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Recueil des arrêts de la Cour fédérale
British Columbia Native Women's Society c. Canada (1re inst.) [2001] 4 C.F. 191

Date : 20010612

Dossier : T-2175-99

Référence neutre : 2001 CFPI 646

ENTRE :

                                   

     BRITISH COLUMBIA NATIVE WOMEN'S SOCIETY et

JANE GOTTFRIEDSON

demanderesses

- et -

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

T-2179-99

ENTRE :

        PAUKTUUTIT, INUIT WOMEN'S ASSOCIATION et

VERONICA DEWAR

demanderesses

- et -

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

T-892-00

ENTRE :

     BRITISH COLUMBIA NATIVE WOMEN'S SOCIETY et

JANE GOTTFRIEDSON

demanderesses

- et -

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse


                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE

Le protonotaire John A. Hargrave

[1]                 Les demanderesses ont intenté les trois actions dont il est question en l'espèce parce qu'elles considèrent que la Stratégie de développement des ressources humaines autochtones (SDRHA), un programme de formation mis en place le 29 avril 1999 dans le but d'aider les Autochtones à se préparer au marché du travail, à obtenir un emploi valable et à le conserver, crée de la discrimination à l'égard des femmes autochtones.

[2]                 Dans sa requête qu'elle appuie sur divers motifs, la défenderesse, la Couronne, sollicite la radiation de parties des déclarations modifiées dans l'affaire T-892-00, dans laquelle la British Columbia Native Women's Society est demanderesse, et dans l'affaire T-2179-99, dans laquelle la Pauktuutit, Inuit Women's Association est demanderesse; elle demande également la radiation intégrale de la déclaration modifiée dans l'affaire T-2175-99, dans laquelle la British Columbia Native Women's Society est encore une fois demanderesse, en faisant valoir que cette action fait double emploi avec l'action T-892-00 et, par conséquent, est frivole et vexatoire et constitue un abus de procédure. J'examinerai tout d'abord quelques-uns des faits un peu plus en détail.

LES FAITS

[3]                 À quelques exceptions près, les faits exposés ci-dessous sont tirés pour la plupart des trois déclarations. J'aimerais souligner qu'aux fins de la radiation d'un acte de procédure en vertu de la règle 221, je dois considérer que les faits, tels qu'ils sont exposés dans les déclarations, sont avérés, s'ils ne sont pas étrangers à l'affaire.


[4]                 La SDRHA, annoncée le 29 avril 1999 par le ministre du Développement des ressources humaines du Canada, proposait une stratégie quinquennale de 1,6 milliard de dollars ayant pour objectif « ... de permettre aux groupes autochtones d'offrir un éventail plus large de programmes qui aideront les Autochtones à se préparer au marché du travail, à obtenir un emploi valable et à le conserver » . Le financement était réparti entre divers programmes dont les services de garde d'enfants chez les Premières nations et les Inuits, les programmes pour les Autochtones et les Inuits vivant en milieu urbain, les programmes jeunesse et les programmes pour les personnes handicapées.

[5]                 En vertu de la SDRHA, un accord prévoyant un financement s'étalant sur une période de cinq ans a été conclu avec les représentants des organisations autochtones. Dans chacune des trois actions en cause en l'espèce, les demanderesses contestent l'absence de financement suffisant pour les groupes de femmes.

[6]                 Les associations demanderesses représentent, comme leurs noms l'indiquent, les femmes inuites et les femmes autochtones de la Colombie-Britannique, vivant à l'intérieur ou à l'extérieur des réserves. J'utiliserai Pauktuutit pour désigner l'organisation représentant les femmes inuites et l'acronyme BCNWS pour désigner l'organisation représentant les femmes autochtones de la Colombie-Britannique.

[7]                 La Pauktuutit, qui est un organisme national représentant toutes les femmes inuites du Canada, a comme mandat d' « encourager leur participation » à l'étude de diverses questions « à l'échelle communautaire, régionale et nationale » . La BCNWS, qui est une direction régionale de l'Association des femmes autochtones du Canada, représente les femmes autochtones vivant à l'intérieur ou à l'extérieur des réserves en Colombie-Britannique. La personne demanderesse dans l'action de la Pauktuutit, Mme Dewar, est une femme d'affaires de Rankin Inlet, au Nunavut, et, comme l'indique la déclaration, est présidente de la Pauktuutit. Mme Gottfriedson, la personne qui est demanderesse dans les actions T-2175-99 et T-802-00, est membre de la bande indienne de Lower Similkameen, présidente de la BCNWS et ex-présidente de l'Association des femmes autochtones du Canada. Comme elle a exercé diverses fonctions officielles auprès des femmes autochtones, elle a une connaissance directe du programme fédéral de création d'emplois.


[8]                 Les actions portent principalement sur l'omission alléguée de la Couronne de consulter soit la Pauktuutit soit la BCNWS quant aux effets de la SDRHA pour les femmes autochtones. Il est allégué que divers accords prévus par la SDRHA ont été conclus avec des groupes d'hommes autochtones seulement : en conséquence, on considère que les femmes autochtones sont victimes de discrimination du fait de leur sexe et de leur lieu de résidence. Il est plus précisément allégué que les femmes autochtones n'ont pas été autorisées à participer à différents aspects de la création d'emplois ni consultées par le gouvernement au sujet d'autres questions dont le financement pour les jeunes, les personnes handicapées et les services de garde d'enfants. Les demanderesses font état du caractère généralisé de la violence contre les femmes autochtones et soulignent que, lorsqu'on le compare au volet consacré aux réserves, le volet urbain de la SDRHA est minime et particulièrement discriminatoire puisque, même si les deux tiers des Autochtones habitent à l'extérieur des réserves, une majorité de ceux-ci sont des femmes et leurs enfants.

[9]                 Les demanderesses affirment que non seulement la Couronne ne les a pas consultées, mais en outre qu'elle ne les a pas autorisées à gérer la SDRHA, les ententes nationales conclues avec divers groupes de Premières nations ou les fonds transférés ou à participer à leur administration.


[10]             D'après les demanderesses, cela contrevient d'une façon ou d'une autre aux articles 6, 7, 15 et 28 de la Charte canadienne des droits et des libertés. Plus précisément, elles font valoir que la SDRHA a une incidence directe sur le droit des femmes autochtones de quitter les réserves pour aller occuper un emploi ou suivre une formation, ce qui contrevient à l'article 6 de la Charte. Les demanderesses soutiennent que la SDRHA a une incidence directe sur le droit des femmes autochtones de pouvoir gagner leur vie grâce au programme de création d'emplois de la défenderesse, ce qui contrevient à l'article 7 de la Charte. Enfin, elles affirment que la SDRHA porte directement atteinte au droit des femmes autochtones à l'égalité, sans discrimination fondée sur le sexe ou le lieu de résidence, en contravention du paragraphe 15(1) et de l'article 28 de la Charte.

[11]             Les diverses questions soulevées peuvent être classées dans huit catégories :

1)                   Le critère applicable à la radiation d'un acte de procédure.

2)                   L'application de la Charte.

3)                   L'interprétation large des dispositions contractuelles.

4)                   Jugement déclaratoire et dommages-intérêts.

5)                   Liberté de circulation et d'établissement des femmes autochtones en vertu de l'article 6 de la Charte.

6)                   Sécurité de la personne des femmes autochtones en vertu de l'article 7 de la Charte.

7)                   Absence de revendications fondées de la part des associations demanderesses en vertu du paragraphe 15(1) de la Charte.

8)                   Redondance du fait de la similitude des revendications.

Avant de procéder à mon analyse, j'aimerais souligner que le prononcé des présents motifs a eu un retard inacceptable.

ANALYSE

Le critère applicable à une requête en radiation

[12]             On dit que les règles de droit applicables à la radiation d'un acte de procédure devant la Cour fédérale sont bien connues. C'est peut-être vrai pour les avocats qui plaident devant la Cour fédérale. Toutefois, les parties et des personnes du public lisent de temps à autre des décisions judiciaires : pour ces personnes, les principes juridiques fondamentaux applicables à la radiation ne sont peut-être pas si ordinaires et si simples. Je les passerai donc brièvement en revue.


[13]             La décision Dyson v. Attorney-General, [1911] 1 K.B. 410 à la p. 419, est un bon point de départ pour l'analyse de cette question. En effet, on y trouve un passage dans lequel le lord juge Fletcher Moulton, de la Cour d'appel, a dit qu'un demandeur ne devrait pas être [Traduction] « privé d'un jugement » sauf si l'action qu'il a intentée est [Traduction] « manifestement et presque incontestablement mal fondée » . Dans Dyson, la Cour était d'avis que le pouvoir permettant de radier un acte de procédure parce qu'il n'y a pas de cause raisonnable d'action ne devait pas être utilisé lorsque l'acte de procédure soulevait une question d'importance générale ou une question importante de droit. En formulant ce critère, le lord juge Fletcher-Moulton a dit :

[Traduction]À mon avis, il est évident que notre système judiciaire ne permettrait jamais qu'un demandeur soit ainsi privé d'un jugement sans qu'une cour ait examiné son droit d'être entendu, sauf dans les cas où la cause d'action est manifestement et presque incontestablement mal fondée. (page 419)

Bien qu'il soit formulé de façon différente, le critère appliqué devant la Cour fédérale impose un fardeau tout aussi lourd à la partie qui demande la radiation d'un acte de procédure. Revenant pour un moment à l'opinion de la Cour d'appel selon laquelle la radiation d'un acte de procédure ne doit pas être utilisée lorsque l'acte en question soulève une question importante de droit, la Cour fédérale a exprimé des préoccupations similaires. Des questions importantes de droit ne devraient pas être tranchées sur simple requête en radiation d'un moyen de défense ou d'un acte de procédure, sauf si elles sont si manifestement vaines qu'on peut les déclarer d'emblée irrecevables : Vulcan Equipment Co. c. Coats Co. Inc., [1982] 2 C.F. 1977, p. 78 (C.A.F.), autorisation de pourvoi refusée (1982) 63 C.R.R. (2d) 261 (C.S.C.).

