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Date : 20210824

Dossier : T-1791-19

Référence : 2021 CF 864

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 24 août 2021

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

ALEXANDRU-IOAN BURLACU

 

demandeur

 

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

défendeur

 

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, M. Burlacu, demande à la Cour de procéder au contrôle judiciaire de la décision rendue le 5 octobre 2019 par la déléguée du ministre du Travail en vertu de l’article 145 du Code canadien du travail, LRC 1985, c L-2.

[2] Pour les motifs exposés ci-après, je conclus que la demande doit être rejetée. Après avoir examiné attentivement les observations des parties et la preuve au dossier, je suis arrivé à la conclusion que la décision contestée était raisonnable.

I. Les événements à l’origine de la présente demande

[3] M. Burlacu travaille pour l’Agence des services frontaliers du Canada (l’employeur). Il est actuellement partie à une instance devant la Cour fédérale. Cette instance n’est pas directement liée à la présente demande. Il a demandé à son employeur de lui accorder un congé, rémunéré ou non, pour pouvoir se présenter à l’instance. Son employeur a refusé d’accéder à sa demande.

[4] Le 19 février 2019, M. Burlacu a déposé une plainte dans laquelle il allègue avoir été victime de violence dans le lieu de travail en lien avec le refus de son employeur de lui accorder un congé. Dans sa plainte, il désigne expressément comme intimés deux de ses collègues de travail. Il cite également certain(s) [traduction] « conseiller(s) en relations de travail » dont il ne précise pas l’identité. M. Burlacu ne croyait pas pouvoir désigner de « conseiller(s) en relations de travail » comme intimés à titre personnel, car il n’avait pas suffisamment d’éléments de preuve de leur participation aux actes de violence allégués. Il a demandé à son employeur des renseignements pouvant l’aider à déterminer l’identité de ces personnes.

[5] Les parties n’ayant pas réussi à régler la plainte à l’amiable, l’employeur a adressé à M. Burlacu une lettre portant la date du 1er mai 2019 pour l’informer [traduction] « de la nomination d’une personne compétente au sens de la partie XX du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail pour faire enquête sur la situation ». Toutefois, l’employeur ajoutait également ceci :

[traduction]

Après avoir examiné le rôle joué par le(s) conseiller(s) en relations de travail, nous avons décidé de ne pas les soumettre à l’enquête officielle, car il est évident que leurs actes, à titre de conseillers de la direction, ne répondent pas à la définition de la violence telle qu’elle s’applique à votre situation.

[6] L’employeur n’a pas fourni à M. Burlacu les renseignements qu’il avait demandés pour lui permettre de décider s’il y avait lieu de désigner comme parties un ou plusieurs conseillers en relations de travail en particulier.

[7] Le 7 mai 2019, en réponse à la lettre de l’employeur, M. Burlacu a déposé une plainte auprès du Programme du travail d’Emploi et Développement social Canada en vertu de la partie II du Code canadien du travail. Je désignerai cette plainte comme étant la « plainte à EDSC ».

[8] Dans sa plainte à EDSC, M. Burlacu explique avoir demandé, dans sa plainte de violence dans le lieu de travail, que son employeur lui fournisse [traduction] « des renseignements pouvant [lui] permettre de déterminer l’identité de certains agresseurs allégués », ce à quoi son employeur avait [traduction] « répondu que certains des agresseurs allégués ne ser[aient] pas visés par l’enquête ». La plainte à EDSC contenait la précision suivante : [traduction] « [L’employeur] nommera une personne compétente, mais il l’informera qu’il n’y a que deux parties intimées (au lieu de trois, comme [M. Burlacu] l’affirmai[t]) ». Puis, M. Burlacu y affirme qu’à son avis, la décision de l’employeur est contraire aux paragraphes 20.9(1) et (3) du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail, DORS/86-304 (dans sa version modifiée), lesquels, selon lui, obligent l’employeur à fournir à la personne compétente « tout renseignement pertinent ». (Depuis, ces dispositions ont été abrogées : voir le Règlement sur la prévention du harcèlement et de la violence dans le lieu de travail, DORS/2020‑130, art 41.)

[9] La thèse qui était avancée dans la plainte à EDSC était la suivante : en refusant de faire enquête sur certains des agresseurs allégués (à savoir, le(s) conseiller(s) en relations de travail), l’employeur ne s’est pas conformé à son obligation de fournir les renseignements pertinents. Ce faisant, l’employeur a tenté de donner l’impression qu’il se conformait à la lettre du paragraphe 20.9(3), alors qu’en réalité, il contrevenait à [traduction] « l’esprit » de ce paragraphe en ne permettant pas à la personne compétente d’enquêter sur l’allégation de violence dans le lieu de travail et en lui dictant la façon dont elle allait mener son enquête.

[10] J’aimerais signaler ici que selon ce qui est prévu au paragraphe 20.9(3), si la situation alléguée de violence dans le lieu de travail n’est pas réglée, l’employeur « nomme une personne compétente pour faire enquête sur la situation et lui fournit tout renseignement pertinent qui ne fait pas l’objet d’une interdiction légale de communication ni n’est susceptible de révéler l’identité de personnes sans leur consentement ».

[11] Dans une lettre datée du 10 mai 2019, une représentante déléguée par le ministre du Travail (la déléguée ministérielle) a informé les parties que l’enquête relative à l’affaire lui avait été confiée.

[12] Quelques jours plus tard, la déléguée ministérielle a parlé au téléphone avec M. Burlacu; puis le 30 mai 2019, elle lui a adressé un courriel. Dans un courriel ultérieur qu’elle lui a adressé le 13 juin 2019, la déléguée ministérielle a demandé à M. Burlacu de lui fournir d’autres renseignements. Ce dernier a répondu par courriel le 14 juin 2019. Je traite un peu plus loin du contenu de ces différents courriels.

[13] Au cours des quelque trois mois qui ont suivi, soit jusqu’en septembre 2019, M. Burlacu a pris congé du travail. Il a donné suite au courriel du 14 septembre 2019 de la déléguée ministérielle. Les deux ont ensuite échangé quelques courriels supplémentaires en septembre.

[14] Dans une lettre datée du 5 octobre 2019, la déléguée ministérielle a rendu sa décision (la décision de la déléguée ministérielle ou la décision). Elle confirme avoir fait enquête sur la plainte à EDSC et conclut qu’à son avis, l’employeur s’était conformé aux exigences du Code canadien du travail. Voici ce que dit cette décision :

[traduction]

Il est évident que le(s) conseiller(s) en relations de travail dont l’identité est inconnue ou omise n’ont pas exposé le plaignant à de la violence dans le lieu de travail (VLT) en offrant des conseils aux représentants de l’employeur dans cette affaire.

