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Date : 20060117

Dossier : IMM-1444-05

Référence : 2006 CF 43

Toronto (Ontario), le 17 janvier 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MOSLEY

ENTRE :

ARGEMIRO STIVEN PEREA DURAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, Section de la protection des réfugiés, du 1er février 2005, dans laquelle la Commission a conclu que le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.

[2]                Pour les motifs décrits ci-dessous, je conclus que la décision est manifestement déraisonnable, que la demande devra être accueillie et que la revendication devra être renvoyée pour un nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

[3]                M. Duran est un citoyen de la Colombie de 21 ans qui a déposé une demande d'asile en raison de sa crainte d'être persécuté par l'Armée de libération nationale (ELN).

[4]                La demande découle de la participation de M. Duran à un groupe évangélique catholique, le Juvenile Apostolic Saleciano, qui, en plus de répandre la foi, participe à des efforts afin d'améliorer la condition des moins fortunés. Le demandeur a témoigné que le 15 septembre 2000, alors qu'il retournait avec le groupe à Cali en provenance de Buenaventura, les autres membres du groupe et lui-même ont été arrêtés et détenus par l'ELN pendant environ une heure, au cours de laquelle le demandeur allègue que des membres du groupe ont été maltraités. Selon lui, l'ELN a menacé les membres du groupe de mort ou de recrutement forcé dans l'ELN s'ils retournaient à Buenaventura.

[5]                La mère du demandeur a signalé cet incident à la police de Buenaventura, et la famille a reçu des appels téléphoniques de menaces par la suite. Peu après, le demandeur et plusieurs de ses amis, qui avaient aussi été menacés par téléphone, ont été pourchassés par des hommes qui, selon le demandeur, faisaient partie de l'ELN et étaient probablement armés. Cet incident a aussi été signalé à la police et au Bureau du procureur général. Le demandeur a trouvé refuge chez sa tante et en décembre 2000, après avoir réuni les fonds et les documents de voyage nécessaires, il s'est enfui de la Colombie vers les États-Unis.

[6]                Le demandeur a retenu les services d'un avocat et a déposé une demande d'asile aux

États-Unis en janvier 2001. Cette demande a été rejetée en février 2004, principalement en raison d'un manque de documents à l'appui. Le demandeur a interjeté appel de cette décision, mais a par la suite, en mai 2004, décidé de venir au Canada et de demander l'asile.

[7]                Dans sa décision du 1er février 2005, la Commission a conclu que le demandeur n'était pas crédible et qu'il n'avait ni une crainte subjective ni une crainte objective d'être persécuté. En particulier, la Commission a conclu qu'il n'y avait aucune preuve que l'ELN ait continué à s'intéresser au demandeur après son départ du pays, et que le fait qu'il avait tardé à quitter la Colombie après avoir été la cible de l'ELN et à déposer sa demande d'asile aux États-Unis démontrait l'absence de crainte subjective.

[8]                La Commission a conclu que le demandeur ne correspond pas au profil d'une personne qui serait ciblée par l'ELN parce qu'il n'était pas le chef du groupe. De plus, la Commission a conclu, en faisant référence à des preuves documentaires en sa possession, que le demandeur ne cadre pas avec une sous-catégorie de laïques catholiques en particulier, soit ceux qui se consacrent aux droits de la personne, qui, selon elle, seraient susceptibles d'être ciblés par l'ELN.

[9]                Le demandeur conteste chacune de ces conclusions, qui à son avis ne sont pas fondées sur les preuves présentées à la Commission.

[10]            La preuve documentaire portant sur le traitement des évangélistes chrétiens en Colombie, contenue dans le dossier certifié du tribunal, est minime. Le seul document à ce sujet est un rapport de deux pages préparé par la Direction des recherches de la Commission, soit les pages 67 et 68 du dossier certifié du tribunal. On y affirme que certains groupes chrétiens et évangéliques ont été ciblés par toutes les factions du conflit civil en Colombie en raison de leur travail social, en particulier dans les zones où des guérilleros ou des forces paramilitaires sont présents. Le même document ajoute que bien que les évangélistes et les chrétiens (présumément autres que catholiques) aient été plus souvent ciblés que les prêtres, les soeurs et les laïques catholiques, beaucoup de personnes catholiques intervenant pour les droits de la personne ont été ciblées.

[11]            Contrairement aux allégations du défendeur, le rapport ne mentionne pas que les catholiques sont ciblés uniquement lorsqu'ils se consacrent aux droits de la personne. Il n'est pas mentionné non plus que le niveau hiérarchique de la personne ciblée est un facteur important pour la persécution. Il semble que ce soient les conclusions arrêtées par la Commission, et elles n'étaient pas, à mon avis, fondées sur la preuve.

[12]            La Commission a tiré une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité du demandeur parce qu'elle avait conclu qu'il n'était pas un membre important de l'église et qu'il était donc improbable qu'il soit ciblé par l'ELN. La Commission semble avoir été d'avis, si je me fie aux questions posées au demandeur pendant l'audience, que seul le prêtre de l'école du demandeur risquait d'être ciblé. Dans ses motifs, le commissaire note qu'un prêtre est resté à l'école. L'importance de ce fait m'échappe. Le commissaire mentionne aussi que le demandeur a précisé qu'il n'était pas un des dirigeants du groupe évangélique, mais cette précision contredit le témoignage du demandeur, reproduit à la page 8 de la transcription et à la page 187 du dossier certifié.

