Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 

Date : 20060619

Dossier : T-1575-05

Référence : 2006 CF 785

Toronto (Ontario), le 19 juin 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HUGHES

 

ENTRE :

 

RONALDO FILGUEIRA

demandeur

 

et

 

GARFIELD CONTAINER TRANSPORT INC.

 

défenderesse

et

 

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

intervenante

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               La Cour statue sur une demande de contrôle judiciaire d'une décision en date du 17 août 2005 (la décision 2005 CHRT 32, dossier no T952/7204) par laquelle un membre du Tribunal canadien des droits de la personne a, en réponse à la demande de non-lieu de la défenderesse, rejeté la plainte du demandeur.

 

[2]               Au moment des faits, le demandeur Filgueira travaillait pour la défenderesse Garfield Container Transport Inc. comme veilleur de nuit. Il est Chilien et parle espagnol. Il ne maîtrise pas bien l'anglais. Il était âgé de plus de soixante-dix ans au moment où il a porté plainte contre la défenderesse pour discrimination fondée sur son origine nationale ou ethnique et sur son âge, en contravention de l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6.

 

[3]               La Commission a déféré la plainte au Tribunal, qui l'a instruite. À l'audience, le Tribunal a été saisi d'une demande présentée au nom du demandeur en vue d'obtenir que le Tribunal fournisse à ses frais les services d'un interprète de l'anglais vers l'espagnol. Le Tribunal a accédé à cette demande en partie. À la fin de la présentation de la preuve du demandeur, la défenderesse a déposé une requête en non-lieu. Le Tribunal a alors demandé à la défenderesse si elle avait l'intention de présenter des éléments de preuve si elle était déboutée de sa requête en non-lieu, ce à quoi la défenderesse a répondu par l'affirmative. Sans entendre la preuve de la défenderesse, le Tribunal a examiné la requête en non-lieu et rejeté la plainte du demandeur. Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision. La Commission canadienne des droits de la personne a été autorisée à intervenir dans la présente instance. Son avocat a déposé un dossier et a soumis des observations à la Cour.

 

[4]               Dans son plaidoyer, l'avocate du demandeur a soulevé trois questions :

1.                  Le Tribunal était-il compétent pour rejeter la plainte en rendant une décision sur une requête en non-lieu?

2.                  Si le Tribunal était compétent, a-t-il commis une erreur de droit en tenant compte d'éléments de preuve non pertinents pour en arriver à sa décision de rejeter la plainte?

3.                  Le Tribunal a-t-il manqué à son obligation de respecter les règles de justice naturelle en ne fournissant pas, à ses frais, les services d'un interprète s'exprimant dans la langue du demandeur pendant toute la durée de l'instance?

 

[5]               Pour les motifs qui suivent, je vais rejeter la demande de contrôle judiciaire. Cependant, avant de passer à l'examen des questions en litige, je tiens à signaler que la décision que la Commission a prise il y a quelques années de ne plus prendre l'initiative de l'introduction des instances devant le Tribunal, comme le lui permet l'article 51 de la Loi, semble avoir créé certains problèmes, comme ceux qui sont évidents ici. Dans le cas qui nous occupe, un veilleur de nuit a réclamé l'assistance d'un technicien parajuridique qui travaillait pour une clinique d'aide juridique pour l'aider à recueillir des éléments de preuve et à préparer et à présenter sa cause devant le Tribunal. Il me semble évident qu'on aurait obtenu de meilleurs résultats si la Commission avait continué à exercer son rôle traditionnel. Il n'y aurait peut-être jamais eu de requête en non-lieu si la Commission avait pris l'initiative de l'introduction de l'instance. Il se peut fort bien que je n'aurais alors jamais été appelé à me prononcer sur la présente requête, mais je dois maintenant l'examiner sous sa forme actuelle.

 

Question no 1 – Le Tribunal était-il compétent pour rejeter la plainte en rendant une décision sur une requête en non-lieu?

