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Date : 20000210


Dossier : IMM-1924-99



ENTRE :


SANGITHA NADEESHANI ASSALAARACHCHI


demanderesse


et



LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L"IMMIGRATION


défendeur



MOTIFS D"ORDONNANCE


LE JUGE GIBSON

Introduction

[1]      Les présents motifs font suite à une demande de contrôle judiciaire d"une décision dans laquelle la Section du statut de réfugié (la SSR) de la Commission de l"immigration et du statut de réfugié a conclu que la demanderesse n"est pas une réfugiée au sens de la Convention, au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l"immigration1. La SSR a rendu sa décision au terme de la deuxième audition, tenue le 10 février 1999. Les motifs écrits sont datés du 12 mars 1999.

Le contexte

[2]      La demanderesse, une citoyenne du Sri Lanka, est d"origine singhalaise et de religion bouddhiste. Elle est née en banlieue de Colombo le 30 octobre 1980. Elle avait donc 16 ans lors de sa première audition devant la SSR, et 17 ans, lors de sa deuxième. Avant de s"enfuir au Canada, la demanderesse avait toujours vécu à Colombo avec ses parents. Elle dit qu"elle avait [TRADUCTION] " ... une vie confortable et sans soucis au Sri Lanka... ".

[3]      Il ressort du formulaire de renseignements personnels de la demanderesse que sa revendication du statut de réfugié au sens de la Convention est fondée sur des opinions politiques qui lui sont imputées.

[4]      Après avoir terminé ses études secondaires, la demanderesse s"est jointe à l"entreprise de son père, qui exploitait deux camions de transport de marchandises entre Colombo et d"autres destinations au Sri Lanka.

[5]      Le 9 mars 1998, alors qu"ils étaient dans le bureau de l"entreprise, la demanderesse et son père ont été confrontés par des militaires, des policiers et des agents du " CID ". Ils ont été accusés d"appuyer les Tigres tamouls. Un de leurs camions qui se rendait à Trincomalee a, semble-t-il, été intercepté et fouillé : il contenait dix sacs d"engrais d"urée pouvant servir à fabriquer des explosifs. Les sacs, qui portaient la mention " sucre ", faisaient partie d"une cargaison de 200 sacs de sucre. À l"époque, les Tigres tamouls menaient des activités violentes dans la région de Trincolamee.

[6]      Le bureau de l"entreprise a été fouillé, mais il ne contenait pas de preuve établissant la complicité de la demanderesse et de son père en ce qui concerne la cargaison d"engrais d"urée. Néanmoins, la demanderesse et son père ont été arrêtés. La demanderesse a été détenue pendant quelques cinq jours, on l"a photographiée, on a pris ses empreintes digitales, on l"a interrogée, et, pour reprendre ses mots, on l"a " torturée ". Après cinq jours, la demanderesse a été libérée après avoir versé un pot-de-vin.

[7]      Craignant elle aussi d"être arrêtée vu que des représentants du gouvernement s"étaient rendus chez elle, la mère de la demanderesse s"est cachée. Malgré le fait qu"elle était cachée, elle a communiqué, directement ou indirectement, avec des avocats pour obtenir de l"aide en vue de faire libérer sa fille. Les avocats n"ont pas voulu l"aider. Elle a alors communiqué avec un " intermédiaire ", qui a obtenu qu"on libère la demanderesse en échange d"un pot-de-vin. La demanderesse a été libérée à condition de se présenter une fois par semaine au CID, ce qu"elle n"a jamais fait. Elle s"est cachée, puis s"est enfuie du Sri Lanka avec l"aide d"un agent le 19 mars 1998.