À défaut d’éléments de preuve de la participation des conseillers en RT, [la déléguée ministérielle] est d’avis que l’employeur s’est conformé à ses obligations.

Par conséquent, le refus de l’employeur de nommer une personne compétente pour enquêter sur les actes de VLT qui auraient été perpétrés par le(s) conseillers(s) en relations de travail à l’endroit du plaignant n’est pas contraire au paragraphe 20.9(3) du RCSST.

[15] M. Burlacu a ainsi introduit la présente demande de contrôle judiciaire de cette décision. À l’audience, je me suis assuré auprès des deux parties que la déléguée ministérielle avait rendu sa décision sous le régime de l’article 145 du Code canadien du travail. Celles-ci m’ont signalé que la procédure d’appel prévue au paragraphe 146(1) ne s’appliquait pas, car la déléguée ministérielle a conclu que l’employeur n’avait pas commis de contravention et qu’elle n’avait pas donné d’instructions. Il s’ensuit que la demande respecte les principes concernant l’obligation d’épuiser toutes les voies de recours internes, principes énoncés dans l’arrêt ASFC c CB Powell, 2010 CAF 61, [2011] 2 RCF 332, aux para 4, 29 et 30-33. C’est sur cette base que j’ai procédé à l’instruction de la présente demande.

II. Les normes de contrôle

[16] Le demandeur soutient que la décision de la déléguée ministérielle était déraisonnable et qu’elle a été prise sans qu’il puisse bénéficier de l’équité procédurale.

[17] La cour de révision procède au contrôle des questions d’équité procédurale selon la norme de la décision correcte, sans laisser au décideur de marge d’appréciation dans le choix de la solution ni exercer une certaine retenue. La question fondamentale est de savoir si la partie touchée connaissait la preuve à réfuter et si elle a eu une possibilité complète et équitable, autrement dit une occasion valable, d’y répondre : voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 RCF 121, en particulier les para 49, 54 et 56; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 28. « Ce qui importe, en fin de compte, c’est de savoir si l’équité procédurale a été respectée ou non » : Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35.

[18] Les deux parties ont présenté leurs observations concernant la décision de la déléguée ministérielle au regard de la norme de la décision raisonnable, à la lumière de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65. Tout comme elles, je conviens que la norme de contrôle à appliquer quant au fond de la décision de la déléguée ministérielle est celle de la décision raisonnable, comme il est expliqué dans l’arrêt Vavilov.

[19] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, au para 15. Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi (c.-à-d. la justification) et au résultat de la décision : Vavilov, aux para 83, 86; Delta Air Lines Inc c Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 RCS 6 au para 12.

[20] Les motifs fournis par le décideur administratif constituent le point de départ de l’analyse : Vavilov, au para 84. Afin de comprendre le fondement de la décision, la cour de révision doit interpréter les motifs de façon globale et contextuelle, en corrélation avec le dossier dont disposait le décideur : Vavilov, aux para 91-96, 97 et 103; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 31.

[21] Il ne s’agit pas pour la cour de révision de déterminer comment elle aurait elle-même tranché une question au vu de la preuve produite ou d’apprécier à nouveau la preuve sur le fond : Vavilov, aux para 75, 83 et 125-126; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339 aux para 59, 61 et 64. Sa tâche consiste à évaluer si le décideur a examiné la preuve et les observations et s’il en a tiré des conclusions, conformément aux principes énoncés dans l’arrêt Vavilov.

[22] C’est au demandeur qu’il incombe de démontrer que la décision est déraisonnable : Vavilov, aux para 75 et 100; Société canadienne des postes, au para 33.

III. Analyse

[23] Le demandeur a présenté plusieurs observations qui comportent de nombreux volets. Je décris et analyse ces observations à tour de rôle dans les paragraphes qui suivent. J’entends d’abord traiter des observations touchant à l’équité procédurale, pour ensuite procéder à l’examen du caractère raisonnable de la décision de la déléguée ministérielle.

Le demandeur a-t-il bénéficié de l’équité procédurale?

[24] Le demandeur soutient que l’obligation d’équité procédurale est « élevée » en matière d’enquêtes portant sur des situations de violence dans le lieu de travail, comme dans le cas d’allégations de harcèlement (il invoque à cet égard la décision Pronovost c Canada (Agence du revenu), 2017 CF 1077 au para 13). Il cite ensuite trois types de manquements aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale que la déléguée ministérielle aurait apparemment commis : d’abord, elle a omis de lui communiquer un document interne essentiel sur lequel elle s’est fondée pour rendre sa décision ainsi que d’expliquer son revirement de position dans ce document; ensuite, elle n’a pas informé le demandeur de sa décision de s’appuyer uniquement sur l’information que celui-ci lui avait fournie, sans solliciter d’information de l’employeur; enfin, le demandeur a allégué l’existence d’une crainte raisonnable de partialité de la part de la déléguée ministérielle, du fait qu’elle avait offert des conseils à l’employeur après avoir rendu sa décision.

[25] Le défendeur affirme que la déléguée ministérielle avait envers le demandeur une obligation d’équité procédurale peu élevée parce qu’elle était chargée d’une inspection, tâche qui ne correspond pas à une fonction quasi judiciaire ou juridictionnelle (à cet effet, il renvoie aux décisions Agence canadienne d’inspection des aliments c Alliance de la Fonction publique du Canada, 2020 TSSTC 4 au para 61 et MK Engineering Inc c The Association of Professional Engineers and Geoscientists of Alberta Appeal Board, 2014 ABCA 58 au para 18). Le défendeur a également qualifié les arguments du demandeur de « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur », une démarche contre laquelle la Cour suprême a formulé une mise en garde dans l’arrêt Vavilov (au para 102). Le défendeur a rappelé à la Cour que son rôle n’était pas d’apprécier à nouveau la preuve examinée par la personne qui a rendu la décision. Il a aussi attaqué chacun des trois arguments avancés expressément par le demandeur sur la question de l’équité procédurale.

