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Date : 20210823

Dossier : T-938-20

Référence : 2021 CF 860

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 23 août 2021

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

ALLIANCE FOR EQUALITY OF BLIND CANADIANS

 

demanderesse

 

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

défendeur

 

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Dans la présente demande de contrôle judiciaire, Alliance for Equality of Blind Canadians (l’AEBC) cherche à faire annuler une décision de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) en date du 8 juillet 2020. La Commission a décidé de ne pas traiter une plainte relative aux droits de la personne déposée au nom de l’AEBC contre Emploi et Développement social Canada (EDSC).

[2] Malgré la gravité des questions soulevées dans la plainte, la Commission a conclu que cette dernière ne relevait pas de la compétence de la Commission pour le motif prévu à l’alinéa 41(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC (1985), c H-6 (dans sa version modifiée) (la LCDP).

[3] Devant la Cour, la demanderesse a soutenu que la décision de la Commission devrait être annulée parce qu’elle est déraisonnable au regard des principes énoncés dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65.

[4] Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée. Le rôle de la Cour dans la présente demande n’est pas de déterminer si la décision de la Commission était correcte ou de trancher l’affaire elle-même. La question est de savoir si la décision était raisonnable, en ce qu’elle présentait les éléments de transparence, d’intelligibilité et de justification requis par l’arrêt Vavilov. À mon avis, la décision était raisonnable. Elle respectait les contraintes juridiques et factuelles qui pesaient sur la Commission. Plus précisément, l’interprétation par la Commission de la plainte de l’AEBC n’était pas indéfendable et n’avait pas pour effet de fausser fondamentalement les faits allégués dans la plainte, les tenant pour avérés. En outre, l’analyse de la jurisprudence pertinente de la Cour fédérale par la Commission ne contenait pas d’erreur de droit importante.

I. Événements à l’origine de la présente demande

[5] Les faits suivants sont tirés de la plainte déposée auprès de la Commission ou ne sont pas contestés aux fins de la présente demande.


(1) La demande de financement

[6] L’AEBC est un organisme national à but non lucratif et un organisme de bienfaisance enregistré qui est administré par et pour les Canadiens aveugles, sourds-aveugles ou malvoyants. Sept personnes sont membres de son conseil d’administration. Des bénévoles le dirigent. Sa mission et son mandat en tant qu’organisme sont de défendre les Canadiens aveugles, sourds‑aveugles ou malvoyants et d’accroître la sensibilisation à l’égard des défis auxquels ils sont confrontés.

[7] Au début de 2018, l’AEBC a présenté à EDSC une demande de subvention de financement du Programme de partenariats pour le développement social (PPDS) – volet personnes handicapées. Le financement du PPDS – volet personnes handicapées visait à appuyer des projets ayant pour but d’« accroître la participation et l’inclusion sociale des personnes en situation de handicap dans tous les aspects de la société canadienne ». La plainte de l’AEBC fondé sur la LCDP indiquait que le financement du PPDS lui aurait permis d’accroître sa capacité organisationnelle d’exercer un leadership dans la défense des Canadiens aveugles, sourds-aveugles ou malvoyants.

[8] L’AEBC a eu des difficultés à déposer la demande de subvention. La demande n’était disponible qu’en ligne et le site Web d’EDSC n’était pas accessible en mode lecteur à l’écran. Les bénévoles de l’AEBC ont eu du mal à remplir les formulaires numériques. Finalement, au lieu de ne pas soumettre une demande complète avant la date limite, l’AEBC a décidé de soumettre plusieurs composantes de la demande de financement de subvention directement à EDSC par courriel.

[9] La demande de subvention de l’AEBC a été rejetée. L’AEBC estime qu’elle a échoué parce que les documents justificatifs envoyés par courriel n’ont pas été lus.

(2) Plainte à la Commission

[10] Le 27 juin 2019, une membre du conseil d’administration de l’AEBC, Mme Chantal Oakes, a déposé une plainte [traduction] « au nom de l’AEBC » auprès de la Commission, alléguant une violation de l’article 5 de la LCDP. Cette disposition est libellée comme suit :

Actes discriminatoires

 

Discriminatory Practices

 

Refus de biens, de services, d’installations ou d’hébergement

 

Denial of good, service, facility or accommodation

 

5 Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public :

 

5 It is a discriminatory practice in the provision of goods, services, facilities or accommodation customarily available to the general public

 

a) d’en priver un individu;

(a) to deny, or to deny access to, any such good, service, facility or accommodation to any individual, or

 

b) de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture.

(b) to differentiate adversely in relation to any individual,

 

 

BL

on a prohibited ground of discrimination.ANK

[11] La plainte indiquait que le Conseil d’administration national de l’AEBC voulait déposer la plainte. Il a fait référence aux [traduction] « obstacles culturels et systémiques [d’EDSC] qui continuent de marginaliser les Canadiens aveugles, sourds-aveugles ou malvoyants ». La plainte alléguait que l’omission par EDSC [traduction] « de fournir un service et un processus de demande accessibles constituait de la discrimination à [l’égard de l’AEBC] » au sens de l’article 5 et qu’EDSC [traduction] « poursuivait une politique ou une pratique qui discriminait les Canadiens aveugles, sourds-aveugles ou malvoyants dans son processus de demande ». La plainte indiquait que l’AEBC avait demandé la subvention de financement [traduction] « qui avait été rejetée en raison d’un processus, d’une politique et d’une pratique discriminatoire qui existe toujours ».

[12] La plainte expliquait l’expérience de l’AEBC en tant qu’organisme national, les activités bénévoles de ses membres et l’importance de l’accès aux systèmes d’information et de communication pour la qualité de vie des membres dans une société axée sur les technologies de l’information.

[13] La plainte mentionnait :

[traduction]

Le processus de subvention inaccessible d’EDSC, avec ses documents inaccessibles, accompagné d’une politique de huis clos « non susceptible d’appel » et une attitude d’indifférence, est manifestement discriminatoire puisqu’il établit une discrimination à l’égard de la participation des Canadiens aveugles, sourds‑aveugles ou malvoyants. Dans le processus de demande de subvention aucun document accessible aux lecteurs d’écran et aucune ligne directrice compréhensible avec des paramètres d’application clairement définis n’étaient fournis. De plus, le processus de demande de subvention ne donnait pas suffisamment de temps aux participants aveugles, sourds‑aveugles ou malvoyants pour obtenir l’aide nécessaire pour remplir et soumettre la demande. Le fait qu’EDSC n’ait pas fourni d’aide à la communauté des personnes aveugles, sourdes‑aveugles ou malvoyantes est un traitement différentiel défavorable et démontre qu’EDSC poursuit une politique ou une pratique qui nous discriminait directement. Du mieux qu’elle le pouvait, l’AEBC a rempli et soumis le formulaire de demande demandé, mais il est évident que les obstacles à l’accessibilité rencontrés pendant ce processus sont passés inaperçus par l’équipe de sélection du financement.

Il semble qu’il y ait un grand écart dans la compréhension par EDSC de l’accessibilité et nos expériences vécues d’inclusion. À mesure que la révolution numérique a évolué, les Canadiens aveugles, sourds‑aveugles ou malvoyants, plus que tout autre groupe de personnes handicapées, ont été marginalisés dans les processus de consultation (d’EDSC) et les portails de documentation en ligne d’EDSC. L’AEBC et la communauté des personnes aveugles, sourdes‑aveugles ou malvoyantes soutiennent que les processus de demande et en ligne d’EDSC ne sont pas inclusifs et que si certains segments de notre communauté ne sont pas en mesure de participer aux processus d’EDSC, cela présente des obstacles de non-inclusion, ce qui nous prive de la possibilité de participer également à la société canadienne.

Étant donné que la direction du programme d’EDSC ne veut pas engager un dialogue ouvert avec l’AEBC, nous n’avons d’autre choix que de déposer la présente plainte. Nous ne comprenons pas pourquoi EDSC n’était pas en mesure de fournir des documents accessibles et n’était pas disposé à éliminer les obstacles à l’accessibilité dans le processus de financement. L’absence d’un processus d’appel ou d’une voie de rétroaction dans le processus de décision d’approbation de sélection du financement d’EDSC crée un obstacle supplémentaire à la pleine participation. En conclusion, le processus de financement d’EDSC n’a pas permis d’inclure dans son processus les personnes aveugles, sourdes‑aveugles ou malvoyantes.

