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Date : 20060410

Dossier : IMM-2034-05

Référence : 2006 CF 404

ENTRE :

LUIS ALEJANDRO LEMUS ORTIZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON

INTRODUCTION

[1]                Le demandeur est un citoyen du Guatemala âgé de 23 ans qui est entré au Canada le 24 juillet 2004 et qui a peu après demandé l'asile à titre de réfugié au sens de la Convention ou une protection similaire au Canada pour le motif qu'il craindrait avec raison d'être tué par des membres d'une bande de jeunes au Guatemala connue sous le nom de « Mara 18 » . La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté la demande d'asile du demandeur. Les présents motifs font suite à l'audition d'un certain nombre de questions soulevées dans une demande de contrôle judiciaire visant cette décision. D'autres questions, appelées généralement questions touchant l'ordre inversé des interrogatoires ou les Directives no 7 du président, ont été entendues par un juge différent et feront l'objet de motifs distincts et d'une décision distincte.      

CONTEXTE

[2]                Le demandeur soutient que deux de ses anciens camarades de classe, Marcos et Oseas, sont membres d'une bande de jeunes guatémaltèque, la Mara 18, et qu'ils ont fait pression sur lui pour qu'il s'y joigne. Il a refusé leur [traduction] « invitation » . En conséquence, le 7 décembre 2003, ses deux anciens camarades de classe et d'autres membres de la bande l'auraient battu et l'auraient averti qu'il serait encore battu s'il ne se joignait pas à la Mara 18. Le même jour, le demandeur a signalé l'évènement à la police qui s'est contentée de lui suggérer de penser à déménager.

[3]                Marcos et Oseas auraient été arrêtés et emprisonnés pour vol au début de 2004. Le demandeur craint qu'ils aient associé leur arrestation avec sa plainte à la police.

[4]                Au début d'avril 2004, Marcos et Oseas n'étaient plus en prison. Ils ont encore rencontré le demandeur, ils l'ont battu et ils l'ont volé. Le demandeur soutient que, lors de cette altercation, Marcos lui a dit : [traduction] « La prochaine fois, nous allons te tuer. » D'autres menaces auraient suivi. Le demandeur prétend avoir quitté son emploi et l'école, puis s'être caché chez son frère, dont la maison se situe à l'extérieur de la ville de Guatemala.      

[5]                En juin 2004, le demandeur serait retourné à Guatemala pour visiter sa mère qui était malade. Il aurait encore rencontré un membre de la Mara 18, ni Marcos ni Oseas, qui l'aurait de nouveau menacé. Le demandeur soutient être encore allé voir la police ainsi qu'un bureau d'aide aux victimes malgré le fait qu'il ne pouvait identifier le membre de la bande à qui il avait eu affaire. L'événement de juin 2004 n'est pas consigné dans l'exposé circonstancié du Formulaire de renseignements personnels du demandeur ni dans les modifications considérables à ce formulaire déposées plus tard devant la Commission.   

DÉCISION À L'ÉTUDE

[6]                Après avoir traité en détail les questions touchant l'ordre inversé des interrogatoires ou les Directives no 7 du président, la Commission s'est penchée sur les éléments de fond de la demande d'asile du demandeur. Elle a d'abord étudié les questions portant sur les conditions au Guatemala. Elle a conclu son bref examen à ce sujet en citant des observations formulées par le conseil du demandeur selon lesquelles la réaction agressive de la police au Guatemala ne faisait qu'exacerber la criminalité déjà forte. Il est à noter que dans cette partie de ses motifs, la Commission n'a pas mentionné expressément la présence importante des bandes de jeunes, particulièrement de celle que le demandeur prétend craindre au Guatemala, ni leur nature violente.      

[7]                La Commission conclut cette partie des motifs de sa décision ainsi : « Il s'agit donc du contexte qui doit encadrer toute demande d'asile provenant de Guatémaltèques. » Je reviendrai plus loin dans les présents motifs sur l'absence de toute mention des bandes de jeunes en tant que partie de ce contexte.