 

[6]               Le concept de non-lieu trouve son origine dans le procès devant jury. La question essentielle à laquelle il faut répondre est celle de savoir si l'on a présenté des éléments de preuve qui permettraient à un jury qui y ajouterait foi de conclure que la partie qui les a présentés a établi le bien-fondé de sa cause. Les tribunaux citent souvent l'extrait suivant de l'ouvrage de Sopinka, Lederman et Bryant, « Law of Evidence in Civil Cases » (2e éd.) (1999), au paragraphe 5.4, pour illustrer ce principe :

[traduction] Lorsqu'il s'acquitte de cette fonction, le juge du fond ne décide pas s'il ajoute foi ou non à la preuve. Sa tâche consiste plutôt à déterminer s'il existe des éléments de preuve non pas contredits qui sont susceptibles de convaincre une personne raisonnable. Le juge doit déterminer si l'arbitre des faits pourrait raisonnablement donner gain de cause au demandeur s'il croyait la preuve présentée jusqu'à ce moment-là dans le procès. Le juge ne décide pas si l'arbitre des faits devrait accepter la preuve mais plutôt si les éléments de preuve présentés permettaient de tirer l'inférence souhaitée par le demandeur, en supposant que l'arbitre des faits choisisse de les accepter.

 

[7]               Ce n'est pas la première fois que le Tribunal est saisi d'une demande de non-lieu. On en trouve un bon exemple dans l'affaire Chopra c. Canada (Ministère de la Santé nationale et du Bien‑être social), [1999] C.H.R.D. no 5. Dans cette affaire, le membre instructeur examinait la question de savoir s'il fallait d'abord offrir à la partie qui demandait le non-lieu le choix de ne pas présenter de preuve. Il semble que le Tribunal ait tenu pour acquis qu'il était compétent pour juger la demande de non‑lieu.

 

[8]               En l'espèce, le demandeur affirme que le Tribunal n'a pas compétence pour statuer sur une requête en non-lieu et ce, pour deux raisons. Il souligne tout d'abord qu'on ne trouve nulle part dans la Loi de disposition permettant ce genre de requête. On n'y trouve évidemment pas non plus de disposition qui interdise ce type de demande. La Loi est tout simplement muette sur la question.

 

[9]               Le second moyen qu'invoque le demandeur est que le paragraphe 53(1) oblige le membre qui instruit la plainte à rendre une décision à l'issue de l'instruction. Le paragraphe 53(1) dispose :

53. (1) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur rejette la plainte qu’il juge non fondée.

 

53. (1) At the conclusion of an inquiry, the member or panel conducting the inquiry shall dismiss the complaint if the member or panel finds that the complaint is not substantiated.

 

 

[10]           Le demandeur en conclut que le membre instructeur doit entendre toute la preuve avant de rendre sa décision. Le demandeur se fonde à cet égard sur des énoncés comme celui que l'on trouve dans la décision Nimako c. C.N. Hotels (1985), 6 C.H.R.R. 463, au paragraphe 23569 :

[...] ce n'est qu'après avoir terminé l'audition de toute la cause qu'un tribunal est en mesure d'évaluer la preuve et de prendre une décision, et il se peut que les témoignages présentés en faveur du défendeur (ou de l'accusé) fassent pencher la balance en sa défaveur.

 

[11]           Suivant le demandeur, il s'ensuit que le Tribunal doit entendre la preuve de la défenderesse avant de rendre quelque décision que ce soit sur le fond de la cause.

 

[12]           Par ce raisonnement, le demandeur démontre qu'il méconnaît le paragraphe 50(1) et l'alinéa 50(3)e) de la Loi, qui disposent :

50. (1) Le membre instructeur, après avis conforme à la Commission, aux parties et, à son appréciation, à tout intéressé, instruit la plainte pour laquelle il a été désigné; il donne à ceux-ci la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter, en personne ou par l’intermédiaire d’un avocat, des éléments de preuve ainsi que leurs observations.

 

 

 

 

***

3) Pour la tenue de ses audiences, le membre instructeur a le pouvoir :

 

(e) de trancher toute question de procédure ou de preuve.