[14]             Lors de l'examen d'un acte de procédure qui est visé par une requête en radiation, je dois prendre en considération l'ensemble de l'acte de procédure contesté, l'interpréter dans son contexte d'une façon libérale et ne le radier que s'il est évident et manifeste qu'il doit être rejeté au procès :


Est tout aussi élémentaire le principe selon lequel, dans le cadre d'une requête en radiation comme celle en l'espèce, la Cour doit prendre en considération l'ensemble de l'acte de procédure contesté et l'interpréter dans son contexte d'une façon que je pourrais qualifier de libérale; et elle ne devrait le radier que s'il est évident et manifeste qu'il doit être rejeté au procès. (Martel c. Bande indienne Samson, décision non publiée, 17 mars 1999, juge Hugessen, T-2391-88)

[15]             En vertu du critère de l'absence d'une cause raisonnable d'action applicable devant la Cour fédérale, un lourd fardeau qui incombe à la partie demanderesse, il doit être évident, manifeste ou hors de tout doute raisonnable que l'action ne peut aboutir : ce critère a été formulé dans de nombreuses décisions, notamment Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, page 979, Operation Dismantle Inc. (et autres) c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, pages 486 et 487, et Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada, [1980] 2 R.C.S. 735, page 740. La norme fixée est élevée : le désir d'éviter des litiges inutiles et de préserver les ressources de la Cour ne doit pas priver une partie d'un jugement auquel elle a droit. Ce n'est que lorsqu'une procédure est dénuée de toute chance d'être accueillie qu'il devient primordial de préserver les ressources de toutes les parties intéressées.


[16]             Lorsque, comme c'est le cas en l'espèce, la partie qui demande la radiation invoque les règles 221(1)c) et f), règles où il est question de procédures vexatoires ou abusives, le critère est aussi rigoureux, sinon plus, que celui qui s'applique dans le cas de la règle 221(1)a) : Waterside Ocean Navigation Co. c. International Navigation Ltd., [1977] 2 C.F. 257 (1re inst.), page 259, une décision du juge en chef adjoint Thurlow. Font partie des actions frivoles et vexatoires celles qui ne mèneront à aucun résultat pratique. Les mots « frivole » et « vexatoire » définissent une revendication qui est manifestement insoutenable : Attorney General of the Duchy of Lancaster v. London & NorthWestern Railway Co., [1892] 3 Ch. 274 (C.A.), page 277. Une action est abusive lorsqu'elle constitue un usage à mauvais escient ou détourné de la procédure de la Cour. C'est une action qui ne peut donner aucun résultat valable, une action dans laquelle les défendeurs sont entraînés dans un litige long et coûteux qui ne peut donner aucun résultat positif : voir, par exemple, le jugement du lord juge Bowen dans Willis v. Earl of Beauchamp, (1886) 11 P.D. 59 (C.A.), page 63. Tous ces motifs accessoires de radiation pour cause de non-pertinence ou de redondance, ou parce qu'il s'agit d'un acte de procédure frivole ou vexatoire ou constituant un abus de procédure, sont étroitement liés puisque font également partie des actes de procédure frivoles ou vexatoires les actes de procédure qui constituent un abus de procédure : Ashmore v. British Coal Corp., [1990] 2 QB 338 (C.A.), page 347.

[17]             De multiples actions peuvent constituer un abus de la procédure de la Cour. Le lord juge Kay de la Cour d'appel a dit dans l'affaire Earl Poulett v. Viscount Hill, [1893] 1 Ch. 277, que [Traduction] « [l]orsqu'un demandeur a intenté une action qui lui permet d'obtenir tout ce à quoi il a droit, il ne devrait pas intenter une autre action [...] La deuxième action est dénuée de tout fondement » (page 282). Dans l'affaire Eggum v. Cumberland House Development Corp., (1990) 88 Sask. R. 164, le juge Harbinsky de la Cour du Banc de la Reine a repris ce passage d'Earl Poulett pour justifier la radiation de l'une des deux actions comportant les mêmes faits, demandant la même réparation et découlant des mêmes circonstances. Cela ne signifie pas que les actions multiples sont, en soi, abusives, mais que lorsque des actions font double emploi ou qu'il serait possible d'obtenir la réparation voulue par une seule action, l'action superflue doit soit être suspendue soit être radiée, selon les circonstances.

[18]             Enfin, on peut se demander si une modification permettrait de conserver un acte de procédure qui serait autrement radié. Le critère applicable pour qu'un acte de procédure soit radié sans autorisation de le modifier est qu'il ne doit pas exister la moindre trace d'une cause d'action légitime. Tel était le point de vue du juge en chef adjoint Jerome dans l'affaire McMillan c. Canada (1996), 108 F.T.R. 32, page 32, citant l'arrêt Kiely c. Canada, (1987) 10 F.T.R. 10.


L'application de la Charte

[19]             Pour commencer, il est nécessaire de préciser la nature de la revendication des demanderesses fondée sur la Charte pour déterminer certains des principes juridiques applicables. En l'espèce, les demanderesses ne contestent pas la constitutionnalité de dispositions législatives. Elles contestent plutôt la conduite du pouvoir exécutif. Il est évident que le pouvoir exécutif a l'obligation d'agir conformément aux préceptes de la Charte. Ses décisions sont assujetties au contrôle judiciaire en vertu de l'article 32 de la Charte :

Je ne doute pas que l'exécutif du gouvernement canadien ait l'obligation d'agir conformément aux préceptes de la Charte. (Operation Dismantle c. La Reine, précité, page 455)

Il n'est pas contesté que la Charte s'applique. Cependant, le fait que les demanderesses contestent un comportement et non des dispositions législatives peut entraîner une distinction en fonction des réparations demandées.

L'interprétation large des dispositions contractuelles

[20]             Dans l'affaire T-892-00, la BCNWS demande notamment que l'on considère que les accords de financement auxquels elle n'est pas partie comportent implicitement des dispositions qui reconnaîtraient à ses membres l'égalité des sexes dans le financement, y compris l'administration de ces accords, et non pas uniquement un financement équitable. Cette demande est exposée à la section E de la réparation revendiquée dans cette action par les demanderesses :

[Traduction] E. La reconnaissance de l'égalité des sexes dans les accords nationaux et régionaux conclus en matière de financement des programmes de création d'emplois à l'intention des Autochtones afin d'offrir également des programmes et des services aux hommes et aux femmes vivant à l'intérieur ou à l'extérieur des réserves, y compris la gestion de ces accords.


La Couronne invoque trois éléments pour demander la radiation de ce paragraphe : premièrement, le principe du lien contractuel joue à l'encontre des demanderesses; deuxièmement, le pouvoir de réparation de la Cour ne lui permet pas d'interpréter des accords contractuels comme s'ils comportaient certaines dispositions; et troisièmement, la Cour devrait refuser d'inclure des dispositions implicites dans des accords lorsqu'elle devrait, pour ce faire, restructurer des programmes gouvernementaux complexes.

Lien contractuel

[21]             L'interprétation étroite et rigide des contrats, qui trouve son expression en common law dans le principe du lien contractuel faisant une distinction entre, d'une part, les parties intervenant à un contrat à titre de signataires ou en donnant leur assentiment à un contrat verbal et, d'autre part, les parties qui revendiquent des droits ou auxquelles le contrat a pour but d'imposer des obligations, peut contrer l'objectif d'un contrat ou causer des difficultés d'ordre pratique. Les tribunaux ont pu éviter les difficultés d'ordre pratique et, en fait, certaines absurdités découlant du lien contractuel, en interprétant et en faisant évoluer les règles de droit applicables. Je cite de façon générale une analyse excellente du principe du lien contractuel et de ses modifications, notamment les restrictions qui y ont été apportées comme celles de la fiducie, dans Fridman on Contract, 4e édition, 1994, Carswell, aux pages 187 et suivantes.

[22]             Les demanderesses se voient opposer le principe du lien contractuel lorsqu'elles essaient de trouver une façon de participer aux contrats conclus par la Couronne et des groupes des Premières Nations, et je me reporte ici aux accords de financement conclus en vertu de la SDRHA. Le principal argument des demanderesses est que l'on devrait considérer ces contrats comme incluant implicitement certaines dispositions.


[23]             L'argument invoqué par les demanderesses pour demander que des dispositions soient considérées comme implicitement incluses dans les contrats conclus par la Couronne et des groupes des Premières Nations et en vertu desquels le Canada assure un financement pour la création d'emplois à l'intention des Autochtones est que la Couronne [Traduction] « ... ne peut pas camoufler ses politiques discriminatoires fondées sur le sexe et la race en invoquant le principe du lien contractuel et priver ainsi les femmes inuites et autochtones des programmes de création d'emplois » (p. 20 des prétentions écrites). Bien qu'elle soit intéressante, cette prétention n'est pas directement étayée par la doctrine et la jurisprudence invoquées par les demanderesses.

[24]             Une fois ce principe posé, la BCNWS fait remarquer qu'on a modifié le libellé de la SDRHA afin d'assurer que les personnes handicapées reçoivent un financement égal, mais que les femmes doivent recevoir un financement équitable mais non égal. Les demanderesses sollicitent donc une interprétation large permettant d'inclure implicitement l'égalité de financement pour les femmes, conformément à la disposition concernant les droits à l'égalité dans la Charte. La BCNWS fait en outre valoir que le gouvernement du Canada, représenté par la Couronne dans la présente action, ne peut pas se soustraire à la Charte en concluant des accords uniquement avec des groupes d'hommes, inuits et autochtones, mais non avec des groupes de femmes.

[25]             S'appuyant sur cette position initiale, l'avocate de la BCNWS invoque un extrait de l'arrêt Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679 :

Dans le cas de l'interprétation large, l'incompatibilité découle de ce que la loi exclut à tort plutôt que de ce qu'elle inclut à tort. Si l'incompatibilité découle de ce que la loi exclut, la déclaration d'invalidité de cette incompatibilité peut avoir pour effet logique d'inclure le groupe exclu dans le texte législatif en question. La portée de la loi est ainsi étendue par interprétation large au lieu de recevoir une interprétation atténuée. [page 698, souligné dans l'original]

L'avocate fait valoir que les femmes autochtones ont été délibérément exclues de l'application de la loi, savoir par leur exclusion du programme de création d'emplois à l'intention des Autochtones du MDRH en vertu de la SDRHA, et que la reconnaissance de l'égalité des sexes grâce à l'interprétation large constituerait une mesure corrective.

