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Date : 20210826


Dossier : IMM‑5582‑19

Référence : 2021 CF 883

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 août 2021

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

MA. THERESA MADERA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Ma Theresa Madera est une citoyenne des Philippines. Elle sollicite le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle un agent [l’agent] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a rejeté sa demande de résidence permanente à partir du Canada fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[2] Il s’agit de la troisième fois que Mme Madera demande de rester au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire, et de la troisième fois que sa demande est rejetée. Les circonstances ayant mené aux deux premiers rejets ont été résumées de façon succincte par le juge Patrick Gleeson dans l’affaire Madera c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 108 [Madera] aux paragraphes 1 et 2 :

Mme Madera, la demanderesse, est une citoyenne des Philippines qui est arrivée au Canada en octobre 2010 pour travailler dans le cadre du Programme des aides familiaux résidants. Son permis de travail exigeait qu’elle travaille pour l’employeur identifié dans le permis. Cependant, elle ne l’a pas fait. Elle a ultérieurement changé d’employeurs et, en 2012, a présenté une demande en vue d’obtenir un nouveau permis de travail pour refléter son employeur actuel. Sa demande de 2012 a été rejetée en raison de la non‑divulgation des accusations criminelles, des renseignements qui étaient requis sur le formulaire de demande. En mai 2013, elle a encore présenté une autre demande et à ce moment‑là, elle a reçu l’ordre de quitter le Canada. Elle n’a pas quitté le Canada comme cela lui a été ordonné. En mai 2014, elle a présenté une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire depuis le Canada.

Sa demande pour des motifs d’ordre humanitaire a d’abord été rejetée, mais avec le consentement des parties, la demande a été renvoyée aux fins d’un nouvel examen. En mai 2016, la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire a été rejetée de nouveau. C’est cette deuxième décision de rejet que vise la demande dont je suis saisie [sic].

[3] La dernière demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par Mme Madera a été rejetée le 17 octobre 2019. Il s’agit de la décision faisant l’objet de la présente demande dont la Cour est saisie.

[4] La décision de l’agent de rejeter la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire que Mme Madera a présentée était raisonnable. La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

II. Décision faisant l’objet du contrôle

[5] Selon les avis de cotisation délivrés par l’Agence du revenu du Canada, Mme Madera a gagné 3 000 $ en 2010, 9 000 $ en 2011, 12 000 $ en 2012, 7 381 $ en 2013, 6 730 $ en 2014, 6 480 $ en 2016, 6 120 $ en 2017 et 7 370 $ en 2018. Dans sa demande de dispense pour des motifs d’ordre humanitaire, elle a affirmé qu’elle soutenait financièrement ses parents âgés aux Philippines, ainsi que sa sœur Imelda, une mère monoparentale de trois enfants.

[6] L’agent a conclu que Mme Madera avait elle‑même bénéficié, du moins en partie, de l’aide financière de son oncle et de sa tante. Il a jugé que, vu le revenu modeste de Mme Madera, celle‑ci n’avait pas démontré qu’elle était indépendante sur le plan financier ou qu’elle gagnait un revenu suffisant pour s’établir au Canada tout en continuant à envoyer de l’argent à sa famille aux Philippines. L’agent a également conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que la mère de Mme Madera avait besoin d’elle pour payer les médicaments dont elle avait besoin pour un problème cardiaque.

[7] L’agent a noté que la nièce de Mme Madera, Faith, fréquentait une école privée aux Philippines. Selon lui, bien qu’il soit raisonnable de présumer que les écoles privées offrent du meilleur matériel pédagogique et de plus petites classes, il a ajouté qu’une [traduction] « documentation objective » démontrait que les écoles privées suivaient le même programme que les écoles publiques aux Philippines. L’agent a donc conclu que Mme Madera n’avait pas établi que Faith serait privée d’éducation si elle ne pouvait fréquenter une école privée.

[8] L’agent a reconnu qu’il est très difficile de trouver du travail aux Philippines. Cependant, il a mentionné que Mme Madera était une travailleuse domestique d’expérience qui avait travaillé à Hong Kong pendant approximativement quatre ans avant d’arriver au Canada. Par conséquent, il a conclu que Mme Madera pouvait explorer des avenues similaires à l’avenir si elle n’arrivait pas à trouver du travail aux Philippines.

[9] L’agent a fait observer que le séjour prolongé de Mme Madera au Canada, qui est sans statut juridique depuis près de neuf ans, n’était pas attribuable à des circonstances hors de son contrôle.

III. Question en litige

[10] La seule question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

IV. Analyse

[11] La décision de l’agent doit être examinée par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10). La Cour n’intervient que lorsqu’elle est « convaincue [que la décision] souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov au para 100). Ces critères sont remplis si les motifs fournis permettent à la Cour de comprendre le raisonnement qui a mené à la décision et de déterminer si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Vavilov aux para 85‑86, citant Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[12] Mme Madera affirme que l’agent s’est fondé sur des éléments de preuve extrinsèques pour appuyer la conclusion selon laquelle les écoles publiques aux Philippines sont gratuites et suivent le même programme que les écoles privées. Elle mentionne que ces éléments de preuve extrinsèques ne lui ont jamais été communiqués. L’avocate du défendeur concède que la [traduction] « documentation objective » sur laquelle l’agent s’est fondé concernant les écoles publiques et le programme scolaire aux Philippes ne figure pas dans le dossier certifié du tribunal.