 

50. (1) After due notice to the Commission, the complainant, the person against whom the complaint was made and, at the discretion of the member or panel conducting the inquiry, any other interested party, the member or panel shall inquire into the complaint and shall give all parties to whom notice has been given a full and ample opportunity, in person or through counsel, to appear at the inquiry, present evidence and make representations.

***

(3) In relation to a hearing of the inquiry, the member or panel may

(e) decide any procedural or evidentiary question arising during the hearing.

 

 

[13]           La Loi n'oblige personne à présenter des éléments de preuve; elle prévoit simplement que chaque partie doit avoir la possibilité de le faire. Aucune des parties, en particulier la partie défenderesse, n'est obligée de présenter des éléments de preuve. Le plaignant doit établir le bien‑fondé de sa cause au moyen de ses propres éléments de preuve, en recourant au besoin à un bref d'assignation. Le plaignant ne peut tenir pour acquis que le défendeur présentera des éléments de preuve, ni même espérer qu'il le fasse.

 

[14]           Certes, le Tribunal doit examiner tous les éléments de preuve qui sont régulièrement portés à sa connaissance, mais il n'est nullement tenu de forcer une partie à lui soumettre des éléments de preuve. Le défendeur ne peut être contraint à présenter des éléments de preuve.

 

[15]           Ainsi, si au terme de l'exposé de la cause du plaignant le défendeur estime que le plaignant n'a pas établi le bien-fondé, même apparent, de sa cause, il lui est tout à fait loisible de demander au Tribunal de rendre sa décision sur le seul fondement des éléments de preuve dont il dispose. Si le défendeur procède par voie de requête en non-lieu, il risque que le Tribunal se fonde sur le critère du bien-fondé apparent au lieu d'apprécier la preuve en fonction du critère de la prépondérance des probabilités. Le requérant accepte ce risque.

 

[16]           Le Tribunal n'a donc pas eu tort de recevoir la requête en non-lieu de la défenderesse. Il était compétent pour prendre cette mesure.

 

[17]           Cette question soulève une autre considération. Compte tenu du fait que le Tribunal était compétent pour statuer sur une requête en non-lieu, a-t-il mal exercé son pouvoir discrétionnaire en permettant à la défenderesse de se réserver le droit de présenter plus tard des éléments de preuve pour le cas où elle serait déboutée de sa requête?

 

[18]           Le dossier est clair : le membre instructeur a demandé à l'avocat de la défenderesse qui avait présenté la requête en non-lieu si sa cliente avait l'intention de présenter des éléments de preuve advenant le cas où elle serait déboutée de sa requête. L'avocat a répondu par l'affirmative. Par l'entremise de l'assistant parajudiciaire qui le représentait, le demandeur/plaignant s'est opposé à une requête qui aurait eu pour effet de permettre à la défenderesse de « sonder le terrain » et, si elle n'obtenait pas gain de cause, de poursuivre en présentant sa preuve.

 

[19]           Le membre instructeur s'est fondé sur un énoncé que l'on trouve dans la décision Chopra, précitée. Voici ce qu'il dit, aux paragraphes 2 à 5 de ses motifs :

 

II. LA JURISPRUDENCE

 

[2] Mme Rubio invoque la décision rendue par le Tribunal dans Chopra c. Canada (Ministère de la Santé nationale et du Bien-être social), [1999] D.C.D.P. no 5 (QL), dans laquelle M. Hadjis a souligné que divers tribunaux et diverses commissions avaient rendu des décisions différentes sur cette question. Il a ensuite appliqué la règle dans les tribunaux civils. Il semble que cela nécessite que la partie défenderesse fasse un choix avant de présenter une demande de non-lieu.

 

[3] L'énoncé de principe de Chopra se trouve au paragraphe 22 de cette décision :

 

Par conséquent, je conclus que la règle du choix en common law s'applique à notre Tribunal mais que les parties peuvent, d'une part, renoncer à son application, ce qui n'est pas le cas en l'espèce, et que, d'autre part, si les circonstances le justifient, le Tribunal peut soustraire l'intimé à l'application de cette règle.

