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                                                                                                                     Date : 20041215

                                                                                                               Dossier : T-1492-04

                                                                                                    Référence : 2004 CF 1741

Ottawa (Ontario), le 15 décembre 2004

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SNIDER

ENTRE :

LE CHEF ROBERT SAM, LE CONSEILLER NICK ALBANY,

LE CONSEILLER NORMAN GEORGE, LE CONSEILLER

FRANK E. GEORGE, LE CONSEILLER

JOHN R. RICE, pour leur propre compte à titre de

CONSEIL DE LA BANDE INDIENNE DE SONGHEES

et pour le compte de la BANDE INDIENNE DE SONGHEES

                                                                                                                              demandeurs

                                                                       et

            LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN,

                 LE SURINTENDANT DE LA BANDE INDIENNE DE SONGHEES,

                                       SYLVIA ANN JOSEPH, ALICE LARGE,

                  SONGHEES RETIREMENT PART LTD. et SLEGG LUMBER LTD.

                                                                                                                                défendeurs

                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LA JUGE SNIDER


[1]                Mme Irene Cooper est décédée le 26 avril 1996. À la date de son décès, elle détenait des certificats de possession à l'égard de neuf terrains situés sur la réserve indienne no 1A de Songhees (les terrains CP). Dans son testament, Irene Cooper a légué les droits afférents à ses terrains CP à son fils (Harvey George), à sa fille (Charlotte Thompson) et à son petit-fils (William Gosse) (les légataires), qui ne sont pas autorisés à résider dans la réserve de la Bande indienne de Songhees ou à détenir les terrains CP. Selon l'article 50 de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I-5 (joint en annexe A), les droits afférents aux terrains CP seraient vendus et les légataires auraient droit au produit découlant de cette vente.

[2]                Le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien (le ministre) et le surintendant de la Bande indienne de Songhees (ensemble, Canada) ont pris des mesures pour vendre les terrains CP. Malgré les préoccupations exprimées au sujet de la vente elle-même et du processus de vente, le ministre a approuvé, dans une décision datée du 15 juillet 2004, la vente à Sylvia Joseph et Alice Large (les acquéreurs), qui étaient les plus hauts enchérisseurs. Le produit de la vente de 1 278 500 $ (le produit de la vente) a été reçu en totalité et des certificats de possession ont été remis aux acquéreurs le 15 juillet 2004. Depuis cette date, les acquéreurs touchent les revenus découlant des terrains CP et l'un des légataires, M. Gosse, qui habitait dans une maison située sur l'une des propriétés, a déménagé en dehors de la réserve.


[3]                Le ministre a décidé que le produit de la vente ne devrait pas être versé aux légataires avant l'expiration du délai relatif au dépôt d'une demande de contrôle judiciaire relative à sa décision. Le 13 août 2004, le chef Robert Sam, le conseiller Nick Albany, le conseiller Norman George, le conseiller Frank E. George et le conseiller John R. Rice, agissant pour leur propre compte à titre de conseillers de la Bande indienne de Songhees et pour le compte de la Bande elle-même (collectivement, la Première nation de Songhees), ont déposé une demande de contrôle judiciaire à l'égard de la décision du ministre datée du 15 juillet 2004. Les parties défenderesses dans cette demande sont le Canada, les légataires et les acquéreurs.

[4]                Dans la présente requête, le Canada sollicite une injonction interdisant aux légataires d'exiger le produit de la vente, qu'il devait leur verser d'après le texte de l'article 50 de la Loi sur les Indiens. Le Canada veut conserver le produit de la vente jusqu'à l'issue définitive de la demande de contrôle judiciaire. Les demandeurs appuient le Canada dans cette démarche. Bien entendu, les légataires contestent la requête. Pour leur part, les acquéreurs n'ont formulé aucune observation.

[5]                Il importe de souligner en l'espèce que le Canada a convenu de verser le produit de la vente aux légataires s'il n'obtient pas gain de cause dans la présente requête. Par conséquent, même si cette ordonnance ne m'est pas demandée, j'ai présumé, et toutes les parties semblent avoir accepté, que le rejet de la présente requête interlocutoire donnerait lieu au paiement du produit de la vente aux légataires avant que la demande de contrôle judiciaire soit tranchée.