[26]             L'avocate de la BCNWS conclut cette partie de son argumentation en faisant valoir que l'interprétation large est une mesure corrective légitime, et elle invoque à cette fin la citation suivante tirée de la page 702 de l'arrêt Schachter :


En conséquence, l'interprétation large devrait être reconnue comme une mesure corrective légitime semblable à la dissociation et devrait pouvoir être utilisée en vertu de l'art. 52 dans les cas où elle constitue une technique appropriée pour satisfaire aux objets de la Charte et réduire au minimum l'ingérence judiciaire dans les parties de la loi qui en soi ne sont pas contraires à la Charte.

[27]             Le problème est que l'arrêt Schachter ne traite ni des obligations contractuelles ni du lien contractuel, mais énonce plutôt les principes qui sont applicables dans le contexte d'une loi. En fait, cet arrêt concernait des articles de la Loi constitutionnelle de 1982 et de la Charte.

[28]             Abordant le concept de l'interprétation large des contrats qui permet d'y inclure implicitement des clauses qui ne s'y trouvent pas, la défenderesse invoque tout d'abord le concept restreint de la common law en matière de lien contractuel : [Traduction] « Seules les parties à un contrat peuvent exercer des recours en vertu de celui-ci » . Ce principe trouve son expression dans un passage de la décision Dunlop Pneumatic Tyre Ltd. v. Selfridge & Co. Ltd., [1915] A.C. 847, page 853 :

[Traduction]Vos Seigneuries, en droit anglais, il y a certains principes fondamentaux. Ainsi, seule une personne partie à un contrat peut engager des poursuites en vertu de ce contrat. Notre droit ne sait rien du jus quaesitum tertio né d'un contrat. Un tel droit peut être conféré par le biais du droit des biens, par exemple en vertu d'une fiducie, mais il ne peut être conféré à un étranger au contrat pour lui donner le droit de faire exécuter le contrat in personam.

[29]             Le principe du lien contractuel a été plus récemment défini par le juge Iacobucci dans l'arrêt London Drugs Ltd. c. Kuehne & Nagel International Ltd., [1992] 3 R.C.S. 299, pages 415 et 416 :

Le principe du lien contractuel a été énoncé à maintes reprises dans la doctrine et la jurisprudence, avec parfois plus ou moins d'effet. De manière générale, ce principe veut qu'un contrat ne confère des droits ou n'impose des obligations qu'aux personnes qui y sont parties [...] Il est désormais généralement admis que ce principe comporte deux éléments ou aspects très distincts. D'une part, il empêche les parties à un contrat d'imposer des responsabilités ou des obligations à des tiers. D'autre part, il empêche les tiers de bénéficier des droits ou des avantages que confère un contrat; [...] [non souligné dans l'original]


[30]             Invoquant les arrêts London Drugs Ltd. [précité, page 417] et Greenwood Shopping Plaza Ltd. c. Beattie, [1980] 2 R.C.S. 228, pages 238 à 241, l'avocat de la Couronne souligne à juste titre qu'il existe des exceptions en vertu desquelles un contrat peut conférer des droits à un tiers, c'est-à-dire la fiducie, le mandat et une intention claire de toucher un bénéfice. La Couronne soutient qu'il est évident que la BCNWS ne fait pas partie des entités qui ont le droit d'invoquer l'une des exceptions au principe du lien contractuel.

[31]             Dans l'arrêt Greenwood Shopping Plaza Ltd. c. Beattie (précité, page 240), la Cour suprême du Canada a reconnu que la création d'une fiducie peut permettre de vaincre l'obstacle que constitue le lien contractuel. L'argument a été rejeté en raison du manque de preuve sur ce point car celui-ci n'avait pas été débattu devant les tribunaux d'instance inférieure. Certes, l'emploi du mot « fiducie » dans une entente serait suffisant pour conférer des droits à des tiers. Et je me reporte ici à la décision Johns-Manville Canada Inc. v. John Carlo Ltd., (1981) 113 D.L.R. (3d) 686 (H.C. Ont.), dans laquelle le juge de première instance a conclu, à la page 692, que la création d'une fiducie était expressément prévue dans le contrat, un point de vue qu'a confirmé la Cour suprême du Canada dans l'arrêt répertorié Citadel General Insurance Co. c. Johns-Manville Inc., [1983] 1 R.C.S. 513. La décision Johns-Manville nous amène à un passage traitant des tiers bénéficiaires dans l'ouvrage Waddams on Contracts, 1998, 4e édition, Canada Law Book Inc., page 196; après s'être reporté à la décision Johns-Manville, l'auteur examine si la mention expresse d'une fiducie est nécessaire dans un accord pour que des droits soient conférés à des tiers :


[Traduction]...On ne sait toutefois pas vraiment quel comportement, outre l'emploi exprès du mot « fiducie » , suffit à indiquer l'intention manifeste de créer une fiducie. L'equity n'a jamais exigé que des mots particuliers soient utilisés pour qu'il y ait création d'une fiducie, c'est pourquoi il devrait suffire, en principe, que les parties manifestent leur intention de créer des droits équivalents. Pourtant, les tribunaux se sont abstenus de statuer que l'intention d'accorder un bénéfice à un tiers est suffisante pour créer une fiducie, car cela équivaudrait à abroger le principe du lien contractuel. Par conséquent, on ne sait pas encore vraiment quel comportement (en dehors de l'emploi exprès du mot « fiducie » ) suffit pour indiquer clairement l'intention requise.

[32]             Le juge Iacobucci, qui a rendu le jugement de la Cour dans l'arrêt London Drugs (précité), a encore une fois prononcé le jugement de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Fraser River Pile & Dredge Ltd c. Can-Dive Services Ltd., [1999] 3 R.C.S. 108. Il a souligné que, dans l'arrêt London Drugs, la Cour a décidé d'adopter une méthode plus directe pour des raisons de principe plutôt que d'ajouter une autre exception particulière au principe du lien contractuel. À la page 126 de l'arrêt Can-Dive Services, la Cour expose ce qu'elle a appelé « deux facteurs cruciaux et cumulatifs » , savoir l'intention d'accorder le bénéfice en question aux parties qui cherchent à invoquer la disposition contractuelle et si les activités exercées par le tiers sont les activités mêmes qu'est censé viser le contrat en général, ou la disposition en particulier, compte tenu des intentions des parties.

[33]             J'ai de la difficulté à accepter l'argument de la Couronne qui affirme que l'arrêt London Drugs nie toute possibilité que des bénéfices découlent pour des tiers des accords conclus en vertu de la SDRHA parce qu'il y est question d'un financement équitable pour les femmes. Il s'agit d'un renvoi évident au droit des femmes autochtones et inuites aux bénéfices découlant de la SDRHA et des accords conclus en vertu de celle-ci. La question de savoir s'il s'agit d'une fiducie ou d'un manquement à une obligation fiduciaire, comme on l'a allégué, semblerait, en soi, constituer une question importante de droit qui, comme la Cour d'appel fédérale l'a souligné dans l'arrêt Vulcan Equipment (précité), ne devrait pas être tranchée par requête sommaire.


[34]             La présence d'une clause fiduciaire pourrait certes aider les demanderesses à obtenir le jugement déclaratoire. Toutefois, même si la présence d'une telle clause dans un accord joue en faveur des demanderesses en tant que tiers bénéficiaires des accords conclus en vertu de la SDRHA, je ne vois pas en quoi elle leur donne le droit de modifier une clause contractuelle particulière pour y substituer le mot « égal » au mot « équitable » , à moins que la Cour ne possède un pouvoir lui permettant de considérer des contrats conclus entre d'autres personnes comme incluant implicitement des clauses particulières. Examinons maintenant le concept de l'interprétation large des accords.

Restrictions fondées sur la compétence qui limitent l'interprétation large

[35]             La Couronne avance aussi des arguments pour réfuter le concept, proposé par les demanderesses, consistant à considérer qu'un contrat auquel les demanderesses ne sont pas parties comporte implicitement certaines dispositions. La Couronne invoque ici les restrictions fondées sur la compétence qui limitent la mesure corrective que constitue l'interprétation large.

[36]             L'argument fondamental de la Couronne, c'est-à-dire imposer des restrictions fondées sur la compétence limitant la mesure corrective que constitue l'interprétation large, est que la Cour fédérale ne possède pas le pouvoir réparateur nécessaire à cette fin, premièrement parce que l'interprétation large est une mesure ayant pour but de corriger une loi inconstitutionnelle et non des accords et, deuxièmement, parce que la Cour fédérale n'a aucun pouvoir indépendant lui permettant de modifier les accords conclus par la Couronne et des tiers.

[37]             La Couronne fait tout d'abord valoir que les tribunaux ne sont habilités à inclure des dispositions par interprétation large que dans le cas de lois et qu'ils exercent ce pouvoir en vertu de l'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1992. La Couronne invoque ensuite l'arrêt Schachter (précité), soulignant que la Cour suprême du Canada a examiné la question de la mesure corrective la plus appropriée dans le cas d'une loi inconstitutionnelle et contrevenant par conséquent à la Charte.


[38]             Bien qu'il y ait deux séries de motifs dans l'arrêt Schachter, la conclusion est la même dans les deux cas. Sont pertinents en l'espèce les motifs du juge en chef Lamer, qui a rédigé les motifs en son nom et en celui de quatre autres juges de la Cour. Le juge Lamer a commencé son analyse en faisant remarquer que s'offraient deux sortes de mesures correctives selon que l'on voulait radier la législation en vertu du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle ou que l'on exerçait un recours individuel en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte.

[39]             Le paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle prévoit que sont inopérantes les dispositions incompatibles de toute règle de droit.