 

Je crois qu'il y a place à des opinions différentes. Je suis d'accord avec M. Hadjis que la question devrait être décidée en fonction des circonstances de chaque espèce. Le Tribunal jouit d'une latitude plus grande qu'une cour de justice dans ce genre d'affaires.

 

[4] La décision rendue dans Chopra s'appuie largement sur une décision rendue par une commission d'enquête ontarienne dans Nimako c. C.N. Hotels, (1985) 6 C.H.R.R. D/2894. Je me sens obligé d'affirmer que la Commission, dans Nimako, semble avoir mal compris la nature d'une demande de non-lieu. Il est faux de prétendre qu'un Tribunal qui examine une demande de non-lieu risque de décider la cause à deux reprises. Un Tribunal qui accueille une requête n'a pas « décidé » la cause au sens juridique. Il a décidé qu'il n'y a aucune preuve à réfuter.

 

[5] M. Hadjis renvoie également, toutefois, à la décision rendue par une commission d'enquête ultérieure dans Potocnik c. Thunder Bay (Ville), [1996] O.H.R.B.I.D. no 16. La situation dans Potocnik était semblable à celle dont je suis saisi. L'avocat a informé la commission que, si on lui donnait le choix, l'intimée produirait une preuve avant de demander le non-lieu. M. Capp a fait la même chose. La Commission dans Potocnik n'a pas demandé à l'intimée de faire son choix avant de demander un non-lieu.

                                                         

[20]           Pour ce qui est de « sonder le terrain », voici ce que le membre instructeur dit aux paragraphes 11 à 13 de ses motifs :

IV. SONDER LE TERRAIN

 

[11] Mme Rubio a fait valoir qu'il serait injuste de laisser l'intimée « sonder le terrain » en présentant une demande de non-lieu. Je crois que l'on veut dire que l'intimée tire un avantage injuste si sa requête est rejetée car le Tribunal peut, pour l'une ou l'autre raison, révéler son idée sur la cause. Ce genre de crainte est injustifiée. Le rôle d'un tribunal dans le cas d'une demande de non-lieu consiste tout simplement à décider s'il existe des éléments de preuve à l'appui des allégations du plaignant. Il n'y a aucune appréciation de la preuve et rien à ajouter si la demande est rejetée. Le Tribunal n'a rendu aucun jugement et sa neutralité demeure entière.

 

[12] Les obligations initiales du plaignant sont de nature minimale. On ne devrait pas permettre au plaignant de s'y soustraire. Il ne suffit pas non plus de dire que l'on devrait permettre au plaignant de corriger les lacunes figurant dans son dossier lorsque l'intimée présente sa preuve. Un Tribunal qui accueille une demande de non-lieu a conclu qu'il n'existe pas de preuve suffisante. Un bon nombre des justifications qui sont citées dans la jurisprudence ne s'appliquent pas, sauf si le plaignant a présenté certains éléments de preuve à l'appui de ses allégations. L'intimée n'est pas obligée de répondre à des allégations gratuites.

 

[13] C'est une chose sérieuse que d'exiger qu'une partie qui prend part à un processus juridictionnel réponde publiquement à des allégations juridiques. Une partie qui poursuit en justice dans une arène judiciaire ou quasi-judiciaire est tenue de produire des éléments de preuve à l'appui de ses prétentions. Je pense qu'il s'agit là de l'un des principes de la justice fondamentale. Qu'y a-t-il d'injuste à conclure qu'un intimé n'est pas tenu de produire une défense dans une situation où il n'y aucune preuve contre lui?

 

 

[21]           Aux paragraphes 5.6 et suivants de leur ouvrage, les auteurs Sopinka et autres passent en revue la jurisprudence des différentes provinces sur la question de savoir si l'auteur d'une requête en non-lieu doit se voir offrir le choix de présenter sa propre preuve. Certaines provinces obligent la partie à faire un choix, alors que d'autres ne lui imposent pas ce choix. Au moins une province confère au juge du fond le pouvoir discrétionnaire d'obliger le requérant à faire un choix. La Colombie-Britannique fait une distinction entre, d'une part, les requêtes qui ne reposent sur « aucune preuve » et pour lesquelles aucun choix n'est exigé, et, d'autre part, les requêtes fondées sur « une preuve insuffisante », à l'égard desquelles le requérant doit faire un choix.

