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Date : 20210723


Dossiers : T-1028-20

T-1029-20

Référence : 2021 CF 788

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 juillet 2021

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

Dossier : T-1028-20

JOEL ANDERTON

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ET ENTRE :

Dossier : T-1029-20

BERNADETTE ANDERTON

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La présente décision concerne deux demandes de contrôle judiciaire, l’une présentée par Joel Anderton et l’autre par Bernadette Anderton, un couple marié [les demandeurs]. Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de deux décisions rendues le 6 août 2020 [les décisions contestées] par le directeur général de la Direction de la politique législative et de la Direction générale de la politique législative et des affaires réglementaires de l’Agence du revenu du Canada [l’ARC]. Dans chacune des décisions contestées, le directeur général a refusé de recommander, au titre du paragraphe 23(2) de la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F-11 [la Loi], la remise des sommes dues par chaque demandeur au titre de l’impôt sur le revenu, des intérêts et des pénalités.

[2] Dans leurs demandes de contrôle judiciaire, les demandeurs soutiennent que le directeur général a commis une erreur en refusant d’accorder les remises demandées, parce que la perception des sommes dues est déraisonnable ou injuste ou que, d’une façon générale, l’intérêt public justifie les remises. Les demandes de M. Anderton et de Mme Anderton ont été déposées respectivement dans les dossiers de la Cour no T-1028-20 et no T-1029-20. Conformément à une ordonnance rendue par la protonotaire Ring le 13 janvier 2021, les deux demandes ont été instruites ensemble. Les décisions contestées de même que les observations écrites et les autres documents déposés par les parties dans le cadre des deux demandes sont presque identiques, bien qu’il y ait quelques différences factuelles entre les sommes dues par les deux demandeurs et leur situation médicale respective.

[3] M. et Mme Anderton agissent pour leur propre compte. Lors de l’instruction des présentes demandes, le 30 juin 2021, M. Anderton a présenté une plaidoirie censée s’appliquer aux deux demandes, et Mme Anderton a présenté des observations supplémentaires. Le défendeur, le procureur général du Canada, a répondu aux deux demandes en même temps. Dans les présents motifs, j’analyserai donc le bien-fondé des deux demandes simultanément, mais je soulignerai les distinctions pertinentes entre les demandes lorsqu’il y aura lieu.

[4] Comme je l’expliquerai plus en détail ci-après, les présentes demandes sont rejetées, car, en appliquant la norme de contrôle pertinente, la Cour n’a aucune raison de conclure que les décisions contestées sont déraisonnables, tant pour ce qui est du raisonnement utilisé par le directeur général que des conclusions que celui-ci a tirées.

II. Contexte

[5] La majeure partie de la dette fiscale des demandeurs se rapporte à des montants impayés découlant d’avantages liés à l’exercice d’options d’achat d’actions. Les demandeurs sont d’anciens employés de Solucorp Industries Ltd. [Solucorp], une entreprise qui offrait un régime d’options d’achat d’actions. En 1997 et 1998, ils ont exercé leurs options d’achat d’actions afin d’acquérir des actions de Solucorp. Par la suite, les actions de Solucorp ont perdu leur valeur. Dans leurs demandes de remise, les demandeurs ont expliqué que Solucorp est allée à l’encontre de la Securities and Exchange Commission des États-Unis, et que les opérations de négociation des actions de Solucorp ont été suspendues en 1998 jusqu’à ce qu’un jugement soit prononcé contre certains initiés en 2003. Les demandeurs n’ont pas été visés par ces procédures. La British Columbia Securities Commission a également mis fin aux opérations de négociation des actions de Solucorp parce que la société n’avait pas fourni les registres requis.

