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Date : 20060605

Dossier : IMM‑5390‑05

Référence : 2006 CF 694

Ottawa (Ontario), le 5 juin 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BEAUDRY

 

ENTRE :

GALINA DELEVA STAYKOVA

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, présentée suivant le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), à l’égard d’une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu, en date du 27 juillet 2005, que la demanderesse n’avait pas la qualité de réfugiée au sens de la Convention ou de personne à protéger.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[2]               La demanderesse soulève les trois questions suivantes :

1.      La Commission a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a conclu que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption de la protection de l’État?

2.      La Commission a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a conclu que la demanderesse avait une possibilité de refuge intérieur (PRI) en Bulgarie?

3.      Les motifs fournis par la Commission à l’égard du rejet de la demande d’asile de la demanderesse étaient‑ils insuffisants?

 

[3]               Pour les motifs ci‑après énoncés, la réponse à la première question est affirmative et la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Compte tenu de la réponse à la première question, il n’est pas nécessaire que la Cour traite des deuxième et troisième questions.

 

LES FAITS

[4]               La demanderesse est une citoyenne bulgare d’origine rome. Elle est née à Karlovo le 15 mai 1978.

 

[5]               Elle est entrée au Canada le 25 juillet 2002 après être passée par Londres, Sainte‑Lucie et la Barbade, et elle a présenté dès son arrivée une demande d’asile à titre de réfugiée au sens de la Convention.

 

[6]               La demanderesse a été élevée selon la culture et les traditions romes. Elle s’identifie elle‑même comme Rome et est identifiée ainsi par autrui en Bulgarie.

 

[7]               Elle a subi de la discrimination en raison de son origine rome dès qu’elle a commencé à fréquenter l’école et jusqu’à son départ en 2002.

 

[8]               En octobre 1996, elle a été enlevée par quatre hommes bulgares et violée par deux d’entre eux. Lorsqu’ils l’ont relâchée, ses agresseurs l’ont menacée de la tuer si elle signalait l’incident aux policiers. Elle et des membres de sa famille ont tenté de déposer une plainte, mais le policier avec lequel ils ont parlé se comportait de manière grossière et dédaigneuse.

 

[9]               En 2000, le père de la demanderesse a ouvert un magasin dans le quartier rom de Karlovo. Il a rapidement subi du harcèlement, d’abord par des policiers, puis par des Bulgares racistes qui lui demandaient de l’argent et qui menaçaient d’enlever la demanderesse si sa famille refusait de se soumettre à leurs demandes financières.

 

[10]           Des membres de la famille de la demanderesse ont tenté de nouveau de signaler l’affaire à la police, mais ils n’ont reçu aucune aide.

 

[11]           Un autre incident similaire est survenu en novembre 2001, mais cette fois les policiers sont intervenus et les racistes se sont enfuis. Lorsque la demanderesse et des membres de sa famille se sont rendus au poste de police le lendemain pour tenter de faire arrêter leurs agresseurs et de les poursuivre, on leur a dit que les policiers ne feraient rien d’autre que ce qui avait déjà été fait.

 

[12]           Le magasin a été fermé en décembre 2001 parce que les membres de la famille de la demanderesse ne pouvaient pas exploiter l’entreprise en étant obligés de payer de l’argent à des fins de protection à ceux qui les harcelaient.

 

[13]           En janvier 2002, la demanderesse et son frère ont été agressés et ont subi des blessures; les policiers ont de nouveau refusé de faire une enquête. La demanderesse a menacé de signaler à la direction générale à Plovdiv le fait que les policiers avaient refusé de l’aider, mais elle ne l’a pas fait.

 

[14]           En mars 2002, la demanderesse a été détenue par des policiers qui la soupçonnaient soi‑disant de faire de la prostitution. Elle a subi des agressions verbales et physiques au cours de sa détention.

 

[15]           La famille de la demanderesse a demandé l’aide d’un organisme de défense des droits des Roms, mais elle n’a reçu aucune assistance.

 

[16]           Le harcèlement et la violence n’ont pas arrêté, et continuent aujourd’hui. La demanderesse et sa famille craignent, si elle retourne en Bulgarie, que ces hommes bulgares racistes qui prétendent que la famille de la demanderesse a encore une dette envers eux puissent la forcer à faire de la prostitution.

 

LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[17]           La Commission a conclu que la demanderesse n’a pas réfuté la présomption de la disponibilité de la protection de l’État en Bulgarie, et elle a mentionné que la demanderesse n’avait pas tenté d’obtenir une assistance juridique après le prétendu incident de mars 2002 avec les policiers de Karlovo.