QUESTIONS EN LITIGE

[6]                La présente requête soulève les questions suivantes :

1.          Le critère applicable à l'octroi d'une injonction de la nature de celle qui est demandée en l'espèce est-il le critère à trois volets énoncé dans RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, au paragraphe 35?

2.          Si la réponse à la première question est affirmative, le Canada a-t-il satisfait aux trois volets du critère en démontrant qu'il existe une question sérieuse à trancher, qu'il subira un préjudice irréparable si la réparation demandée n'est pas accordée et que la prépondérance des inconvénients le favorise?

ANALYSE

[7]                Toutes les parties reconnaissent que la présente requête est inhabituelle du fait qu'une partie défenderesse (le Canada) cherche ici à obtenir une injonction contre une autre partie défenderesse (les légataires). Le Canada a formulé sa demande comme suit :


[TRADUCTION]

1.          Qu'il soit interdit aux légataires de faire d'autres demandes ou de prendre d'autres mesures en vue d'obtenir le paiement d'une partie du produit de la vente, de façon que le ministre puisse continuer à le conserver dans un compte d'attente portant intérêt jusqu'au règlement définitif de la présente demande de contrôle judiciaire, y compris les appels.

2.          Subsidiairement, que le produit de la vente soit consigné à la Cour conformément à l'article 149 des Règles de la Cour fédérale, jusqu'au règlement définitif de la présente demande de contrôle judiciaire, y compris les appels.

[8]                Le Canada et la Première nation de Songhees soutiennent qu'une ordonnance de cette nature constituerait une forme de réparation provisoire visée à l'article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales. Ils ajoutent qu'il convient d'appliquer le critère habituel relatif aux injonctions. Les légataires n'ont pas contesté cette description de la requête. Compte tenu du large pouvoir discrétionnaire découlant de l'article 18.2 et du fait que toutes les parties y consentent, je présumerai que la présente requête est une requête de la nature d'une demande d'injonction.


Question no 1 : critère applicable aux injonctions

[9]                En supposant que la présente requête devrait être considérée comme une demande visant à obtenir une injonction jusqu'au règlement définitif de la demande de contrôle judiciaire, quel devrait être le fondement de ma décision? Le Canada et la Première nation de Songhees soutiennent que les circonstances de l'affaire nécessitent une interprétation souple semblable à celle qu'a retenue la juge McLachlin (alors juge de la Cour d'appel) dans le jugement majoritaire que la Cour d'appel de la Colombie-Britannique a rendu dans British Columbia c. Wale (1986), 9 B.C.L.R. (2d) 333 (conf. par [1991] 1 R.C.S. 62). Cependant, j'estime que la Cour suprême du Canada a énoncé le critère à appliquer dans l'arrêt RJR-MacDonald, précité, qui est postérieur au jugement Wale et que la Cour fédérale a constamment suivi depuis. Dans une demande d'injonction, je dois appliquer le critère conjonctif à trois volets. En résumé, je dois être convaincue qu'il existe une question sérieuse à trancher, que le Canada subirait un préjudice irréparable si la requête était rejetée et que la prépondérance des inconvénients favorise l'octroi de la réparation demandée. Chacun de ces éléments doit faire l'objet d'une décision distincte et, si les trois volets sont établis, la requête sera accordée.


Question no 2 : le Canada a-t-il satisfait au critère à trois volets relatif à l'octroi d'une injonction?

Question sérieuse

[10]            Les parties conviennent qu'aux fins de la présente requête, une question sérieuse à trancher existe. La demande de contrôle judiciaire semble soulever de nombreuses questions, dont quelques-unes sont les suivantes :

1.         L'approbation du conseil de Bande de la Première nation de Songhees était-elle une condition préalable à la vente des terrains CP?

2.         Irene Cooper détenait-elle uniquement un intérêt viager sur les terrains CP et, par conséquent, avait-elle sur ceux-ci un droit qu'elle pouvait léguer aux légataires?