L’AEBC réitère sa position selon laquelle l’attitude globale d’EDSC au cours du processus de demande nous a fait nous sentir insultés, humiliés et rejetés comme si nous étions des citoyens de troisième classe. Nous ne comprenons pas comment l’AEBC n’a pas d’« expérience vécue » quand nous luttons tous avec la perte de vision et que nous sommes confrontés à des obstacles pour participer de façon égale à la société canadienne au quotidien.

[Non souligné dans l’original.]

(3) Rapport de l’agent des droits de la personne

[14] Le 14 avril 2020, un agent des droits de la personne a publié un [traduction] « Rapport relatif à la décision fondée sur les articles 40 et 41 » (le Rapport), qui a été approuvé par la suite par le gestionnaire des Services des plaintes de la Commission. L’agent a recommandé que la Commission ne traite pas la plainte en vertu de l’article 41 de la LCDP.

[15] L’agent a conclu que la seule question soulevée dans la plainte était celle de savoir si l’AEBC avait qualité pour agir en vertu de l’article 40 de la LCDP. Le défendeur avait soulevé deux objections à l’égard de la compétence de la Commission relativement à la plainte au titre des articles 40 et 41 de la LCDP. Les deux objections étaient fondées sur le statut de l’AEBC en tant que société : le défendeur a soutenu que la Commission n’avait pas compétence, pour le motif prévu à l’alinéa 41(1)c) de la LCDP, pour traiter une plainte invoquant des pratiques discriminatoires commises contre l’AEBC en tant que société; et que la plainte n’avait aucune chance de succès, ou était frivole, au sens de l’alinéa 41(1)d), parce que l’AEBC, en tant que société, n’avait pas qualité pour déposer la plainte.

[16] Le Rapport concluait qu’il était manifeste que la discrimination alléguée était dirigée contre l’AEBC en tant que société. L’AEBC n’avait pas qualité pour déposer une plainte en vertu du paragraphe 40(1). Le Rapport a fait les constatations suivantes :

[traduction]

• Les articles 40 et 41 de la LCDP stipulent que la Commission ne peut traiter que les plaintes déposées par un « individu » ou un « groupe d’individus ». Cette disposition est conforme au libellé de l’article 5, qui dispose que constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens (entre autres choses) d’en priver un « individu » ou de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture.

• La jurisprudence de la Cour fédérale a établi que les sociétés ne sont pas des « individus »;

• Le financement du PPDS pour les personnes handicapées n’était accessible qu’aux organismes à but non lucratif ou autochtones. Il devait être reçu par des œuvres de bienfaisance et non par des individus. Par conséquent, la prestation prétendue d’un « service » en vertu de la LCDP était destinée à des organismes, et non à des individus ou à des groupes d’individus;

• L’AEBC est une œuvre de bienfaisance à but non lucratif. La membre du conseil d’administration qui a déposé la plainte pour le compte de l’AEBC n’aurait pas droit au financement du PPDS – volet personnes handicapées à titre individuel parce que le financement de la subvention n’était accessible qu’aux organismes. C’est l’AEBC, et non la personne elle-même, qui a été la « victime » de l’acte discriminatoire allégué.

[17] Compte tenu de la conclusion tirée au titre du paragraphe 40(1) et de l’alinéa 41(1)c) selon lequel l’AEBC n’avait pas qualité pour porter plainte, l’agent n’a pas examiné les questions soulevées par le défendeur au titre de l’alinéa 41(1)d).

[18] Le Rapport se termine par plusieurs paragraphes détaillant l’intérêt public à ce que les programmes et les services fournis par EDSC soient accessibles à tous les Canadiens. Le Rapport reconnaît les obligations juridiques en droit fédéral et international de ne pas faire de discrimination à l’égard des personnes handicapées, la probabilité accrue de voir les personnes handicapées vivre dans la pauvreté, des taux d’emploi et des résultats scolaires plus faibles, le mandat d’EDSC de bâtir un Canada plus inclusif et les [traduction] « obstacles persistants et systémiques » qui empêchent les personnes handicapées de participer pleinement à la société canadienne. Le Rapport encourageait EDSC à élimimer les obstacles dans ses systèmes afin de s’assurer que les personnes handicapées puissent accéder et participer à ses programmes, y compris les programmes de subventions.

(4) Réponse de l’AEBC au Rapport de l’agent

[19] Dans sa réponse au Rapport du 28 mai 2020, l’AEBC a [traduction] « contesté vivement » la conclusion du Rapport selon laquelle la Commission ne devrait pas instruire la plainte. L’AEBC a réitéré que l’agent a reconnu que la plainte [traduction] « soulève des questions cruciales concernant la participation et l’égalité des personnes handicapées » et a énoncé un certain nombre de points que la Commission doit examiner avant de rendre sa décision définitive.


II. La décision de la Commission

[20] La décision de la Commission comportait deux éléments de fond. Premièrement, la Commission a conclu que la plainte de l’AEBC ne relevait pas de sa compétence [traduction] « pour les motifs » énoncés dans le Rapport de l’agent. La Commission a expressément approuvé la recommandation, l’analyse et les conclusions de l’agent figurant dans le Rapport. La Commission a également expliqué ce qui suit :

[traduction]

La Commission est liée par l’interprétation par la jurisprudence selon laquelle le terme « individus » dans la LCDP exclut les sociétés. La jurisprudence interprétant les dispositions d’autres codes des droits de la personne, comme African Canadian Legal Clinic v Legal Aid Ontario, 2010 HRTO 1255, décision invoquée par la plaignante, peut être distinguée si le libellé de ces dispositions est différent. Selon l’alinéa 41(1)c) de la LCDP, la Commission ne peut pas, parce qu’elle estime qu’elle est fondée, instruire une plainte qui ne relève pas de sa compétence; ce serait une erreur de droit. Pour ces raisons, la Commission ne peut pas instruire cette plainte.

[Non souligné dans l’original.]

[21] Le deuxième élément important de la décision de la Commission a été sa déclaration selon laquelle la plainte n’a pas été rejetée pour le motif prévu à l’alinéa 41(1)d) de la LCDP, à savoir parce qu’elle n’était pas frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi. Les questions relatives aux droits de la personne soulevées dans la plainte étaient plutôt [traduction] « sérieuses » et :

[traduction]

Comme l’a fait observer à juste titre l’agent des droits de la personne aux paragraphes 43 et suivants du Rapport de décision, ces questions sont préoccupantes et devraient être traitées rapidement par le défendeur.

Malgré la décision de la Commission, le défendeur est invité à prendre les mesures appropriées pour éliminer tout obstacle qui pourrait empêcher des Canadiens d’accéder à ses services et programmes, y compris, sans toutefois s’y limiter, la fourniture de documents de demande de subvention accessibles aux lecteurs d’écran.

Malgré la gravité des questions soulevées dans la présente plainte, il n’est pas de la compétence de la Commission […]

III. La norme de contrôle

La norme Vavilov

[22] Les deux parties ont fait valoir que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, comme il est décrit dans Vavilov. Je suis de cet avis.

[23] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable comporte une évaluation sensible et respectueuse, mais aussi rigoureuse, des décisions administratives : Vavilov, aux para 12 et 13. Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble possède les caractéristiques de la transparence, de l’intelligibilité et de la justification : Vavilov, aux para 15 et 99. Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable porte sur le raisonnement et le résultat : Vavilov, aux para 83 et 86. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, aux para 85 et 99.

[24] Il faut d’abord et avant tout examiner les motifs de la décision (Vavilov, au para 84). La cour de révision doit interpréter les motifs de façon globale et contextuelle, et en corrélation avec le dossier dont le décideur était saisi : Vavilov, aux para 91-96, 97 et 103; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 31.

[25] La cour de révision fait un contrôle rigoureux – ce qui veut dire qu’elle effectue un examen complet et attentif des circonstances juridiques et factuelles de chaque affaire – mais ce contrôle est effectué de façon disciplinée. Ce ne sont pas toutes les erreurs ou préoccupations au sujet des décisions qui justifieront une intervention. Pour pouvoir intervenir, la cour de révision doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel » qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision ni être des « erreurs mineures ». Le problème doit être suffisamment capital ou important pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36.

[26] La Cour suprême, dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 101, a fait mention de deux catégories de lacunes fondamentales : la première est le manque de logique interne du raisonnement, la seconde se présente dans le cas d’une décision indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision. C’est la deuxième catégorie de lacune fondamentale qui est alléguée dans la présente demande.