 

[22]           Ce qui est évident, c'est que l'obligation de faire un choix est une question de procédure et non une question de droit ou de « justice naturelle ». Il y a lieu d'accorder une latitude suffisante aux tribunaux administratifs en matière de procédure à condition que leurs décisions ne soient pas entachées d'erreurs de droit et qu'ils ne manquent pas à leur obligation de respecter les principes de justice naturelle (Re Metropolitan Toronto Board of Commissioners of Police (1979), 27 OR (2d) 48 (Cour div.) à la page 53). En l'espèce, le membre instructeur a apprécié les facteurs pertinents et il a rendu une décision d'ordre procédural. Ce n'est pas une décision qui devrait être infirmée dans le cadre d'un contrôle judiciaire et ce, même si la Cour est d'avis qu'elle aurait rendu une décision différente.

 

[23]           Par ailleurs ─ et sur le plan pratique ─, il serait inutile de renvoyer l'affaire au Tribunal pour qu'il rende une nouvelle décision sur la base du présent dossier parce que la défenderesse n'a de toute façon présenté aucun élément de preuve.

 

Question no 2 – Si le Tribunal était compétent, a-t-il commis une erreur de droit en tenant compte d'éléments de preuve non pertinents pour en arriver à sa décision de rejeter la plainte?

[24]           Une requête en non-lieu exige que la Cour ou le tribunal administratif examine la preuve en se demandant si, en supposant qu'il leur ajoute foi, les éléments de preuve sont suffisants pour établir à première vue qu'il y a eu discrimination. Ainsi que le juge McIntyre de la Cour suprême du Canada l'explique dans l'arrêt O’Malley (Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536) au paragraphe 28 :

Dans les instances devant un tribunal des droits de la personne, le plaignant doit faire une preuve suffisante jusqu'à preuve contraire qu'il y a discrimination. Dans ce contexte, la preuve suffisante jusqu'à preuve contraire est celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l'absence de réplique de l'employeur intimé.

 

[25]           Dans l'affaire J.W. Cowie Engineering Ltd. c. Allen (1982), 26 C.P.C. 241, la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse a, notamment aux paragraphes 12 à 17, examiné la nature et le degré de preuve suffisants pour satisfaire au critère de la preuve suffisante jusqu'à preuve contraire. Le juge Jones, qui s'exprimait au nom de la majorité, expose succinctement le principe juridique applicable, au paragraphe 14 :

[traduction] Il est évident que le simple fait qu'il existe certains éléments de preuve, aussi ténus soient-ils, n'empêche pas le juge du fond de faire droit à la requête.

 

[26]           Avec l'appui de l'intervenante, le demandeur fait valoir que le membre instructeur a mal apprécié la preuve à deux égards. Sa première erreur se trouverait dans la remarque suivante qu'il a faite au paragraphe 39 de ses motifs :

Je pense que les échanges lors du contre-interrogatoire démontrent la nature hypothétique de la prétention qui m'est soumise.

 

[27]           L'avocate du demandeur mentionne un échange qui a eu lieu lors du contre-interrogatoire lorsqu'on a demandé au demandeur (à la page 399 de la transcription) si sa capacité de parler anglais constituait une condition préalable importante de son emploi. Suivant l'avocate du demandeur, cette question n'est pas pertinente. L'avocat de la défenderesse signale pour sa part les pages suivantes de la transcription où la question est posée dans un contexte plus pertinent, ainsi qu'une multitude d'autres questions qui étaient manifestement pertinentes.