3.         Chacun des acquéreurs est-il admissible à acquérir ses droits sur les terrains CP?

À mon avis, ces questions ne sont ni futiles ni vexatoires.

[11]            Le seuil n'est pas élevé en ce qui a trait à cet aspect du critère. Comme la Cour suprême du Canada l'a dit dans RJR-MacDonald, au paragraphe 50 :


Une fois convaincu qu'une réclamation n'est ni futile ni vexatoire, le juge de la requête devrait examiner les deuxième et troisième critères, même s'il est d'avis que le demandeur sera probablement débouté au procès. Il n'est en général ni nécessaire ni souhaitable de faire un examen prolongé du fond de l'affaire.

[12]            Étant donné que la demande de contrôle judiciaire soulève des questions sérieuses à trancher, il se peut que son résultat soit pertinent tant pour la question du préjudice irréparable que pour celle de la prépondérance des inconvénients. Même si les documents complets n'ont pas encore été déposés dans la demande, il est évident que la Première nation de Songhees alléguera qu'Irene Cooper ne détenait pas un droit valide sur les terrains CP et que, par conséquent, il n'y avait aucun droit à léguer aux légataires. Si cet argument est retenu, les légataires n'auront droit à aucune partie du produit. Non seulement ne toucheraient-ils pas le produit de la vente visé par la présente requête, mais ils ne recevraient aucun montant d'une vente subséquente des terrains en question, le cas échéant.

Préjudice irréparable

[13]            Au cours des plaidoiries relatives à la présente requête, les parties ont longuement débattu la question de savoir ce qui constitue un préjudice irréparable pour l'application du critère relatif à l'octroi d'une injonction. À mon avis, le critère est énoncé de la façon suivante dans RJR-MacDonald, précité, au paragraphe 58 :


À la présente étape, la seule question est de savoir si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l'intérêt du requérant que le préjudice ne pourrait pas faire l'objet d'une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l'issue de la demande interlocutoire

Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu'à son étendue. C'est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu'une partie ne peut être dédommagée par l'autre... Le fait qu'une partie soit impécunieuse n'entraîne pas automatiquement l'acceptation de la requête de l'autre partie qui ne sera pas en mesure de percevoir ultérieurement des dommages-intérêts, mais ce peut être une considération pertinente (Hubbard c. Pitt, [1976] Q.B. 142 (C.A.)).

[14]            Les légataires soutiennent que la preuve du préjudice irréparable doit être claire et non hypothétique et doit permettre de conclure que le demandeur subira un préjudice irréparable et non seulement que ce préjudice est probable (Centre Ice Ltd. c. Ligue nationale de hockey et autre, [1994] A.C.F. no 68 (C.A.F.), à la page 34; Verint Technology Inc c. Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux, [2003] A.C.F. no 214, au paragraphe 18). Je ne nie pas que le préjudice irréparable doit être clair et non hypothétique, mais j'estime qu'un critère exigeant que le préjudice soit établi avec certitude serait une norme trop élevée.

[15]            Conformément aux directives qu'a données la Cour suprême du Canada dans RJR-MacDonald, je débuterai en décrivant la situation qui se produirait « en cas de divergence entre la décision sur le fond et l'issue de la demande interlocutoire » . Je supposerai donc que :

a)          la Première nation de Songhees réussit à faire annuler la vente et que, de ce fait, les légataires n'ont droit à aucune partie du produit;


b)          le produit de la vente a été versé aux légataires par suite du rejet de la présente requête de ma part.

