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Date : 20210902


Dossier : T‑876‑19

Référence : 2021 CF 909

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 2 septembre 2021

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

KURTIS GLADUE

demandeur

et

LA NATION CRIE DE BEAVER LAKE ET

LA CHEFFE ET LE CONSEIL DE LA NATION CRIE DE BEAVER LAKE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F‑7, à l’encontre de la décision rendue le 17 avril 2019 [la décision] par le Tribunal d’appel de la Nation crie de Beaver Lake [le Tribunal]. Dans sa décision, le Tribunal a rejeté l’appel formé par M. Gladue [le demandeur] à légard des résultats de l’élection de la Nation crie de Beaver Lake tenue le 29 mars 2019 [l’élection de 2019].

[2] Le demandeur soutient que ses droits à l’équité procédurale ont été violés et que la décision est déraisonnable. Il demande à la Cour d’annuler la décision du Tribunal et d’ordonner la tenue d’une nouvelle élection.

[3] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Contexte

[4] La Nation crie de Beaver Lake [la NCBL] est une bande indienne au sens de la Loi sur les Indiens, LRC (1985), c I‑5 et est signataire du Traité no 6. Elle a tenu ses élections conformément à une loi électorale coutumière [loi électorale] pendant plus de 30 ans. La version la plus récente a été approuvée le 25 janvier 2018. À l’élection de 2019, c’était la première fois qu’un appel a été intenté en vertu de la loi électorale récemment modifiée.

A. Le comité de la loi électorale et le Tribunal d’appel

[5] La loi électorale est une loi d’application générale qui traite des questions importantes pour la NCBL. Elle vise à exprimer la souveraineté de la NCBL et à rendre ses membres responsables de leurs propres lois et coutumes. La loi électorale exprime clairement que la NCBL souhaite mener ses élections de manière équitable et transparente. C’est aussi une loi inclusive. Elle prévoit des bureaux de vote par anticipation hors réserve, qui permettent à ses électeurs hors réserve de voter. Elle exige également la participation des membres lorsque des modifications doivent être envisagées. Le préambule énonce les principes de fraternité et de bien‑être des Premières Nations ainsi que de nombreuses questions techniques.

[6] Sur le plan technique, la loi électorale prévoit la création d’un comité de la loi électorale [le comité] composé de cinq (5) membres de la NCBL. Les membres du comité doivent nommer le Tribunal et le président d’élection [PE]; faciliter la collaboration avec les membres de la NCBL lorsque des commentaires concernant la loi électorale sont nécessaires; et superviser les questions électorales générales (loi électorale, art 17.0). Un appel de candidatures est lancé pour recruter des membres du comité. S’il n’y a pas suffisamment de candidatures, l’agent de liaison avec les membres de la NCBL ou le commis responsable de la liste des effectifs peuvent nommer des membres au comité (loi électorale, art 17.2).

[7] À l’automne 2018, l’agente de liaison avec les membres s’est récusée en apprenant que sa mère allait probablement chercher à se faire réélire au poste de chef. La commis responsable de la liste des effectifs, Natasha Youngchief [Mme Youngchief], s’est par la suite jointe au comité. Comme l’a confirmé un courriel de Mme Youngchief à la cheffe et au conseil le 22 novembre 2018, le comité s’est réuni pour nommer le PE. Toutefois, après la nomination du PE, le comité avait du mal à tenir des réunions faute de disponibilité. Par conséquent, Mme Youngchief a assumé elle‑même la plupart des responsabilités du comité. L’identité des membres du comité ne semble pas avoir été bien connue au sein de la NCBL.

[8] Le comité doit nommer un Tribunal qui n’a pas d’intérêt direct dans les affaires électorales au moins quatre mois avant une élection (loi électorale, art 15.0). Les critères de composition du Tribunal sont énoncés à l’article 15.1 de la loi électorale :

Les personnes nommées au Tribunal d’appel électoral :

a) sont membres d’une Première Nation;

b) sont âgées d’au moins 25 ans;

c) jouissent d’une bonne réputation.

[9] En janvier 2019, malgré un avis public, il n’y a eu que deux candidats à des postes au Tribunal : Lillian Youngchief et Jessie Benson‑Bone. Mme Youngchief, agissant seule, a nommé Lillian Youngchief et Jessie Benson‑Bone au Tribunal. En février 2019, Mme Youngchief a également nommé la troisième membre, Diane Scoville.