La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.

Le paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés concerne le recours que peuvent exercer les personnes victimes de violation ou de négation des droits ou libertés qui leur sont garantis par la Charte, auquel cas la Cour peut déterminer la réparation appropriée :

Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

[40]             Il ressort implicitement de l'extrait suivant tiré de l'arrêt Schachter qu'on ne peut appliquer les techniques d'interprétation atténuée ou d'interprétation large que lorsque l'on a déterminé que les dispositions d'une loi contreviennent à la Charte :


Un tribunal jouit d'une certaine latitude dans le choix de la mesure à prendre dans le cas d'une violation de la Charte qui ne résiste pas à un examen fondé sur l'article premier. L'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 prévoit l'annulation des « dispositions incompatibles » de toute règle de droit. Selon les circonstances, un tribunal peut simplement annuler une disposition, il peut l'annuler et suspendre temporairement l'effet de la déclaration d'invalidité ou il peut appliquer les techniques d'interprétation atténuée ou d'interprétation large. En outre, en vertu de l'art. 24 de la Charte, tout tribunal compétent peut octroyer à « [t]oute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte » la « réparation » qu'il estime « convenable et juste » . Lorsqu'il choisit la façon dont il appliquera l'art. 52 ou l'art. 24, un tribunal doit déterminer les mesures qu'il prendra eu égard à la nature de la violation et au contexte de la loi visée. [pages 695 et 696 - non souligné dans l'original]

[41]             Dans l'arrêt Schachter, la Cour a examiné les mesures correctives que constituent l'interprétation atténuée et l'interprétation large dans le contexte des mesures correctives s'offrant en vertu du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle et, ce qui est plus important, uniquement dans le contexte de dispositions législatives jugées inconstitutionnelles. De plus, l'interprétation large n'est pas un recours en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte :

   Même lorsque l'application de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 n'est pas déclenchée, il peut y avoir une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte. Cela peut se produire quand la loi ou la disposition législative n'est pas inconstitutionnelle en soi, mais qu'elle a donné lieu à une mesure prise en contravention des droits garantis par la Charte. Le paragraphe 24(1) offre une réparation à la personne dont les droits ont été violés.

   Cette mesure a été décrite comme une sorte de technique d'interprétation atténuée; à ne pas confondre avec la véritable interprétation atténuée mentionnée ci-dessus. [Schachter, pages 719 et 720 - non souligné dans l'original]


[42]             Si on examine les dispositions de la déclaration, on constate qu'il n'y est pas allégué que des dispositions législatives sont inconstitutionnelles, mais plutôt qu'une mesure prise par la défenderesse porte atteinte à un droit garanti par la Charte. En l'espèce, il est clair que l'application du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle n'est pas déclenchée parce que la contestation ne porte pas sur une loi inconstitutionnelle. Si l'on s'appuie sur ce raisonnement de la défenderesse, l'interprétation large des dispositions de diverses ententes auxquelles les demanderesses ne sont pas parties ne constitue pas une mesure corrective appropriée parce qu'il n'existe pas de pouvoir permettant de considérer que certaines dispositions sont implicitement incluses dans le contrat. Il en est ainsi si l'on accepte, comme conclusion finale, la restriction qu'a apportée la Cour suprême à la common law fédérale en tant que loi du Canada dans l'arrêt R. c. Thomas Fuller (1958) Ltd., [1980] 1 R.C.S. 695, à la p. 707 :

Il est établi qu'à l'art. 101, l'expression « lois du Canada » signifie les lois édictées par le Parlement.

Dans son ouvrage intitulé Constitutional Law of Canada, version à feuilles mobiles de Carswell, Hogg souligne que [Traduction] « l'arrêt Fuller Construction illustre les lacunes de la démarche rigide adoptée par la Cour suprême du Canada relativement à l'exigence de l'"existence d'une législation fédérale applicable" » (page 7-21 du ch. 7.2b)). Hogg critique également le concept de l'existence d'une législation fédérale applicable et celui des lois du Canada tels qu'ils ont été examinés dans les arrêts Quebec North Shore Paper Co. c. Canadien Pacifique, [1977] 2 R.C.S. 1054, et McNamara Construction c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 655. La common law fédérale, en tant que source de la compétence de la Cour fédérale, a toutefois continué à évoluer. Il est maintenant indubitable que l'expression « lois du Canada » s'entend non seulement des textes législatifs eux-mêmes mais aussi de certains principes de common law. Je pense ici à l'arrêt Roberts c. Canada, [1989] 1 R.C.S. 322, où Madame le juge Wilson, qui a rédigé les motifs de la Cour, a fait remarquer qu'à la page 659 dans l'arrêt McNamara Construction (précité), le juge en chef Laskin a indiqué que la compétence relevait de « ... la législation fédérale applicable, que ce soit une loi, un règlement ou la common law » . Madame le juge Wilson a conclu à l'existence d'une common law fédérale dans certains domaines et a estimé qu'il s'agissait de déterminer dans l'arrêt Roberts si la loi applicable au titre aborigène était de la common law fédérale, ce à quoi elle a répondu par l'affirmative (pages 339 et 340 de l'arrêt Roberts). Malheureusement, comme le souligne Sgayias à la page 8 de l'ouvrage Federal Court Practice, édition 2001, l'arrêt Roberts ne permet pas de préciser ce qui constitue la common law fédérale ni les domaines dans lesquels elle existe :


[Traduction] L'arrêt Roberts ne fournit pas une méthode permettant de déterminer ce qui constitue la common law fédérale. Le principe de l'existence d'une common law fédérale dans certains domaines de compétence législative relevant exclusivement du fédéral n'est ni approuvé ni désapprouvé.

Est utile à cet égard l'arrêt Rhine c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 442, dans lequel il était question de la Loi sur les paiements anticipés pour le grain des Prairies qui, pour le juge en chef Laskin, était un cadre législatif détaillé constituant un élément d'un plan d'ensemble pour la commercialisation du grain produit au Canada. L'affaire avait été soumise à la Cour fédérale devant laquelle il avait été question de la compétence de cette dernière pour connaître de cette demande. Du fait des répercussions de la loi, la Cour a statué qu'il existait une législation fédérale valide régissant l'opération, objet du litige devant la Cour fédérale. Le juge en chef Laskin a ajouté ce qui suit :

Est-il nécessaire d'ajouter qu'on ne peut invariablement attribuer les « contrats » ou les autres créations juridiques, comme les délits et quasi-délits, au contrôle législatif provincial exclusif, ni les considérer, de même que la common law, comme des matières ressortissant exclusivement au droit provincial. (page 447)

Pour résumer et appliquer ces principes à l'espèce, disons que le droit fédéral des contrats peut être appliqué lorsqu'une affaire comporte un cadre législatif fédéral détaillé. Je me demande si le cadre législatif de la SDRHA a une portée aussi large que celle du cadre législatif applicable à la production, à la livraison et à la commercialisation du grain; je ne suis toutefois pas disposé à affirmer catégoriquement qu'il n'existe pas de common law fédérale pour ce qui est du contrat concernant les demanderesses. La demande n'est donc pas vaine puisque la Cour pourrait avoir en vertu de la common law une compétence en matière contractuelle.


[43]             L'avocat de la Couronne fait ensuite valoir que même si la Cour peut, en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte, déterminer la réparation qu'elle estime convenable et juste eu égard aux circonstances, ce pouvoir discrétionnaire ne lui permet pas d'inclure par interprétation des clauses dans des accords contractuels. Cet argument repose sur l'affaire Singh c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 178, dans lequel la Cour suprême du Canada a rendu deux séries de motifs, chacune faisant droit au pourvoi. L'avocat me cite les motifs de Madame le juge Wilson, à la page 222, pour soutenir que le paragraphe 24(1) de la Charte ne confère pas en soi à un tribunal le pouvoir d'accorder une réparation qu'il n'est pas par ailleurs habilité à accorder :

Le paragraphe 24(1) de la Charte confère des pouvoirs de redressement à « un tribunal compétent » . Cette expression présuppose, si je comprends bien, l'existence d'une compétence indépendante de la Charte elle-même.

[44]             Si on oublie pour un instant que les demanderesses qui sollicitent une modification contractuelle sont des tiers, le pouvoir conféré par la common law à un tribunal d'inclure des conditions implicites dans des contrats peut être un outil utile. Toutefois, il faut l'utiliser avec circonspection puisqu'il va à l'encontre des principes du caractère certain, de la stabilité et du caractère prévisible applicables aux contrats. Dans Waddams on the Law of Contracts (précité), l'approche très restrictive de l'inclusion de conditions implicites dans un contrat fait l'objet de commentaires, mais il n'y est question que des cas où des clauses sont en fait fréquemment implicites dans un contrat : voir pages 357 et suivantes. Si on revient à la réparation sollicitée par les demanderesses en tant que tierces parties aux accords conclus en vertu de la SDRHA, on constate que ni dans l'analyse faite ni dans la jurisprudence citée, que ce soit dans Waddams ou par l'avocate des demanderesses, il n'est question de clauses qui auraient été incluses implicitement dans un contrat en faveur d'un tiers au mépris du principe du lien contractuel et des principes de common law que sont le caractère certain, la stabilité et le caractère prévisible des contrats conclus par des parties.

[45]             L'interprétation large, savoir la reformulation de clauses spécifiques dans des contrats conclus par d'autres parties, est peut-être un argument original, mais cela ne constitue pas un motif de radier un acte de procédure de manière sommaire, en particulier lorsque les demanderesses font valoir que la Couronne se soustrait à ses obligations grâce aux accords conclus en vertu de la SDRHA avec des groupes d'hommes autochtones. L'argumentation des demanderesses doit être rejetée en raison de la répugnance des tribunaux à restructurer des programmes gouvernementaux complexes, sujet que j'aborde maintenant.