[16]            Dans ses arguments, le Canada allègue que, en cas de gain de cause dans la demande de contrôle judiciaire, les légataires n'auront subi [TRADUCTION] « que les retards et inconvénients liés à la nécessité d'attendre le règlement définitif de la demande de contrôle judiciaire de la Bande avant de toucher le produit de la vente » . Il ajoute que « les retards et les inconvénients ne constituent pas un préjudice irréparable » (Benoanie c. Canada, [1993] 2 C.N.L.R. 97 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 6). La grande faille de cet argument réside dans le fait que les légataires ne sont pas tenus de prouver que l'octroi de l'injonction leur causera un préjudice irréparable. À ce stade de l'analyse, le fardeau de la preuve repose sur les épaules du Canada, qui doit me convaincre qu'il subira un préjudice irréparable, et non sur celles des légataires, qui sont appelés ici à contester la présente demande d'injonction. Comme l'a dit la Cour suprême du Canada dans RJR-MacDonald, précité, au paragraphe 57, « il est plus approprié de le faire [examiner le préjudice que l'intimé risque de subir] à la troisième étape de l'analyse » . Par conséquent, le préjudice que subiront les légataires n'est pas pertinent quant à la question de savoir si le préjudice allégué est « irréparable » .


[17]            Quels sont les éléments pertinents dans cette analyse? Selon l'arrêt RJR-MacDonald, précité, un facteur pertinent est la capacité de recouvrer des dommages-intérêts. Comme l'a dit Lord Diplock dans American Cyanamid Co. c. Ethicon Ltd., [1975] 1 All ER 504 (C.L.), à la page 510 :

[TRADUCTION]

Si des dommages-intérêts... constituaient un redressement approprié, et si le défendeur avait les moyens de les verser, on devrait normalement refuser l'injonction interlocutoire, quelque forte que puisse paraître la réclamation du demandeur à ce stade [non souligné à l'original].

[18]            Les facteurs pertinents dont je suis saisie et qui concernent la capacité du Canada de recouvrer le produit de la vente sont les suivants :

·            Il appert des affidavits des légataires que leurs ressources financières sont restreintes. William Gosse soutient qu'il est ouvrier et caporal à temps partiel et ne possède aucun bien, Charlotte Thompson allègue qu'elle n'a aucun bien, à l'exception d'une remorque, et Harvey George fait valoir qu'il est locataire d'une maison et ne possède que quelques biens. Devant moi, les légataires admettent que, s'ils touchent le produit de la vente, une partie sera dissipée.

·            Les procédures relatives au présent contrôle judiciaire et aux questions s'y rapportant seront longues. En conséquence, le montant total du produit que le Canada pourrait recouvrer diminuera progressivement au fur et à mesure que les légataires continueront à dépenser cette somme.


·            Je n'ai devant moi aucun élément de preuve indiquant que les légataires détiennent un bien qui pourrait servir à garantir le recouvrement des fonds.

·            La Première nation de Songhees a soutenu que, conformément au paragraphe 89(1) de la Loi sur les Indiens (joint en annexe A), « les biens d'un Indien... situés sur une réserve ne peuvent pas faire l'objet d'un privilège, d'un nantissement, d'une hypothèque, d'une opposition, d'une réquisition, d'une saisie ou d'une exécution en faveur ou à la demande d'une personne autre qu'un Indien ou une Bande » . Les légataires sont tous des Indiens au sens de la Loi sur les Indiens. Les tribunaux ont appuyé la protection accordée par cette disposition (Syrett c. Sewell, [1997] 1 C.N.L.R. 207 (Cour de justice de l'Ontario); Burns c. Financial Bailiff Services Ltd., [2000] S.J. no 794 (C.B.R. Sask.)), et cette protection empêcherait le Canada de recouvrer les dommages-intérêts qui lui sont accordés. Compte tenu de cette protection prévue par la loi, je conclus qu'en toute logique, les légataires veilleraient sans doute à ce que le produit de la vente se trouve sur une réserve (comme une institution financière située sur une réserve).


[19]            Le Canada soutient qu'il [TRADUCTION] « est douteux que le Canada puisse recouvrer le produit de la vente des légataires si la Bande a finalement gain de cause dans sa demande de contrôle judiciaire » . Eu égard aux faits susmentionnés, je suis de cet avis. J'ajouterais que, tout en souscrivant à cet argument, je ne dis nullement que les légataires agiront de mauvaise foi pour « dissimuler » les biens ou qu'ils prendront d'autres mesures visant à éviter le remboursement. Il s'agit simplement d'une conclusion selon laquelle le Canada ne pourra recouvrer la totalité du produit de la vente des légataires, s'il doit le recouvrer.