[27] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a fourni une liste non exhaustive de contraintes factuelles et juridiques par rapport auxquelles une décision administrative peut être mesurée pour déterminer si elle est raisonnable. Ces contraintes comprenaient les principes législatifs ou principes de common law pertinents, la preuve et les arguments présentés par les parties et l’impact de la décision sur les personnes touchées, entre autres : Vavilov, aux para 108-128; Canada (Procureur général) c Ennis, 2021 CAF 95 aux para 55-56.

[28] L’AEBC a soutenu que la décision de la Commission doit être annulée parce qu’elle reposait sur des conclusions juridiques découlant d’une mauvaise interprétation de la loi et des conclusions factuelles qui ne sont pas étayées par le dossier. Dans l’analyse qui suit, je reviendrai sur l’approche, exposée dans l’arrêt Vavilov, qu’il convient d’adopter quant à ces questions.

[29] Il incombe à la demanderesse de démontrer que la décision est déraisonnable : Vavilov, aux para 75 et 100.

Contrôle judiciaire des décisions de sélection fondées sur l’article 41 de la LCDP

[30] L’article 40 de la LCDP prévoit, à certaines exceptions près, qu’« un individu ou un groupe d’individus » peut déposer une plainte devant la Commission s’il a des motifs raisonnables de croire qu’une personne « a commis un acte discriminatoire » (ce qui, selon l’article 39, s’entend d’un acte visé aux articles 5-14.1 de la LCDP).

[31] L’article 41 de la LCDP exige que la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle « estime » celle-ci irrecevable pour l’un des motifs énumérés aux alinéas 41(1)a) à e). En l’espèce, la Commission a conclu que « la plainte [n’était] pas de sa compétence » au sens de l’alinéa 41(1)c).

[32] La Cour d’appel fédérale a donné des directives sur la déférence requise quant à l’examen des décisions rendues par la Commission au titre articles 40 et 41 de la LCDP.

[33] La Commission ne peut rejeter les plaintes en vertu du paragraphe 41(1) de la LCDP que dans les cas « clairs et évidents », - il doit être clair et évident que la plainte sera rejetée : McIlvenna c Banque de Nouvelle-Écosse, 2014 CAF 203 au para 13. Pour l’application du paragraphe 41(1), les allégations factuelles contenues dans la plainte sont présumées vraies : Alliance de la fonction publique du Canada c Canada (Procureur général), 2015 CAF 174 [AFPC] au para 49; Keith c Canada (Service correctionnel), 2012 CAF 117 au para 51.

[34] Bien que la norme de la preuve « claire et évidente » constitue une contrainte juridique quant aux décisions de sélection de la Commission, la Commission a « un certain pouvoir discrétionnaire » en raison de l’expression « à moins qu’elle estime » figurant dans le libellé de la disposition liminaire de l’article 41 de la LCDP : AFPC, au para 34. Le processus d’examen prévu au paragraphe 41(1) constitue une obligation qui incombe à la Commission en vertu de la loi et celle‑ci doit faire son travail avec diligence, même à cette étape préliminaire : AFPC, au para 34.

[35] Dans les dossiers de contrôle judiciaire où la norme de contrôle de la décision raisonnable est appliquée aux décisions rendues par la Commission au titre du paragraphe 41(1), la Cour d’appel fédérale a mis l’accent sur la déférence et la marge de manœuvre accordées à la Commission pour rendre des décisions fondées sur des considérations factuelles et politiques qui font appel à l’expertise : Bergeron c Canada (Procureur général), 2015 CAF 160 aux para 41 et 45-47 (autorisation de pourvoi à la CSC refusée, dossier 36701 de la CSC (14 avril 2016)); Hood c Canada (Procureur général), 2019 CAF 302 aux para 26-27. Bien que la demanderesse ait tenté de faire valoir le contraire, l’expertise demeure pertinente lors de l’exercice du contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable : Vavilov, aux para 31, 75 et 93. Voir également Mason, au para 16.

[36] La Cour d’appel fédérale a aussi récemment fait référence, en semblant l’approuver, à une décision de la Cour selon laquelle la Commission a un [traduction] « vaste pouvoir discrétionnaire pour déterminer le traitement des rapports fondés sur les articles 40 et 41 », pouvoir discrétionnaire qui [traduction] « découle de la reconnaissance judiciaire de l’expertise de la Commission pour s’acquitter de sa fonction de sélection et de son rôle de gardien importants » : Ennis, au para 56, citant Bergeron c Canada (Procureur général), 2017 CF 57 (juge Brown), au para 74. Je reconnais que l’arrêt Ennis ne portait pas sur une décision rendue au titre de l’article 41 de la LCDP, mais qu’il s’agissait d’une affaire dans laquelle un rapport d’enquête avait été établi au titre de l’article 44 et d’une décision rendue en vertu du sous-alinéa 44(3)b)(i) selon laquelle une enquête sur la plainte n’était pas justifiée. Toutefois, la décision rendue par le juge Brown dans la décision Bergeron concernait une plainte rejetée par la Commission en vertu de l’alinéa 41(1)d).

[37] L’arrêt AFPC est la décision de principe en ce qui concerne les décisions de la Commission portant sur l’examen préalable de la question de savoir si une plainte n’est pas de sa compétence au sens de l’alinéa 41(1)c). Dans cette affaire, l’AFPC a déposé une plainte selon laquelle les intimés avaient fait et continuaient de faire preuve de discrimination à l’endroit des femmes employées par NAV, en violation de la LCDP. La Cour d’appel fédérale a examiné trois arguments avancés par l’AFPC dans le cadre de l’appel. Deux sont pertinents ici. La Cour d’appel (le juge Near) a rejeté un argument dans l’arrêt AFPC parce que la Commission avait appliqué une norme juridique à un ensemble de faits dans un domaine où la Commission possédait une expertise spécialisée – un exercice qui faisait partie du mandat de la Commission au titre de l’article 41 de la LCDP. « Le rôle de la Commission consiste à rechercher si les faits allégués, à supposer qu’ils soient dignes de foi, donnent lieu à une plainte sérieuse » : AFPC, au para 49. Le juge Near a fait remarquer que la Commission n’est pas autorisée à ce stade à évaluer des éléments de preuve concurrents : AFPC, aux para 36, 37 et 49; McIlvenna, aux para 16-17. Toutefois, si la Commission a dégagé les règles de droit applicables, une cour, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, doit faire preuve de retenue quant à la façon dont la Commission a appliqué la norme juridique aux faits non contestés qui lui ont été présentés, dans la mesure où le dossier va dans le sens de la solution retenue : AFPC, au para 50.

[38] La Cour d’appel, dans l’arrêt AFPC, a également accueilli l’appel ainsi que la demande de contrôle judiciaire sur un autre argument. Elle l’a fait parce que la Commission avait examiné des éléments de preuve contradictoires, soumis par les deux parties, qui portaient sur le fond du litige, ce qui n’est pas permis à l’étape de l’article 41 : AFPC, aux para 37-38; 74-75, appliquant McIlvenna.

[39] Les décisions rendues en appel indiquent clairement que, dans la présente demande, la Cour ne peut pas se prononcer sur la question de savoir si la Commission devrait instruire la plainte au titre de l’article 41, soit expressément, soit lors de l’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable : Vavilov, aux para 15, 83; 125-126; Hood, au para 34; Ennis, au para 36; 48-49. En d’autres termes, la Cour ne peut pas procéder à un contrôle fondé sur la norme de la décision correcte : Mason, aux para 11-12 et 15-20. Au lieu de cela, la Cour doit évaluer la question de savoir si la Commission a rendu une décision raisonnable en décidant que la plainte ne relevait pas de sa compétence au sens de l’alinéa 41(1)c) de la LCDP en appliquant la norme de contrôle qui commande une grande déférence et qui est décrite dans les arrêts Vavilov, AFPC et les autres décisions rendues en appel dont il a été question plus haut.