La décision de la SSR

[8]      La SSR a conclu que la demanderesse n"était pas crédible. Elle a conclu que les documents que son avocate avait produits pour elle, dont une lettre d"avocat, une lettre de la Croix-Rouge et l"affidavit d"un voisin, étaient [TRADUCTION] " tendancieux et avaient été obtenus pour les fins de la revendication du statut de réfugiée ". La SSR a écrit : [TRADUCTION] " Nous estimons qu"ils n"établissent pas que la revendicatrice a été arrêtée ". Elle a écrit cela malgré le fait qu"elle s"est fondée sur un de ces documents pour mettre en doute les prétentions de la demanderesse. Elle fait la remarque suivante concernant un court article, daté du 11 mars 1998, qui lui avait été soumis :

[TRADUCTION] Un camion appartenant à Samigi Transport Services qui transportait des marchandises proscrites vers le Nord a été intercepté. Avant-hier soir [c"est-à-dire le 9 mars 1998], la police de Trincomalee a réussi à l"intercepter. La police de Trincomalee a alors arrêté le chauffeur du camion et saisi ce dernier, et nous avons des renseignements supplémentaires selon lesquels des dispositions sont prises en vue de détenir les propriétaires afin qu"ils soient interrogés.

[9]      L"entreprise du père de la demanderesse s"appelait Samagi Transport Service. La SSR a écrit :

[TRADUCTION] Un article daté du 11 mars 1998 mentionne l"intention des autorités du Sri Lanka d"arrêter des personnes, c"est-à-dire des personnes qui ne l"avaient pas encore été; pourtant, la revendicatrice soutient qu"elle et son père avaient déjà été arrêtés.
La formation n"estime pas que la revendicatrice a été arrêtée comme elle le prétend; en conséquence, nous estimons qu"elle n"a été ni détenue, ni torturée. Nous soulignons l"absence d"articles ultérieurs confirmant que des arrestations ont effectivement eu lieu.

[10]      La SSR a sommairement rejeté des documents dont elle disposait et qui mentionnent des restrictions et de la surveillance à l"égard du transport de marchandises par camion au Sri Lanka et elle a fait état des activités des Tigres tamouls dans le district de Trincomalee à l"époque pertinente. Elle a conclu :

[TRADUCTION] La formation estime qu"elle ne dispose pas d"assez d"éléments de preuve crédibles et fiables pour rendre une décision favorable.

L"analyse

[11]      Je conclus que la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

[12]      La SSR n"a pas tenu compte du jeune âge de la demanderesse qui a comparu devant elle dans des circonstances qui ne sauraient être décrites autrement que comme étant intimidantes, et dans un environnement très différent de ce qu"elle décrit dans son formulaire de renseignements personnels comme [TRADUCTION] " ... une vie confortable et sans soucis au Sri Lanka... ". La SSR s"est fondée sur des divergences remarquablement ténues entre le témoignage de la demanderesse, le récit que cette dernière a fait dans son formulaire de renseignements personnels, et la preuve documentaire dont elle était saisie, et elle a essentiellement choisi de ne pas tenir compte d"éléments de preuve documentaire susceptibles d"accorder un poids considérable au récit de la demanderesse.

[13]      Il ne m"incombe pas d"examiner la question de savoir si la pression qui est exercée sur les membres de la SSR pour qu"ils rendent des décisions et des motifs à la fin des auditions sans avoir vraiment eu l"occasion de prendre l"affaire en délibéré a pu contribuer à ce qui constitue, à mon avis, compte tenu de l"ensemble de la preuve produite dans la présente affaire, une décision irréfléchie et insuffisamment étayée. Je laisse à d"autres personnes le soin d"examiner cette question. Je me contenterai de dire que je suis convaincu que, bien qu"il fût raisonnablement loisible à la SSR de rendre la décision à laquelle elle est parvenue, cette décision ne saurait être étayée sur la base de l"analyse que contiennent les motifs écrits de la SSR, qui, sans aucun doute, reflètent très fidèlement les motifs qu"elle a exposés à la fin de l"audition de la demanderesse.