[26] Après avoir examiné les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker (aux para 23-27), j’estime que l’enquête menée par la déléguée ministérielle au sujet de la plainte à EDSC ne donnait pas ouverture aux droits procéduraux, notamment les droits de participation, de la nature de ceux conférés aux personnes dont les intérêts vitaux sont en jeu dans le cadre d’un processus juridictionnel. S’il est vrai que le demandeur avait droit à l’équité procédurale, je conclus que les obligations auxquelles la déléguée ministérielle était tenue envers lui dans les circonstances n’étaient pas onéreuses. L’enquête de la déléguée ministérielle portait sur sa plainte à EDSC, qui visait la lettre du 1er mai de son employeur : il ne s’agissait pas d’une enquête générale approfondie sur une situation de harcèlement (comme celle examinée dans la décision Pronovost) ni de l’enquête menée par une « personne compétente » sur ses allégations de violence dans le lieu de travail sous le régime du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail.

[27] Cela dit, quels que soient le degré ou le contenu de son obligation d’assurer l’équité de la procédure (mis à part le droit à une audience, ce que le demandeur n’a pas réclamé), j’estime que le processus que la déléguée ministérielle a suivi dans le cadre de l’enquête sur la plainte à EDSC était équitable envers le demandeur. Examinons maintenant tour à tour les trois arguments du demandeur.

Le défaut allégué de communiquer un document essentiel

[28] Le demandeur affirme avec insistance que la déléguée ministérielle aurait dû lui communiquer le formulaire de demande de conseils adressée à un conseiller du Programme, qui porte la date du 27 septembre 2019. Dans ce formulaire, la déléguée ministérielle résume les faits de l’affaire et demande l’avis d’un conseiller du Programme. Le demandeur prétend, en se référant au paragraphe 95 de l’arrêt Vavilov, que ce formulaire constitue le fondement de la décision de la déléguée ministérielle et qu’il a incité cette dernière à renverser les [traduction] « conclusions » qu’elle lui avait annoncées dans un courriel daté du 30 mai 2019; le fait qu’il ne lui a pas été communiqué avait donc frustré l’attente légitime qu’il avait de voir son employeur fournir à la déléguée ministérielle, avant que celle-ci ne rende sa décision, les renseignements ayant trait aux communications entre le(s) conseiller(s) en relations de travail et les autres parties intimées.

[29] À mon sens, la déléguée ministérielle n’était pas tenue de communiquer au demandeur le formulaire de demande de conseils adressée à un conseiller du Programme avant de rendre sa décision. Premièrement, de prime abord, il s’agissait dans les faits d’une demande adressée à un collègue pour obtenir une contre-expertise ou un avis concernant la plainte à EDSC. Dans ce formulaire, la déléguée ministérielle exposait les faits recueillis (essentiellement tirés d’un long extrait du courriel du 14 juin 2019 du demandeur), quelques éléments d’analyse et la conclusion générale envisagée. Dans sa réponse à l’analyse de la déléguée ministérielle, le conseiller du Programme a déclaré qu’il adhérait entièrement à son appréciation de la situation et à la décision envisagée. Le document ne mentionnait aucune preuve nouvelle ni aucun fait supplémentaire. Les seuls renseignements nouveaux se résumaient à la conclusion proposée par la déléguée ministérielle et à sa réflexion sur certaines questions, ainsi qu’aux commentaires du conseiller du Programme. Tout au plus le document est-il digne de mention parce qu’il contient une version provisoire de la décision : je mentionne cet aspect parce que la déléguée ministérielle a ensuite intégré les commentaires du conseiller du Programme à sa décision. Cela dit, j’estime que la déléguée ministérielle n’était pas tenue, suivant les principes d’équité procédurale, de divulguer une version préliminaire de sa décision au demandeur en vue de recevoir ses commentaires et réactions. Je signale qu’en raison du courriel que la déléguée ministérielle lui avait adressé le 17 septembre 2019, le demandeur savait qu’elle comptait demander l’avis d’un conseiller du Programme. À l’époque en question, le demandeur n’a pas demandé que cet avis lui soit communiqué. J’ajouterai, par souci d’exhaustivité, que le document ne comportait aucun renseignement factuel nouveau provenant d’une autre source que le demandeur; le cas échéant, cela aurait pu faire naître un droit de réplique permettant la production d’éléments de preuve supplémentaires.

[30] Deuxièmement, la thèse du demandeur consiste à dire que le formulaire de demande de conseils adressée à un conseiller du Programme avait modifié les « conclusions » antérieures de la déléguée ministérielle, contrariant ainsi ses attentes légitimes. Or, le demandeur se méprend en qualifiant les propos formulés par la déléguée ministérielle dans le courriel du 30 mai 2019 de « conclusions ». Lorsque la déléguée ministérielle lui a fait parvenir son courriel, elle n’avait pas encore demandé ou reçu le point de vue du demandeur quant aux faits (ce dernier le lui exposera dans son courriel du 14 juin 2019) et elle était encore bien loin d’avoir arrêté sa décision (communiquée le 5 octobre 2019). Ses propos n’étaient pas des conclusions.

[31] Indépendamment toutefois de la façon dont on choisit de qualifier le contenu du courriel du 30 mai, je suis d’avis qu’avant de parvenir à une décision, la déléguée ministérielle avait parfaitement le droit de reconsidérer et de modifier ses premières impressions, idées ou appréciations des questions en litige et de réorienter son enquête. Elle pouvait être amenée à le faire pendant qu’elle enquêtait sur la plainte à EDSC du fait de ses échanges avec M. Burlacu ou l’employeur ou de l’obtention de nouveaux renseignements, ou à l’issue de ses propres réflexions et analyses. Cela fait partie intégrante du travail d’enquête, qui consiste à recueillir et à examiner les faits et la preuve au fur et à mesure qu’ils se manifestent et évoluent, à analyser les positions des parties touchées et, en définitive, à dégager la bonne réponse et rendre une décision.

[32] Est-ce que le demandeur pouvait légitimement s’attendre à ce que la déléguée ministérielle s’abstienne de revenir sur sa position ou de réorienter son enquête en raison du courriel qu’il avait reçu d’elle? Je ne le crois pas. Sur ce point, l’observation du demandeur est précisément la suivante : la déléguée ministérielle l’a informé par courriel, le 30 mai 2019, qu’elle avait avisé l’employeur du fait que, suivant le paragraphe 20.9(3), la personne compétente doit se voir remettre « tout renseignement pertinent », y compris les noms de tous les intimés allégués. Le demandeur prétend que l’employeur n’était pas autorisé à soustraire des parties intimées à l’enquête de la personne compétente, alors que dans le formulaire de demande de conseils adressée à un conseiller du Programme, la déléguée de la ministre écrivait qu’il était évident que, même si on les tenait pour avérées, les allégations formulées contre les conseillers en relations de travail n’avaient rien à voir avec une situation de violence dans le lieu de travail.