[20]            Les légataires soulignent que ce n'est que dans un seul des scénarios qu'ils n'auraient droit à aucune partie des fonds; il se pourrait que la Première nation de Songhees obtienne simplement une déclaration selon laquelle le processus de vente est irrégulier et une ordonnance exigeant qu'un nouveau processus d'appel d'offres soit lancé à l'égard des terrains CP. En pareil cas, le produit de la vente subséquente devrait être remis aux légataires et pourrait être déduit des sommes du produit de la vente initial qu'ils devraient encore. En fait, ils soutiennent que les terrains CP constituent une garantie du recouvrement des sommes qu'ils doivent au Canada.


[21]            La faille de cet argument réside dans le fait qu'il m'oblige à formuler des hypothèses au sujet du résultat de la demande de contrôle judiciaire en présumant qu'il y aura une sorte de cagnotte du produit permettant de satisfaire à toutes les réclamations. Toutes les parties à la présente requête ont reconnu qu'il existe une question sérieuse à trancher. À mon avis, il convient, aux fins de la présente requête, d'évaluer la question du préjudice irréparable en présumant que la Première nation de Songhees obtiendra finalement la réparation qu'elle recherche. Selon ce scénario, il n'y aurait aucune somme pouvant être retranchée à une dette des légataires envers le Canada. Par conséquent, à ce moment-ci et jusqu'à ce que la demande de contrôle judiciaire soit tranchée, la réclamation des légataires à l'égard du produit de la vente est incertaine.

[22]            De plus, je ne suis saisie d'aucun élément de preuve concernant la valeur des terrains CP ou l'existence possible d'autres acquéreurs intéressés dans le cas d'un processus subséquent. L'argument des légataires est donc très hypothétique, même si j'acceptais leur conclusion possible quant au contrôle judiciaire.

[23]            En conclusion sur ce point, je suis convaincue que l'octroi de dommages-intérêts ne constitue pas une solution de rechange, parce qu'il est très douteux que les dommages-intérêts que les légataires seraient condamnés à verser seraient recouvrables. Il s'agit là d'un préjudice irréparable.

Prépondérance des inconvénients


[24]            Le troisième critère à appliquer dans une demande d'injonction est la prépondérance des inconvénients, qui « consiste à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l'on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond » (Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores, [1987] 1 R.C.S. 110, au paragraphe 35). Dans RJR-MacDonald, précité, la Cour suprême a souligné, au paragraphe 60, que les facteurs à prendre en compte pour évaluer la « prépondérance des inconvénients » sont nombreux et varient d'un cas à l'autre. Elle a ensuite cité la mise en garde que Lord Diplock a formulée dans American Cyanamid, à la page 511 :

[TRADUCTION] [i]l serait peu sage de tenter ne serait-ce que d'énumérer tous les éléments variés qui pourraient demander à être pris en considération au moment du choix de la décision la plus convenable, encore moins de proposer le poids relatif à accorder à chacun de ces éléments. En la matière, chaque cas est un cas d'espèce.

À la page 511, Lord Diplock a ajouté les commentaires suivants : « Il peut y avoir beaucoup d'autres éléments particuliers dont il faut tenir compte dans les circonstances particulières d'un cas déterminé. »

[25]            Pour évaluer correctement la prépondérance des inconvénients, je dois décider quels sont les facteurs en jeu dans la présente requête. Apparemment, certains ou l'ensemble des éléments suivants pourraient être pertinents :