[6] Les demandeurs devaient déclarer les avantages liés aux options d’achat d’actions à titre de revenu pour les années 1997 et 1998. Selon les mémoires du 19 février 2020 préparés par l’ARC dans le cadre de son examen des demandes de remise [les mémoires], les cotisations de l’ARC liées aux déclarations d’impôt sur le revenu des demandeurs ont donné lieu à des montants d’impôt, de pénalité pour production tardive et d’intérêts à payer à l’égard des années 1997 et 1998 totalisant respectivement 14 044 $ et 1 680 $ pour M. Anderton et 53 555 $ et 31 416 $ pour Mme Anderton. Les demandeurs n’ont pas acquitté la totalité du solde à payer à la suite de ces cotisations.

[7] De plus, M. Anderton doit des sommes à l’égard des années d’imposition 1999-2003 et 2005, et Mme Anderton, à l’égard des années d’imposition 1999-2003 et 2007-2008. Selon les mémoires, qui tiennent compte de la totalité de leurs dettes fiscales, y compris les intérêts et les pénalités, M. Anderton devait 48 315 $ et Mme Anderton devait 268 093 $ en janvier 2020.

[8] À partir de 1997, l’ARC a pris des mesures pour garantir le paiement des dettes des demandeurs, notamment en faisant enregistrer des jugements contre leur maison à Vancouver et en envoyant des demandes formelles de paiement à leurs institutions financières et à leurs employeurs, notamment à l’égard des prestations du Régime de pensions du Canada de M. Anderton et du produit de la succession de la mère de Mme Anderton.

[9] Le 27 décembre 2017, les demandeurs ont fait parvenir au bureau des services fiscaux de l’ARC à Vancouver une lettre conjointe demandant une remise des impôts, des intérêts et des pénalités. Ils ont affirmé dans la lettre qu’ils devraient se voir accorder une remise pour divers motifs, dont ceux qui suivent :

  1. Situation extrêmement difficile – Les demandeurs ont indiqué qu’ils n’ont pas les moyens d’acquitter les sommes impayées et qu’ils ne peuvent pas faire un emprunt pour les payer. Ils ont expliqué que leur maison était leur seul actif et ont soutenu que d’être contraints de la liquider serait déraisonnable et injuste.

  2. Circonstances atténuantes – Les demandeurs ont affirmé que certains problèmes de santé (précisés dans la lettre), leur âge avancé et leur situation financière constituaient des circonstances atténuantes.

  3. Intérêt public – Les demandeurs ont fait valoir qu’il n’est pas dans l’intérêt public de les contraindre à liquider leur maison, car le maintien à domicile des aînés, dans la mesure du possible, sert clairement l’intérêt public.

[10] Dans les mémoires où les demandes de remise des demandeurs ont été analysées, l’ARC a énoncé les faits pertinents et s’est demandée s’il y avait lieu d’accorder un décret de remise aux demandeurs, compte tenu des lignes directrices applicables qui servent à guider les fonctionnaires de l’ARC dans le cadre de telles cotisations. Chaque mémoire indique qu’une remise n’est pas recommandée parce qu’aucun des critères ne s’applique et qu’il n’y a pas d’autres circonstances justifiant un allègement.

[11] Selon le dossier certifié du tribunal, le 25 février 2020, un organe de l’ARC, le comité des remises, a tenu une réunion au cours de laquelle les demandes de remise des demandeurs ont été examinées. Le comité des remises a souscrit aux recommandations formulées dans les mémoires selon lesquelles les demandes de remise des demandeurs devraient être rejetées.

[12] Le 6 août 2020, le directeur général a rendu les décisions faisant l’objet du présent contrôle, par lesquelles il a informé les demandeurs de la conclusion selon laquelle aucune remise ne pouvait être recommandée ainsi que des motifs de cette conclusion.

III. Décisions faisant l’objet du présent contrôle

A. Décision relative à la demande de remise de M. Anderton

[13] Au début de la décision relative à la demande de remise de M. Anderton, le directeur général a décrit le processus d’examen applicable à ce genre de demande. Il a expliqué que l’ARC examine les demandes de remise pour évaluer s’il y a des résultats non voulus découlant des dispositions législatives, une mesure incorrecte ou un conseil erroné des fonctionnaires de l’ARC, une situation financière extrêmement difficile, des difficultés financières associées à des circonstances atténuantes ou d’autres facteurs justifiant une remise. Le directeur général a également indiqué qu’il avait tenu compte de la situation particulière de M. Anderton pour décider s’il était juste ou raisonnable de recommander une remise ou si l’intérêt public justifiait une remise.