[33] L’attente légitime doit reposer sur des affirmations claires, nettes et explicites adressées au demandeur concernant le processus administratif (c.-à-d. les procédures) que le décideur entend suivre : voir Canada (Procureur général) c Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 RCS 504 au para 68; Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 RCS 559 au para 95. Des attentes légitimes peuvent aussi naître d’affirmations tout aussi claires, nettes et explicites quant à un résultat donné, auquel cas il importe de suivre des procédures plus strictes avant de revenir sur des promesses matérielles ou d’en arriver à un résultat différent : Baker, au para 26; Agraira, au para 94. Par ailleurs, les affirmations susceptibles de fonder des attentes légitimes ne doivent pas outrepasser les pouvoirs du représentant de l’État qui les a faites et elles ne peuvent pas non plus aller à l’encontre des fonctions que la loi confère à ce dernier : Mavi, au para 68. Dans l’arrêt Agraira, la Cour suprême a également confirmé que la théorie de l’attente légitime ne crée pas de droits matériels : Agraira, au para 97.

[34] En l’espèce, dans les paragraphes que le demandeur a extraits du courriel du 30 mai, la déléguée ministérielle ne fait aucune affirmation claire, nette et explicite à son intention quant à la procédure qu’elle compte suivre dans l’enquête, pas plus qu’elle n’y déclare qu’elle ne modifiera ni sa position ni l’orientation de son enquête (en présumant que cela s’est réellement produit). En outre, le courriel du 30 mai de la déléguée ministérielle concerne les obligations de l’employeur envers la « personne compétente » lors d’une enquête portant sur une situation de violence dans le lieu de travail, et non le processus à suivre ou l’issue de l’enquête sur la plainte à EDSC.

[35] Lors des plaidoiries, le demandeur a affiné un peu plus son argument : selon lui, les obligations incombant à l’employeur en matière de divulgation de renseignements à la déléguée ministérielle concernant la plainte à EDSC étaient les mêmes que celles qu’il avait envers la personne compétente aux termes du paragraphe 20.9(3), parce qu’elles remplissent l’une et l’autre la même fonction. Je ne suis pas de cet avis. On ne peut assimiler la fonction de la déléguée ministérielle à celle que remplit la personne compétente enquêtant sur un cas de violence dans le lieu de travail, et cela vaut aussi pour l’une et l’autre enquêtes. Le paragraphe 20.9(3) ne s’appliquait pas à la décision de la déléguée ministérielle. Celle-ci n’agissait pas en qualité de « personne compétente » sous le régime de cette disposition lorsqu’elle a fait enquête sur la plainte à EDSC.

[36] Je serais également enclin à conclure, au besoin, que le demandeur ne pouvait légitimement s’attendre à ce que l’employeur fournisse effectivement des renseignements sur les communications entre le(s) conseiller(s) en relations de travail et les autres parties intimées à la déléguée ministérielle avant qu’elle ne rende sa décision. Si cette attente était admise en l’espèce, cela reviendrait à créer un droit fondamental à l’obtention de renseignements précis, plutôt que de donner effet au droit à certaines garanties procédurales. Si un tel droit fondamental avait été reconnu, sa création aurait par ailleurs procédé de l’envoi d’un courriel par une personne qui, au moment de sa rédaction, n’exerçait pas des fonctions lui donnant le droit d’obtenir ces renseignements pour les besoins de l’enquête sur la plainte à EDSC. Je ne crois pas que le demandeur pouvait justifier d’une attente légitime sur une telle base.

[37] Par conséquent, je rejette la prétention du demandeur selon laquelle la déléguée ministérielle aurait dû lui communiquer le formulaire de demande de conseils adressée à un conseiller du Programme.


L’allégation concernant l’obligation de se fonder uniquement sur les renseignements provenant du demandeur

[38] Ce volet de la thèse du demandeur concernant l’équité procédurale comporte deux éléments. Premièrement, le demandeur a fait valoir un argument fondé sur ce qu’il prétend être l’incomplétude du courriel que la déléguée ministérielle lui a adressé le 13 juin 2019, courriel dans lequel elle le priait de fournir des renseignements aux fins de l’enquête. Plus précisément, la déléguée ministérielle lui faisait la demande suivante : [traduction] « Auriez-vous l’obligeance de me transmettre des renseignements expliquant comment les conseillers en relations de travail ont contribué à la situation alléguée de violence dans le lieu de travail et préciser si vous avez subi un préjudice moral du fait de leurs actes? Toutes les informations reçues de votre part seront bienvenues ». Elle priait aussi le demandeur de donner des précisions concernant les renseignements qu’il souhaitait obtenir de l’employeur, de sorte que ce dernier puisse identifier et désigner le(s) conseiller(s) en relations de travail en cause. Elle lui demandait de dresser la liste des renseignements particuliers dont il avait besoin et d’indiquer s’il cherchait à identifier le(s) conseiller(s) en relations de travail qui avaient secondé les deux personnes désignées comme intimées. Elle terminait son courriel sur ces mots : [traduction] « Tous les renseignements supplémentaires que vous êtes en mesure de fournir seront bienvenus ».

[39] Le demandeur a répondu à ces demandes par courriel le 14 juin 2019. Dans ce courriel, il informait la déléguée ministérielle de l’existence d’un [traduction] « long passé de harcèlement entourant les incidents à l’origine de la plainte de violence », précisant qu’il allait [[traduction] « expliquer un peu le contexte et citer un exemple illustrant l’implication probable du ou des conseillers en relations de travail ». Il a donné les noms des deux intimés déjà connus, pour ensuite décrire assez longuement, [traduction] « en fait d’exemples d’implication possible », les faits se rapportant au congé qu’il avait demandé pour pouvoir se présenter à la Cour. Pour terminer, le demandeur précisait qu’il ne s’agissait que d’un exemple de ce qui (selon lui) [traduction] « représente une forme de violence psychologique justifiant une enquête ». Dans sa description plus détaillée, le demandeur déclarait qu’une des parties intimées avait indiqué avoir fondé sa position relativement à la demande de congé sur les conseils reçus [traduction] « des Relations du travail ». Dans la dernière partie de son courriel du 14 juin 2019, le demandeur ajoutait : [traduction] « Si vous avez besoin de plus amples renseignements, n’hésitez pas à m’en faire part ».