[8]                La Commission procède ensuite à l'examen des allégations du demandeur donnant naissance à sa présumée crainte subjective. Elle commente les évènements de décembre 2003 et d'avril 2004. Elle prend note du rapport de police et d'une note provenant du bureau d'aide aux victimes, tous deux datés de juin 2004. La Commission affirme ensuite : « Le demandeur d'asile n'a pas signalé de problèmes en juin 2004. » Bien que cette affirmation soit exacte si on ne regarde que l'exposé circonstancié du Formulaire de renseignements personnels du demandeur et ses modifications, l'information sur laquelle elle est fondée ne doit pas être interprétée de cette manière limitée et l'examen du témoignage du demandeur devant la Commission réfute directement ce point de vue. Néanmoins, la Commission mentionne par la suite de ce témoignage et le considère « hautement improbable » . De plus, la Commission juge que le rapport de police et la note du bureau d'aide aux victimes ne sont ni dignes de foi ni crédibles. Elle écrit ensuite :   

Même s'il se peut que le demandeur d'asile ait été battu et volé par des assaillants inconnus le 2 avril 2004, je ne puis accepter que cet unique événement non contredit constitue de la persécution, une menace à la vie du demandeur ou un risque futur de torture[1]. [Non souligné dans l'original.]

Ce passage ne semble pas tenir compte des évènements de décembre 2003, où le demandeur avait été battu, dont la Commission avait précédemment pris acte.

[9]                Finalement, la Commission conclut :

À cause de cette contradiction essentielle au coeur de ses allégations, je conclus que les allégations contenues dans cette demande d'asile ne sont pas crédibles et qu'il n'existe pas de fondement subjectif à une crainte de préjudice sérieux pour ce demandeur au Guatemala[2]. [Non souligné dans l'original.]

Malgré les efforts admirables de l'avocat du défendeur, je suis convaincu qu'il est impossible, à partir des motifs de la Commission, de dégager l'antécédent de « cette contradiction essentielle » dont il est question dans l'extrait ci-dessus.

QUESTIONS

[10]            Dans le mémoire des arguments déposé au nom du demandeur, l'avocat du demandeur a soulevé les questions suivantes :

[traduction]

a) La Commission a-t-elle commis une erreur de fait et de droit en ne prenant pas en compte ou en interprétant mal certains éléments de preuve, particulièrement les explications plausibles fournies par le demandeur au sujet de ses assaillants;

b) La Commission a-t-elle commis une erreur de fait et de droit en ne prenant pas en compte ou en interprétant mal d'autres éléments de preuve portant sur les fondements objectif et subjectif de la demande d'asile du demandeur;

c) La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en n'appliquant pas le bon critère dans son évaluation du fondement subjectif de la demande d'asile du demandeur, en particulier quand elle s'est basée sur ses conclusions au sujet des deux rapports de police pour conclure que la demande d'asile du demandeur n'était pas subjectivement fondée;

d) La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en manquant aux règles de l'équité procédurale et de la justice naturelle en affirmant expressément lors de l'audience que les explications du demandeur au sujet de ces rapports étaient [traduction] « logiques » avant de juger dans sa décision qu'elles n'étaient pas dignes de foi ou crédibles[3].

[...]

[11]            À l'ouverture de l'audience devant la Cour, et lors d'interventions au cours de l'audience, la Cour a exprimé des doutes quant à la justesse des motifs qu'avait la Commission de rejeter la demande d'asile du demandeur. En d'autres mots, la Cour s'est demandé si la Commission avait manqué aux règles de l'équité procédurale et de la justice naturelle en n'exposant pas adéquatement les motifs justifiant son rejet de la demande d'asile du demandeur. À la fin de l'audience, j'ai informé les avocats que la demande de contrôle judiciaire du demandeur serait accueillie en raison du caractère inadéquat des motifs de la Commission, et ce, encore une fois, en dépit des efforts admirables de l'avocat du défendeur visant à dégager des mots de la Commission une explication valable et défendable de sa conclusion. En conséquence, je n'aborderai pas dans les présents motifs les questions soulevées directement au nom du demandeur.    