[14] Le directeur général a fourni un résumé des faits ayant amené M. Anderton à présenter une demande de remise et a ensuite analysé les arguments de M. Anderton concernant sa situation financière, sa décision en matière de placement qui, selon lui, avait entraîné un résultat injuste, et les problèmes de santé qu’il avait expliqués dans sa demande.

[15] Le directeur général a commencé son analyse en se penchant sur la question de savoir si M. Anderton se trouvait dans une situation financière extrêmement difficile. Selon le directeur général, pour qu’une demande de remise soit justifiée, une telle situation difficile doit exister au moment où la personne présente la demande de remise et doit normalement avoir existé à partir du moment où la dette fiscale initiale a pris naissance. Il a conclu que M. Anderton avait, et a toujours, les moyens de régler sa dette, soulignant qu’il possède une maison à Vancouver depuis 1984, dont la valeur était de 1 061 900 $ en 2017. De plus, le directeur général a constaté que, entre 1997 et 2011, le revenu familial de M. Anderton a été constamment supérieur aux seuils de faible revenu établis par Statistique Canada, sauf pour deux années. Il a conclu que, depuis que la dette a pris naissance, M. Anderton a les moyens de rembourser la totalité des sommes dues compte tenu de la valeur nette réelle de sa maison, mais il a choisi d’accorder la priorité à d’autres paiements. Par exemple, il a contracté une nouvelle hypothèque en 2001 et utilisé les fonds pour venir en aide à Solucorp. Le directeur général a expliqué que, de façon générale, aucune remise n’est envisagée lorsque le contribuable avait les moyens d’acquitter sa dette au moment où elle a pris naissance, mais a choisi de ne pas le faire, même si la dette a maintenant atteint un montant difficile à rembourser.

[16] Le directeur général a ensuite examiné la question de savoir si le demandeur avait éprouvé d’importantes difficultés financières associées à des circonstances atténuantes. Il a expliqué qu’une remise peut être envisagée si des circonstances indépendantes de la volonté du contribuable l’empêchent de respecter ses obligations fiscales et que le remboursement de la dette fiscale en découlant exercerait une pression sur ses ressources financières limitées. Le directeur général a mentionné que, d’après M. Anderton, il était injuste qu’il soit tenu de payer de l’impôt sur un placement (ses options d’achat d’actions de Solucorp) qui n’a pas généré de profit. Toutefois, le directeur général a conclu que les risques associés à l’acquisition d’actions sont bien connus, notamment le risque que leur valeur chute subitement. Si un employé décide d’exercer une option d’achat d’actions, il accepte les risques financiers connexes. Le directeur général a établi que, même si la valeur des actions de Solucorp avait chuté, le choix de M. Anderton d’exercer son option d’achat d’actions en 1997 et en 1998 n’était pas indépendant de sa volonté et n’était pas considéré comme une circonstance atténuante aux fins de la remise. Il a également fait remarquer que, comme M. Anderton possède toujours les actions de Solucorp, il pourrait toujours tirer profit de son placement si la valeur des actions remontait.

[17] Le directeur général a également conclu qu’une partie de la dette de M. Anderton découlait de sa décision de ne pas produire ses déclarations de revenus et de ne pas payer l’impôt correctement établi, comme il devait le faire. En 2003, M. Anderton a reçu la visite de représentants de l’ARC à sa résidence et a indiqué qu’il n’avait pas l’intention de rembourser ses dettes. Le directeur général a mentionné que, de façon générale, une remise ne peut pas être justifiée dans les cas où le contribuable a choisi de ne pas respecter ses obligations fiscales et de ne pas rembourser les sommes dues.