[13]            La Commission a conclu qu'il était improbable que l'ELN cible le demandeur en particulier, parce qu'il n'était qu'un des quinze étudiants du groupe. Le demandeur a soutenu, pendant l'audience, qu'il ne savait pas si d'autres membres du groupe avaient été pourchassés par l'ELN. Cependant, il a aussi présenté une lettre du prêtre avec lequel il travaillait qui disait que d'autres membres du groupe avaient été victimes de violence. Ainsi, contrairement à la conclusion de la Commission, le demandeur a bien fourni une preuve qu'il n'était pas la seule personne du groupe qui avait eu des problèmes avec l'ELN.

[14]            La Commission a aussi conclu qu'il n'y avait aucune preuve crédible ou digne de foi que les deux hommes qui avaient pourchassé le demandeur et ses amis le 24 septembre 2000 faisaient partie de l'ELN. La Commission a fondé sa conclusion sur le témoignage du demandeur selon lequel il n'avait pas pu voir si les hommes qui le pourchassaient étaient armés. Cependant, cette conclusion ne tenait pas compte du contexte dans lequel le témoignage a été présenté, notamment des incidents qui avaient précédé la poursuite, y compris les appels téléphoniques de menaces au cours desquels l'ELN avait été clairement identifiée. De plus, la décision ne tient pas compte de l'exposé des faits du demandeur dans lequel il déclarait [TRADUCTION] « mon ami m'a dit qu'ils avaient vu que ces personnes étaient armées. Je ne l'ai pas vu parce que j'ai couru seulement. » (Dossier du tribunal, au paragraphe 29.)

[15]            Bien que les décisions de la Commission fondées sur des conclusions quant à la crédibilité bénéficient d'un degré de déférence élevé, ces conclusions, lorsqu'elles sont fondées sur une appréciation de la vraisemblance, sont davantage susceptibles d'être assujetties à un examen détaillé dans le cadre d'un contrôle judiciaire, parce que la Cour peut souvent décider, tout aussi bien que la Commission, si le demandeur a présenté une narration des faits plausible et cohérente: Giron c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1992), 143 N.R. 238, [1992] A.C.F. no 481 (C.A.) (QL). Je suis convaincu qu'en la présente, la conclusion d'improbabilité de la Commission ne résiste pas à un examen poussé et qu'elle est manifestement déraisonnable.

[16]            Je suis convaincu aussi que la Commission a commis une erreur en concluant que le fait que le demandeur avait tardé à quitter la Colombie et à présenter immédiatement une demande d'asile à son arrivée aux États-Unis démontrait un manque de crainte subjective. En ce qui a trait au départ tardif de la Colombie, il n'a pas eu lieu après quatre mois comme la Commission l'a conclu, mais plutôt après deux mois et demi, selon la preuve. Le demandeur a fourni comme explication qu'il avait eu besoin de temps pour obtenir les documents de voyage et les fonds nécessaires. À son arrivée aux États-Unis, il a retenu les services d'un avocat pour l'aider à déposer sa demande. Cette demande a été déposée un mois plus tard. Il n'a pas tardé à déposer sa demande à son arrivée au Canada.

[17]            Le retard dans sa présentation est un facteur important dont la Commission peut tenir compte en examinant une demande d'asile : Gonzalez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1595, [2005] A.C.F. no 1965 (QL); Shahzad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 876, [2004] A.C.F. no 1069 (QL). Ce qui constitue un retard déraisonnable laissant croire à un manque de crainte subjective sera déterminé par les circonstances particulières de chaque cas.

[18]            Un examen de la jurisprudence révèle que des retards de sept semaines allant jusqu'à sept ans ont été qualifiés de déraisonnables : voir Shahzad, susmentionnée; Gonzalez, susmentionnée; Kandiah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 181, [2005] A.C.F. no 275 (QL); Soto c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 1521, [2004] A.C.F. no 1830 (QL); Juzbasevs c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 262, [2001] A.C.F. no 541 (QL).

[19]            En l'espèce, la Commission semble ne pas avoir tenu compte des explications du demandeur au sujet des retards quant à son départ de la Colombie et au dépôt de sa demande d'asile aux États-Unis, sans qu'elle donne de motifs expliquant pourquoi elle avait trouvé ces explications insuffisantes. Par conséquent, je conclus que la Commission a affirmé sans considérer la preuve que ces retards démontraient un manque de crainte subjective.

[20]            Dans l'ensemble, je conclus que la décision de la Commission est manifestement déraisonnable et que cette demande devra être accueillie. Aucune question de portée générale n'a été énoncée et aucune ne sera certifiée.

ORDONNANCE

            LA COUR ORDONNE que la demande soit accueillie et que l'affaire soit renvoyée pour un nouvel examen par un tribunal différemment constitué. Aucune question n'est certifiée.

« Richard G. Mosley »

JUGE

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traduction


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                      IMM-1444-05

INTITULÉ :                                     ARGEMIRO STIVEN PEREA DURAN

                                                         c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

DATE DE L'AUDIENCE :            LE 17 JANVIER 2006

LIEU DE L'AUDIENCE :             TORONTO (ONTARIO)                       

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                    LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :                   LE 17 JANVIER 2006

COMPARUTIONS:            

Jonathan Otis                                                                             POUR LE DEMANDEUR

                                                                       

Martin Anderson                                                                       POUR LE DÉFENDEUR

                                                                                                   AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Otis & Korman

Toronto (Ontario)                                                                      POUR LE DEMANDEUR

                                                                                                                                                           

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada                                            POUR LE DÉFENDEUR

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