B. Les élections de 2019

[10] Le 29 mars 2019, la NCBL a élu sa cheffe et trois conseillers. Un vote par anticipation a eu lieu à Edmonton le 22 mars 2019. Le PE a nommé deux présidents d’élection adjoints et deux interprètes. Il y avait environ 20 agents électoraux pour les divers candidats, dont au moins un agent électoral pour le demandeur.

[11] Un nombre de 335 électeurs ont participé à l’élection de la cheffe. La cheffe Germaine Anderson [la cheffe Anderson] a été réélue avec 105 voix. Le demandeur a terminé au troisième rang au poste de chef, avec 82 voix. Deux bulletins de vote ont été annulés. Charlene Cardinal, Shirley Paradis et Felix Lewis ont été élus conseillers. Quatre voix séparaient les candidats élus des candidats qui ont terminé au deuxième rang dans les courses aux postes de cheffe et de conseiller.

C. Appel

[12] Le 3 avril 2019, le demandeur a interjeté appel des résultats des élections de 2019 en vertu de l’article 15.11 de la loi électorale. L’appel exprimait des préoccupations au sujet de la nomination du Tribunal et du respect par le PE de la loi électorale. M. Gladue a expressément contesté (1) la nomination et l’identité des interprètes; (2) l’aide qu’un électeur a reçue dans l’isoloir et l’absence d’avis sur cette aide sur la liste électorale; (3) le moment de l’inspection des initiales sur les bulletins de vote.

[13] La cheffe Anderson, Charlene Cardinal, Shirley Paradis, Felix Lewis et le PE ont été informés de l’appel suivant l’alinéa 15.12a). Le 16 avril 2019, ils ont soumis des réponses écrites au Tribunal conformément à l’article 15.13.

[14] Le Tribunal a rejeté l’appel le 17 avril 2019.

D. Affidavits

[15] Des affidavits portant sur le contrôle judiciaire ont été soumis par le demandeur, Mme Youngchief et Shawna Johnson. Shawna Johnson a été l’agente électorale de la cheffe Anderson et a observé le processus électoral de 2019. Mme Youngchief et Shawna Johnson ont été contre‑interrogées sur leurs affidavits. Les faits entourant la nomination du Tribunal et le fonctionnement du comité ont été révélés au cours du contre‑interrogatoire de Mme Youngchief.

III. La décision

[16] Le demandeur a reçu la décision le 27 avril 2019. Lillian Youngchief et Jessie Benson‑Bone ont signé la décision. Diane Scoville n’y a pas participé. La décision est reproduite dans son intégralité ci‑dessous :

[traduction]

Monsieur Kurtis Gladue,

Après avoir examiné tous les éléments de preuve fournis par vous‑même et d’autres personnes touchées par la présente demande d’appel relativement à l’élection de la Nation crie de Beaver Lake qui s’est tenue les 22 et 29 mars 2019, le Tribunal d’appel électoral a conclu que les éléments de preuve présentés n’étaient pas suffisants pour établir que :

15.15 a)

ii. Une erreur s’est produite dans l’interprétation et l’application de la loi électorale (le troisième membre du Tribunal n’a pas été confirmé quatre mois avant l’élection de la Nation crie de Beaver Lake), mais cela n’a pas eu d’incidence importante et directe sur le résultat de l’élection;

iii. Le président d’élection ou le président d’élection adjoint s’est acquitté de ses fonctions et responsabilités en vertu de la loi électorale. Son comportement et/ou ses actions n’ont eu aucune incidence importante et directe sur le résultat de l’élection. (Tous les bulletins de vote ont été paraphés par le président d’élection ou le président d’élection adjoint, les électeurs ayant été vérifiés pendant le processus d’inscription, les initiales du président d’élection ou du président d’élection adjoint ayant été constatées sur tous les bulletins de vote pendant le dépouillement officiel des bulletins, en présence des agents électoraux).

Décision : Après avoir examiné tous les renseignements soumis, le Tribunal d’appel électoral a rejeté la présente demande d’appel.

15.19

Toutes les décisions du Tribunal d’appel électoral sont définitives et exécutoires.

Veuillez agréer, Monsieur, nos salutations distinguées.