[18] En ce qui a trait aux observations de M. Anderton selon lesquelles il souffre de certains problèmes de santé, le directeur général a expliqué que, pour que les problèmes de santé soient considérés comme des circonstances atténuantes aux fins d’une remise, il doit y avoir une corrélation directe entre la maladie et l’incapacité du contribuable de respecter ses obligations fiscales au moment où elles ont pris naissance. Le directeur général a conclu que M. Anderton n’avait pas fourni de dossier médical ou d’autres documents pour démontrer de quelle manière ses problèmes de santé l’auraient empêché de respecter ses obligations fiscales au moment où elles avaient pris naissance. Le directeur général a donc conclu que les problèmes de santé de M. Anderton ne pouvaient pas être considérés comme des circonstances atténuantes aux fins d’une remise.

[19] Finalement, le directeur général a expliqué qu’on ne considère pas généralement que l’intérêt public justifie la remise d’un montant d’impôt, de pénalités ou d’intérêts à l’égard d’années d’imposition pour lesquelles le contribuable n’a pas produit de déclaration de revenus à temps ou n’a pas payé toute somme due tel qu’il est exigé, sauf si des circonstances ont empêché le contribuable de le faire.

[20] Ayant examiné les observations de M. Anderton, le directeur général a conclu qu’il n’était pas déraisonnable ou injuste de percevoir l’impôt, les intérêts et les pénalités correctement établis et que l’intérêt public ne justifiait pas une remise.

B. Décision relative à la demande de remise de Mme Anderton

[21] Dans la décision relative à la demande de remise de Mme Anderton, le directeur a refusé la remise essentiellement pour les mêmes motifs que dans le cas de M. Anderton. Les seules distinctions importantes entre les deux décisions sont que la décision relative à Mme Anderton décrit la dette fiscale de celle-ci, laquelle diffère de celle de son mari, et qu’elle traite des problèmes de santé de Mme Anderton.

[22] Ayant examiné les observations de Mme Anderton, le directeur général a conclu dans sa décision qu’il n’était pas déraisonnable ou injuste de percevoir l’impôt, les intérêts et les pénalités correctement établis et que l’intérêt public ne justifiait pas une remise.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[23] Dans chacune des demandes, les demandeurs sollicitent l’annulation de la décision en cause et son renvoi au directeur général afin qu’il rende une nouvelle décision conformément aux directives de la Cour.

[24] Les demandeurs soulèvent les questions suivantes dans leur demande de contrôle judiciaire respective :

  1. Était-il déraisonnable de la part du directeur général de conclure à l’absence de situation extrêmement difficile?

  2. Était-il déraisonnable de la part du directeur général de conclure que l’intérêt public ne justifiait pas la remise?

[25] Les parties conviennent que la norme de contrôle que la Cour doit appliquer dans son examen des décisions contestées est celle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a établi que la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer aux demandes de contrôle judiciaire est celle de la décision raisonnable, sous réserve de certaines exceptions qui ne s’appliquent pas aux demandes en l’espèce. Les demandeurs citent également la décision Germain c Canada (Procureur général), 2012 CF 768 [Germain], dans laquelle la Cour a conclu que la norme de contrôle applicable à une décision pour l’application du paragraphe 23(2) de la Loi est celle de la décision raisonnable (au para 28). Même si la décision Germain a été rendue avant l’arrêt Vavilov, je considère que sa conclusion demeure valable en droit et je suis d’accord avec les parties pour dire que la norme de contrôle applicable à mon examen des décisions contestées est celle de la décision raisonnable.

[26] Le défendeur soumet également une question préliminaire à l’examen de la Cour. Selon lui, certains paragraphes des affidavits déposés par les demandeurs à l’appui de leur demande de contrôle judiciaire respective ne devraient pas être pris en considération par la Cour, car ils contiennent des éléments de preuve dont ne disposait pas le directeur général au moment de rendre les décisions contestées.