[28]           Le fait que l'avocate du demandeur signale, dans le cadre du présent contrôle judiciaire, une question qui pourrait ne pas être pertinente ne signifie pas pour autant que, lorsqu'il a examiné l'ensemble de la preuve, le membre instructeur s'est trompé en tirant les conclusions énoncées dans les motifs précités. Il n'y a rien qui permette de penser, au vu de l'ensemble de la preuve, que les conclusions tirées par le membre instructeur étaient erronées ou qu'elles devraient pour une raison ou une autre être annulées dans le cadre d'un contrôle judiciaire et ce, même en appliquant la norme la moins exigeante, celle de la décision correcte.

 

[29]           La seconde question soulevée concerne les propos suivants que le membre instructeur a tenus au paragraphe 40 de ses motifs :

En droit, lorsque l'on dit « preuve », nous voulons dire quelque chose qui fait qu'il est plus probable qu'une prétention particulière soit vraie qu'il est probable qu'elle ne le soit pas.

 

[30]           Il s'ensuit, selon le demandeur, que le membre instructeur n'a pas appliqué le bon critère juridique pour évaluer la preuve dans le cadre d'une requête en non-lieu. Il devait se demander si la plainte était en apparence bien fondée et non s'il était « plus probable que non » qu'elle soit vraie. Cet énoncé du droit est exact. Si le membre instructeur avait effectivement apprécié la preuve se fondant sur le critère de « probabilité » susmentionné, il aurait commis une erreur. Toutefois, la conclusion que le membre instructeur a effectivement tirée au sujet de la preuve est énoncée aux paragraphes 41 à 43 de ses motifs :

[41] La question qui demeure est la suivante : Le fait qu'un employé croit qu'une personne d'un groupe ethnique différent fait le même travail et reçoit un salaire plus élevé est-il suffisant pour établir une preuve prima facie de discrimination? Je pense qu'il doit y avoir quelque chose de plus. Il doit y avoir quelque chose dans la preuve, indépendamment de ce que le plaignant croit, qui confirme ses soupçons. Je ne dis pas que ce que croit un plaignant n'a aucune force probante. Cela dépend des circonstances. Toutefois, le fait de croire abstraitement qu'une personne fait l'objet de discrimination, sans qu'il existe un certain fait qui le confirme, n'est pas suffisant.

 

[42] Il y a toujours des possibilités. Ce n'est pas suffisant. Une preuve est quelque chose de plus qu'une simple possibilité. Je ne vois rien dans la preuve dont je dispose qui rend réelle cette possibilité ou qui apporte à l'équation un degré mesurable de possibilité.

 

[43] Je n'ai donc qu'une seule déclaration de M. Pahar, qui n'a jamais été appelé comme témoin. Je pense que cette preuve se situe bien au‑dessous de la norme requise pour faire droit à une réclamation qui serait fondée en droit. Si quelque élément de preuve m'a été soumis, il n'est pas appréciable. Il est si minimal qu'il n'a pas d'effet juridique.

 

[31]           Le membre instructeur a conclu que la preuve n'était « pas appréciable » et qu'elle était « si minimal(e) qu'[elle] n'a pas d'effet juridique ». Cette conclusion satisfait au critère juridique de la preuve suffisante à première vue. Les conclusions en question sont suffisantes pour justifier le rejet de la plainte en réponse à une requête en non-lieu. Peu importe le degré de retenue judiciaire exigé, il n'y a rien qui justifie d'annuler la présente décision.

 

Question no 3 – Le Tribunal a-t-il manqué à son obligation de respecter les règles de justice naturelle en ne fournissant pas, à ses frais, les services d'un interprète s'exprimant dans la langue du demandeur pendant toute la durée de l'instance?

 

[32]           On ne trouve nulle part dans la législation et la réglementation canadienne en matière de droits de la personne de disposition obligeant à fournir les services d'un interprète dans une langue autre que les langues officielles du Canada ni de disposition précisant dans quels cas et aux frais de qui ces services doivent être offerts.

 

[33]           En l'espèce, le demandeur/plaignant, un hispanophone qui parle peu anglais, a obtenu aux frais du Tribunal ─ du contribuable ─ les services d'un interprète pour la durée de son témoignage et de son contre-interrogatoire. L'assistant parajudiciaire ─ qui était aussi un étudiant en droit ─ qui comparaissait au nom du demandeur parlait anglais et espagnol sans toutefois prétendre posséder la compétence professionnelle d'un interprète.