Restructuration de programmes gouvernementaux

[46]             Bien que l'interprétation large des accords afin de favoriser un tiers puisse être très difficile, il ne s'agit pas d'une méthode vaine. Aussi l'avocat de la Couronne offre-t-il une autre analyse. Il affirme que, même si elle pourrait avoir compétence pour inclure par interprétation des dispositions dans un contrat conclu par des tiers, la Cour devrait refuser de le faire parce qu'en agissant ainsi, elle modifierait considérablement des programmes gouvernementaux complexes. Cette méthode exigerait une révision substantielle, allant bien au-delà du simple fait d'ajouter implicitement des dispositions à un accord afin de conférer des bénéfices aux demanderesses. Je suis d'accord pour dire que cette tâche doit être laissée au gouvernement. Il existe des précédents permettant de l'affirmer.

[47]             La Cour suprême du Canada a exprimé l'opinion qu'il est ni souhaitable ni acceptable que les tribunaux conçoivent des réparations alternatives lorsque le gouvernement dispose d'une myriade de solutions susceptibles de remédier à l'inconstitutionnalité du régime existant. Elle a au contraire clairement indiqué qu'il est préférable de prononcer l'invalidité en vertu du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle, laissant ainsi au gouvernement le soin de restructurer son programme pour se conformer à cette ordonnance. La Couronne renvoie ici à l'arrêt Eldridge c. Procureur général de la Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 624, page 691, où, au paragraphe 96, le juge La Forest a considéré qu'un jugement déclaratoire est une réparation convenable et a supposé que le gouvernement agirait rapidement afin de corriger l'inconstitutionnalité du régime en question. L'avocat invoque également l'arrêt Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342, pages 392 et 393, où le juge en chef Dickson, qui a prononcé les motifs de la Cour, a cru préférable que la Cour se limite à faire une déclaration de manière à laisser au gouvernement la souplesse nécessaire pour élaborer une solution appropriée aux circonstances.


[48]             Il convient, en l'espèce, d'appliquer ce principe qui ne permet pas la restructuration des programmes gouvernementaux. De plus, la réparation convenable serait un jugement déclaratoire, comme l'a suggéré le juge en chef Dickson. Les demanderesses ont sollicité divers jugements déclaratoires et même si elles pourraient peut-être les obtenir, il est manifeste et évident qu'un tribunal ne récrira pas un contrat pour conférer des avantages à des tiers si cela devait entraîner la réorganisation complète d'un programme gouvernemental complexe lorsqu'il serait possible d'obtenir le même résultat par un jugement déclaratoire, laissant ainsi la possibilité à la Couronne de restructurer son programme.

Conclusion quant à l'interprétation large des contrats avec des tiers

[49]             En résumé, la demande visant à obtenir l'application du principe de l'interprétation large d'un contrat, contrat auquel les demanderesses ne sont pas parties, n'est pas vaine. Toutefois, il n'est manifestement pas possible de faire droit à une demande de restructuration par la Cour fédérale d'un programme gouvernemental complexe. Il n'existe pas la moindre trace d'une cause d'action légitime qui pourrait permettre une modification. Le paragraphe 1E de la demande de réparation, à la page 4 de la déclaration dans l'affaire T-892-00, est radié sans autorisation de le modifier.

Jugement déclaratoire et dommages-intérêts


[50]             La défenderesse n'affirme pas qu'un jugement déclaratoire ne peut pas être accordé dans une action intentée contre la Couronne. C'est exact car, en l'espèce, la Couronne n'est pas un office fédéral au sens de la définition contenue à l'article 2 de la Loi sur la Cour fédérale. La Couronne ne peut donc pas être désignée dans une demande de contrôle judiciaire engagée en vertu de l'article 18 de la Loi. C'est ce qu'a clairement indiqué le juge Muldoon dans l'affaire Harris c. Canada, [1999] 2 C.F. 392. Dans cette affaire, M. Harris n'a pas contesté une loi, mais bien des actes du gouvernement qualifiés de négligence dans l'administration de la perception des impôts et d'érosion massive de l'assiette fiscale nationale. À la page 406, le juge Muldoon a fait remarquer qu'un contrôle judiciaire ne pouvait pas être exercé contre la Couronne car elle n'est pas un office fédéral. Il a annulé une ordonnance radiant la déclaration et permis que l'action se poursuive, répondant ainsi à la question théorique de savoir si la Couronne bénéficie d'une immunité à l'égard des actions visant à obtenir un jugement déclaratoire. La défenderesse fait valoir que les demanderesses ne peuvent pas à la fois obtenir un jugement déclaratoire et des dommages-intérêts.

[51]             La défenderesse souligne que, dans l'affaire T-2179-99, les demanderesses sollicitent diverses déclarations d'inconstitutionnalité ainsi que des dommages-intérêts. Je reconnais que les demanderesses sollicitent la même double réparation dans les actions T-2175-99 et T-892-00, même si les mots « jugement déclaratoire » ne figurent pas dans la liste des réparations demandées. La défenderesse soutient que, en règle générale, des dommages-intérêts et une déclaration d'inconstitutionnalité ne peuvent pas être jumelés. Ainsi, le paragraphe M de la réparation demandée dans l'affaire T-2179-99, le paragraphe K dans l'affaire T-892-00 et, dans la mesure où l'action T-2175-99 n'est pas intégralement radiée, le paragraphe K devraient, selon la défenderesse, être radiés.

[52]             La défenderesse invoque deux arrêts au soutien de sa position. Dans l'arrêt Guimond c. Québec, [1996] 3 R.C.S. 347, la Cour suprême du Canada a fait remarquer que, en règle générale, une action en dommages-intérêts présentée en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte ne peut être jumelée à une action en déclaration d'invalidité fondée sur l'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982; elle a invoqué à cette fin un passage tiré des motifs du juge en chef Lamer dans l'arrêt Schacter (précité), page 720 :

Il y aura rarement lieu à une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte en même temps qu'une mesure prise en vertu de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Habituellement, si une disposition est déclarée inconstitutionnelle et immédiatement annulée en vertu de l'art. 52, l'affaire est close. Il n'y aura pas lieu à une réparation rétroactive en vertu de l'art. 24.


Dans l'arrêt Guimond, des dommages-intérêts étaient demandés en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte par suite d'une simple allégation d'inconstitutionnalité d'une disposition en vertu de laquelle un emprisonnement pouvait remplacer le paiement d'une amende.

[53]             Le juge Gonthier a résumé sa compréhension de l'interaction entre le paragraphe 24(1) de la Charte et un jugement déclaratoire rendu en vertu de l'article 52 de la Loi constitutionnelle :

Même s'il est impossible d'affirmer que des dommages-intérêts ne peuvent jamais être obtenus à la suite d'une déclaration d'inconstitutionnalité, il est exact que, en règle générale, une action en dommages-intérêts présentée en vertu du par. 24(1) de la Charte ne peut être jumelée à une action en déclaration d'invalidité fondée sur l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. (Guimond, page 360)

Si je comprends bien, cela signifie que lorsqu'une disposition est radiée parce qu'elle est inconstitutionnelle en vertu de l'article 52, l'affaire est close et il n'y a pas lieu à une réparation rétroactive en vertu de l'article 24.

[54]             Si on tient compte des arrêts Guimond et Schachter, le problème que pose l'argument de la défenderesse est que les demanderesses ne sollicitent pas une déclaration d'invalidité de la législation, mais revendiquent plutôt un jugement déclaratoire à l'encontre de mesures discriminatoires inconstitutionnelles, découlant notamment du manquement à une obligation fiduciaire.


[55]             La défenderesse reconnaît que les demanderesses ne sollicitent pas un jugement déclaratoire en vertu du paragraphe 52(1) de la Constitution. Elle affirme toutefois que tout jugement déclaratoire obtenu par les demanderesses conformément au paragraphe 24(1) de la Charte aurait néanmoins une incidence importante sur un programme national complexe, touchant de nombreux individus et organismes. Elle ajoute que la réparation sollicitée dans les présentes réclamations ressemble davantage à un jugement déclaratoire en vertu du paragraphe 52(1) et qu'il faudrait donc appliquer le raisonnement suivi dans les arrêts Guimond et Schachter.

[56]             L'avocate des demanderesses souligne qu'un jugement déclaratoire est peut-être particulièrement approprié pour concevoir des réparations dans les cas de manquement de la part de la Couronne à ses obligations fiduciaires à l'égard des Autochtones puisqu'il pourrait avoir un effet pratique lorsque la Couronne a refusé de reconnaître ses obligations. L'avocate invoque divers arrêts, notamment Harris c. Canada (précité), confirmé [2000] 256 N.R. 221, autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada refusée [2001] 264 N.R. 391, dans lequel des allégations de mauvaise administration de la Loi de l'impôt sur le revenu n'ont pas été radiées. De même, la requête présentée par la Couronne dans le but d'obtenir la radiation d'une action visant à obtenir un jugement déclaratoire relatif aux droits aborigènes des Métis a été rejetée dans l'affaire Dumont v. Canada, (1987) 48 Man. R. (2nd ) 4, page 10, infirmée [1988] 52 D.L.R. (4th) 25 par la Cour d'appel du Manitoba et rétablie [1990] 1 R.C.S. 279. De plus, dans l'arrêt Bande indienne de Montana c. Canada, [1991] 2 C.F. 30 (C.A.F.), page 38, autorisation d'appel rejetée, la Cour a statué que les règles générales sur les jugements déclaratoires s'appliquaient et non la Charte, étant donné qu'il était question en l'espèce d'un jugement déclaratoire à l'encontre de la Couronne pour manquement à des obligations fiduciaires.


[57]             J'estime important en l'espèce qu'aucune déclaration d'invalidité n'aie été demandée. Cependant, aucun des avocats n'a été en mesure de citer des décisions directement applicables qui permettraient de démontrer qu'il serait impossible d'accorder un jugement déclaratoire et des dommages-intérêts en l'espèce. L'avocat de la défenderesse n'a pu qu'affirmer que la réparation sollicitée était semblable à un jugement déclaratoire en vertu du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle. C'est loin de la certitude nécessaire pour radier un acte de procédure. En fait, il s'agit d'une question importante de droit qui ne devrait pas être tranchée sur requête sommaire en radiation puisqu'il ne s'agit pas d'une demande futile justifiant une telle mesure, et je renvoie ici à la décision Vulcan Equipment (précitée), page 519. Par conséquent, les paragraphes sollicitant des dommages-intérêts dans chacune des trois actions doivent être maintenus.