·            la conduite du Canada et des légataires

·            le préjudice causé aux légataires et au Canada

·            l'intérêt public

·            le bien-fondé de la demande de contrôle judiciaire


[26]            En ce qui a trait, d'abord, à la conduite du Canada, je souligne que celui-ci a décidé de finaliser la transaction de vente avant l'expiration du délai relatif au contrôle judiciaire. Aurait-il pu attendre avant de délivrer les certificats de possession? Aurait-il été possible de fixer des conditions de délivrance jusqu'à l'expiration du délai afin de protéger toutes les parties? Si le Canada n'avait pas délivré les certificats de possession, une grande partie du préjudice irréparable qu'il allègue aurait pu être évitée, puisqu'il détiendrait toujours les certificats en question. En décidant de parfaire la transaction avec les acquéreurs, le Canada est en partie responsable de la situation dans laquelle lui-même et les acquéreurs se trouvent aujourd'hui. Est-il équitable, dans ces conditions, de contraindre aujourd'hui les légataires à subir un préjudice en faisant valoir un statu quo? En l'absence de renseignements ou d'explications supplémentaires, il me semble que cette conduite joue contre le Canada.

[27]            Cependant, la preuve dont je suis saisie n'indique pas qu'en finalisant une partie de la transaction et non l'autre, le Canada agissait de mauvaise foi. Le Canada fait valoir que les événements en question sont imputables à des raisons valables liées à sa perception de l'application de la Loi sur les Indiens. L'interprétation des dispositions de l'article 50 de la Loi sur les Indiens et l'évaluation d'intérêts opposés dans le présent litige complexe ne sont pas des questions simples. À mon avis, cet aspect atténue le caractère défavorable de ce facteur pour le Canada.


[28]            Un examen de la conduite des légataires s'impose également. En plus des faits déjà mentionnés, il y a un autre problème lié au différend qui oppose les parties en l'espèce. Pendant un certain temps après le décès d'Irene Cooper, des paiements de location périodiques ont été versés aux légataires à l'égard des terrains CP. La Première nation de Songhees a porté la question du droit à ces paiements devant les tribunaux de la Colombie-Britannique. En appel, la Cour d'appel de cette province a décidé, dans un jugement majoritaire, que ni la Première nation de Songhees ni les légataires n'y avaient droit (Songhees First Nation c. Canada (Attorney General), 2003 BCCA 187). Compte tenu de cette décision, les légataires ont touché un revenu de location d'environ 500 000 $ auquel ils n'ont pas droit. Le dossier de la présente requête ne renferme aucun élément de preuve indiquant que les légataires sont prêts à rendre compte de cette somme. Ce fait joue en faveur du Canada qui serait mieux placé, s'il avait cet argent en main, pour se conformer à la décision défavorable qui pourrait être rendue dans la demande de contrôle judiciaire. À l'issue de ce litige complexe, cette somme de 500 000 $ devra faire l'objet d'une reddition de comptes. À mon avis, ce facteur milite en faveur d'une décision qui permettrait d'éviter d'ajouter d'autres complexités à une situation factuelle déjà épineuse.


[29]            Les légataires soulignent que M. Gosse a quitté la résidence qu'il habitait sur la réserve lorsque la vente a été finalisée. De l'avis des légataires, c'est là une situation inéquitable. Cependant, je souligne que M. Gosse, qui n'est pas membre de la Première nation de Songhees, n'avait pas le droit d'habiter sur la réserve après le décès de sa grand-mère, Irene Cooper, en 1996. Le fait qu'il a été « évincé » en 2004 d'une maison où il était resté illégalement pendant huit ans ne joue pas en sa faveur.

[30]            À ce stade-ci, il y a lieu de tenir compte du préjudice qui pourrait être causé aux légataires (RJR-MacDonald, précité, au paragraphe 57), dont la situation financière est difficile. Bien qu'ils puissent avoir finalement gain de cause contre le Canada relativement à ce produit ou à d'autres sommes d'argent, ils ne sont pas en plus mauvaise posture sans ce produit dans l'intervalle qu'ils l'étaient auparavant. En raison de l'incertitude entourant leurs droits afférents au produit qui découlerait de la vente définitive des terrains CP, il serait peut-être préférable de préserver le statu quo à ce stade-ci. Comme l'a dit la juge McLachlin dans l'arrêt Wale, précité, à la page 346 :

[TRADUCTION] ... lorsque le seul effet d'une injonction est de reporter la date à laquelle une personne peut s'engager dans une voie à laquelle elle n'avait pas accès auparavant, il convient, par mesure de prudence, de préserver le statu quo.