V. Cadre juridique

[27] Sur recommandation du ministre compétent, le gouverneur en conseil peut accorder des remises en vertu du paragraphe 23(2) de la Loi, qui est rédigé ainsi :

Remise de taxes ou de pénalités

Remission of taxes and penalties

23(2) Sur recommandation du ministre compétent, le gouverneur en conseil peut faire remise de toutes taxes ou pénalités, ainsi que des intérêts afférents, s’il estime que leur perception ou leur exécution forcée est déraisonnable ou injuste ou que, d’une façon générale, l’intérêt public justifie la remise.

23(2) The Governor in Council may, on the recommendation of the appropriate Minister, remit any tax or penalty, including any interest paid or payable thereon, where the Governor in Council considers that the collection of the tax or the enforcement of the penalty is unreasonable or unjust or that it is otherwise in the public interest to remit the tax or penalty.

[28] Tel qu’il est indiqué dans les mémoires, l’ARC a élaboré des lignes directrices pour l’examen des demandes de remise. Ces lignes directrices se trouvent dans un document intitulé « Manuel sur les remises à l’intention des employés de l’Agence du revenu du Canada » [les lignes directrices], qui fait partie du dossier soumis à la Cour en l’espèce. Les lignes directrices indiquent qu’elles visent à fournir des directives d’ordre général, mais ne visent pas à limiter les questions pouvant être prises en considération pour décider s’il convient d’appuyer une demande de remise ou non. Aux fins de l’examen des demandes de remise, les lignes directrices prévoient les catégories suivantes : a) situation extrêmement difficile; b) difficultés financières associées à des circonstances atténuantes; c) mesure incorrecte ou conseil erroné des fonctionnaires de l’ARC; d) résultats non voulus découlant des dispositions législatives.

VI. Analyse

A. Question préliminaire

[29] La question préliminaire soulevée par le défendeur concerne trois paragraphes contenus dans chacun des affidavits essentiellement identiques déposés par M. et Mme Anderton, ainsi qu’une pièce de chaque affidavit. Les paragraphes contestés mentionnent la date à laquelle la British Columbia Security Commission a mis fin aux opérations de négociation des actions de Solucorp (avec copie de l’ordonnance d’interdiction d’opérations à l’appui qui est jointe à titre de pièce), et ils indiquent que les activités de Solucorp n’ont jamais repris en Colombie-Britannique et que l’enregistrement de la société Solucorp a été supprimé du registre des entreprises du Yukon le 4 octobre 2017.

[30] En réponse à la position du défendeur quant à la question préliminaire, les demandeurs font valoir que, même si les observations qu’ils ont présentées à l’ARC à l’appui de leur demande de remise ne contenaient pas autant de détails que leurs affidavits à l’égard de la cessation des activités de Solucorp, elles contenaient bel et bien des éléments de preuve allant dans le même sens. Ils soutiennent également que l’ARC aurait facilement pu obtenir les renseignements fournis dans leurs affidavits en communiquant avec la British Columbia Security Commission ou avec les responsables du registre des entreprises du Yukon.

[31] Sous réserve de rares exceptions, qui ne s’appliquent pas en l’espèce, les demandes de contrôle judiciaire doivent être instruites à la lumière du dossier de preuve dont le décideur initial disposait (voir, p. ex., Zolotareva c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1274 au para 36). Je souscris donc à l’argument du défendeur selon lequel la Cour ne devrait pas tenir compte des éléments de preuve susmentionnés des demandeurs. Toutefois, cette conclusion n’a aucune incidence sur mon analyse des questions en litige en l’espèce parce que, comme les demandeurs le font remarquer, les observations à l’égard de la cessation des activités de Solucorp étaient incluses dans leurs demandes de remise, de sorte que le décideur en disposait.

B. Questions de fond

[32] Comme ils l’ont indiqué dans leur énoncé des questions de fond soumises à l’examen de la Cour, les demandeurs soutiennent qu’il était déraisonnable de la part du directeur général de conclure que la situation dans laquelle ils se trouvaient ne constituait pas une situation extrêmement difficile et que l’intérêt public ne justifiait pas les remises demandées.