Liberté de circulation et d'établissement des femmes autochtones en vertu de l'article 6 de la Charte

[58]             Dans chacune des trois déclarations, les demanderesses sollicitent une réparation en vertu de l'article 6 de la Charte, savoir des jugements déclaratoires relativement à l'omission de la défenderesse de fournir les ressources nécessaires pour permettre la mobilité des femmes autochtones en matière d'emploi, en vertu de la nouvelle stratégie de création d'emplois à l'intention des Autochtones. Les demanderesses ne précisent pas la disposition de l'article 6 de la Charte qu'elles invoquent; il semble toutefois s'agir de l'alinéa 6(2)b) :

Tout citoyen canadien et toute personne ayant le statut de résident permanent au Canada ont le droit :

...

b)de gagner leur vie dans toute province.

[59]             La défenderesse fait valoir que, même s'il garantit le droit de gagner sa vie dans toute province, l'alinéa 6(2)b) de la Charte ne confère pas un droit aux ressources qui pourraient aider à le faire. Elle invoque ici des extraits tirés des arrêts Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591, et Office canadien de commercialisation des oeufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157, qui énoncent tous les deux le droit d'un citoyen de se déplacer à l'intérieur du pays et d'établir sa résidence à l'endroit de son choix, sans égard aux frontières provinciales, et qui précisent que la liberté garantie par l'article 6 traduit un intérêt pour la dignité de l'individu de sorte que ce dernier devrait pouvoir échapper à tout traitement discriminatoire de l'État fondé sur le lieu de résidence :

Le paragraphe 6(2) était destiné à protéger le droit d'un citoyen (et par extension celui d'un résident permanent) de se déplacer à l'intérieur du pays, d'établir sa résidence à l'endroit de son choix et de gagner sa vie sans égard aux frontières provinciales.(Black, précité, page 620)


La liberté garantie à l'art. 6 traduit un intérêt pour la dignité de l'individu. Les alinéas 6(2)b) et 6(3)a) favorisent la réalisation de cet objet en garantissant une certaine autonomie sur le plan de la liberté personnelle de circulation et d'établissement, et en interdisant à l'État de miner cette liberté et cette autonomie au moyen d'un traitement discriminatoire fondé sur le lieu de résidence antérieur ou actuel. La liberté de gagner sa vie est une question d'accomplissement de soi et de survie. L'article 6 vise à rendre applicable un droit fondamental de la personne qui est étroitement lié à l'égalité, celui d'être en mesure de participer à l'économie sans être assujetti à des lois qui établissent une distinction fondée principalement sur des attributs liés au choix de l'endroit où gagner sa vie. (Office canadien de commercialisation des oeufs, précité, page 197)

Dans la décision Archibald c. Canada, [1997] 3 C.F. 335, le juge Muldoon a examiné un arrêt antérieur, Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357, ainsi que l'arrêt Black (précité) et a résumé la raison pour laquelle l'article 6 a été inclus dans la Charte en disant : « L'article 6 a été inclus dans la Charte pour conférer aux citoyens canadiens le droit général de se déplacer n'importe où au pays pour exercer le métier de leur choix » (page 392). Le juge Muldoon a ensuite poursuivi en précisant que le paragraphe 6(3) de la Charte prévoyait des exceptions, qui ne s'appliquent pas en l'espèce.

[60]             La défenderesse en conclut que les réclamations des demanderesses fondées sur l'article 6 de la Charte, invoquant essentiellement l'omission de fournir des ressources adéquates pour permettre la mobilité en matière d'emploi, va plus loin et n'entraîne pas la protection prévue à l'alinéa 6(2)b) de la Charte et, par conséquent, devraient être radiées parce que non fondées.


[61]             Les demanderesses reconnaissent que les femmes inuites et autochtones ont le droit de se déplacer dans toute province ou dans tout territoire pour travailler, sous réserve des lois d'application générale, mais affirment que ce droit a été restreint par la SDRHA qui vise davantage les hommes que les femmes. Il en résulterait qu'étant donné que des sommes moins importantes sont consacrées aux femmes autochtones et inuites, le gouvernement restreint leur capacité de se déplacer dans le pays pour gagner leur vie. Les demanderesses renvoient de façon générale à l'arrêt Office canadien de commercialisation des oeufs (précité), pages 193 à 200. À la page 193 de la décision majoritaire, les juges Iacobucci et Bastarache ont, au début de leur analyse de la liberté de circulation et d'établissement garantie par l'article 7 de la Charte, cité l'arrêt Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, page 156, pour affirmer que l'article 6 visait à empêcher le gouvernement d'agir à l'encontre des droits et libertés garantis par la Charte, mais qu'il n'autorisait pas en soi le gouvernement à agir :

La Charte canadienne des droits et libertés est un document qui vise un but. Ce but est de garantir et de protéger, dans des limites raisonnables, la jouissance des droits et libertés qu'elle enchâsse. Elle vise à empêcher le gouvernement d'agir à l'encontre de ces droits et libertés; elle n'autorise pas en soi le gouvernement à agir. [soulignement ajouté par les juges Iacobucci and Bastarache]

Ce passage introductif, dans l'analyse de la liberté de circulation, n'est pas particulièrement utile pour les demanderesses puisque les juges Iacobucci et Bastarache indiquent clairement que l'article n'autorise pas en soi le gouvernement à agir. On pourrait appliquer ce principe pour affirmer que l'article 6 de la Charte n'autorise pas ni, en fait, n'exige que le gouvernement agisse en assurant un financement.

[62]             J'ai lu entièrement le passage de l'arrêt Office canadien de commercialisation des oeufs invoqué par les demanderesses. Certes, ce passage est une reconnaissance de la liberté de circulation et d'établissement qui va peut-être plus loin que le fait d'empêcher le gouvernement d'agir à l'encontre de ces droits; je voudrais citer ici un passage que l'on trouve à la page 196 :

Cette garantie de libre circulation est définie et étayée par la notion d'égalité de traitement et l'absence de distinction fondée sur le motif normalement lié au choix de l'endroit où gagner sa vie (c.-à-d. le lieu de résidence). (page 196)


[63]             Les demanderesses insistent sur les droits à l'égalité de traitement ainsi que sur l'absence de discrimination. Elles concluent ensuite qu'il y a restriction de ces droits du fait que le gouvernement fédéral n'accorde pas des sommes pour la formation et l'emploi. Toutefois, aux pages 196 et 197 de l'arrêt Office canadien de commercialisation des oeufs, la Cour a insisté sur le fait que la garantie est liée à l'absence d'une distinction défavorable fondée sur le lieu de résidence :

Vu que l'art. 6 fait partie de la Charte et qu'il reflète de près le libellé de traités internationaux en matière de droits de la personne, il semble clair qu'il répond à un souci d'assurer l'une des conditions nécessaires à la protection de la dignité fondamentale de la personne. Ce qui est garanti aux al. 6(2)b) et 6(3)a), c'est la liberté de choisir l'endroit où gagner sa vie, sous réserve des lois qui n'établissent aucune distinction fondée sur le lieu de résidence. Cette garantie de libre circulation est définie et étayée par la notion d'égalité de traitement et l'absence de distinction fondée sur le motif normalement lié au choix de l'endroit où gagner sa vie (c.-à-d. le lieu de résidence). Le juge La Forest a parlé de l'importance corrélative de ces deux concepts dans Black, précité, aux pp. 617 et 618, de même que 620 et 621 :

À mon sens, l'al. 6(2)b) garantit non seulement le droit de gagner sa vie mais, plus précisément, le droit de gagner sa vie selon la profession ou le métier de son choix tout en étant assujetti aux mêmes conditions que les résidents.

En réalité, une interprétation de la Charte fondée sur l'objet visé nous oblige à aborder de manière plus globale la liberté de circulation. Le paragraphe 6(2) était destiné à protéger le droit d'un citoyen (et par extension celui d'un résident permanent) de se déplacer à l'intérieur du pays, d'établir sa résidence à l'endroit de son choix et de gagner sa vie sans égard aux frontières provinciales. Les provinces peuvent évidemment réglementer ces droits (selon l'arrêt Skapinker). Cependant, sous réserve des exceptions contenues à l'article premier et à l'art. 6 de la Charte, elles ne peuvent le faire en fonction des frontières provinciales. Ce serait déroger aux droits que possède le citoyen, en sa qualité même de citoyen, d'être traité également partout au Canada.

Ce sont les juges Iacobucci et Bastarache qui ont souligné les passages dans cet extrait. Comme je l'ai dit plus haut, les juges ont résumé ces principes à la page 197 en affirmant que l'alinéa 6(2)b) et, en fait, le paragraphe 3 interdisent un traitement discriminatoire fondé sur le lieu de résidence antérieur ou actuel.


[64]             Certes, je dois interpréter de façon libérale la liberté de circulation et d'établissement garantie par le paragraphe 6(2) de la Charte afin de favoriser la réalisation de son objectif. C'est ce qu'a indiqué le juge La Forest à la page 612 de l'arrêt Black c. Law Society of Alberta (précité) :

...Ce droit, comme les autres droits individuels garantis par la Charte, doit être interprété de façon libérale pour réaliser son objectif qui est d'accorder à tous les Canadiens et résidents permanents les droits qui découlent du fait d'appartenir à un pays uni ou d'y résider en permanence.

Encore une fois, on insiste particulièrement sur le lieu de résidence et, par conséquent, sur le concept des droits égaux des résidents habitant dans diverses provinces. L'avocate des demanderesses m'a également cité un passage figurant aux pages 617 et 618 de l'arrêt Black qui précise que les résidents permanents qui se rendent dans une autre province ont le droit d'y gagner leur vie peu importe le genre d'emploi recherché, tant et aussi longtemps qu'ils se conforment aux lois de cette province concernant les qualités requises, tout en étant assujettis aux mêmes conditions que les résidents de la province. Les demanderesses en déduisent, et elles ont probablement raison, que la SDRHA était destinée à permettre aux Autochtones de suivre la formation professionnelle de leur choix et d'occuper l'emploi de leur choix. Il en résulterait, selon elles, que la SDRHA ne permet pas un tel choix aux femmes inuites et autochtones.