[31]            Les difficultés mentionnées plus haut en ce qui a trait au recouvrement du produit de la vente jouent en faveur du Canada.


[32]            Enfin, l'intérêt public en l'espèce favorise le Canada. Si la vente est annulée, le Canada devra s'engager dans un processus long et difficile sur le plan administratif pour recouvrer le produit de la vente et, pour les raisons déjà exposées, il y a peu de chances que ce processus soit couronné de succès. Au nom de l'intérêt public, il convient de préserver le produit de la vente afin de permettre une utilisation judicieuse des fonds une fois que la demande de contrôle judiciaire, y compris les appels, sera réglée de façon définitive. La Première nation de Songhees soutient que je devrais tenir compte du bien-fondé de sa demande de contrôle judiciaire dans le cadre de l'examen de la prépondérance des inconvénients (Wale, précité, à la page 346). Étant donné qu'il ne convient pas d'examiner le fond d'une demande de contrôle judiciaire dans le cadre d'une injonction interlocutoire, je suis peu disposée à tenir compte de ce facteur. Comme je l'ai fait savoir aux parties au cours de l'audition de la présente requête, je le ferais uniquement si tous les autres facteurs tendaient à s'équilibrer. D'après les faits mis en preuve en l'espèce, les facteurs sont presque tous favorables au Canada. Il n'est pas nécessaire de formuler des hypothèses au sujet du résultat du contrôle judiciaire.

[33]            Que le produit de la vente soit versé aux légataires ou détenu par le Canada, un des défendeurs subira des conséquences défavorables et malheureuses. Après avoir examiné l'ensemble des circonstances, j'estime que la situation susceptible de produire le moins de dommages est celle où le produit de la vente demeure entre les mains du ministre et n'est pas distribué aux légataires. Je suis donc d'avis que la prépondérance des inconvénients favorise la détention du produit de la vente jusqu'à l'issue du contrôle judiciaire.


Conclusion

[34]            Pour les motifs exposés ci-dessus, je suis d'avis d'accueillir la requête et d'ordonner que le ministre continue à détenir le produit de la vente jusqu'à l'issue de la demande de contrôle judiciaire et des appels en découlant.

[35]            À mon avis, il n'est pas nécessaire que le Canada consigne le produit de la vente à la Cour ou donne un engagement quant aux dommages-intérêts.

[36]            Dans l'exercice de mon pouvoir discrétionnaire, je refuse d'adjuger des dépens dans la présente requête.

                                                          ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.          Le ministre continue à détenir le produit de la vente dans un compte d'attente portant intérêt jusqu'au règlement définitif du contrôle judiciaire sous-jacent, y compris les appels.

2.          Aucuns dépens ne sont adjugés dans la présente requête.

                                                                                                                  « Judith A. Snider »                     

                                                                                                                                         Juge                                 

Traduction certifiée conforme

D. Laberge, LL.L.


                                                                                   ANNEXE « A »


50. (1) Une personne non autorisée à résider dans une réserve n'acquiert pas, par legs ou transmission sous forme de succession, le droit de posséder ou d'occuper une terre dans cette réserve.

50. (1) A person who is not entitled to reside on a reserve does not by devise or descent acquire a right to possession or occupation of land in that reserve.

(2) Lorsqu'un droit à la possession ou à l'occupation de terres dans une réserve est dévolu, par legs ou transmission sous forme de succession, à une personne non autorisée à y résider, ce droit doit être offert en vente par le surintendant au plus haut enchérisseur entre les personnes habiles à résider dans la réserve et le produit de la vente doit être versé au légataire ou au descendant, selon le cas.

(2) Where a right to possession or occupation of land in a reserve passes by devise or descent to a person who is not entitled to reside on a reserve, that right shall be offered for sale by the superintendent to the highest bidder among persons who are entitled to reside on the reserve and the proceeds of the sale shall be paid to the devisee or descendant, as the case may be.