IV. Analyse

[40] Dans sa décision, la Commission a adopté la recommandation, l’analyse et la conclusion du Rapport de l’agent. Le Rapport énonçait et appliquait expressément la norme juridique de la preuve applicable au titre du paragraphe 41(1), à savoir la preuve « claire et évidente », et indiquait que les allégations de fait contenues dans la plainte doivent être présumées vraies. Le Rapport a reconnu et appliqué le libellé de la LCDP, à condition que seuls les « individus » et les « groupes d’individus » puissent déposer une plainte, conformément à la description d’un acte discriminatoire dans la prestation de services prévue à l’article 5 de la LCDP. Le Rapport concluait comme suit :

[traduction]

42. Si l’on présume que la plainte est vraie, il est clair et évident que la discrimination alléguée dans la présente plainte vise la personne morale que représente la plaignante, et non la plaignante en tant qu’« individu » ou « groupe d’individus », au sens du paragraphe 40(1) de la Loi. Par conséquent, l’Alliance for Equality of Blind Canadians n’a pas qualité pour déposer une plainte, pas plus que Mme Oakes, en tant que directrice de l’organisme, pour déposer une plainte en son nom. Par conséquent, la Commission n’a pas compétence pour instruire la plainte.

[41] Par conséquent, la Commission a appliqué le libellé juridique approprié et a cerné et appliqué le critère juridique global applicable au titre du paragraphe 41(1).

[42] L’AEBC a présenté deux arguments principaux à l’appui de son point de vue selon lequel la décision de la Commission était déraisonnable et devrait être annulée. Premièrement, l’AEBC a soutenu que la Commission avait commis une erreur en qualifiant la nature et le contenu de la plainte, parce qu’elle n’a pas tenu compte des victimes touchées par le processus discriminatoire de demande de financement. Deuxièmement, l’AEBC a soutenu que la Commission n’a pas reconnu que des organismes peuvent déposer des plaintes en vertu de la LCDP au nom de membres de groupes protégés. Les arguments invoqués à l’appui de ces points de vue sont exposés plus en détail ci-dessous et se chevauchent à plusieurs égards.

[43] Le défendeur a convenu du caractère raisonnable de la décision de la Commission. Il a soutenu que la LCDP interdit seulement la discrimination à l’égard des individus et des groupes d’individus, et non à l’égard de sociétés comme l’AEBC. Une société est une personne en droit, mais n’est pas un « individu » ou un « groupe d’individus » et ne peut donc pas porter plainte en vertu de l’article 40 de la LCDP. Le défendeur a comparé la LCDP au Code des droits de la personne de l’Ontario, LRO 1990, c H 19 (le Code) qui (dans sa partie I) prévoit que toute « personne » a le droit d’être libre de certains types de traitement discriminatoire. Dans sa définition de « personne » à l’article 46, le Code étend le sens de « personne » au-delà d’un particulier pour inclure une agence de placement, une organisation patronale, une association non dotée de la personnalité morale, une association commerciale ou professionnelle, un syndicat, une société en nom collectif, une municipalité et d’autres entités. La même disposition prévoit expressément que « personne » comprend le « sens étendu que lui donne la partie VI (Interprétation) » de la Loi de 2006 sur la législation de l’Ontario, LO 2006, c 21, annexe F. Dans cette loi, l’article 87 dispose qu’une « personne » s’entend d’une personne morale et qu’un « particulier » désigne une « personne physique ».

[44] Le défendeur a également soutenu que la Commission était liée par deux décisions de la Cour qui appuient la décision de la Commission selon laquelle l’AEBC ne peut déposer une plainte en vertu de la LCDP alléguant une discrimination à son égard en tant que société : Canada (Procureur général) c Watkin, 2007 CF 745, conf. par 2008 CAF 170, et Hagos c Canada (Procureur général), 2014 CF 231. Les plaintes ne peuvent être déposées que par un individu ou un groupe d’individus qui ont prétendument été victimes de discrimination, ou en son nom. Selon l’intimé, la LCDP et ces deux décisions de la Cour fédérale ne font pas de distinction entre les sociétés commerciales et les sociétés à but non lucratif. Une société, quel que soit son type, ne peut pas être victime de discrimination au sens de la LCDP et ne peut pas déposer une plainte en son propre nom.

[45] Les observations des parties s’articulent autour de deux erreurs susceptibles de contrôle selon les principes de l’arrêt Vavilov, que je vais maintenant analyser.

A. La Commission a-t-elle fondamentalement mal compris la plainte?

[46] L’AEBC a soutenu que la Commission avait mal compris que la plainte portait sur le processus inaccessible de demande de subvention et non sur l’issue de ce processus (le refus de financement). L’AEBC a soutenu que la plainte visait les sites Web inaccessibles fournis par EDSC, qui ne peuvent être utilisés que par des particuliers et non par des sociétés.

[47] L’AEBC a également soutenu que la Commission n’a pas tenu compte de la preuve dans la plainte selon laquelle des victimes de la discrimination alléguée étaient des individus ou des groupes d’individus. L’AEBC a soutenu que le processus inaccessible de demande n’était pas sans victime au sens de la LCDP. Il y avait plutôt quatre catégories de victimes dans sa plainte : la membre individuelle du conseil d’administration de l’AEBC qui a déposé la plainte et qui a déposé une déclaration selon laquelle elle avait été victime de discrimination; les bénévoles de l’AEBC qui ont participé à la préparation de la demande de financement et qui ont été directement touchés par le processus inaccessible de financement, notamment en ce qui concerne les sites Web; les membres de l’AEBC, qui sont tous des individus qui deviendraient bénéficiaires du financement; et l’AEBC elle-même en tant qu’organisme « en quête d’équité » composée de membres individuels protégés par la LCDP qui ont subi des conséquences négatives en raison de la discrimination alléguée.

[48] À l’audience devant la Cour, l’avocat de la demanderesse a fait valoir avec force que la plainte contenait suffisamment d’allégations factuelles de discrimination envers les individus qui travaillaient comme bénévoles pour l’AEBC et qui ont personnellement été victimes de la discrimination alléguée pendant leur travail de préparation de la demande de financement. En effet, en réponse au Rapport, l’AEBC a présenté les mêmes arguments à la Commission par écrit. Ces observations faisaient expressément valoir que le Rapport avait mal décrit le service en question et que cette véritable question, l’inaccessibilité aux sites Web, avait des répercussions sur les victimes individuelles ainsi que sur les organismes qui les emploient (ou pour lesquels elles sont bénévoles). Selon l’AEBC, le refus de financement était une conséquence de l’acte discriminatoire allégué, ce qui était pertinent quant à la mesure de réparation et non quant à la question de savoir si la Commission avait compétence au sens de l’alinéa 41(1)c) de la LCDP.

[49] Comme nous l’avons déjà noté, une catégorie de lacune fondamentale relevée par la Cour suprême, dans l’arrêt Vavilov, se présente dans le cas d’une « décision indéfendable » sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision : Vavilov, au para 101. En ce qui concerne les contraintes factuelles dans la preuve, la Cour suprême, dans l’arrêt Vavilov, a conclu qu’à moins de « circonstances exceptionnelles », les cours de révision ne modifient pas les conclusions de fait du décideur et s’abstiendront d’apprécier à nouveau la preuve (au para 125). Une cour de révision peut intervenir seulement si elle a perdu confiance dans le caractère raisonnable de la décision parce que celle-ci est « une décision indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles » ou si le décideur « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » [non souligné dans l’original]; Vavilov, aux para 101, 126 et 194. Voir aussi Postes Canada, au para 61; et Canada (Procureur général) c Honey Fashions Ltd., 2020 CAF 64 au para 30.

[50] Bien qu’aucune preuve n’ait été soumise à la Commission dans les circonstances actuelles et qu’elle n’ait formulé aucune conclusion factuelle, des faits ont été présumés, tels qu’ils ont été allégués dans la plainte, et ils ont servi la même fonction aux fins du contrôle judiciaire. À ce titre, je crois que l’interprétation de la plainte par la Commission, fondée sur ces faits présumés, est assujettie à l’analyse relative à l’« indéfendable » ou au « s’est fondamentalement mépris » décrite dans l’arrêt Vavilov (reconnaissant également qu’à l’étape des articles 40 et 41, la Commission n’est pas autorisée à évaluer elle-même des faits contradictoires, une question qui ne se pose pas en l’espèce).

[51] La qualification de la plainte a également été une tâche tributaire des faits qui a nécessité l’expertise de la Commission. Elle exigeait à la fois une compréhension des dispositions pertinentes de la loi « constitutive » de la Commission, de la LCDP (en particulier les articles 5, 40 et 41) et une évaluation étroite des faits contenus dans la plainte. Dans ces circonstances, compte tenu des décisions rendues en appel décrites mentionnées ci-dessus et des questions mixtes de droit et de fait en jeu, l’examen par la Cour de la qualification de la plainte par la Commission nécessite une déférence considérable.