[40] Devant la Cour, le demandeur a plaidé que la déléguée ministérielle aurait dû lui demander d’autres renseignements avant de rendre sa décision (conformément à l’invitation qu’il lui avait faite à la fin de son courriel). Il prétend que la déléguée ministérielle n’aurait pas dû arrêter sa décision sur le seul fondement des renseignements qu’il avait produits (lesquels ne formaient, selon lui, qu’une réponse partielle) et sans le prévenir qu’elle entendait procéder ainsi.

[41] Ces arguments ne sauraient être retenus. La demande de renseignements de la déléguée ministérielle était formulée en termes généraux et non limitatifs et elle était axée sur les questions soulevées dans la plainte à EDSC. Dans sa réponse, le demandeur a fait référence à un [TRADUCTION] « long passé [de harcèlement] », sans autres précisions, et il a choisi de donner un « exemple » de violence alléguée dans le lieu de travail et de la façon dont le(s) conseiller(s) en relations de travail étaient prétendument impliqués. Si la déléguée ministérielle n’avait pas un tableau complet des faits que le demandeur considérait comme pertinents, ce n’est pas parce que son courriel imposait des restrictions à ce dernier ou qu’il limitait la portée de la plainte à EDSC, mais bien parce que dans sa réponse, le demandeur a décidé de ne donner qu’un exemple au lieu de communiquer toute l’information qu’il lui était apparemment possible de fournir. Je note qu’à l’audience, le demandeur a déclaré qu’il avait d’autres renseignements contextuels à communiquer à la déléguée ministérielle. Il n’en a pas dit davantage.

[42] Compte tenu de l’analyse effectuée dans la section précédente des présents motifs, il est évident que je ne puis non plus adhérer au deuxième élément de l’argument du demandeur, à savoir que l’équité procédurale obligeait la déléguée ministérielle à obtenir de l’employeur les renseignements particuliers souhaités par le demandeur, en plus des renseignements offerts par le demandeur lui-même, avant de rendre sa décision. La question dont était saisie la déléguée ministérielle était de savoir si l’employeur s’était ou non conformé à la Loi ou au Règlement lorsqu’elle-même avait jugé qu’à l’évidence, les allégations formulées contre le(s) conseiller(s) en relations de travail anonyme(s) ne correspondaient pas à un cas de violence dans le lieu de travail. À mon sens, pour trancher cette question, la déléguée ministérielle n’avait pas à enquêter sur une situation de violence dans le lieu de travail ni à s’informer du contenu des communications entre le(s) conseiller(s) en relations de travail anonyme(s) et les intimés désignés et, ce faisant, à obtenir ce contenu ou ces communications (pour ensuite les divulguer au demandeur).

L’existence alléguée d’une crainte raisonnable de partialité

[43] Le demandeur soutient qu’il était raisonnable de douter de l’impartialité de la déléguée ministérielle, car celle-ci avait eu avec l’employeur des discussions inappropriées de la nature du conseil (qui avaient eu lieu sans que le demandeur soit invité à y participer et à son insu). Le journal d’activités de la déléguée ministérielle révèle qu’elle a communiqué avec l’employeur environ deux semaines après avoir rendu sa décision et qu’elle lui a offert des [TRADUCTION] « conseils » le 31 octobre 2019, soit plus de trois semaines après sa décision.

[44] Or, comme le signale le défendeur, le journal d’activités de la déléguée ministérielle nous apprend également que le 4 juin 2019, le demandeur s’est lui-même adressé à la déléguée ministérielle pour demander des conseils et les a obtenus. Cet épisode s’est produit pendant l’enquête sur sa plainte à EDSC et bien avant le prononcé de la décision de la déléguée ministérielle.

[45] À l’audience, dans le cadre de sa réplique, le demandeur a admis avoir lui aussi reçu des conseils de la déléguée ministérielle et il a reconnu que le fait de donner des conseils n’était peut‑être pas une preuve de partialité.

[46] Il s’ensuit que l’allégation de crainte raisonnable de partialité n’est pas retenue.

Conclusion concernant l’équité procédurale

[47] Dans l’ensemble, je conclus que le demandeur n’a pas démontré que le processus suivi par la déléguée ministérielle était inéquitable.

La décision de la déléguée ministérielle était-elle raisonnable?

[48] Le demandeur a présenté trois arguments pour étayer sa thèse selon laquelle la décision de la déléguée ministérielle était déraisonnable.

[49] Premièrement, le demandeur prétend que le raisonnement de la déléguée ministérielle n’était ni rationnel ni logique. Il affirme que la déléguée ministérielle l’a informé, dans deux courriels envoyés en septembre 2019, qu’elle tardait à rendre sa décision en raison des [TRADUCTION] « complexités » afférentes à la plainte à EDSC, alors que dans sa décision, elle conclut qu’il était [TRADUCTION] « évident » que le(s) conseiller(s) en relations de travail n’avaient pas exposé le demandeur à de la violence dans le lieu de travail. Il fait également remarquer qu’après avoir qualifié sa plainte de complexe, la déléguée ministérielle a écrit, dans un formulaire de demande de conseils adressée à un conseiller du Programme qu’il lui paraissait [TRADUCTION] « évident » que les allégations n’avaient rien à voir avec une situation de violence dans le lieu de travail. Le demandeur soutient que la plainte à EDSC ne peut, d’une part, être considérée comme complexe, et de l’autre, être rejetée parce que jugée sans fondement selon un critère reposant sur « l’évidence ».

[50] Je ne souscris pas à cet argument. Le demandeur a retenu un mot (complexités) tiré de deux courriels dans lesquels la déléguée ministérielle explique pourquoi elle a besoin de davantage de temps pour mener à bien l’enquête sur la plainte à EDSC. La déléguée ministérielle n’a pas cherché, à l’époque, à dissimuler le fait qu’elle souhaitait obtenir [TRADUCTION] « d’autres conseils » d’un conseiller du Programme. D’après ce que je saisis des courriels, la déléguée ministérielle semble avoir invoqué la complexité pour expliquer qu’il lui fallait davantage de temps pour examiner la plainte à EDSC et demander l’avis d’un collègue. Par ailleurs, il semble que le demandeur et la déléguée ministérielle avaient l’un comme l’autre délaissé le dossier depuis un certain temps.

[51] Même si l’on devait admettre qu’une affaire complexe ne peut produire de réponse évidente à l’issue d’une analyse lucide – une proposition que je ne puis accepter –, il n’est pas déraisonnable que, dans sa décision d’octobre, la déléguée ministérielle se soit formé une opinion différente de celle qu’elle avait exposée dans ses courriels de septembre, puisqu’elle a pu tirer parti du temps supplémentaire dont elle disposait pour analyser l’affaire et confirmer son point de vue grâce à l’avis d’un collègue. En outre, dans sa décision, qui porte la date du 5 octobre 2019, la déléguée ministérielle ne qualifie pas l’affaire de simple ou de complexe.