[33] Pour ce qui est de l’argument concernant la situation extrêmement difficile, comme il est expliqué dans leurs demandes de remise, les demandeurs font valoir que leur unique source de revenu est l’aide gouvernementale. Dans le cas de M. Anderton, l’ARC a procédé à la saisie-arrêt de la totalité de ses prestations au titre du Régime de pensions du Canada. Les demandeurs affirment donc qu’ils n’ont pas les moyens de rembourser l’ARC et que tout paiement entraînerait une situation extrêmement difficile. Les demandeurs précisent que leur seul actif de valeur est leur foyer conjugal et soutiennent que sa vente les mettrait dans une situation extrêmement difficile, car ils n’auraient plus alors les ressources suffisantes pour acheter un appartement en copropriété, encore moins une maison, dans le Grand Vancouver.

[34] Pour ce qui est de l’argument de l’intérêt public, les demandeurs font valoir que presque tous les ordres de gouvernement au Canada sont d’avis que le maintien à domicile des aînés est un objectif de société. Ils soutiennent donc que de les contraindre à vendre leur maison ne servirait pas l’intérêt public et affirment que le directeur général n’était pas au courant de cette politique publique ou qu’il a choisi d’en faire abstraction ou d’en minimiser l’importance lorsqu’il a rendu les décisions contestées.

[35] Lors de l’audience, M. Anderton a aussi expliqué son point de vue sur les décisions contestées pour justifier les présentes demandes de contrôle judiciaire. Selon lui, les décisions, et le dossier soumis à la Cour, démontrent que le directeur général a examiné les demandes de remise dans une perspective bien précise, axée entièrement sur l’objectif de perception des impôts, et qu’il a interprété tous les faits et les arguments en l’espèce dans cette optique, de sorte que le résultat était en fait prédéterminé. M. Anderton soutient que, en évaluant la question de l’intérêt public, le directeur général n’a tenu compte que de l’intérêt lié à la perception des impôts et n’a pas sérieusement pris en considération d’autres intérêts publics, notamment l’intérêt lié au maintien des aînés à domicile.

[36] M. Anderton conteste également l’importance que le directeur général a accordée dans son analyse à la situation et à la conduite antérieures des demandeurs. S’agissant du facteur concernant la situation extrêmement difficile, le directeur général a expliqué dans ses décisions que, pour justifier la recommandation d’une remise, la situation difficile doit exister au moment où la personne présente la demande de remise et devait aussi normalement avoir existé au moment où la dette fiscale initiale a pris naissance. M. Anderton fait valoir qu’il était déraisonnable de la part du directeur général de s’appuyer, du moins en partie, sur la situation financière passée des demandeurs pour évaluer leur capacité de payer leurs dettes fiscales.

[37] Dans ses propres observations de vive voix, Mme Anderton a insisté sur le fait qu’elle ne cherche pas nécessairement à obtenir une remise totale de sa dette fiscale, mais qu’elle considère qu’il serait raisonnable qu’elle bénéficie d’un certain allègement et que l’intérêt public le justifie. Elle souligne la position générale des demandeurs selon laquelle ils disposent de moyens financiers très limités et selon laquelle ils ont dû choisir entre payer leurs dettes fiscales et subvenir à leurs besoins essentiels et ajoute qu’ils ont nécessairement privilégié le second choix.

[38] De plus, les demandeurs ont expliqué à l’audience que, depuis que les décisions ont été rendues, leur foyer conjugal a été vendu et leurs dettes fiscales ont été acquittées. Selon M. Anderton, dans un sens, cela veut dire que leur cause est perdue d’avance, car l’actif que sa femme et lui voulaient protéger a déjà été liquidé. Toutefois, les demandeurs souhaitent toujours que la Cour se prononce sur leurs demandes de contrôle judiciaire parce qu’ils sont d’avis que leurs demandes de remise n’ont pas été traitées de manière raisonnable. Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que la vente de leur maison n’empêche pas la Cour de trancher les demandes en l’espèce, et si j’ai bien compris le défendeur ne soutient pas le contraire. La vente de la maison n’est pas pertinente quant au caractère raisonnable des décisions contestées parce que, comme je l’ai mentionné ci-dessus, le caractère raisonnable doit être évalué en fonction du dossier dont disposait le décideur au moment où les décisions ont été rendues.