[52] Pour les raisons qui suivent, j’ai conclu que la Commission n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle dans sa qualification de la présente plainte.

[53] La Commission était bien au courant de la nature de la plainte et, plus précisément, elle a évalué les allégations factuelles concernant le processus de demande de subvention. Le Rapport de l’agent commence par les paragraphes suivants :

[traduction]

1. La plaignante, Chantal Oakes, au nom de l’Alliance Equality of Blind Canadians (AEBC), soutient que le défendeur, Emploi et Développement social Canada, a fait preuve de discrimination à son endroit, pour motif de déficience, dans la prestation de services en la traitant de façon défavorable et en appliquant une politique ou une pratique discriminatoire, en contravention de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi).

2. Plus précisément, la plaignante fait valoir que, pendant le processus de demande de financement du Programme de partenariats pour le développement social – volet personnes handicapées, le défendeur n’a pas fourni de documents de demande de subvention accessibles aux lecteurs d’écran et, de façon générale, n’a pas fourni le soutien et le temps nécessaires pour que la plaignante puisse remplir la demande. La plaignante soutient que le défaut du défendeur de fournir les mesures d’adaptation nécessaires a finalement conduit au rejet de la demande.

[Non souligné dans l’original.]

[54] La Commission a démontré qu’elle avait compris les questions et les arguments soulevés par la plaignante, tant dans ses propres motifs que par l’adoption des motifs du Rapport de l’agent. Le Rapport exposait la [traduction] « [t]hèse de la plaignante » en sept paragraphes, dans lesquels l’agent décrivait en détail ce point de vue. Il a exposé les arguments avancés dans la présente demande, à savoir : le Tribunal canadien des droits de la personne avait déjà instruit des plaintes déposées par des organismes de bienfaisance et la plainte avait été déposée par un organisme afin de défendre les intérêts des Canadiens aveugles, sourds-aveugles ou malvoyants, la LCDP, y compris l’expression « groupe d’individus », doit être interprétée aussi largement que possible afin de permettre aux œuvres de bienfaisance de déposer des plaintes, les organismes de bienfaisance peuvent être victimes de discrimination, il était possible d’établir une distinction d’avec les décisions Watkin et Hagos de la Cour et l’accès à la justice et l’intérêt public appuient le point de vue de la plaignante.

[55] Le Rapport décrivait expressément le point de vue de la demanderesse concernant les sites Web inaccessibles et l’incidence sur l’organisme et sur les personnes qui ont tenté de les utiliser :

[traduction]

24. La plaignante soutient que la plainte allègue que l’organisme et ses membres ont été lésés par inaccessibilité du site Web du défendeur, étant donné que les organismes ne lisent pas de sites Web; c’est le cas des individus. De plus, la plainte allègue que Chantal Oakes, la directrice de l’AEBC, a été victime de discrimination parce qu’elle n’a pas pu prendre des mesures d’adaptation. Par conséquent, elle est victime de discrimination. La plaignante affirme que la Commission devrait enquêter sur ces allégations.

[56] Le Rapport conclut, au titre des articles 40 et 41 de la LCDP, qu’il était clair et évident que la discrimination alléguée dans la présente plainte visait la personne morale, l’AEBC, et non un individu ou d’un groupe d’individus. Le Rapport décrit le contenu de la plainte comme suit :

[traduction]

36. Le financement du Programme de partenariats pour le développement social – volet personnes handicapées appuie des projets visant à améliorer la participation et l’inclusion sociale des personnes handicapées dans tous les aspects de la société canadienne. Le financement n’est accessible qu’aux organismes à but non lucratif ou autochtones. Les critères d’admissibilité au financement du Programme de partenariats pour le développement social – volet personnes handicapées sont décrits dans le site Web du défendeur. Par conséquent, la soi-disante prestation d’un service au titre de la LCDP était destinée à des organismes à but non lucratif ou autochtones, et non à des individus ou à des groupes d’individus.

37. [L’AEBC] est une société fédérale dûment constituée en vertu de la Loi canadienne sur les organisations à but non lucratif. Mme Oakes est l’un des sept administrateurs et elle est maintenant présidente de la société. Comme dans l’affaire Watkin, Mme Oakes dépose une plainte au nom de la société. Mme Oakes ne serait pas en mesure de porter plainte en son nom propre parce qu’elle ne serait pas admissible au financement du Programme de partenariats pour le développement social – volet personnes handicapées à titre individuel. De même, un groupe de Canadiens aveugles, sourds‑aveugles ou malvoyants ne serait pas admissible au financement du Programme de partenariats pour le développement social – volet personnes handicapées à titre de groupe d’individus. Comme il est indiqué ci-dessus, la discrimination dans le « service » allégué visait les organismes à but non lucratif ou autochtones dans leurs projets. Par conséquent, il est clair que la société de la plaignante, l’AEBC, a été « victime » de l’acte discriminatoire allégué dans la présente plainte, et non pas Mme Oakes ni un groupe d’individus.

[Non souligné dans l’original.]

[57] À mon avis, la Commission pouvait conclure que la plainte portait essentiellement sur la discrimination dont l’AEBC aurait été victime en tant qu’entité et non par un individu. Bien que les observations de la demanderesse portent davantage sur la question de savoir si la plainte désignait des individus à titre de victimes, l’analyse pertinente ne peut se limiter à l’identification d’individus potentiels qui ont été « victimes » au sens des articles 5, 40-41 de la LCDP. Les victimes alléguées doivent avoir un lien approprié avec un acte discriminatoire que le défendeur commet prétendument ou aurait commis en l’espèce dans la prestation d’un « service » au sens de l’article 5 – afin de pouvoir déposer une plainte valide au titre de l’article 40 de la LCDP. La Commission a conclu que le « service » visait les organismes à but non lucratif ou autochtones afin de fournir du financement à leurs projets, et non les individus. En d’autres termes, la Commission a qualifié le service contesté comme étant fourni aux organismes. À titre personnel, la directrice de l’AEBC qui a déposé la plainte n’était pas admissible au financement.

[58] Comme l’ont indiqué l’arrêt Vavilov et d’autres décisions rendues en appel, il n’appartient pas à la Cour, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, de qualifier les faits de la plainte de novo et de comparer l’opinion de la Cour à celle de la Commission. La cour de révision se concentre sur le processus de raisonnement de la Commission et sur les contraintes qui pèsent sur sa décision, sur la norme de déférence déjà décrite. Ce faisant, je ne suis pas convaincu que la qualification de la Commission était indéfendable compte tenu des faits allégués dans la plainte ni qu’elle s’est fondamentalement méprise sur les faits, présumés vrais, tels qu’ils étaient exposés dans la plainte. Bien que le Rapport ne définisse pas expressément le « service » aux paragraphes 36-37 (cité ci‑dessus), il est clairement lié au financement. Il n’est pas contesté que le financement n’était pas destiné aux individus, il ne l’était qu’à des organismes déterminés. Que la Commission ait conclu que le « service » était le résultat (c’est-à-dire, l’octroi de fonds), comme l’a soutenu la demanderesse, ou que le « service » était le processus de demande pour ce financement, comme l’a prétendu la demanderesse, il était loisible à la Commission de qualifier le « service » comme étant fourni à des organismes plutôt qu’à des individus, ce qui ferait en sorte que la plainte n’était pas visée par les articles 5 et 40 de la LCDP. Sa description de la plainte n’était pas déraisonnable selon les principes de l’arrêt Vavilov. Selon le libellé de l’arrêt AFPC, l’application par la Commission de la norme juridique aux faits non contestés qui lui ont été présentés allait dans le sens de la solution retenue : AFPC, au para 50.