[13] Il incombait à Mme Madera de démontrer que les enfants de sa sœur subiraient un préjudice si la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire était rejetée. Aucun renseignement détaillé n’a été fourni à l’agent en ce qui a trait à la mesure dans laquelle les neveux de Mme Madera dépendent d’elle financièrement. Puisque Mme Madera touche un faible salaire et qu’il y a des écoles publiques aux Philippines, l’agent a raisonnablement conclu que la demanderesse n’avait pas démontré que sa nièce serait privée d’une éducation si elle devait quitter le Canada. Le fait de ne pas pouvoir inscrire les enfants à l’école privée n’est habituellement pas considéré comme une difficulté justifiant une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (Oluwafemi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF1045 au para 54).

[14] L’agent a reconnu l’observation de Mme Madera selon laquelle la Philippine Health Insurance Corporation ne fournit pas de régime d’assurance complet et ne paye qu’un ensemble défini de services à des taux préétablis. Toutefois, il a raisonnablement conclu que Mme Madera n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que sa mère doit payer elle‑même ses médicaments. Aucun reçu n’a été présenté. Dans son affidavit, la mère de Mme Madera n’a pas mentionné précisément qu’elle comptait sur sa fille pour payer ses médicaments. Elle a simplement affirmé qu’elle et son mari étaient [traduction] « totalement dépendants » d’elle pour leurs besoins fondamentaux.

[15] Mme Madera soutient que l’agent a démontré une [traduction] « préoccupation déraisonnable » à l’égard du fait qu’elle vivait au Canada sans statut depuis près de neuf ans. Toutefois, il est bien établi que les demandeurs ne peuvent ni ne doivent être récompensés pour avoir cumulé du temps au Canada alors qu’en fait, ils n’avaient légalement pas le droit de le faire (Edo‑Osagie c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2017 CF 1084 au para 17, citant Semana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 1082 au para 17). Ce point a été établi par le juge Gleeson lorsqu’il a confirmé le rejet de la demande précédente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire de Mme Madera (Madera au para 9).

[16] L’agent n’a pas limité l’analyse au statut juridique de Mme Madera au Canada; il a aussi reconnu les autres indices d’établissement présentés par cette dernière.

[traduction]
La demandeure soumet une lettre de l’église St. Paschal Baylor datée du 31 mai 2013 dans laquelle il est indiqué que la demandeure est membre de l’église et de la chorale depuis mai 2011. Cette lettre énonce également les bons traits de caractère de la demandeure.

La demandeure soumet une lettre du S.E.A.S. Centre datée du 12 novembre 2015 dans laquelle il est indiqué que la demandeure fait du bénévolat pour l’organisation depuis 2013.

Une lettre de la tante et de l’oncle de la demandeure qui résident au Canada a également été soumise. La tante et l’oncle de la demandeure fournissent quelques renseignements contextuels sur leur nièce, la demandeure, et souhaitent qu’elle reste au Canada de façon permanente.

[17] Comme le juge Gleeson l’a conclu dans l’affaire Madera (au para 10) :

Même si un agent peut agir de façon déraisonnable lorsque la question du statut juridique conduit à l’omission d’un agent de tenir compte des difficultés inhabituelles ou excessives (Klein c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1004) ce n’est pas ce qui s’est produit en l’espèce. L’analyse de l’agent ne s’est pas arrêtée avec la détermination que Mme Madera avait omis de régulariser son statut juridique. En revanche, en déterminant qu’il n’y avait aucune difficulté inhabituelle ou excessive justifiant une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire, l’agent a entrepris une analyse de la situation économique aux Philippines, a répondu à la prétention de Mme Madera selon laquelle elle soutenait ses parents, sa sœur et sa nièce aux Philippines et a tenu compte de ses possibilités d’emploi aux Philippines.

[18] Enfin, Mme Madera invoque l’affaire Hermann c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 266 [Hermann] pour contester la conclusion de l’agent selon laquelle elle pourrait chercher un emploi dans d’autres pays, comme Hong Kong, si elle ne réussit pas à se rétablir aux Philippines. Dans l’affaire Hermann, les demandeurs ont sollicité une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire parce qu’ils souhaitaient enseigner à leurs enfants à la maison. L’enseignement à domicile était illégal dans leur pays d’origine, l’Allemagne, mais l’agent a conclu que la famille pouvait se réinstaller au Royaume‑Uni, alors membre de l’Union européenne. Le juge Russel Zinn a statué comme suit (Hermann aux para 13‑14) :

La réinstallation au Royaume‑Uni, décrite de manière imagée et peut‑être impropre comme étant une possibilité de refuge externe, n’avait jamais été évoquée par les demandeurs et l’agent n’a jamais avisé ces derniers qu’une telle réinstallation était envisagée dans le cadre de leur demande CH. Ils ont été privés, de manière déraisonnable et, à mon avis illégale, de la possibilité de présenter des observations sur ce facteur assez particulier.

[19] La situation des demandeurs dans l’affaire Hermann était inhabituelle et les difficultés qu’ils auraient pu éprouver n’ont pas été évaluées par rapport à leur pays d’origine, mais par rapport à un autre pays auquel ils pouvaient avoir accès. Cette évaluation a été effectuée sans qu’aucun avis ne leur soit donné et sans qu’ils aient eu la possibilité d’être entendus.

[20] En l’espèce, les difficultés auxquelles pourraient être exposées Mme Madera et sa famille ont été évaluées par rapport à la perspective de son retour dans son pays natal, les Philippines. L’agent a conclu qu’il serait très difficile pour Mme Madera de trouver un emploi aux Philippines, mais pas impossible. Mme Madera était vraisemblablement consciente de son expérience antérieure en tant que travailleuse domestique ayant fait preuve de débrouillardise pour se trouver un emploi dans divers endroits. La conclusion de l’agent à cet égard était amplement étayée par la preuve.

V. Conclusion

[21] La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5582‑19

 

INTITULÉ :

MA. THERESA MADERA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE TORONTO ET OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 juillet 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 26 août 2021

 

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

 

Pour la demanderesse

 

Meva Motwani

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wazana Law

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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