Quorum 2/3

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[17] Après avoir examiné les observations des parties, j’ai conclu que les questions à examiner sont les suivantes :

(1) Le Tribunal a‑t‑il été régulièrement constitué?

(2) Y a‑t‑il eu manquement à l’équité procédurale?

(a) Le demandeur a‑t‑il eu une possibilité suffisante de présenter ses arguments?

(b) Existait‑il une crainte de partialité?

(3) La décision était‑elle raisonnable?

[18] La première question sera examinée en fonction de la norme de la décision raisonnable. La question de savoir si le Tribunal a été régulièrement constitué est comporte essentiellement un examen de la compétence du Tribunal. Cependant, elle nécessite également une interprétation de la loi électorale. La jurisprudence a établi que l’interprétation des codes électoraux des Premières Nations sur cette base nécessite un examen selon la norme de la décision raisonnable (Blois c Nation crie d’Onion Lake, 2020 CF 953, au para 23 [Blois]; Sturgeon Lake Cree Nation c Hamelin, 2018 CAF 131, au para 44).

[19] La deuxième question est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, aux para 49‑56; Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au para 79). Toutefois, « l’obligation d’équité [est] souple et variable et [elle] repose sur une appréciation du contexte de la loi particulière et des droits visés » (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CSC 699, au para 22 [Baker]).

[20] Comme l’a fait observer notre Cour dans la décision Blois :

[26] Les questions d’équité procédurale sont examinées selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au para 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au para 43; Canada c Première Nation d’Akisq’nuk, 2017 CAF 175, au para 19; Gadwa c Kehewin Première Nation, 2016 CF 597, au para 19, conf. par 2017 CAF 203; Morin c Nation crie d’Enoch, 2020 CF 696, au para 21; Tourangeau, au para 26). Dans le cadre d’un contrôle selon la norme de la décision correcte, aucune déférence n’est due au décideur, et la cour de révision établit s’il y a eu un manquement à l’obligation d’équité procédurale à l’égard de la partie demanderesse (Elson c Canada (Procureur général), 2019 CAF 27, au para 31; Connolly c Canada (Revenu national), 2019 CAF 161, au para 57).

[21] En ce qui concerne le bien‑fondé de la décision, étant donné que la présente affaire ne relève pas d’une catégorie justifiant l’application de la norme de la décision correcte, comme le précise l’arrêt Vavilov, c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, la cour de révision « doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100). Si la cour de révision conclut que la décision contestée est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qu’elle est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles, la décision sera jugée raisonnable (Vavilov, au para 85).

[22] Toutefois, les tribunaux doivent faire preuve de retenue à l’égard des décisions des décideurs administratifs (S.C.F.P. c Société des Alcools du N.‑B., [1979] 2 RCS 227). Ce raisonnement s’applique également, sinon avec plus de rigueur, lorsque les tribunaux examinent des décisions d’organismes autochtones et procèdent à l’interprétation des dispositions d’un code électoral (Première nation de Fort McKay c Orr, 2012 CAF 269 aux para 8‑12; Lavallee c Ferguson, 2016 CAF 11 au para 19; Premières Nations de Cold Lake c. Noel, 2018 CAF 72 aux para 20, 24).

[23] S’agissant de savoir si la décision était raisonnable, la Cour n’est pas en mesure de réexaminer ou d’apprécier de nouveau la preuve, de tirer ses propres conclusions de fait, ou de substituer l’issue qui lui est préférable à celle du décideur (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55).

V. Positions des parties

A. La Constitution du Tribunal

[24] Le demandeur affirme que les lacunes fondamentales dans la nomination et la composition du Tribunal rendent sa décision nulle et que, par conséquent, la décision devrait être annulée (Abbott c Comité d’Appel de la Bande du Lac Pélican, 2003 CFPI 340, aux para 17‑19 [Abbott]; Mercredi c Première Nation dénésuline de Fond du Lac, 2018 CF 1272, aux para 42, 45 [Mercredi]).

[25] Plus particulièrement, le demandeur soutient que le comité n’était pas fonctionnel lorsqu’il a nommé le Tribunal; seuls deux des trois membres du Tribunal ont participé à la détermination de l’appel et à la décision; le comité n’a pas nommé un tribunal quatre mois avant l’élection de 2019, comme l’exige la loi électorale; et les membres du Tribunal n’étaient pas tous membres de Premières Nations, comme l’exige la loi électorale.