ANALYSE

[12]            J'ai déjà mentionné dans les présents motifs l'analyse des conditions dans le pays faite par la Commission afin d'établir le « contexte » encadrant l'analyse de la demande d'asile propre au demandeur. L'analyse des conditions dans le pays ne fait aucunement référence à la preuve documentaire portée à la connaissance de la Commission et traitant de façon convaincante de la présence importante, de la nature et de l'impact des bandes de jeunes au Guatemala. Un communiqué intitulé « InterAmerican Commission to Review War on Youth Gangs » , apparaissant aux pages 181 et 182 du dossier du tribunal, comporte le paragraphe suivant :

[traduction]

Selon les autorités locales, 60 500 personnes, dont de nombreux enfants, font partie de bandes dans les pays d'Amérique centrale. Au Honduras, on estime que les « maras » (le terme espagnol désignant les bandes de jeunes) comptent 36 000 membres, soit 65 % du total de l'Amérique centrale. Il y en aurait 14 000 au Guatemala, 10 500 au Salvador, 4 500 au Nicaragua, 2 600 au Costa Rica, 1 385 au Panama et 100 au Belize.

Ce document est daté du 1er juin 2005.

[13]            En mai / juin 2004, un rapport intitulé « Central America/Mexico Report » , apparaissant aux pages 183 et 184 du dossier du tribunal, contient les passages suivants :

[traduction]

Selon la Latin America Data Base (LADB), les forces policières dans la région signalent que la région compte plus de 69 000 membres de bandes organisés en 920 bandes, alors que d'autres sources avancent un chiffre aussi élevé qu'un demi-million. « Des rapports de police des différents pays indiquent que, au Guatemala, 20 % des homicides sont commis par des membres de bandes et que ce chiffre monte à 45 % au Honduras et au Salvador » .   

[...]

En fait, la brutalité est devenue la marque des activités des bandes, un moyen d'envoyer des messages de défi aux autorités gouvernementales résolues à sévir contre les membres de bandes, de renforcer la loyauté entre les membres d'une bande et de punir les rivaux.

[14]            Un rapport du Resource Center of the AMERICAS.ORG intitulé « Mega-March Against Violence » , publié à Guatemala le 14 août 2004, contient le passage suivant :

[traduction]

La Mara 18 et la Mara Salvatrucha sont les bandes criminelles les plus craintes du Guatemala. Selon Berger, les deux bandes sont responsables de 80 % des crimes commis dans ce pays d'Amérique centrale[4].

[15]            Je suis convaincu que les passages ci-dessus, et les documents soumis à la Commission en comportaient d'autres abondant dans le même sens, se rapportent au contexte propre à la demande d'asile du demandeur puisqu'il prétend craindre des membres de la Mara 18.

[16]            De même, l'affirmation dans les motifs de la Commission selon laquelle : « Le demandeur d'asile n'a pas signalé de problèmes en juin 2004 » , mentionnée précédemment, même replacée dans son contexte, qui n'est pas très étendu, ne tient pas compte du témoignage du demandeur devant la Commission.

[17]            Finalement, et cette question a également été abordée plus tôt dans les présents motifs, la Commission mentionne une « contradiction essentielle » au coeur des prétentions du demandeur bien qu'il soit tout simplement impossible d'établir quelle « contradiction essentielle » la Commission avait en tête.

[18]            Je suis convaincu que ces questions sont toutes essentielles à la conclusion de la Commission.

[19]            Dans Adu et al. c. Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration[5], ma collègue la juge MacTavish a écrit aux paragraphes [10], [11] et [14] de ses motifs :

Dans Baker, la Cour suprême du Canada a mentionné que, dans certaines circonstances, l'obligation d'agir équitablement exige qu'une décision soit motivée par écrit. C'est le cas en particulier lorsque, comme en l'espèce, la décision a des conséquences importantes pour la personne ou les personnes concernées. Selon la Cour, « [i]l serait injuste à l'égard d'une personne visée par une telle décision, si essentielle pour son avenir, de ne pas lui expliquer pourquoi elle a été prise » [...]

L'importance de rendre des décisions « motivées » a été reconnue de nouveau par la Cour suprême trois ans plus tard dans R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869 [...] où la Cour a indiqué que les parties qui n'ont pas gain de cause devraient savoir exactement pourquoi. Même si Sheppard était une affaire criminelle, le raisonnement que la Cour y a adopté a été appliqué dans le contexte administratif en général et dans le contexte de l'immigration en particulier [...]

[...]