 

[34]           On n'a pas empêché le demandeur de fournir son propre interprète. Il n'y a rien qui permette d'ailleurs de penser qu'il n'avait pas les moyens ─ financiers ou autres ─ de s'en trouver un.

 

[35]           La décision de principe sur le sujet est l'arrêt R. c. Tran, [1994] 2 R.C.S. 951, une affaire de droit criminel portant sur les dispositions de l'article 14 de la Charte. Voici ce que le juge en chef Lamer dit au nom de la Cour, aux paragraphes 47 et 48 :

47      Pour déterminer si l'art. 14 de la Charte a effectivement été violé, il faut d'abord évaluer le besoin de recourir à l'assistance d'un interprète.  Autrement dit, celui qui invoque le droit en question doit démontrer qu'il satisfait (ou satisfaisait) aux conditions requises pour pouvoir l'invoquer.  L'article 14 de la Charte prévoit clairement que, pour bénéficier de ce droit, il faut que l'accusé « ne comprenne [. . .] pas ou ne parle [. . .] pas la langue employée ».

 

48     Bien que le droit à l'assistance d'un interprète ne soit ni automatique ni absolu, il va sans dire, compte tenu particulièrement du fait que ce droit est élevé au rang de norme constitutionnelle, que les tribunaux devraient être généreux et avoir l'esprit ouvert lorsqu'ils évaluent le besoin d'un accusé de recourir à l'assistance d'un interprète.  En général, les tribunaux devraient désigner un interprète dans l'un ou l'autre des cas suivants :

 

(1) il devient évident pour le juge que l'accusé a, pour des raisons linguistiques, de la difficulté à s'exprimer ou à comprendre les procédures et qu'un interprète serait utile; ou

 

(2) l'accusé (ou son avocat) requiert les services d'un interprète et le juge est d'avis que cette requête est justifiée.

 

Il importe de signaler que ni le texte de l'art. 14 de la Charte ni le fondement historico-juridique du droit ne contraint les tribunaux à informer tous les accusés qui comparaissent devant eux de l'existence du droit à l'assistance d'un interprète.  De même, les tribunaux ne sont pas tenus d'examiner systématiquement la capacité de tout accusé de comprendre la langue des procédures.  En même temps, rien n'oblige absolument l'accusé à faire valoir ou à invoquer formellement le droit en cause pour en jouir.  Il en est ainsi du fait que les tribunaux ont la responsabilité indépendante d'assurer l'équité de leurs procédures et leur conformité avec les principes de justice naturelle et, par conséquent, de protéger le droit de l'accusé à l'assistance d'un interprète, peu importe qu'il ait vraiment été revendiqué formellement.

             

 

[36]           Le droit à l'assistance d'un interprète n'est donc pas absolu, même dans le cas d'un procès criminel. Les tribunaux devraient être généreux et avoir l'esprit ouvert lorsqu'ils évaluent le besoin d'un accusé de recourir à l'assistance d'un interprète. Il semble qu'on se préoccupe davantage des cas où l'intéressé est appelé à témoigner et de ceux où l'on se demande s'il peut suivre les débats.

 

[37]           Il est de jurisprudence constante que les instances en droits de la personne ne doivent pas être traitées comme de simples actions au civil. La législation sur les droits de la personne s'attache essentiellement à l'élimination de la discrimination et à l'éradication des comportements antisociaux, sans égard aux mobiles ou aux intentions de leurs auteurs. L'intervenante cite à cet égard l'arrêt Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 R.C.S. 84, dans lequel le juge La Forest dit ce qui suit, au nom de la majorité, à la page 90 :

Puisque la Loi s'attache essentiellement à l'élimination de toute discrimination plutôt qu'à la punition d'une conduite antisociale, il s'ensuit que les motifs ou les intentions des auteurs d'actes discriminatoires ne constituent pas une des préoccupations majeures du législateur. Au contraire, la Loi vise à remédier à des conditions socialement peu souhaitables, et ce, sans égard aux raisons de leur existence.