[39] M. et Mme Anderton ont fait valoir habilement leurs arguments en l’espèce. Ces arguments dressent un portrait convaincant de leur situation, notamment de leurs efforts pour éviter de vendre leur foyer conjugal. Toutefois, l’issue des présentes demandes est assujettie au rôle particulier de la Cour en matière de contrôle judiciaire, y compris à la norme de contrôle de la décision raisonnable expliquée dans l’arrêt Vavilov. Comme le défendeur l’indique dans ses observations, le cadre établi dans l’arrêt Vavilov exige que l’on mette l’accent sur le caractère raisonnable de la décision faisant l’objet du contrôle, notamment sur la transparence, l’intelligibilité et la justification du processus décisionnel ainsi que sur l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Le rôle de la Cour n’est pas de déterminer la conclusion à laquelle elle serait parvenue à la place du décideur administratif (aux para 83, 86, 99). Je tiens compte également des propos du juge Phelan dans la décision Twentieth Century Fox Home Entertainment Canada Limited c Canada (Procureur général), 2012 CF 823 [Twentieth Century Fox], confirmée par 2013 CAF 25, qui a expliqué que lorsqu’elle s’interroge sur le caractère raisonnable d’une décision aux fins de l’application du paragraphe 23(2), la Cour doit tenir compte de la nature hautement discrétionnaire du régime législatif de remise de taxe (au para 36).

[40] À la lumière de ce contexte jurisprudentiel, je juge que rien ne permet à la Cour de conclure que les décisions contestées sont déraisonnables, tant pour ce qui est du raisonnement utilisé par le directeur général que des conclusions que celui-ci a tirées.

[41] Les décisions montrent que le directeur général s’est demandé si les circonstances décrites par les demandeurs révélaient une situation financière extrêmement difficile ou des difficultés financières importantes. Dans son analyse, le directeur général a tenu compte des problèmes de santé et de la situation financière des demandeurs, y compris du fait qu’ils n’ont tiré aucun avantage financier des options d’achat d’actions qui sont à l’origine d’une part importante de leurs dettes fiscales. Cependant, le directeur général a pris note du fait que les demandeurs avaient les moyens d’acquitter les sommes d’impôt à payer compte tenu de la valeur nette réelle de leur maison, de leur revenu familial au cours des années pertinentes et du fait que, dans le passé, ils avaient refinancé leur maison mais n’avaient pas utilisé les fonds pour rembourser leurs dettes fiscales. Le directeur général a fait remarquer que la possibilité que la valeur d’une action chute après avoir été acquise est un risque connu. Il a également conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré de quelle manière leurs problèmes de santé les avaient empêchés de respecter leurs obligations fiscales.

[42] Le raisonnement du directeur général est intelligible et justifié au regard des éléments de preuve pertinents. Par conséquent, il est raisonnable.

[43] Je juge également que le raisonnement du directeur général ne permet pas de conclure que l’issue des demandes de remise des demandeurs était effectivement prédéterminée. Les demandeurs contestent l’état d’esprit du directeur général, qui aurait mis l’accent sur l’objectif de perception des impôts. Or, le directeur général pouvait, à sa discrétion, être grandement influencé par l’intérêt public lié à la perception des impôts. Comme l’a expliqué le juge Phelan au paragraphe 47 de la décision Twentieth Century :