À mon avis, ces « motifs » n'en sont pas du tout. Il s'agit plutôt essentiellement d'un résumé des faits et de l'énoncé d'une conclusion, sans aucune analyse étayant celle-ci[6][...] [Certaines références omises.]

[20]            Bien qu'il ne s'agisse pas en l'espèce de motifs équivalant à un simple résumé des faits suivi de l'énoncé d'une conclusion, je suis convaincu que le raisonnement de ma collègue s'applique tout autant à des motifs dont l'analyse du contexte propre à la demande d'asile du demandeur est incomplète, dont l'affirmation selon laquelle le demandeur d'asile, en l'espèce le demandeur, « n'a pas signalé de problèmes en juin 2004 » est tout simplement erronée et dont la référence à une « contradiction essentielle » est, en toute déférence, tout bonnement incompréhensible.

[21]            Je suis convaincu que les réserves que j'ai exprimées démontrent que la Commission n'a simplement pas, dans les faits, examiné la demande d'asile du demandeur. En agissant ainsi, j'en suis également convaincu, la Commission a manqué aux règles de l'équité procédurale et de la justice naturelle en omettant effectivement de fournir au demandeur une explication rationnelle justifiant le rejet de sa demande d'asile.

[22]            Lorsqu'il y a manquement à l'équité procédurale et à la justice naturelle, il n'est pas nécessaire de procéder à une analyse pragmatique et fonctionnelle pour déterminer la norme de contrôle applicable. La décision à l'étude doit être annulée[7].

CONCLUSION

[23]            En conséquence, la présente demande de contrôle judiciaire, uniquement pour ce qui est des questions soulevées en l'espèce devant la Cour, sera accueillie, la décision à l'étude sera annulée et la demande d'asile du demandeur sera renvoyée à la Commission de l'immigration et du statut de réfugié pour être entendue et jugée de nouveau par un tribunal différemment constitué. Vu que certains aspects de la présente demande de contrôle judiciaire sont actuellement examinés par un autre juge et qu'une décision distincte tranchera les questions touchant l'ordre inversé des interrogatoires ou les Directives no 7 du président, la Cour va ordonner que la nouvelle audience devant la Commission soit reportée jusqu'à ce que la Cour d'appel fédérale ait jugé tout appel de la décision portant sur les autres aspects de la présente demande de contrôle judiciaire ou jusqu'à ce que le délai prescrit pour déposer un avis d'appel devant cette cour soit échu, la date la plus lointaine étant retenue. Il revient à la Cour d'appel fédérale de trancher la question de savoir si tout autre délai doit être ordonné.   

[24]            À la fin de l'audience, les avocats ont été informés que la présente demande de contrôle judiciaire, ou plus précisément les parties de la présente demande de contrôle judiciaire jugées en l'espèce par la Cour, serait accueillie. Ni l'un ni l'autre des avocats n'ont proposé de question à certifier. Aucune question ne sera certifiée.

« Frederick E. Gibson »

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 10 avril 2006

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-2034-05

INTITULÉ :                                                    LUIS ALEJANDRO LEMUS ORTIS

                                                                        c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 14 MARS 2006

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :              LE JUGE GIBSON

DATE DES MOTIFS :                                   LE 10 AVRIL 2006

COMPARUTIONS :

Timothy Wichert                                               POUR LE DEMANDEUR

John Provart                                                      POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Timothy Wichert                                                POUR LE DEMANDEUR

Jackman and Associates

Toronto (Ontario)

John H. Sims, c.r.                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)



[1] Dossier du tribunal, page 18.

[2] Dossier du tribunal, page 19.

[3] Dossier de la demande du demandeur, page 256.

[4] Dossier du tribunal, page 187.

[5] 2005 CF 565, 26 avril 2005, [2005] A.C.F. no 693.

[6] La référence de l'arrêt Baker, cité au premier paragraphe, est Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, et plus précisément, au paragraphe 43 des motifs de cette décision; la phrase citée apparaît dans les termes suivants : « Il serait injuste à l'égard d'une personne visée par une telle décision, si essentielle pour son avenir, de ne pas lui expliquer pourquoi elle a été prise. »

[7] Voir : Shaker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 185, 10 février 2006.

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