[52] En conséquence, la dichotomie relevée par le demandeur entre les deux phrases ne m’incite pas à douter de la décision de la déléguée ministérielle au regard des principes de l’arrêt Vavilov. En fait, s’il est une chose que l’on peut affirmer, c’est que l’argument du demandeur tient de la « chasse au trésor » à la recherche d’erreurs supposées, quoique dans l’ensemble du dossier plutôt que dans la décision de la déléguée ministérielle.

[53] Comme deuxième argument sur la question du caractère déraisonnable de la décision de la déléguée ministérielle quant au fond, le demandeur fait valoir que cette dernière ne s’est pas attaquée aux principales questions et préoccupations soulevées dans sa plainte à EDSC (sur ce point, il cite l’arrêt Vavilov, au para 128). Le demandeur soutient que sa plainte pose la question de savoir si, après avoir décidé de la nomination d’une personne compétente pour faire enquête sur la situation alléguée de violence dans le lieu de travail, un employeur peut choisir d’exclure de la liste des intimés produite par le plaignant certaines personnes qui, selon lui, n’ont pas commis d’actes de cette nature. Le demandeur prétend que la déléguée ministérielle a rendu une décision déraisonnable en concluant que l’employeur pouvait agir de la sorte. À l’audience, le demandeur a fait valoir que tous les éléments de la plainte devaient être examinés ensemble. Or, il s’agissait d’une plainte contre trois intimés – dont le(s) conseiller(s) en relations de travail – qui devait faire l’objet d’une enquête par une seule et même « personne compétente ». Autrement dit, l’employeur ne pouvait pas diviser la plainte pour en faire deux ou trois plaintes distinctes. Le demandeur a également soutenu que la déléguée ministérielle s’était méprise sur la plainte à EDSC, en pensant qu’elle visait le fait que l’employeur avait refusé de nommer une personne compétente relativement à certains des intimés; or, affirmait-il, les dispositions réglementaires prévoient la tenue d’une enquête sur la situation de violence dans le lieu de travail, et non sur chaque intimé pris isolément. De l’avis du demandeur, c’est à la personne compétente, et non à l’employeur, qu’il appartient de déterminer s’il y a eu violation et de décider de faire ou non enquête sur tel ou tel autre agresseur allégué, et ce, à partir des faits en cause, y compris les renseignements fournis par l’employeur.

[54] J’explique ci-dessous pourquoi je ne crois pas que la décision était déraisonnable pour les motifs qu’invoque le demandeur.

[55] Premièrement, il ne faut pas perdre de vue le droit applicable et, en particulier, la possibilité que la loi ou la common law impose des contraintes au décideur : Vavilov, aux para 111-112.

[56] Dans l’arrêt Alliance de la fonction publique du Canada c Canada (Procureur général), 2015 CAF 273, [2016] 3 RCF 33, la Cour d’appel fédérale a statué que le Règlement ne peut avoir eu comme objectif d’obliger les employeurs à nommer une « personne compétente » pour faire enquête sur chaque plainte dès que l’employé la désigne comme portant sur la violence dans le lieu de travail : au para 33. Selon le juge de Montigny, même si le Règlement n’accorde pas expressément aux employeurs le pouvoir de mener leurs propres enquêtes avant de nommer une « personne compétente », « ceux-ci peuvent certainement passer en revue une plainte en vue d’établir si, à première vue, elle correspond à la définition de violence dans le lieu de travail au titre de l’article 20.2 du Règlement » : Alliance de la fonction publique du Canada, au para 33. L’exigence minimale est peu élevée. Ainsi, l’employeur a le devoir de nommer une personne compétente pour faire enquête sur la plainte si la question n’est pas résolue, « à moins qu’il soit évident que les allégations ne portent pas sur la violence dans le lieu de travail, même en admettant qu’elles soient vraies » (non souligné dans l’original) : au para 34.

[57] Dans la partie de sa décision consacrée à l’analyse de la plainte à EDSC et de la lettre du 1er mai 2019 de l’employeur, la déléguée ministérielle applique cet arrêt de la Cour d’appel fédérale. La déléguée ministérielle était parfaitement autorisée à conclure que les motifs de l’arrêt Alliance de la fonction publique du Canada s’appliquaient à sa décision. En fait, si elle avait choisi d’écarter ce précédent, il lui aurait fallu expliquer ou justifier ce choix : Vavilov, au para 112.

[58] Deuxièmement, le demandeur n’a présenté aucun argument convaincant pour expliquer en quoi il était déraisonnable ou contraire au droit d’appliquer à un ou plusieurs des intimés évoqués la méthode fondée sur le critère de « l’évidence » exposée dans l’arrêt Alliance de la fonction publique du Canada si, de toute évidence, on ne peut formuler contre eux aucune allégation défendable de violence dans le lieu de travail, même en considérant comme avérés les faits allégués. À l’audience, le demandeur a reconnu que le critère de « l’évidence » pouvait s’appliquer à la personne qui n’avait rien à voir avec les actes allégués de violence dans le lieu de travail, mais selon lui, ce n’est pas le cas en l’espèce. À mon avis, il n’était pas erroné en droit, ni déraisonnable au regard des principes de l’arrêt Vavilov que la déléguée ministérielle prenne en considération et applique le critère de « l’évidence » énoncé dans l’arrêt Alliance de la fonction publique du Canada en vue de décider si l’employeur s’était conformé à ses obligations en concluant que les allégations visant certains intimés n’avaient rien à voir avec une situation de violence dans le lieu de travail, même si on les tenait pour avérées.

[59] Enfin, il ne revient pas à la Cour de décider si la déléguée ministérielle a correctement appliqué aux faits le critère de « l’évidence ». Après examen du dossier et des observations de parties, je ne puis conclure qu’en appliquant les principes de l’arrêt Alliance de la fonction publique du Canada, la déléguée ministérielle « s’est fondamentalement mépris[e] sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » – ce qui vaut aussi, en l’espèce, pour l’absence de preuve de la participation d’un ou plusieurs conseillers en relations de travail : Vavilov, au para 126; Société canadienne des postes, au para 61.