 

[38]           Ainsi, malgré le fait qu'ils soient des parties devant le Tribunal, le plaignant et la défenderesse/employeuse participent à une mission plus large, celle de supprimer la discrimination. Le Tribunal a le pouvoir discrétionnaire de déterminer si l'on peut atteindre cet objectif sans fournir à une ou plusieurs des parties, aux frais du contribuable, les services d'un interprète dans une langue autre qu'une des langues officielles pour toute la durée de l'instance ou pour une partie seulement.

 

[39]           La décision du Tribunal est susceptible de contrôle judiciaire, indépendamment de la norme de retenue judiciaire applicable, si elle a entraîné une iniquité procédurale ou un déni de justice naturelle. Dans l'arrêt Tran, précité, la Cour suprême a déclaré que le droit à l'assistance d'un interprète n'est pas absolu, même dans le contexte d'un procès criminel. Compte tenu des faits de l'espèce, le Tribunal a rendu une décision juste et raisonnable en ce qui concerne la fourniture des services d'un interprète et il n'a pas commis à cet égard d'erreur qui justifierait notre intervention.

 

Résumé et dépens

[40]           En résumé, donc, la Cour conclut que le Tribunal n'a pas commis d'erreur qui justifierait son intervention tant en ce qui concerne la suite qu'il a donnée à la requête en non-lieu qu'en ce qui a trait à sa décision sur les services de l'interprète.

 

[41]           En principe, les dépens suivent le sort du principal. Normalement, la Cour ne condamne pas l'intervenant aux dépens et ne lui en adjuge pas non plus. Je vais suivre cette pratique, tout en rappelant que la Commission devrait reconsidérer sa décision de ne plus prendre l'initiative des instances introduites devant le Tribunal.

 

[42]           Le demandeur et la défenderesse réclament chacun les dépens pour le cas où la Cour leur donnerait gain de cause. Suivant l'avocat de la défenderesse, les dépens sont de l'ordre de 20 000 $. L'avocate du demandeur n'a pas été en mesure de proposer une estimation. On m'a dit ─ ce qui est probablement faux ─ que le demandeur bénéficiait de l'aide juridique pour la présente instance.

 

[43]           J'adjuge les dépens à la défenderesse. Après tout, c'est elle qui a obtenu gain de cause et les demandeurs devraient toujours être conscients du fait que les dépens constituent un des facteurs dont il y a lieu de tenir compte avant de décider de porter une affaire devant les tribunaux. Je fixe les dépens à la somme symbolique de 500 $ en souhaitant que la défenderesse ait suffisamment de bienveillance pour renoncer à son droit de les réclamer.

 


JUGEMENT

 

      LA COUR, STATUANT SUR la demande qui lui a été présentée le 14 juin 2006 en vue d'obtenir le contrôle judiciaire d'une décision en date du 17 août 2005 (la décision 2005 CHRT 32) par laquelle un membre du Tribunal canadien des droits de la personne a, dans le dossier nT952/7204, rejeté la plainte du demandeur en réponse à la demande de non-lieu de la défenderesse;

 

LECTURE FAITE des pièces versées au dossier et APRÈS AUDITION des avocats des parties et de l'intervenante, la Commission canadienne des droits de la personne;

 

ET POUR les motifs ci-joints :

 

1.               REJETTE la présente demande;

 

2.               ADJUGE à la défenderesse les dépens, qui sont fixés à la somme de 500 $.

 

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1575-05

 

INTITULÉ :                                       RONALDO FILGUEIRA c. GARFIELD CONTAINER TRANSPORT INC. et COMMISSION  CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               LE 14 JUIN 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 19 JUIN 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Richelle Samuel

POUR LE DEMANDEUR

 

Harvey Capp, c.r.

 

Philippe Dufresne

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

POUR L'INTERVENANTE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Clinique juridique

Centre for Spanish-Speaking People

Toronto (Ontario)

 

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Capp, Shupak

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

 

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

POUR L'INTERVENANTE

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.