[59] J’ajoute les observations supplémentaires suivantes pour répondre aux observations de la demanderesse devant la Cour :

Ÿ comme la Commission l’a fait remarquer, la plainte a été déposée par la directrice de l’AEBC expressément [traduction] « au nom de l’AEBC »;

Ÿ la plainte indiquait dès le début que le [traduction] « Conseil d’administration national » de l’AEBC déposait la plainte. Le conseil d’administration d’une société comme l’AEBC constitue ou représente cette société;

Ÿ le libellé utilisé dans la plainte était [traduction] « nous » et [traduction] « notre », ce qui, selon la demanderesse, fait référence à des individus et à un groupe d’individus. Cela est vrai dans certaines circonstances, mais ces mots peuvent aussi être utilisés pour désigner l’organisme représenté par l’auteur de la plainte. Il y a des exemples de l’emploi du dernier mot dans la présente plainte (p. ex. [traduction] « Notre mission est d’accroître la sensibilisation aux droits et aux responsabilités […] » et [traduction] « Nos membres et nos sections provinciales partout au Canada […] »). À mon avis, l’emploi de mots tels que [traduction] « nous » et [traduction] « notre » peut être utile ou convaincant pour comprendre qui sont les victimes potentielles de la discrimination. En l’espèce, l’emploi de ces mots dans la plainte visait ces deux fins. Aux fins du contrôle judiciaire, les termes employés n’exigent pas une décision de fond selon laquelle la plainte a été déposée par des individus touchés par un service discriminatoire;

Ÿ la plainte comportait des déclarations qui ne peuvent être attribuées qu’à des individus et non à l’AEBC en tant qu’entité, par exemple que les circonstances ont fait en sorte que les bénévoles de l’AEBC se sont sentis [traduction] « insultés, humiliés et rejetés comme [s’ils étaient] des citoyens de troisième classe ». Ces sentiments portent sur la question de savoir si des individus sont touchés par le comportement discriminatoire allégué, mais ne se rapportent pas à la nature du service prétendument discriminatoire au sens de l’article 5 de la LCDP.

[60] En résumé, la question centrale est celle de savoir si la demanderesse a démontré que la décision de la Commission était déraisonnable parce qu’elle ne respectait pas les contraintes factuelles de la plainte lorsque la Commission a appliqué le critère de la preuve « claire et évidente » à la plainte, en reconnaissance de son expertise, son expérience et de son rôle dans l’examen des plaintes, lesquels sont tous prévus dans le libellé de l’article 41 de la LCDP. Il est clair que la Commission a compris que le processus de financement et les sites Web inaccessibles étaient au cœur de la plainte. Si une cour de révision devait redéfinir la plainte dans ces circonstances, elle risquerait de se rendre sur le territoire inadmissible du contrôle selon la norme de la décision correcte. À mon avis, le contenu factuel de la présente plainte n’a pas contraint la Commission à la qualifier comme l’a soutenu la demanderesse dans la présente demande. Après avoir examiné l’ensemble de la plainte ainsi que les motifs et les conclusions de la Commission, je ne suis pas convaincu que la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle, en particulier dans sa qualification du « service » et de la ou des victimes mentionnées dans la plainte déposée au titre des articles 5, 40 et 41 de la LCDP.

B. La Commission a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que l’AEBC, en tant que société, n’avait pas qualité pour déposer une plainte?

[61] Selon la deuxième observation de l’AEBC, la Commission a commis une erreur en ne reconnaissant pas que les organismes peuvent déposer des plaintes au nom de membres de groupes protégés. Selon l’AEBC, les groupes qui revendiquent l’égalité déposent régulièrement des plaintes auprès des tribunaux des droits de la personne au Canada. Conformément au principe selon lequel les lois sur les droits de la personne sont interprétées de manière large pour atteindre leurs objectifs, ces groupes sont autorisés à déposer des plaintes afin de s’assurer que des problèmes puissent être réglées afin de protéger des victimes vulnérables qui ne pourraient pas autrement être en mesure de porter plainte (par exemple, en raison de moyens financiers limités). Cet argument a également été avancé pour soutenir l’accès à la justice.

[62] L’AEBC a soutenu que les décisions de la Cour fédérale invoquées par la Commission pour conclure que l’AEBC en tant que société n’avait aucune qualité pour porter plainte doivent faire l’objet d’une distinction. Selon cet argument, ces décisions ne s’appliquent qu’aux sociétés commerciales qui sont motivées par le gain et ne s’appliquent pas aux groupes qui revendiquent l’égalité (y compris les sociétés à but non lucratif) et qui cherchent à promouvoir les intérêts des personnes qui sont membres de leur organisme.

[63] L’AEBC a également fait remarquer que la plainte entraîne des répercussions systémiques et qu’elle a trait à une question que la Cour d’appel fédérale a déjà reconnue comme étant une violation des droits constitutionnels en matière d’égalité prévus à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés : voir Canada (Procureur général) c Jodhan, 2012 CAF 161, aux para 148‑161.

[64] La position juridique de la demanderesse était essentiellement que la Commission avait commis une erreur en estimant qu’elle était limitée par les décisions Watkin et Hagos, qui portaient toutes deux sur des plaintes déposées par des sociétés commerciales alléguant qu’elles auraient fait l’objet de discrimination alléguée. La demanderesse a demandé à la Cour de conclure que ces décisions ne s’appliquaient pas parce que la discrimination alléguée en l’espèce visait des individus ou un groupe d’individus représentés par l’AEBC. La Cour devrait donc annuler la décision de la Commission et lui permettre de décider que la plainte devrait être instruite.

[65] Comme l’arrêt Vavilov l’a confirmé, un décideur administratif doit interpréter une disposition législative d’une manière conforme à son texte, à son contexte et à son but et démontrer dans ses motifs qu’il était « conscient de ces éléments essentiels » d’une interprétation législative correcte : Vavilov, aux para 120-121; Postes Canada, aux para 40-42; Mason, aux para 11, 41-42. En l’espèce, la demanderesse n’a pas fait valoir que la Commission n’avait pas respecté la contrainte de ces exigences d’interprétation législative. Elle s’est plutôt concentrée sur l’application (ou la non-application) des décisions de la Cour fédérale.

[66] L’arrêt Vavilov a également confirmé qu’un décideur administratif doit généralement se conformer aux décisions de la Cour interprétant une disposition législative ou établissant une norme juridique : Vavilov, au para 111. Tout précédent sur la question soumise au décideur administratif aura pour effet de circonscrire l’éventail des issues raisonnables. Une décision peut être déraisonnable si elle s’écarte d’un précédent contraignant interprétant le libellé de la loi sans explication ni justification : Vavilov, au para 112.

[67] Dans la plupart des cas, selon la doctrine du stare decisis, un décideur administratif est tenu de respecter les précédents applicables émanant de n’importe quel tribunal : Banque de Montréal c Li, 2020 CAF 22 au para 37; Tan c Canada (Procureur général), 2018 CAF 186, [2019] 2 RCF 648 au para 22. Les décisions qui ne tiennent pas compte des limites du droit établi peuvent être annulées : Entertainment Software Association c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100 au para 33; Canada (Procureur général) c Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CAF 75 aux para 14, 16-17.

[68] Le point de vue de la demanderesse dans la présente demande se distingue de nombreuses demandes de contrôle judiciaire en ce qu’il invoque une erreur de droit alléguée qui ferait en sorte que le décideur ne soit pas lié par des décisions judiciaires particulières. La demanderesse a soutenu que les décisions Watkin et Hagos pouvaient être distinguées, mais la Commission a décidé, à tort, de les appliquer dans ses motifs en concluant que l’AEBC, en tant que société, n’avait pas qualité pour déposer la plainte.

[69] À mon avis, la demanderesse n’a pas démontré que la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a conclu que la plainte n’était pas de sa compétence parce que l’AEBC, en tant que société, n’avait pas [traduction] « qualité » pour déposer la présente plainte au titre de la LCDP.

[70] Il est important de reconnaître deux points étroitement liés, mais conceptuellement distincts. Le premier concerne la question de savoir qui peut déposer une plainte au titre de la LCDP. Bien que le paragraphe 40(1) fait référence à un individu ou à un groupe d’individus, il est également clair, d’après le paragraphe 40(2), et d’après les décisions antérieures citées par les deux parties devant la Cour, qu’une autre partie peut déposer une plainte au nom d’un individu ou d’un groupe d’individus, avec leur consentement. Le deuxième point porte sur la question de savoir s’il est allégué dans la plainte qu’un défendeur a commis un acte discriminatoire à l’égard d’un individu ou d’un groupe d’individus. Il s’agit de déterminer si la plainte est, en substance, une plainte valable au titre (en l’espèce) des articles 5 et 40 de la LCDP. En l’espèce, il semble que les deux points aient été pris en compte dans la décision de la Commission relative à la « qualité ».