47. Enfin, comme il est mentionné plus haut, la demanderesse soutient qu’il est déraisonnable et injuste pour l’ARC de conserver l’argent et que cette dernière ne peut, [traduction] « en toute bonne foi », agir ainsi. Je souscris au raisonnement adopté par le juge de Montigny dans Waycobah (CF), précitée, au paragraphe 31 :

31. Je conviens avec le défendeur que la notion d’« intérêt public » ne s’entend pas simplement des intérêts d’un groupe quelconque de contribuables, mais plutôt des intérêts de l’ensemble de la société. Au moyen d’un décret de remise, la demanderesse veut être exemptée de l’application d’une loi à laquelle est assujetti le reste de la société canadienne. L’octroi d’un décret de remise implique nécessairement, dans le cas particulier d’un contribuable, une dérogation, non seulement aux règles ordinaires de la taxation, mais aussi au principe de l’égalité de traitement. La notion d’« intérêt public » doit donc être interprétée dans le contexte général du régime d’application des lois fiscales et en tenant compte des principes exprimés dans la Loi sur la taxe d’accise, dans son ensemble.

[44] Je reconnais que les observations présentées par les demandeurs à l’appui de leurs demandes de remise, dont l’argument selon lequel l’intérêt public lié au maintien des aînés à domicile militait en faveur de l’octroi d’une remise, auraient pu justifier une issue différente. De même, le directeur général aurait pu mettre l’accent davantage sur la situation financière actuelle des demandeurs plutôt que sur leur situation et leur conduite antérieures. Toutefois, la conclusion à laquelle le directeur général est arrivé appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Par conséquent, compte tenu du rôle de la Cour en matière de contrôle judiciaire, je n’ai aucune raison de modifier les décisions.

[45] Pour arriver à cette conclusion, j’ai tenu compte de l’argument présenté par M. Anderton à l’audience selon lequel la cessation des activités de Solucorp faisait en sorte que la valeur de ses actions ne pourrait pas grimper dans l’avenir. Je le mentionne, car les décisions indiquent que les demandeurs pourraient tirer profit de leur placement si jamais la valeur des actions remontait, étant donné qu’ils semblent toujours détenir les actions de Solucorp.

[46] Je souscris à l’observation des demandeurs selon laquelle les éléments de preuve n’appuient pas cette conclusion particulière. Cependant, tel qu’il a été expliqué dans l’arrêt Vavilov, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur ». La cour de révision doit plutôt être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale (au para 102). L’observation du directeur général selon laquelle la valeur des actions pourrait remonter n’a pas d’incidence sur la logique globale des décisions contestées. Dans les décisions, le raisonnement déterminant quant à l’argument relatif aux actions est le fait que l’acquisition d’actions comporte nécessairement un risque de perte de valeur.

[47] En conclusion, ayant examiné les observations respectives des parties, je dois rejeter les présentes demandes de contrôle judiciaire.

VII. Dépens

[48] Dans son mémoire des faits et du droit, le défendeur a demandé que des dépens soient adjugés à l’encontre des demandeurs advenant le rejet de leurs demandes de contrôle judiciaire. Toutefois, le défendeur n’a présenté aucune observation à cet égard lors de l’audience relative aux demandes en l’espèce. Bien que, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, les dépens soient normalement adjugés contre la partie déboutée, la décision d’adjuger ou non des dépens est ultimement laissée à la discrétion de la Cour. Compte tenu des circonstances particulières en l’espèce, je refuse d’adjuger des dépens à l’encontre de M. et de Mme Anderton.

 


JUGEMENT DANS LES DOSSIERS T-1028-20 ET T-1029-20

LA COUR STATUE :

  1. Les présentes demandes de contrôle judiciaire sont rejetées.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

T-1028-20

T-1029-20

INTITULÉ :

JOEL ANDERTON C LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

ET

BERNADETTE ANDERTON C LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 JUIN 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

Le 23 JUILLET 2021

COMPARUTIONS :

Joel Anderton

Bernadette Anderton

POUR LES DEMANDEURS

(parties agissant pour leur propre compte)

Mark Shearer

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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