(3) Si, dans les six mois ou tout délai supplémentaire que peut déterminer le ministre, à compter de la mise en vente du droit à la possession ou occupation d'une terre, en vertu du paragraphe (2), il n'est reçu aucune soumission, le droit retourne à la bande, libre de toute réclamation de la part du légataire ou descendant, sous réserve du versement, à la discrétion du ministre, au légataire ou descendant, sur les fonds de la bande, de l'indemnité pour améliorations permanentes que le ministre peut déterminer.

(3) Where no tender is received within six months or such further period as the Minister may direct after the date when the right to possession or occupation of land is offered for sale under subsection (2), the right shall revert to the band free from any claim on the part of the devisee or descendant, subject to the payment, at the discretion of the Minister, to the devisee or descendant, from the funds of the band, of such compensation for permanent improvements as the Minister may determine.

(4) L'acheteur d'un droit à la possession ou occupation d'une terre sous le régime du paragraphe (2) n'est pas censé avoir la possession ou l'occupation légitime de la terre tant que le ministre n'a pas approuvé la possession.

                                         [...]

(4) The purchaser of a right to possession or occupation of land under subsection (2) shall be deemed not to be in lawful possession or occupation of the land until the possession is approved by the Minister.

                                           ...

89. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, les biens d'un Indien ou d'une bande situés sur une réserve ne peuvent pas faire l'objet d'un privilège, d'un nantissement, d'une hypothèque, d'une opposition, d'une réquisition, d'une saisie ou d'une exécution en faveur ou à la demande d'une personne autre qu'un Indien ou une bande.

89. (1) Subject to this Act, the real and personal property of an Indian or a band situated on a reserve is not subject to charge, pledge, mortgage, attachment, levy, seizure, distress or execution in favour or at the instance of any person other than an Indian or a band.

(1.1) Par dérogation au paragraphe (1), les droits découlant d'un bail sur une terre désignée peuvent faire l'objet d'un privilège, d'un nantissement, d'une hypothèque, d'une opposition, d'une réquisition, d'une saisie ou d'une exécution.

(1.1) Notwithstanding subsection (1), a leasehold interest in designated lands is subject to charge, pledge, mortgage, attachment, levy, seizure, distress and execution.

(2) Une personne, qui vend à une bande ou à un membre d'une bande un bien meuble en vertu d'une entente selon laquelle le droit de propriété ou le droit de possession demeure acquis en tout ou en partie au vendeur, peut exercer ses droits aux termes de l'entente, même si le bien meuble est situé sur une réserve.

(2) A person who sells to a band or a member of a band a chattel under an agreement whereby the right of property or right of possession thereto remains wholly or in part in the seller may exercise his rights under the agreement notwithstanding that the chattel is situated on a reserve.



                                                       COUR FÉDÉRALE

                                        AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                               T-1492-04

INTITULÉ :                                              LE CHEF ROBERT SAM ET AL. c.

LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN ET AL.

LIEU DE L'AUDIENCE :                        Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L'AUDIENCE :                      le 10 décembre 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                              la juge Snider

DATE DES MOTIFS :                             le 15 décembre 2004

COMPARUTIONS :

Rory B. Morahan                                        POUR LES DEMANDEURS

Isabel Jackson et                                         POUR LE DÉFENDEUR, LE MINISTRE

Patrick Walker                                      DES AFFAIRES INDIENNES ET DU

NORD CANADIEN

Michael J. Lomax                                        POUR LES DÉFENDEURS, LA SUCCESSION D'IRENE COOPER ET LES LÉGATAIRES DE LA SUCCESSION D'IRENE COOPER

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Morahan & Aujla                                        POUR LES DEMANDEURS

Victoria (Colombie-Britannique)

Morris Rosenberg                                        POUR LE DÉFENDEUR, LE MINISTRE

Sous-procureur général du Canada              DES AFFAIRES INDIENNES ET DU

NORD CANADIEN

Milton, Johnson

Victoria (C.-B.)                                           POUR LES DÉFENDEURS, LA SUCCESSION D'IRENE COOPER ET LES LÉGATAIRES DE LA SUCCESSION D'IRENE COOPER

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