[65]             Les décisions et les analyses judiciaires ne permettent pas d'établir un principe qui pourrait être élargi pour assurer une garantie de financement ou même une garantie, spécifique ou inhérente à l'article 6 de la Charte, de financement égal. Peut-être que ce devrait être le cas, mais il s'agit d'une question différente qui ne tombe pas sous le coup de l'alinéa 6(2)b) de la Charte. Vu cette conclusion, le paragraphe dans lequel il est allégué, dans chacune des trois actions, qu'il y a eu violation de l'article 6 de la Charte par suite de l'omission d'assurer un financement permettant la mobilité en matière d'emploi est radié, sans autorisation de le modifier.

Sécurité de la personne des femmes autochtones en vertu de l'article 7 de la Charte

[66]             Les demanderesses allèguent une atteinte aux droits garantis par l'article 7 de la Charte du fait que la défenderesse n'a pas fourni les ressources suffisantes pour les services et la création d'emplois à l'intention des femmes autochtones en vertu des programmes de création d'emplois. Le texte de l'article 7 de la Charte est le suivant :

Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

Pour obtenir gain de cause en invoquant cette disposition, un demandeur doit tout d'abord prouver que les actes du défendeur ont porté atteinte à sa vie, à sa liberté et à la sécurité de sa personne; il doit ensuite démontrer que l'atteinte à ce droit n'a pas été faite en conformité avec les principes de justice fondamentale : voir la décision de Madame le juge Wilson dans Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.-B.), [1985] 2 R.C.S. 486, page 523.


[67]             La défenderesse fait valoir que les allégations des demanderesses ne démontrent pas qu'il y a eu atteinte à leur vie ou à leur liberté, seule la question du droit à la sécurité de la personne devant être examinée. Invoquant l'arrêt Rodriguez c. Colombie-Britannique, [1993] 3 R.C.S. 519, elle ajoute ensuite que la Charte ne s'applique que lorsqu'il y a eu emprisonnement, châtiment corporel, restriction ou menace de restriction de l'autonomie personnelle.

[68]             S'appuyant sur les arrêts Renvoi relatif au Code criminel (Man.), [1990 ] 1 R.C.S. 1123, pages 1174 à 1177, et Irwin Toy Ltd. c. Québec, [1989] 1 R.C.S. 927, page 1003, la défenderesse soutient en outre que les droits économiques ne sont pas visés par la garantie prévue à l'article 7. Pourtant, dans l'arrêt Irwin Toy, le juge en chef Dickson n'est pas allé aussi loin parce qu'après avoir affirmé que les droits économiques, généralement désignés par le terme « propriété » , ne relèvent pas de la garantie de l'article 7, il a ajouté : « Cela ne signifie pas cependant qu'aucun droit comportant un élément économique ne peut être visé par l'expression "sécurité de sa personne" » (page 1003). Invoquant diverses décisions dont un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique Whitbread v. Walley, [1989] 51 D.L.R. (4th) 509, pages 521 et 522, prononcé par Madame le juge McLachlin (aujourd'hui juge en chef de la Cour suprême), la défenderesse soutient en outre que, même les réclamations d'ordre économique qui peuvent être liées au droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne, ou avoir une incidence sur celui-ci, ne sont pas visées par la garantie prévue à l'article 7.


[69]             Enfin, se reportant à l'arrêt Irwin Toy (précité), page 1004, la défenderesse affirme que l'article 7 n'accorde pas une protection aux sociétés. Toutefois, il ne s'agit pas en l'espèce de sociétés, mais plutôt de groupes de femmes autochtones qui se sont réunies pour demander une réparation tenant compte de leurs intérêts mutuels.

[70]             Si on laisse de côté pour l'instant la validité de la revendication des demanderesses fondée sur la sécurité de la personne, le problème que posent les arguments de la défenderesse relativement à l'article 7 de la Charte est que la sécurité de la personne est seulement l'un des éléments de l'article 7 que les demanderesses semblent revendiquer. J'aimerais souligner que, parfois, les demanderesses n'ont pas répondu, dans leurs arguments et leurs prétentions écrites, aux questions soulevées. Ainsi, la jurisprudence et les propositions avancées par la défenderesse n'ont pas toujours été abordées dans les prétentions écrites ni dans l'argumentation orale. Qui plus est, la jurisprudence invoquée par les demanderesses n'avait parfois qu'un rapport indirect avec les questions soulevées. Quant au point examiné dans la présente partie, les demanderesses ne répondent pas toujours aux arguments avancés par la défenderesse. Toutefois, elles soulèvent deux questions.


[71]             Les demanderesses soutiennent que la question de la sécurité de la personne est soulevée du fait que la violence dans les communautés autochtones est anormalement élevée si on la compare à celle qui existe dans l'ensemble des communautés au Canada, ce qui amène les femmes inuites et autochtones à s'installer ailleurs pour échapper à cette violence et pour trouver un moyen de gagner leur vie. De plus, elles prétendent que le refus de reconnaître l'égalité sexuelle et raciale des femmes autochtones et inuites en vertu de la SDRHA constitue également une atteinte à la sécurité de la personne. Elles renvoient ici à l'arrêt R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595, page 646 :

L'article 7 de la Charte protège le droit de l'appelante à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, droit auquel il ne peut être porté atteinte qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[72]             Les demanderesses invoquent également l'arrêt Godbout c. Longueuil, [1997] 3 R.C.S. 844, page 893, où le juge La Forest a fait remarquer que la protection du droit à la liberté, garanti par l'article 7 de la Charte « ...s'étend au droit à une sphère irréductible d'autonomie personnelle où les individus peuvent prendre des décisions intrinsèquement privées sans intervention de l'État » . Il a terminé ce paragraphe en disant : « À mon avis, le choix d'un lieu pour établir sa demeure est, de la même façon, une décision essentiellement privée qui tient de la nature même de l'autonomie personnelle » . Les demanderesses affirment que de nombreuses femmes autochtones vivent avec leurs enfants à l'extérieur des réserves pour des raisons économiques, pour poursuivre des études, ou en raison de la violence qui existe dans leur communauté et parce qu'il n'y a aucun logement ou aucune terre disponibles pour elles là-bas. De plus, les femmes autochtones et inuites choisiraient, pour leur propre bénéfice et celui de leur famille, de vivre à l'extérieur des réserves ou des communautés inuites, mais s'attendraient à bénéficier des programmes de création d'emplois à l'intention des Autochtones de la même manière que si elles vivaient au sein de leur communauté, ce que ne permet pas la SDRHA.


[73]             Quant à l'argument de la défenderesse fondé sur l'arrêt Whitbread (précité), savoir que les intérêts économiques ne sont pas visés par l'article 7 de la Charte, l'arrêt de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique est solide; toutefois, il est impossible de le concilier complètement avec l'arrêt Godbout qui indique clairement que le choix d'un lieu pour établir sa demeure est une décision essentiellement privée protégée par l'article 7 de la Charte.

[74]             Même si la preuve n'est pas facile à faire, je ne peux pas affirmer avec certitude que les demanderesses seront incapables de démontrer soit que les actes de la défenderesse portent atteinte à la sécurité de leur personne ou à leur droit à la liberté, soit que cette atteinte n'a pas été faite en conformité avec les principes de justice fondamentale. Qui plus est, tout cela pourrait entraîner une restriction ou une menace de restriction de l'autonomie personnelle, savoir le critère formulé dans l'arrêt Rodriguez (précité).

[75]             Les demandes de réparation fondées sur l'article 7 de la Charte seront donc maintenues puisque les personnes qui sont demanderesses en l'espèce pourraient être en mesure d'obtenir gain de cause tout comme les groupes de femmes autochtones que constituent la BCNWS et la Pauktuutit.

Absence de revendications fondées de la part des associations demanderesses en vertu du paragraphe 15(1) de la Charte


[76]             D'après la défenderesse, les demanderesses soutiennent qu'elle n'a pas permis à la BCNWS et à la Pauktuutit, qui sont des associations de femmes inuites et autochtones, d'être consultées et de participer à la gestion ou à l'administration des programmes en vertu de la SDRHA. Cette revendication, qui selon la défenderesse est celle de groupes qui sont des personnes morales, serait mal fondée parce que le paragraphe 15(1) de la Charte vise uniquement à protéger des droits individuels.

La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques. (non souligné dans l'original)

Dans la position qu'elle adopte, la Couronne ne tient pas compte du fait que certains ouvrages et décisions indiquent que l'article 15 de la Charte vise aussi l'inégalité découlant de l'appartenance à un groupe. Par exemple, cette question est analysée dans l'ouvrage Beaudoin et Mendes, Charte canadienne des droits et libertés, Carswell, 3e édition, pages 14-20 et 14-21. Je reconnais que, dans l'arrêt Native Women's Association of Canada c. Canada, [1992] 3 C.F. 192, la Cour d'appel fédérale a refusé, à la page 208, d'appliquer à des « groupes » le droit garanti par l'article 15; pourtant, cette question, si on tient compte des commentaires de Beaudoin et Mendes en 1996, n'est peut-être pas réglée.


[77]             L'avocate des demanderesses cite la décision Longley v. Minister of National Revenue, [1999] 176 D.L.R. (4th) 445, de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, page 474. Dans cette affaire, Madame le juge Quijano, après avoir cité les arrêts Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241, et R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, fait remarquer ce qui suit :

[Traduction]Il ressort de ces deux décisions que le paragraphe 15(1) de la Charte est destiné à s'appliquer à des individus ou à des groupes d'individus ayant certaines caractéristiques personnelles et non à des sociétés ou, par analogie, à des partis politiques.