[60] Comme troisième argument général, le demandeur affirme que la décision de la déléguée ministérielle était déraisonnable parce qu’elle n’y explique pas comment elle est arrivée à la conclusion que les actes imputés au(x) conseiller(s) en relations de travail ne pouvaient pas être considérés comme de la violence dans le lieu de travail au vu de l’ensemble de la preuve. Le demandeur a fait explicitement référence au raisonnement exposé dans le formulaire de demande de conseils adressée à un conseiller du Programme : selon lui, ce raisonnement ne traduit pas une bonne compréhension du harcèlement et de la violence au travail. Il a également reproché à la déléguée ministérielle d’avoir tiré des conclusions hâtives qui ne tenaient pas compte de la preuve et d’avoir fait abstraction du [TRADUCTION] « long passé de harcèlement entourant les incidents à l’origine de la plainte de violence », qu’il avait évoqué dans son courriel du 14 juin 2019. Il a insisté sur l’absence de renseignements provenant de l’employeur : selon lui, ces renseignements auraient fourni des éléments de preuve justifiant la tenue d’une enquête en règle sur la conduite du ou des conseillers en relations de travail. Autrement dit, il prétend que, sans ces renseignements, l’enquête sur la situation de violence dans le lieu de travail ne pouvait être conforme aux prescriptions du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail. Invoquant l’arrêt Alliance de la fonction publique du Canada de la Cour d’appel fédérale, le demandeur a présenté des observations pour expliquer en quoi ses allégations pouvaient correspondre à de la violence dans le lieu de travail et de quelle façon la [TRADUCTION] « conduite » découlant de l’avis d’un conseiller pouvait lui causer un préjudice moral.

[61] Le défendeur soutient que les motifs de la déléguée ministérielle ne figurent pas dans le formulaire de demande de conseils adressée à un conseiller du Programme, mais qu’ils sont exposés dans sa décision du 5 octobre 2019 et qu’ils étaient raisonnables au regard de l’arrêt Vavilov. Selon lui, le formulaire en cause fait partie du dossier qu’il était possible d’examiner pour comprendre la teneur de la décision de la déléguée ministérielle : Vavilov, aux para 91-95. Quant à la question du caractère raisonnable de cette décision, l’avocat du défendeur fait valoir que si la décision n’était pas longue, il n’était pas non plus nécessaire qu’elle le soit. Le défendeur prétend aussi que pour établir une allégation de violence dans le lieu de travail, il doit y avoir eu des actes – c’est‑à‑dire les actes concrets d’une personne impliquée pouvant correspondre à la définition de ce qui constitue de la violence dans le lieu de travail et ayant causé un préjudice – qui vont au-delà de simples conseils. Il ajoute que le(s) conseiller(s) en relations de travail ont besoin d’un « espace privilégié » pour pouvoir offrir des conseils en matière de travail et d’emploi (il cite à cet effet la décision Rodrigue c Administrateur général (ministère des Anciens Combattants), 2016 CRTEFP 9 aux para 68, 74 et 75).

[62] À l’audience, le demandeur a répliqué que dans les faits, la décision de la déléguée ministérielle ne comportait pas le moindre motif et que ce qui se rapprochait le plus d’un raisonnement se trouvait dans le formulaire de demande de conseils adressée à un conseiller du Programme. Il affirme que cela ne peut servir à renforcer la décision de la déléguée ministérielle (il renvoie au paragraphe 95 de l’arrêt Vavilov). D’après le demandeur, la décision n’était rien d’autre qu’une conclusion et la déléguée ministérielle n’a pas expliqué de manière transparente et intelligible sur quoi reposaient ses conclusions.

[63] À mon avis, il est faux de dire que la décision ne comporte pas de motifs, comme le prétend le demandeur. J’estime par ailleurs que la décision expose les motifs de la déléguée ministérielle pour cette affaire en particulier et qu’il est inutile de se référer au formulaire de demande de conseils adressée à un conseiller du Programme. Dans les faits, aucun élément de preuve original ou indépendant recueilli dans le cadre de l’enquête ni aucune observation des parties ne tire son origine du formulaire. Ce formulaire présente le résumé de la preuve dressé par la déléguée ministérielle, sa propre analyse interne, les conseils qu’elle sollicite d’un conseiller du Programme et la réponse de ce dernier. Il présente donc peu d’utilité pour déterminer si la décision de la déléguée ministérielle respectait les contraintes factuelles et juridiques pouvant influer sur elle – quoique le demandeur pourra peut-être y trouver un certain réconfort en constatant que la déléguée ministérielle et le conseiller du Programme n’ont pas ignoré le contenu de son courriel du 14 juin 2019 dans leurs analyses.

[64] Sur la question du bien-fondé des observations des parties concernant le caractère raisonnable de la décision de la déléguée ministérielle, je ne suis pas convaincu qu’on puisse affirmer, si on interprète la décision de manière globale et contextuelle à la lumière du dossier, qu’elle contient une erreur susceptible de révision du fait de l’absence de justification : Vavilov, aux para 97, 103 et 127-128; Société canadienne des postes, au para 31. Plus précisément, j’estime que la décision est suffisamment motivée compte tenu du contexte législatif dont elle procède, de la nature de la plainte à EDSC et de la preuve dont disposait la déléguée ministérielle.

[65] Dans l’arrêt Farrier c Canada (Procureur général), 2020 CAF 25, la Cour d’appel fédérale a énoncé les principes suivants :

[13] Dans Vavilov, la Cour suprême a clairement indiqué que lorsqu’un décideur administratif doit rendre une décision motivée par écrit (c’est le cas ici […]), l’appréciation de la raisonnabilité de la décision doit inclure une appréciation de sa justification et de sa transparence. Comme le souligne la Cour Suprême, les motifs fournis par ce décideur administratif ne doivent pas être jugés au regard de la norme de perfection et on ne peut s’attendre à ce qu’il fasse référence à tous les arguments ou détails qu’un juge siégeant en révision aurait voulu y lire. La « justice administrative » ne ressemblera pas toujours à la « justice judiciaire » (Vavilov aux para 91-98).

[14] La suffisance des motifs s’apprécie en tenant compte du contexte y inclus le dossier, les arguments présentés, les pratiques et la jurisprudence du décideur (Vavilov au para 94). Toutefois, la Cour suprême rappelle que le principe que l’exercice de son pouvoir par la Section d’appel devait être justifié, intelligible et transparent, non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet (Vavilov au para 95).

Voir aussi le paragraphe 19.