[71] Je m’arrête pour souligner que les observations de la demanderesse postérieures au Rapport et soumises à la Commission portaient sur les arguments selon lesquels la plainte visait des victimes individuelles et que l’AEBC pouvait, en droit, [traduction] « déposer » une plainte. L’AEBC a fait valoir qu’il n’était pas frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi au sens de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP qu’un un organisme de bienfaisance dépose une plainte parce que son droit de le faire était [traduction] « au mieux » non établi par la loi. Bien qu’elle ait eu l’occasion de le faire après avoir reçu une copie du Rapport de l’agent, l’AEBC n’a pas présenté d’argument précis ou distinct concernant la compétence au sens de l’alinéa 41(1)c) pour instruire une plainte pour invoquer un acte discriminatoire à l’endroit de l’organisme de bienfaisance. Comme je l’ai mentionné, la décision de la Commission et l’analyse et la recommandation du Rapport se fondaient sur l’alinéa 41(1)c), et non sur l’alinéa 41(1)d).

[72] Les motifs de la Commission et le Rapport portaient sur la question de savoir si l’AEBC avait [traduction] « qualité » pour déposer la plainte. Le Rapport a reconnu que les organismes de bienfaisance peuvent déposer une plainte en matière de droits de la personne au nom d’un individu ou d’un groupe d’individus. Le Rapport fait référence aux affaires citées par l’AEBC à l’appui de ce point de vue. Le Rapport a expliqué que ces affaires étaient différentes de la présente espèce parce que les pratiques discriminatoires alléguées dans les affaires citées visaient des individus ou un groupe d’individus, et non l’entité qui avait déposé la plainte. Les plaintes dans les affaires ont été déposées au nom des individus touchés.

[73] Le Rapport a aussi analysé les décisions Watkin et Hagos dans une certaine mesure. Le Rapport a reconnu que, dans la décision Watkin, la juge Tremblay-Lamer a examiné l’emploi des termes « individus » et de « personnes » dans la LCDP, en concluant que bien que les actes discriminatoires puissent être le fait tant de « personnes » morales que de « personnes » physiques, seul un « individu » peut être victime de ces actes au sens de la LCDP. Selon elle, cette conclusion était conforme à la définition de « personne » figurant à l’article 35 de la Loi d’interprétation, LRC (1985), c I-21, et aux motifs de distinction illicite énoncés aux articles 2 et 3 de la LCDP.

[74] Comme l’a noté le Rapport en cause dans la présente instance, la juge Tremblay-Lamer a conclu que la LCDP « vise à protéger de la discrimination les personnes physiques – les êtres humains – et non les personnes morales » : Watkin, au para 28. Elle a conclu que la Commission « n’était pas compétente pour statuer sur la plainte d’une personne morale […] se disant victime d’actes discriminatoires » : Watkin, également au para 28.

[75] Comme le reconnaît le Rapport, la juge Tremblay-Lamer a conclu que les allégations contenues dans la plainte déposé par Watkin « port[aient] essentiellement sur » les agissements d’une société commerciale et non des actionnaires individuels (au para 29). Je note que la juge Tremblay-Lamer s’est appuyée sur la doctrine énoncée à l’origine dans l’arrêt Salomon c Salomon, [1897] 1 AC 22 (CL) pour conclure que la société commerciale et les individus (qui étaient tous actionnaires; l’un d’eux était également le PDG), étaient des entités juridiques distinctes et que « du point de vue juridique, le [défendeur individuel, M. Watkin] n’est pas personnellement concerné par la plainte en litige » (aux para 30-32).

[76] La juge Tremblay-Lamer a conclu que M. Watkin n’avait pas la qualité nécessaire pour porter plainte au titre de l’article 5 de la LCDP. Elle a aussi déclaré ce qui suit :

J’estime en outre que la Commission n’était pas compétente pour examiner une plainte alors que la « victime » est une « personne » morale et non un « individu ». En ne rejetant pas la plainte, la Commission a commis une erreur en outrepassant sa compétence.

[77] Le Rapport reconnaît que la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Watkin a fondé sa décision sur des motifs différents de ceux de la juge Tremblay-Lamer : voir 2008 CAF 170 aux para 20 et 35.

[78] Le Rapport a ensuite examiné la décision Hagos, notant que le juge Roy a déclaré (dans une remarque incidente au para 29) qu’une personne morale n’a pas qualité pour porter plainte en vertu de la LCDP parce que l’article 40 exige qu’une plainte soit portée par « un individu ou un groupe d’individus ». Le Rapport fait également remarquer que le juge Roy a également déclaré qu’« un actionnaire ne peut se substituer à la société en tant que personne physique si l’acte discriminatoire posé par l’organisme gouvernemental vise la personne morale » : Hagos, au para 23.

[79] Le Rapport fait référence à d’autres décisions judiciaires concluant que les sociétés à but non lucratif ne sont pas des personnes pour l’application de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. Il s’agit des décisions suivantes : Church of Atheism of Central Canada c Canada (Ministre du Revenu national), 2019 CAF 296 au para 13; Humanics Institute c Canada (Revenu national), 2014 CAF 265 au para 12 (autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 36253 (23 avril 2015)); Organisation nationale anti-pauvreté c Canada (Procureur général), [1989] 3 CF 684 au para 18 (autorisation de pourvoi à la CSC refusée (23 novembre 1989)). Voir aussi Québec (Procureur général) c 9147‑0732 Québec inc, 2020 CSC 32 (concluant que les sociétés commerciales ne sont pas protégées par l’article 12 de la Charte).

[80] Le paragraphe 41 du Rapport fait référence à l’intérêt public et à l’accès à la justice :

[traduction]

La Commission n’est pas en mesure d’accorder moins de poids à une décision de la Cour fédérale ou de s’écarter de cette décision pour l’intérêt public, y compris l’accès à la justice. La Cour suprême du Canada a conclu qu’« on ne saurait substituer à l’analyse textuelle et contextuelle une interprétation libérale et téléologique dans le seul but de donner effet à [un principe] ». Par conséquent, la Commission est tenue de respecter la loi actuelle telle qu’elle s’applique.

[81] Dans ce passage, le Rapport a cité l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, aux para 33, 62 et 64, où les juges LeBel et Cromwell (au para 62) ont déclaré ce qui suit :

[…] la LCDP demeure considérée comme une loi quasi constitutionnelle qui appelle une interprétation large, libérale et téléologique en rapport avec cette nature particulière. Toutefois, on ne saurait substituer à l’analyse textuelle et contextuelle une interprétation libérale et téléologique dans le seul but de donner effet à une autre décision de principe que celle prise par le législateur (Bell Canada c. Bell Aliant communications régionales, 2009 CSC 40, [2009] 2 R.C.S. 764, par. 49-50, la juge Abella […])

[82] Le Rapport conclut ensuite qu’il était clair et évident que la discrimination alléguée dans la présente plainte visait l’AEBC, représentée par la plaignante individuelle (Mme Oakes), et non pas Mme Oakes, en tant qu’« individu » ou « groupe d’individus », en vertu du paragraphe 40(1) de la LCDP. Par conséquent, l’AEBC n’avait pas qualité pour déposer une plainte, pas plus que Mme Oakes, en tant que directrice de l’organisme, pour le faire en son nom.

[83] Il est évident que le Rapport comprenait la point de vue de la demanderesse et qu’il a abordé en profondeur les questions juridiques. Comme je l’ai indiqué, la décision de la Commission a adopté la recommandation, l’analyse et la conclusion du Rapport de l’agent.

[84] Malgré les observations détaillées formulées par la demanderesse dans le cadre de la présente demande, je ne détecte aucune erreur de droit importante dans l’analyse des décisions Watkin et Hagos. Bien que la demanderesse ait fait valoir que ces décisions pouvaient être distinguées de l’espèce, elle n’a fait référence à aucun principe juridique qui obligeait la Commission à les distinguer des faits allégués dans la plainte ni à une autre décision judiciaire contraignante quant à la question juridique que la Commission n’a pas suivie. L’application de la loi par la Commission à ces faits a été traitée en partie ci-dessus et elle était transparente, intelligible et justifiée par des motifs détaillés, conformément aux principes de l’arrêt Vavilov.