L'avocat de la défenderesse rétorque que des organisations peuvent être parties à une revendication fondée sur l'article 15, mais uniquement lorsqu'il s'agit de la revendication pure et simple d'un droit garanti par la Charte et non de la revendication des droits d'un organisme. J'aimerais souligner que le fait que des groupes représentant des Autochtones, notamment l'Association des femmes autochtones du Canada, aient revendiqué, dans l'arrêt Corbiere c. Canada, [1999] 2 R.C.S. 203, les droits garantis par l'article 15 ne semble pas avoir perturbé la Cour suprême outre mesure. J'aimerais également faire remarquer que le paragraphe 15(2) de la Charte, qui précise que les programmes de promotion sociale sont une exception au paragraphe 15(1), vise à la fois les individus et les groupes.


[78]             La défenderesse prétend que ni des individus ni des groupes, tels les demanderesses, ne peuvent revendiquer des droits en vertu de l'article 15 de la Charte. Au contraire, on restreindrait la portée de l'article 15 si on acceptait l'argument de la défenderesse selon lequel ni des individus ni des groupes se trouvant dans une situation similaire à l'espèce ne peuvent revendiquer des droits fondés sur la Charte parce que, d'une part, les droits des organismes de gérer et d'administrer des programmes du gouvernement sont des droits collectifs que ne peuvent pas exercer des individus mais que, d'autre part, les droits garantis par l'article 15 ne sont pas garantis à des groupes. Je préfère le point de vue du juge Iacobucci qui, en rédigeant la décision de la Cour suprême dans Law c. Canada, [1999] 1 R.C.S. 497, a reconnu que l'un des objectifs importants de l'article 15 de la Charte est la protection des personnes et des groupes qui sont vulnérables ou défavorisés. Après avoir examiné diverses décisions, dont Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S.143, le juge Iacobucci a dit :

Depuis l'arrêt Andrews, la jurisprudence de notre Cour reconnaît qu'un objet important, mais non exclusif, du par. 15(1) est la protection des personnes et des groupes qui sont vulnérables, défavorisés ou qui font partie de « minorités distinctes et isolées » . Les effets d'une loi reliés à cet objet doivent toujours constituer une considération primordiale dans le cadre de l'analyse contextuelle relative au par. 15(1). (Law c. Canada, page 537)

[79]             Je ne suis pas convaincu qu'il est manifeste et évident que la revendication fondée sur le paragraphe 15(1) présenté par la BCNWS et la Pauktuutit et par les autres demanderesses est clairement futile et doit être rejetée. Ces deux groupes ainsi que les autres demanderesses peuvent faire valoir leur revendication en vertu du paragraphe 15(1) de la Charte.

Redondance du fait de la similitude des revendications


[80]             En l'espèce, il s'agit de déterminer si l'action T-2175-99 devrait être radiée intégralement parce qu'elle est redondante et constitue un abus de la procédure de la Cour. La défenderesse affirme que l'action de 1999 fait inutilement double emploi avec les revendications des mêmes demanderesses dans l'action T-892-00, les revendications dans l'action de 1999 étant subsumées dans l'action intentée en 2000. Elle fait valoir que permettre que deux réclamations identiques soient entendues concurremment constitue un abus de procédure, le deuxième recours étant [Traduction] « si manifestement frivole, embarrassant et abusif qu'il est clairement vain et futile » .

[81]             Au cas où je déciderais que l'une des actions dite inutile ne devrait pas se poursuivre, l'avocate des demanderesses indique qu'elle préférerait continuer les deux actions de 1999. Si je comprends bien, la raison de ce choix est que l'action T-2175-99 est particulière à la Colombie-Britannique. En effet, l'action intentée en 2000 concerne, de façon très accessoire, divers événements et éléments nationaux, notamment l'Accord relatif aux Métis conclu en 1999, ainsi que les femmes autochtones d'autres provinces et territoires et d'autres provinces et territoires de façon générale. Par contre, il n'est pas question dans l'action T-2175-99 de ces événements et éléments nationaux, celle-ci étant particulière à la Colombie-Britannique. Cette action compléterait donc mieux l'action T-2179-99 de la Pauktuutit par laquelle les femmes inuites cherchent à obtenir une réparation parallèle à celle sollicitée par les femmes autochtones en Colombie-Britannique.

[82]             J'ai déjà dit qu'un demandeur ne devrait pas intenter une deuxième action lorsqu'il a déjà revendiqué dans sa première action tout ce à quoi il a droit. Il s'agit peut-être en l'espèce d'un cas où une action devrait être suspendue plutôt que radiée, et je me reporte ici à la décision Powderface c. Baptiste, (1997) 118 F.T.R. 118.


[83]             Dans l'affaire Powderface c. Baptiste, le juge Heald avait été saisi d'une demande de radiation de deux actions qui, selon la Couronne, faisaient double emploi. Les demanderesses étaient les mêmes dans les deux actions. Les causes d'action invoquées étaient essentiellement les mêmes, mais les réparations demandées n'étaient pas identiques. C'est pourquoi le juge Heald a déterminé la réparation qui convenait eu égard aux circonstances. Il a dit :

Ayant conclu que les plaidoiries ne sont pas identiques d'une action à l'autre, je pense qu'il n'y a pas de motifs suffisants pour radier l'action Powderface à l'égard de la Couronne. (page 122)


Je déduis de ces motifs que le juge Heald aurait radié l'une des actions faisant double emploi n'eût été les réparations différentes sollicitées. Il a plutôt décidé de suspendre l'une des actions, exerçant le pouvoir discrétionnaire conféré à la Cour par l'alinéa 50(1)b) de la Loi sur la Cour fédérale qui lui permet de suspendre une affaire lorsque l'intérêt de la justice l'exige. Le juge Heald a analysé la situation et a déterminé que le fait de permettre aux deux actions de se poursuivre, des questions graves étant instruites, pourrait causer un préjudice irréparable et que la balance des inconvénients penchait en faveur de la suspension, ce qui respectait le critère formulé dans l'arrêt RJR-MacDonald c. Canada, [1994] 1 R.C.S. 311. L'élément essentiel dans l'affaire Powderface, dans laquelle la radiation et la suspension étaient sollicitées à titre de moyens alternatifs, était que les deux actions, dans lesquelles on invoquait les mêmes causes et on demandait la même réparation, n'étant pas identiques et ne faisant pas double emploi, il n'existait pas de motifs suffisants pour radier l'une de celles-ci.

[84]             J'ai examiné attentivement les actions T-2175-99 et T-892-00. Bien que la dernière action comporte certains éléments factuels accessoires, je ne considère pas qu'ils sont pertinents à la cause d'action ou à toute réparation différente de celle sollicitée dans l'affaire T-2175-99. J'en suis arrivé à cette conclusion malgré un certain remaniement des paragraphes dans les deux actions et certaines différences mineures dans les plaidoiries relatives à la réparation sollicitée. Les deux actions font essentiellement double emploi. Les demanderesses ayant intenté une action dans laquelle elles ont sollicité divers redressements n'ont pas le droit d'intenter une autre action dans laquelle elles sollicitent les mêmes réparations. Le dépôt de cette deuxième action est mal fondé au sens de l'arrêt Earl Poulett (précité) de la Cour d'appel.

[85]             Comme je l'ai déjà fait remarquer, l'avocate des demanderesses a fait valoir, au cours de l'argumentation, que si l'une des actions devait être radiée, c'est l'action T-892-00. Je l'ai déjà dit, les deux actions de 1999 se complètent mieux. Même si elles avaient complètement gain de cause dans l'affaire T-892-00, les demanderesses n'obtiendraient pas plus que ce qu'elles pourraient obtenir dans les deux actions intentées en 1999. Par conséquent, l'action T-892-00 est radiée sans autorisation de la modifier.


[86]             Avant de résumer le dispositif de la présente requête, j'aimerais souligner que, dans sa réponse, l'avocat de la défenderesse a examiné en détail la question de l'obligation fiduciaire et le paragraphe 35(1) de la Charte qui traite des droits issus de traités. Cette réponse n'était pas appropriée et ne semblait pas non plus particulièrement pertinente; par conséquent, je n'examinerai pas cette partie des plaidoires.

CONCLUSION

[87]             La preuve présentée par les demanderesses, en particulier les parties de celle-ci traitant de l'égalité, est, à de nombreux égards, intéressante. Elle appelle des solutions. Malheureusement, il existe peut-être davantage de solutions politiques sur le plan pratique que de solutions d'ordre juridique. Pour ce qui est des solutions d'ordre juridique, elles ne seront peut-être pas faciles à obtenir. Dans les cas où j'ai laissé les déclarations intactes, cela ne signifie pas nécessairement que les demanderesses devraient obtenir gain de cause, mais plutôt que je suis incapable de déterminer de façon claire, évidente et hors de tout doute que la cause d'action ne devrait pas être retenue.


[88]             Malgré la conviction sincère de l'avocate des demanderesses eu égard à la cause de ses clientes, le résultat est partagé. Je remercie l'avocat de la défenderesse pour son analyse approfondie, sa volumineuse documentation et les concessions qu'il a accepté de faire lorsque cela était nécessaire. En fait, je remercie les deux avocats pour leurs efforts. Les dépens suivront l'issue de la cause.

       (signé) « John A. Hargrave »     

      Protonotaire

Vancouver (Colombie-Britannique)

12 juin 2001

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.


                         COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                    SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                           T-2175-99; T-2179-99; T-892-00

INTITULÉ DE LA CAUSE :                Pauktuutit, Inuit Women's Association et al. c. La Reine

BCNWS et al. c. La Reine

LIEU DE L'AUDIENCE :                     Vancouver (C.-B.)

DATE DE L'AUDIENCE :                   30 juin 2000

MOTIFS DE L'ORDONNANCE du protonotaire John A. Hargrave

DATE DES MOTIFS :              12 juin 2001

ONT COMPARU:

Teressa Nahanee                                   POUR LES DEMANDERESSES

Merritt (C.-B.)

Richard Kramer                                     POUR LA DÉFENDERESSE

Toronto (Ont.)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

McIver Nahanee Law Corp.                  POUR LES DEMANDERESSES

Morris Rosenberg                                  POUR LA DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada

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