[26] Les défendeurs soutiennent que l’évaluation du processus de sélection du Tribunal exige la prise en compte des réalités de la collectivité. Certains membres de la NCBL vivent dans la pauvreté, ce qui a pour effet de réduire la participation des membres de la NCBL aux comités. De plus, toute irrégularité dans la nomination du Tribunal est sans importance puisqu’elle n’a pas eu d’incidence sur le résultat des élections de 2019. Les défendeurs font valoir qu’avant l’élection de 2019, Mme Youngchief avait informé la cheffe et le conseil à au moins deux reprises des difficultés qu’il y avait à obtenir des candidatures. À ce moment, le demandeur était membre du conseil et il n’a soulevé aucune préoccupation jusqu’à ce qu’il perde son poste.

[27] De plus, les défendeurs soutiennent que la loi électorale ne définit pas l’expression « Premières Nations » et que, par conséquent, la nomination de Jessie Benson‑Bone et de Diane Scoville, qui sont des Métis, était permise.

[28] Enfin, les défendeurs affirment qu’il n’était pas exigé que la décision soit unanime et que deux des trois membres du Tribunal constituaient le quorum.

B. Équité procédurale

(a) Privation de la possibilité de répondre

[29] Le demandeur soutient que ses droits à l’équité procédurale ont été violés pour deux raisons. Premièrement, le Tribunal ne lui a pas fourni les réponses de la cheffe et du conseil ainsi que du PE. Deuxièmement, le Tribunal ne lui a pas donné la possibilité de répondre.

[30] Les défendeurs soutiennent qu’un appelant n’a pas de droit de réponse fondé sur les dispositions de la loi électorale.

(b) Crainte de partialité

[31] Le demandeur fait valoir qu’un manque de divulgation des liens familiaux entre le membres du Tribunal, les candidats aux élections et le membres du comité a créé une crainte raisonnable de partialité.

[32] Les défendeurs affirment qu’il n’y avait aucune crainte de partialité découlant d’un quelconque lien. De plus, les liens familiaux doivent être évalués dans le contexte des petites collectivités des Premières Nations, dont certains membres sont, par la force des choses, étroitement liés.

C. Le caractère raisonnable de la décision

[33] Le demandeur affirme que le Tribunal n’a pas procédé à un examen et à une inspection appropriés des documents de vote pertinents. Cela a entraîné des lacunes en matière de preuve et a donné lieu à une décision déraisonnable. En outre, la décision est problématique quant à sa longueur et ne répond pas aux motifs d’appel soulevés par le demandeur.

[34] Les défendeurs soutiennent que la décision est raisonnable puisque le Tribunal a correctement évalué les documents requis, a tranché de manière raisonnable chacune des questions et fourni des motifs suffisamment détaillés.

VI. Analyse

A. La Constitution du Tribunal

[35] Je conclus que le Tribunal n’a pas été régulièrement nommé, étant donné qu’aucun comité fonctionnel n’a nommé le Tribunal. C’est Mme Youngchief, agissant seule, qui a nommé le Tribunal. La loi électorale ne prévoit pas le pouvoir d’agir ainsi. Cette conclusion permet à elle seule d’accueillir la demande de contrôle judiciaire.

[36] Les dispositions pertinentes de la loi électorale concernant la composition du Comité sont reproduites ci‑dessous :

[traduction]

17.0 Le comité de la loi électorale sera indépendant du chef et du conseil de la Nation crie de Beaver Lake et se composera des personnes suivantes :

a) Un (1) aîné de la Nation crie de Beaver Lake;

b) Un (1) jeune de la Nation crie de Beaver Lake (de 18 à 25 ans);

c) Un (1) membre non résident de la Nation crie de Beaver Lake;

d) Un (1) membre résident de la Nation crie de Beaver Lake;

e) L’agent de liaison avec les membres de la Nation crie de Beaver Lake. S’il n’y a pas d’agent de liaison avec les membres, ce poste sera assumé par le commis responsable de la liste des effectifs de la Nation crie de Beaver Lake.

17.1 Le comité de la loi électorale sera sélectionné au moyen d’un processus d’appel de candidatures, par lequel tous les membres de la Nation crie de Beaver Lake intéressés seront invités à présenter une demande d’intérêt, y compris les raisons pour lesquelles le membre est qualifié pour siéger au comité de la loi électorale.