[85] Comme je l’ai mentionné, dans ses observations écrites devant la Cour, l’AEBC a également soutenu que les organismes de bienfaisance qui revendiquent l’égalité sont des « groupes d’individus » au sens des articles 5 et 40 de la LCDP. L’AEBC a soutenu que la Commission avait commis une erreur en établissant une distinction entre l’AEBC en tant que personne morale et les individus à qui elle offre des services. En ce qui concerne cet argument, l’AEBC est [traduction] « indivisible en ce qui concerne les personnes aveugles, sourdes‑aveugles ou malvoyantes au cœur de son mandat »; dire que la discrimination alléguée touche l’un sans toucher l’autre revient à [traduction] « imposer un faux dilemme entre deux concepts qui sont fondamentalement liés ». L’AEBC a présenté une observation semblable à la Commission, en s’appuyant sur la décision African Canadian Legal Clinic v Legal Aid Ontario, 2010 HRTO 1255.

[86] Tant les motifs de la Commission que le Rapport établissaient une distinction d’avec la décision African Canadian Legal Clinic en raison des dispositions du Code des droits de la personne de l’Ontario sur lesquelles la décision était fondée et qui permettent à toute « personne » de demander une réparation (plutôt qu’à « un individu ou un groupe d’individus » comme l’exige la LCDP). Le Rapport a noté qu’il semble que les parties dans cette décision aient simplement convenu que le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario avait compétence pour instruire la plainte en vertu du Code des droits de la personne de l’Ontario. À mon avis, la Commission n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle en réponse aux observations soumises par la demanderesse ni aucune erreur de ce genre lorsqu’elle a établi une distinction entre les motifs formulés par le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario dans la décision African Canadian Legal Clinic en se fondant sur le libellé du Code des droits de la personne de l’Ontario, lequel libellé est différent de celui de la LCDP.

[87] Pour appuyer sa position selon laquelle les organismes de bienfaisance qui revendiquent l’égalité sont des « groupes d’individus », l’AEBC a déposé un affidavit devant la Cour contenant des éléments de preuve supplémentaires. Toutefois, les nouveaux éléments de preuve relatifs à cet argument ne sont pas admissibles dans le cadre de la présente demande étant donné qu’ils ont trait au fond de la décision contestée : Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 19. Voir également Mason, au para 74. Aucune des parties n’a présenté d’observations détaillées à la Commission ou à la Cour sur l’application (ou non) du principe de l’arrêt Salomon aux faits allégués dans la plainte, l’attribution des agissements de personnes à des entités constituées en société, ou les dispositions de la Loi canadienne sur les organisations à but non lucratif, LC 2009, c 23. Compte tenu de la décision de la Commission et de ma conclusion générale sur le caractère raisonnable, il n’est pas nécessaire de formuler des observations supplémentaires ou de tirer une conclusion sur l’argument plus général de la demanderesse devant la Cour selon lequel un organisme de bienfaisance qui revendique l’égalité peut être un « groupe d’individus » au sens de la LCDP.

[88] Pour ces motifs, je conclus que la demanderesse n’a pas démontré que la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a conclu, en vertu de l’alinéa 41(1)c), que la présente plainte ne relevait pas de sa compétence parce que l’AEBC, en tant que société, ne pouvait pas déposer la plainte au titre des articles 5 et 40 de la LCDP.

[89] Enfin, les observations que la demanderesse a formulées devant la Cour sur le fond de la décision de la Commission ont révélé une ironie frustrante pour les individus qu’elle représente. Les organismes (qu’ils soient des entreprises, des organismes à but non lucratif ou des organismes de bienfaisance) ne peuvent agir que par l’entremise d’individus. Si les services ne sont pas fournis de façon à permettre à ces individus d’y avoir accès et de faire leur travail pour cet organisme, l’individu et l’organisme en souffrent. En l’espèce, un organisme à but non lucratif dont la mission est de promouvoir les intérêts de ses membres et d’autres Canadiens qui vivent des désavantages et des défis en raison de ce que la LCDP appelle une « déficience » a soutenu qu’il ne pouvait pas demander avec équité un financement gouvernemental visant à fournir un soutien financier aux organismes de son type, ainsi qu’aux organismes autochtones, pour l’exécution de leurs mandats. En effet, la plainte de l’AEBC indiquait que cette dernière avait été invitée à présenter une demande de financement par EDSC. De plus, la Cour d’appel fédérale a décidé en 2012 dans l’arrêt Jodhan qu’un défaut de fournir des sites Web accessibles constituait une violation des droits que Mme Jodhan tire de l’article 15 de la Charte.

[90] Deux observations peuvent être formulées quant aux observations de l’AEBC dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. D’abord, dans l’arrêt Jodhan, la preuve de Mme Jodhan était qu’elle avait été personnellement et directement touchée par l’inaccessibilité des sites Web en ce qui concernait sa recherche d’emploi, ses efforts pour obtenir des renseignements sur les pensions gouvernementales et d’autres prestations, l’accès aux statistiques gouvernementales et la production de son formulaire de recensement : Jodhan, aux para 9‑14; voir aussi la décision de la Cour fédérale dans cette affaire, 2010 CF 1197, [2011] 2 RCF 355 (juge Kelen) aux para 30-43.

[91] Toutefois, il s’agit d’une réponse incomplète parce que la Cour d’appel fédérale a conclu que Mme Jodhan et d’autres personnes ayant une déficience visuelle ont été privées du droit à l’égalité devant la loi prévu à l’article 15 de la Charte : Jodhan, aux para 138, 150-152, 155-156, et 158-159.

[92] La deuxième observation consiste à répéter, comme je l’ai indiqué au début des présents motifs, que la Commission, en l’espèce, a expressément reconnu que les questions de droits de la personne invoqués par l’AEBC étaient [traduction] « sérieuses ». La Commission a invité EDSC à prendre les mesures appropriées pour éliminer tout obstacle qui pourrait empêcher les Canadiens d’accéder à ses services et programmes, y compris, sans toutefois s’y limiter, la fourniture de documents de demande de subvention accessibles aux lecteurs d’écran. Dans ses motifs, la Commission a également expressément exprimé son approbation des paragraphes 43 et suivants du Rapport.

V. Conclusion

[93] Appliquant les principes énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov, je conclus que la décision de la Commission relative à la plainte possédait les caractéristiques requises de la transparence, de l’intelligibilité et de la justification et respectait les contraintes juridiques et factuelles qui s’y appliquaient. La décision de la Commission est donc raisonnable, et la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

[94] Le défendeur a demandé que le procureur général du Canada soit désigné comme défendeur dans la présente instance, en lieu et place d’EDSC, en vertu de l’article 303 des Règles des Cours fédérales. Ces changements seront apportés.

[95] La demanderesse a demandé ses dépens à titre de partie à un litige d’intérêt public, sur une base avocat-client, peu importe le résultat de la présente demande. L’AEBC a également demandé qu’aucuns dépens ne soient adjugés contre elle, quel que soit le résultat. Le défendeur n’a pas demandé de dépens. Bien qu’aucune des parties n’ait présenté d’arguments juridiques sur les dépens, j’ai examiné les principes relatifs aux attributions possibles des dépens dans les litiges d’intérêt public : voir, par exemple, McEwing c Canada (Procureur général), 2013 CF 953 (juge Mosely); Doherty c Canada (Procureur général), 2021 CF 695 (juge en chef adjoint Gagné); Fraser c Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2021 CF 821 (juge McVeigh), aux para 165 et suivants; et Galati c Harper, 2016 CAF 39. Je suis également conscient du pouvoir discrétionnaire dont dispose la Cour en vertu de l’article 400 des Règles des Cours fédérales. Compte tenu, notamment, que l’AEBC agissait à titre de partie à un litige d’intérêt public dans la présente demande, le résultat de la demande et le point de vue du défendeur, il convient de ne pas adjuger de dépens.


JUGEMENT dans le dossier T-938-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est rejetée.

  2. L’intitulé de la présente instance est modifié en vue de remplacer le défendeur désigné à l’origine par le procureur général du Canada.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-938-20

 

INTITULÉ :

ALLIANCE FOR EQUALITY OF BLIND CANADIANS c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 MARS 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le Juge Little

 

DATE DES MOTIFS :

Le 23 août 2021

 

COMPARUTIONS :

Anne Lévesque

POUR LA DEMANDERESSE

 

Heather Thompson

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Anne Lévesque

Faculté de droit

Université d’Ottawa

POUR LA DEMANDERESSE

 

Heather Thompson

Procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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