 

[18]           La Commission a en outre conclu que la preuve documentaire présentée par l’agent de protection des réfugiés lors de l’audience n’appuyait pas la prétention de la demanderesse selon laquelle elle n’avait pas une PRI ailleurs en Bulgarie et celle selon laquelle des groupes racistes violents étaient de connivence avec la police.

 

[19]           La Commission a par conséquent conclu que la demanderesse pouvait se réclamer d’une PRI en Bulgarie.

 

L’ANALYSE

La norme de contrôle

[20]           Les conclusions de la Commission quant à l’existence d’une possibilité de refuge intérieur en Bulgarie sont des conclusions de fait et l’intervention de la Cour n’est justifiée qu’en présence d’une erreur manifestement déraisonnable (Ashiru c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 6, [2006] A.C.F. no 3 (1re inst.) (QL), et Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 1283 (1re inst.) (QL)).

 

[21]           La jurisprudence de la Cour quant à la norme de contrôle applicable à une décision de la Commission selon laquelle un demandeur n’a pas réfuté la présomption de la disponibilité de la protection de l’État est partagée.

 

[22]           Dans les décisions Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 193, [2005] A.C.F. no 232 (1re inst.) (QL), Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Smith, [1999] 1 C.F. 310 (1re inst.), et Racz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1293, [2004] A.C.F. no 1562 (1re inst.) (QL), la Cour a conclu que la norme était la décision raisonnable simpliciter.

 

[23]           Dans les décisions Malik c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1189, [2005] A.C.F. no 1453 (1re inst.) (QL), et Muszynski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1075, [2005] A.C.F. no 1329 (1re inst.) (QL), la Cour a statué que les conclusions de fait qui amenaient la Commission à conclure qu’un demandeur d’asile pouvait obtenir une protection de l’État étaient des conclusions susceptibles de contrôle selon la norme de la décision manifestement déraisonnable.

 

[24]           La troisième question, celle à l’égard de la prétendue insuffisance des motifs de la Commission, se rapporte à l’équité procédurale; l’équité procédurale ne fait pas l’objet d’une norme de contrôle particulière. Si la Cour décide que les motifs fournis par la Commission à l’égard de sa décision sont insuffisants, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

 

1.                  La Commission a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a conclu que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption de la protection de l’État?

 

[25]           La demanderesse prétend que la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a conclu qu’elle n’avait pas réfuté la présomption de la protection de l’État.

 

[26]           La demanderesse prétend que l’arrêt Kadenko c. Canada (Solliciteur général) (1996), 143 D.L.R. (4th) 532 (C.A.F.), ne peut pas être interprété d’une façon qui donne à penser qu’un individu doit épuiser toutes les possibilités avant que la présomption de la protection de l’État puisse être réfutée. Dans la présente affaire, le fait que la demanderesse ait été persécutée par des policiers bulgares et le fait que la crédibilité de ses allégations à l’égard de la brutalité policière n’ait pas été mise en doute devraient être suffisants pour réfuter cette présomption.

 

[27]           Le fait que des représentants de l’État aient persécuté la demanderesse entache la nature démocratique de l’État bulgare, et le fardeau devrait par conséquent être moins élevé (Chaves, précitée, et Molnar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1081, [2003] 2 C.F. 339 (1re inst.)).

 

[28]           La demanderesse fait valoir avec insistance qu’il était déraisonnable pour la Commission de s’attendre à ce qu’elle tente d’obtenir la protection de l’État après avoir demandé en vain l’aide de la police à six différentes reprises, et après avoir subi de mauvais traitements de la part de policiers en mars 2002.

 

[29]           La demanderesse prétend en outre que la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle en omettant de prendre en compte la preuve documentaire qui appuyait sa demande d’asile. Bien que la demanderesse ne conteste pas le fait que la Commission n’a pas à mentionner de façon exhaustive toute la preuve dont elle dispose, elle affirme que le rapport sur les droits de la personne en Bulgarie, préparé par le Département d’État américain, et le document BGR 43403, document de recherche sur les pays d’origine préparé par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, appuient sa prétention selon laquelle des Roms subissent de mauvais traitements, sont battus et sont tués par des policiers en Bulgarie.

 

[30]           Le défendeur soutient que cette dernière prétention est totalement dépourvue de fondement, et que le tribunal, dans ses motifs, fait effectivement des commentaires à l’égard d’éléments de preuve similaires. Le défendeur prétend de plus que les renvois à de la preuve anecdotique de persécution de Roms dans les rapports cités par la demanderesse ne démontrent pas que le tribunal a commis une erreur susceptible de contrôle.

 

[31]           Avec égards, je ne peux pas souscrire à la prétention du défendeur. Sauf quant à la prétention de la demanderesse selon laquelle son père avait demandé l’aide d’une association qui défend les intérêts des Roms, la Commission n’a pas mis en doute la crédibilité de ses allégations.