17.2 S’il n’y a pas suffisamment de demandes d’intérêt, l’agent de liaison avec les membres ou le commis responsable de la liste des effectifs de la Nation crie de Beaver Lake nommera les membres du comité de la loi électorale qui, à son avis, assumeraient le mieux les rôles et les responsabilités du comité.

[37] Le demandeur fait valoir que la nomination appropriée du Tribunal exigeait un comité régulièrement constitué, ce qui n’a pas été le cas. La loi électorale permet à la commis responsable de la liste des effectifs, Mme Youngchief, de nommer quatre autres membres au comité en cas de manque de candidatures. Elle ne permet toutefois pas à un membre du comité d’agir seul. Le demandeur fait valoir que Mme Youngchief était la seule membre du comité ayant participé au processus de nomination du Tribunal, ce qui n’est pas permis par la loi électorale.

[38] Les défendeurs soutiennent que l’article 17.2 de la loi électorale prévoit qu’il peut y avoir un intérêt insuffisant pour la participation au comité, ce qui n’est pas surprenant étant donné les conditions de pauvreté qui existent dans la collectivité (Anderson v Alberta (Attorney General), 2019 ABQB 746 aux para 60, 66). Je reconnais que cette réalité peut exister. Toutefois, en l’absence d’un libellé permettant à Mme Youngchief de faire ce qu’elle a fait, je conclus qu’elle n’avait pas le pouvoir de nommer le Tribunal par elle‑même.

[39] Cette conclusion nécessite une interprétation de la loi électorale. L’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 RCS 27 (Rizzo) est la décision de principe portant sur l’interprétation des lois. Le juge Iacobucci a écrit ce qui suit au paragraphe 21 :

[21] Bien que l’interprétation législative ait fait couler beaucoup d’encre (voir par ex. Ruth Sullivan, Statutory Interpretation (1997); Ruth Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes (3e éd. 1994) (ci‑après « Construction of Statutes »); Pierre André Côté, Interprétation des lois (2e éd. 1990)), Elmer Driedger dans son ouvrage intitulé Construction of Statutes (2e éd. 1983) résume le mieux la méthode que je privilégie. Il reconnaît que l’interprétation législative ne peut pas être fondée sur le seul libellé du texte de loi. À la p. 87, il dit :

[traduction] Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

Parmi les arrêts récents qui ont cité le passage ci‑dessus en l’approuvant, mentionnons : R. c. Hydro‑Québec, [1997] 3 R.C.S. 213; Banque Royale du Canada c. Sparrow Electric Corp. Banque Royale du Canada c. Sparrow Electric Corp., [1997] 1 R.C.S. 411; Verdun c. Banque Toronto Dominion, [1996] 3 R.C.S. 550; Friesen c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 103.

[40] Suivant l’arrêt Rizzo, lorsque le libellé d’une disposition est clair et sans ambiguïté, le sens qui en découle naturellement devrait avoir une grande importance dans le processus d’interprétation. Ce sens ne sera réfuté que s’il existe une preuve considérable que le sens ordinaire ne peut pas s’harmoniser avec le texte législatif en question, à moins que la Cour n’adopte un sens différent. La Cour d’appel fédérale a conclu que les codes électoraux coutumiers adoptés par les Premières Nations doivent être interprétés en utilisant cette approche : Boucher c Fitzpatrick, 2012 CAF 212 au para 25.

[41] Selon l’application des règles d’interprétation législative aux articles ci‑dessus, il est clair que s’il n’y avait pas un intérêt suffisant pour le comité, Mme Youngchief aurait pu nommer d’autres membres du comité pour l’aider. Toutefois, la loi électorale n’accorde pas au commis responsable de la liste des effectifs le pouvoir résiduel d’agir seul au nom de l’ensemble du comité. Au contraire, je considère que les dispositions susmentionnées démontrent une intention de favoriser une large participation de la NCBL au comité. Les actions de Mme Youngchief ne sont pas conformes à cette intention. En formulant cette conclusion, je ne laisse pas entendre que Mme Youngchief a agi avec de mauvaises intentions. Je reconnais que Mme Youngchief a été soumise à des contraintes de temps en raison de l’élection de 2019 imminente et qu’elle a dû faire face à un manque de participation, ce dont elle a informé la cheffe et le conseil.