[66] Dans l’affaire qui nous occupe, aucune des parties n’a cité la moindre disposition du Code canadien du travail qui obligerait la déléguée ministérielle à motiver par écrit la décision rendue sous le régime de l’article 145; elles n’ont pas non plus fait mention de quelque décision judiciaire portant sur l’obligation de produire des motifs écrits ou sur le contenu de ces motifs dans le cadre de cette disposition. Le fait que le Code passe sous silence la question des motifs contraste avec l’obligation de donner des motifs en cas d’appel d’une décision visée à l’article 145 et comportant des instructions : voir les paragraphes 146(1) et 146.1(2).

[67] Aucune des parties n’a relevé de pratiques ou de décisions passées attribuées à un délégué du ministre pour faire valoir une norme de justification exigeant la production de motifs écrits. Je remarque par ailleurs que les parties n’ont présenté aucun argument à la déléguée ministérielle avant qu’elle ne rende sa décision et n’ont pas non plus demandé la permission de le faire. Le dossier dont disposait la déléguée ministérielle n’était pas étoffé : il comprenait essentiellement la plainte à EDSC, la lettre de l’employeur du 1er mai 2019 et les courriels échangés avec le demandeur. La déléguée ministérielle a créé d’autres documents qui ont été versés au dossier, comme son journal d’activités et le formulaire de demande de conseils adressée à un conseiller du Programme.

[68] Malgré son caractère relativement succinct, la décision de la déléguée ministérielle énonce la conclusion de l’enquête réalisée en vertu de l’article 145, à savoir que l’employeur s’était [traduction] « conformé aux exigences de la Loi » et qu’il n’avait [traduction] « pas enfreint le paragraphe 20.9(3) du RCSST » en refusant de nommer une personne compétente pour enquêter sur des faits allégués de violence perpétrée par le(s) conseiller(s) en relations de travail dans le lieu de travail.

[69] Dans sa décision, la déléguée ministérielle a traité de la question au cœur de la plainte à EDSC, qui était de savoir si l’employeur avait légitimement soustrait le(s) conseiller(s) en relations de travail à l’enquête de la personne compétente portant sur la violence dans le lieu de travail. À l’instar de la lettre de l’employeur du 1er mai 2019, la décision emploie le mot « évident », tiré de l’arrêt Alliance de la fonction publique du Canada de la Cour d’appel fédérale. La décision énonce le raisonnement de la déléguée ministérielle quant à l’aspect essentiel du critère énoncé dans cet arrêt, à savoir qu’il était évident que le(s) conseiller(s) en relations de travail dont l’identité était « inconnue ou omise » n’avaient pas « exposé le plaignant » à de la violence dans le lieu de travail « en offrant des conseils à l’employeur dans cette affaire » (non souligné dans l’original). La décision confirme en outre que, « à défaut d’éléments de preuve » de leur « participation », la déléguée ministérielle était d’avis que l’employeur s’était conformé à ses obligations.

[70] En somme, la décision de la déléguée ministérielle porte que l’employeur a légitimement exclu le(s) conseiller(s) en relations de travail de l’enquête, car il était évident qu’il n’y avait pas de preuve que leurs conseils avaient exposé le plaignant à de la violence dans le lieu de travail. J’estime que la décision fait suffisamment état des raisons pour lesquelles la déléguée ministérielle a conclu que l’employeur s’était conformé à la Loi et au Règlement.

[71] Certes, la décision de la déléguée ministérielle aurait pu présenter davantage d’explications ou un raisonnement plus étoffé, ce qui aurait vraisemblablement permis de régler quelques-unes des nombreuses questions que le demandeur soulève dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Cela étant, selon ses conclusions, les faits recueillis révèlent l’absence de preuve d’une conduite correspondant à de la violence dans le lieu de travail de la part de personnes dont le rôle consistait à offrir des conseils et dont on était incapable de préciser les actes qui leur étaient imputés – ce que le demandeur lui-même a reconnu dès le départ, parce qu’il n’avait pas en sa possession l’information qui lui aurait permis de formuler contre eux des allégations de violence dans le lieu de travail. Dans son courriel du 14 juin, le demandeur ne mentionne aucun fait concernant la conduite alléguée des conseillers qui aurait pu restreindre la portée de la décision de la déléguée ministérielle ou la rendre indéfendable (voir Vavilov, aux para 101, 105 et 125‑126). Au contraire, le courriel du 14 juin n’offre aucun fondement factuel permettant de conclure que les conseillers en relations de travail avaient perpétué la violence exercée contre le demandeur dans le lieu de travail ou donné des conseils en ce sens. À mon sens, pareilles circonstances n’obligeaient pas la déléguée ministérielle à justifier sa décision par des motifs supplémentaires exposant et expliquant plus amplement son raisonnement. La déléguée ministérielle n’avait pas non plus à expliquer dans sa décision quel genre de preuve de la participation des conseillers aurait permis d’établir l’existence d’une contravention de la part de l’employeur, ou encore, à déterminer si certains types de conseils étaient susceptibles d’exposer une personne à de la violence dans le lieu de travail.

[72] Enfin, je constate que les observations du demandeur tiennent en très grande partie de l’argumentation quant au fond de la décision de la déléguée ministérielle. Or, la cour saisie d’un contrôle judiciaire ne peut s’engager dans un tel débat.

[73] Ayant appliqué les principes énoncés par la Cour suprême dans les arrêts Vavilov et Société canadienne des postes, je conclus que la décision de la déléguée ministérielle ne comporte aucune erreur susceptible de révision. La décision était intelligible, transparente et suffisamment justifiée.

[74] En guise de post‑scriptum, je précise que je n’ai pas à trancher, dans les présents motifs, la question plus générale de savoir si une allégation visant des conseils prodigués par un conseiller en relations de travail peut suffire pour confier à une personne compétente la conduite d’une enquête sur des faits de violence dans un lieu de travail. Je m’abstiens de tout commentaire sur cette question de même que sur l’existence d’un « espace privilégié » à l’intérieur duquel les conseillers en relations de travail peuvent offrir des conseils et sur l’ampleur de cet espace.

IV. Conclusion

[75] Pour les motifs qui précèdent, la demande sera rejetée. Le défendeur ayant obtenu gain de cause, il a droit aux dépens afférents à la présente demande, que je fixe à 750 $.


JUGEMENT dans le dossier T-1791-19

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Le demandeur paiera au défendeur les dépens afférents à la présente demande, fixés à 750 $.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1791-19

 

INTITULÉ :

ALEXANDRU-IOAN BURLACU c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 MARS 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 AOÛT 2021

 

COMPARUTIONS :

Alexandru-Ioan Burlacu

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Laetitia Bonaparte Auguste

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Alexandru-Ioan Burlacu

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Laetitia Bonaparte Auguste

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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