que la Commission était en droit de se fonder sur des critères tels que la logique et le bon sens pour tirer ses conclusions et qu’elle n’a pas commis d’erreur en concluant que l’explication du demandeur au sujet de la preuve contradictoire était peu vraisemblable et déraisonnable. Se fondant sur la décision Neame c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 378, le défendeur soutient que la Commission ne commet pas d’erreur en tirant une conclusion fondée sur une seule contradiction dans la preuve quand la contradiction en question a trait à un élément important de la demande.

 

[12]           Quant à la lettre émanant censément du parti Dal Khalsa, le défendeur est d’avis que la Commission n’a pas rejeté cette preuve uniquement parce qu’elle était intéressée, mais plutôt qu’elle n’y a accordé aucun poids après avoir conclu que le récit du demandeur n’était pas digne de foi et que, dans ce contexte, la lettre contenait de faux renseignements. Le défendeur se reporte à l’arrêt Sheikh c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 C.F. 238 (C.A.F.), à l’appui de la thèse que, lorsque la preuve d’une demande ne provient que du demandeur lui‑même, une décision défavorable quand à la crédibilité du demandeur en tant que témoin équivaut à toutes fins pratiques à conclure qu’il n’existe aucune preuve digne de foi.

 

ANALYSE

[13]           La présente affaire met en jeu essentiellement la question de la crédibilité ainsi que l’appréciation des faits. Ces aspects sont clairement du ressort de la Commission; en tant que juge des faits, la Commission a droit à un degré élevé de retenue, et ses décisions ne peuvent être annulées que si elles sont abusives, arbitraires ou fondées sur des conclusions de fait erronées. Cette norme de contrôle est prescrite à la fois par l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R. 1985, ch. F‑7, ainsi que par l’approche de l’analyse fonctionnelle et pragmatique selon laquelle les questions de fait ne devraient faire l’objet d’un contrôle que s’il est conclu que la Commission est arrivée à une conclusion manifestement déraisonnable : Aguebor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 732 (C.A.F.); R.K.L. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. no 162 (C.F.).

 

[14]           Tout d’abord, il me semble évident que la Commission a bel et bien reconnu que le demandeur était mineur. Même si elle n’est pas entrée dans les détails au sujet de l’âge du demandeur dans son analyse, elle a tout de même signalé que ce dernier était mineur au tout début de ses motifs, et a accepté son passeport comme preuve d’identité. La Commission était donc au courant de l’âge du demandeur et a été sensible à la situation de celui‑ci quand elle a rendu sa décision.

 

[15]           Deuxièmement, la Commission était en droit de tirer une inférence défavorable au sujet de la crédibilité du demandeur du fait des incohérences relevées entre les notes prises au point d’entrée et son exposé circonstancié, relativement au fait que son père l’avait conduit jusqu’à l’aéroport. Non seulement le demandeur s’est‑il contredit, mais lorsqu’on l’a confronté à cette contradiction, son explication était loin d’être convaincante. Il est difficile de comprendre pourquoi l’agent lui aurait dit de mentir au sujet de cet aspect de son récit; le fait que le père du demandeur vivait caché ou était détenu aurait pu seulement donner plus de poids à sa demande d’asile. La façon dont l’agent aurait pu prévoir cette question‑là de l’agent d’immigration est tout aussi inexplicable. Cela est aussi difficile à croire que le conseil que l’agent lui a apparemment donné : si on lui demandait quel était le motif de sa présence au Canada, il devait répondre que c’était la pauvreté en Inde. Tout cela ressemble à des arguments improvisés.

 

[16]           Il est vrai que l’on conclut souvent que les mensonges au sujet des documents ou des itinéraires de voyage sont d’une valeur limitée et secondaire lorsque l’on évalue la crédibilité d’un demandeur, car les passeurs fournissent souvent de faux documents et conseillent à leurs clients de détruire toutes les pièces d’identité qu’ils peuvent avoir de façon à effacer leurs pistes. Mais ce n’est pas de cela dont nous parlons ici. C’est un élément capital du récit du demandeur qui est en jeu. La Cour a reconnu dans un certain nombre de causes que la Commission est en droit d’évaluer la crédibilité d’un demandeur en se fondant sur une seule contradiction, quand la preuve contestée est un aspect important de la demande : voir Nsombo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 505; Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 767; Jumriany c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. no 683.

 

[17]           Enfin, il était loisible à la Commission de rejeter une lettre établissant censément le fait que le père du demandeur était membre d’un parti politique. Il est vrai que les documents authentiques font l’objet d’une présomption d’authenticité. La Commission est donc tenue d’informer le demandeur de ses doutes quant à l’authenticité d’un tel document, comme l’a indiqué mon collègue, le juge Mosley, dans la décision Sadeghi‑Pari c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 282. Mais la lettre que le demandeur a produite le jour de l’audience n’était pas un document d’État. Par ailleurs, la Commission n’a pas mis en doute son authenticité mais a décidé de ne lui accorder aucune valeur probante à cause du témoignage contradictoire du demandeur. Il était loisible à la Commission de tirer une telle conclusion; comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Al‑Shaibie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 1131, en entérinant les propos formulés par le juge Nadon dans l’arrêt Hamid c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 1293 :

 

Lorsqu’une commission, comme vient de le faire la présente, conclut que le requérant n’est pas crédible, dans la plupart des cas, il s’ensuit nécessairement que la Commission ne donnera pas plus de valeur probante aux documents du requérant, à moins que le requérant ne puisse prouver de façon satisfaisante qu’ils sont véritablement authentiques. En l’espèce, la preuve du requérant n’a pas convaincu la Commission, qui a refusé de donner aux documents en cause une valeur probante. Autrement dit, lorsque la Commission estime, comme ici, que le requérant n’est pas crédible, il ne suffit pas au requérant de déposer un document et d’affirmer qu’il est authentique et que son contenu est vrai. Une certaine forme de preuve corroborante ou indépendante est nécessaire pour compenser les conclusions négatives de la Commission sur la crédibilité.

 

 

[18]           Pour tous les motifs qui précèdent, je suis d’avis que le demandeur n’a pas démontré que les conclusions de la Commission quant à la crédibilité sont manifestement déraisonnables. La présente demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.


 

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

 

La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les avocats n’ont formulé aucune question de portée générale, et la Cour n’en certifiera aucune.

 

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                       IMM‑6904‑05

 

 

INTITULÉ :                                                      SUKHJINDER SINGH

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                              LE 12 JUIN 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :                 LE JUGE de MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                                     LE 14 JUIN 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Styliani Markaki

 

         POUR LE DEMANDEUR

Alexandre Tavadia

 

         POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Styliani Markaki

Montréal (Québec)

 

         POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

         POUR LE DÉFENDEUR

 

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