 

[32]           La preuve documentaire dont disposait la Commission, associée au fait que la demanderesse avait été incapable d’obtenir l’assistance des policiers à six différentes reprises, incluant des incidents de viol et d’agression ayant causé des blessures corporelles, constituait une preuve de l’indifférence relative de l’État à l’égard de la persécution subie par les Roms.

 

[33]           Lorsque l’État ferme les yeux sur la persécution commise par des tiers, la présomption de la disponibilité de la protection de l’État est considérablement amoindrie. Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, M. le juge La Forest a écrit ce qui suit au paragraphe 50 :

Il s’agit donc de savoir comment, en pratique, un demandeur arrive à prouver l’incapacité de l’État de protéger ses ressortissants et le caractère raisonnable de son refus de solliciter réellement cette protection. D’après les faits de l’espèce, il n’était pas nécessaire de prouver ce point car les représentants des autorités de l’État ont reconnu leur incapacité de protéger Ward. Toutefois, en l’absence de pareil aveu, il faut confirmer d’une façon claire et convaincante l’incapacité de l’État d’assurer la protection. Par exemple, un demandeur pourrait présenter le témoignage de personnes qui sont dans une situation semblable à la sienne et que les dispositions prises par l’État pour les protéger n’ont pas aidées, ou son propre témoignage au sujet d’incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l’État ne s’est pas concrétisée. En l’absence d’une preuve quelconque, la revendication devrait échouer, car il y a lieu de présumer que les nations sont capables de protéger leurs citoyens. La sécurité des ressortissants constitue, après tout, l’essence de la souveraineté. En l’absence d’un effondrement complet de l’appareil étatique, comme celui qui a été reconnu au Liban dans l’arrêt Zalzali, il y a lieu de présumer que l’État est capable de protéger le demandeur. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[34]           Dans l’arrêt Rajudeen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1984] A.C.F. no 601 (C.A.F.) (QL), M. le juge Stone a écrit ce qui suit :

L’intimé prétend qu’il n’y a eu aucune persécution en l’espèce parce que les auteurs des actes de violence dont se plaint le requérant sont des bandes de brutes hors‑la‑loi et non pas l’État lui‑même. Selon lui, certains éléments de preuve démontrent que l’État a effectivement désapprouvé ce genre de comportement et a fourni des mesures de redressement devant les tribunaux du Sri Lanka. Cependant, je crois que nous devons examiner ce qui s’est réellement produit. Il est vrai que les actes reprochés n’ont pas été commis par l’État ni ses représentants. Par ailleurs, l’examen de l’ensemble de la preuve me convainc que la police ne pouvait pas ou, pis encore, ne voulait pas protéger de façon efficace le requérant contre les agressions dont il faisait l’objet. Par conséquent, en raison de sa race et de sa religion, le requérant ne pouvait raisonnablement s’attendre à être protégé par une importante institution étatique contre des agressions illégales. À mon avis, il avait des bons motifs d’éprouver des craintes et, objectivement, ces craintes étaient bien fondées.

 

 

[35]           Je suis d’avis que la présente affaire est plutôt similaire et qu’il était déraisonnable pour la Commission de s’attendre à ce que la demanderesse se tourne vers l’État en Bulgarie pour obtenir de la protection. La Commission a par conséquent commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a conclu que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption de la protection de l’État.

 

2.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a conclu que la demanderesse avait une possibilité de refuge intérieur (PRI) en Bulgarie?

3.         Les motifs fournis par la Commission à l’égard du rejet de la demande d’asile de la demanderesse étaient‑ils insuffisants?

 

[36]           Compte tenu de la réponse à la première question, il n’est pas nécessaire de traiter des deuxième et troisième questions.

 

[37]           Ni l’une ni l’autre des parties n’ont souhaité proposer une question grave de portée générale.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie. L’affaire est renvoyée à un tribunal nouvellement constitué afin qu’il statue à nouveau sur l’affaire.

 

« Michel Beaudry »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

 

Danièle Laberge, LL.L.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑5390‑05

 

INTITULÉ :                                       GALINA DELEVA STAYKOVA

c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

                                                            DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 23 MAI 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE BEAUDRY

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 5 JUIN 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Ann Brailsford‑Child                                                                 POUR LA DEMANDERESSE

 

Lorne McClenaghan                                                                 POUR LE DÉFENDEUR

 

                                                                                               

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ann Brailsford‑Child                                                                 POUR LA DEMANDERESSE

Sarnia (Ontario)                                                                       

 

John H. Sims, c.r.                                                                     POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

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