[42] Je conclus que le comité n’était pas fonctionnel et que la loi électorale ne donne pas le pouvoir à un seul membre du comité d’agir seul et de nommer le Tribunal. Par conséquent, je conclus que le Tribunal n’a pas été régulièrement constitué. Cette constatation quant au manque de compétence suffit pour faire droit à la demande de contrôle judiciaire. Il n’est donc pas nécessaire que j’examine le fond de la décision (Abbott, au para 17). La conclusion relative à l’existence de lacunes graves dans la façon dont le Tribunal a été constitué rend également inutile l’examen des observations sur l’équité procédurale.

VII. Conclusion

[43] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[44] Dans la décision Abbott, la Cour a conclu que le comité n’était pas régulièrement constitué et que la loi électorale coutumière ne prévoyait aucun mécanisme de nomination d’un nouveau membre (Abbott, au para 19). La Cour a néanmoins renvoyé l’affaire devant un comité régulièrement constitué pour décision conformément à la loi électorale coutumière. De même, en l’espèce, il n’existe aucun mécanisme de nomination d’un nouveau tribunal. Il s’agit de circonstances exceptionnelles. Les situations exceptionnelles et complexes peuvent exiger des mesures ou des réparations exceptionnelles (Mercredi, aux para 50‑54).

[45] Compte tenu de l’absence de directives législatives et compte tenu des intentions de la Cour d’être la moins intrusive possible (Shirt c Nation Crie de Saddle Lake, 2017 CF 364; Loonskin c Tallcree, 2017 CF 868; Première Nation de Sweetgrass c Gollan, 2006 CF 778), la Cour doit prévoir un recours approprié dans ces circonstances exceptionnelles.

[46] Pour que la compétence de la NCBL soit respectée, un nouveau tribunal doit être nommé par un comité pleinement fonctionnel. À ce titre, j’ordonne à la NCBL, ou à Mme Youngchief en tant que commis responsable de la liste des effectifs, de reconstituer ou de renommer immédiatement le comité afin qu’il puisse nommer un Tribunal qui examinera de nouveau l’appel du demandeur.

[47] J’exhorte vivement le Tribunal à élaborer des règles de procédure qui puissent l’orienter dans la façon dont une décision sera rendue et qui portent notamment sur les exigences de quorum et la prise de décisions à la majorité. Il n’est pas nécessaire que ces règles soient détaillées ou complexes. Je recommande également qu’elles soient distribuées au demandeur et à toutes les parties qui comparaîtront devant le Tribunal reconstitué.

A. Dépens

[48] Le demandeur demande l’autorisation de déposer des observations sur le montant ou l’échelle des dépens dans les dix jours suivant la réception d’une décision en l’espèce. Les défendeurs n’ont présenté aucune observation à cet égard. Je suis d’accord avec le demandeur et je recevrai des observations sur les dépens dans les dix jours suivant le jugement et les motifs.


JUGEMENT dans le dossier T-876-19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La Cour ordonne que la NCBL et/ou Mme Youngchief, en sa qualité de commis responsable de la liste des effectifs, nomment un nouveau comité dans les 15 jours suivant la présente décision, conformément au processus énoncé dans la loi électorale.

  3. Une fois nommé, le comité nommera un Tribunal dans les 15 jours suivant sa nomination conformément aux critères énoncés dans la loi électorale.

  4. Une fois le Tribunal reconstitué, il examinera, dans les 15 jours, les renseignements dont il dispose et tranchera l’appel conformément à la loi électorale.

  5. Les parties présenteront leurs observations sur les dépens dans les dix jours suivant la présente décision.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑876‑19

INTITULÉ :

KURTIS GLADUE c LA NATION CRIE DE BEAVER LAKE ET LA CHEFFE ET LE CONSEIL DE LA NATION CRIE DE BEAVER LAKE

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 MARS 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEL

DATE DES MOTIFS :

Le 2 SEPTEMBRE 2021

COMPARUTIONS :

Janet L. Hutchinson

POUR LE DEMANDEUR

 

Catherine Boies Parker

John Trueman

Robin Gage

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hutchinson Law

Sherwood Park (Alberta)

POUR LE DEMANDEUR

 

Arvay Finlay LLP

Victoria (Colombie‑Britannique)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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