[14]      Dans les documents dont la Cour dispose, la demanderesse a contesté la décision de la SSR au motif qu"elle a été rendue de façon hâtive et irréfléchie de manière à satisfaire aux [TRADUCTION] " attentes de rendement régionales de la SSR découlant du plan d"action que la SSR s"est donné à sa réunion conjointe nationale des 27, 28 et 29 octobre 1997 ".

[15]      Madame le juge Sharlow a examiné cet argument dans les motifs de décision qu"elles a exposés à l"égard de quatre demandes de contrôle judiciaire de décisions de la SSR, dont les motifs qu"elle a rendus dans Irripugge c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration)2, où elle a écrit :

[3]      La cible de cette nouvelle contestation visant les décisions défavorables prononcées de vive voix est un document intitulé " Les attentes régionales de la SSR en matière de rendement découlant du plan d'action élaboré lors de la réunion nationale conjointe de la SSR tenue les 27, 28 et 29 octobre 1997 ". Ce document est appelé parfois " Entente de gestion du rendement ", et c'est ce titre qui figurera dans les présents motifs, pour plus de commodité.
[4]      Il ressort de l'Entente de gestion du rendement qu'à l'automne 1997, certains dirigeants de la SSR se sont entendus en principe pour définir certaines priorités afin de faire face au volume de travail.
[5]      Ce document traite de plusieurs questions, qu'on peut réunir sous les rubriques suivantes : niveaux de production, priorités en matière de traitement, temps de traitement, attribution du travail, communication des pièces, et ajournements. La section en cause est intitulée " Décisions rendues de vive voix " et porte ce qui suit :
     Dans les cas où une décision est rendue après l'audience, les motifs de décisions sur le bien-fondé de la revendication seront rendus de vive voix dans au moins 60 % des cas d'ici le 30 juin 1998, dans 75 % des cas d'ici le 30 septembre 1998 et dans 90 % des cas d'ici le 31 mars 1999.

Madame le juge Sharlow a accepté le point de vue de l"avocat du défendeur selon lequel l"Entente de gestion n"entrave, ni n"est destinée à entraver l"exercice, par les membres de la SSR, de leurs fonction décisionnelle. Elle a conclu, sur la question de l"Entente de gestion :

[17]      Pour simplifier, il n'y a aucune règle qui oblige un membre de la SSR à rendre une décision de vive voix dans un cas donné, ou dans 90 % des cas. Rien ne prouve que l'Entente de gestion du rendement ou la politique sous-jacente les ait privés du pouvoir discrétionnaire de prendre l'affaire en délibéré, ou qu'ils pensent ou aient lieu de penser qu'ils ont été dépouillés de ce pouvoir.
[18]      L'Entente de gestion du rendement ne fait qu'énoncer la proportion de décisions de vive voix, favorables et défavorables, qui, de l'avis des responsables de la gestion du volume de travail, est souhaitable pour la SSR. Selon le témoignage de M. Frecker, le chiffre de 90 % était basé sur sa propre conclusion que tout membre de la SSR doit être capable, ou devrait le devenir après formation, de rendre une décision de vive voix dans les cas relativement simples, où il s'agit juste, par exemple, d'apprécier la crédibilité du demandeur. À la lumière de sa propre expérience, il estimait que les cas de ce genre représentaient à peu près 90 % du volume de travail de la SSR.
[19]      Rien ne prouve que les membres de la SSR aient même vu l'Entente de gestion du rendement, sauf ceux qui l'ont signée en qualité de vice-président ou de vice-président adjoint. M. Frecker fait savoir que la nouvelle politique d'encouragement des décisions de vive voix a été communiquée aux membres de la SSR par les directeurs régionaux respectifs. Dans ses propres entretiens avec les commissaires au sujet de cette nouvelle politique, il a été expressément question de leur pouvoir discrétionnaire de différer la décision, lequel pouvoir n'était pas supplanté par le voeu général d'augmenter la proportion des décisions rendues de vive voix à l"audience même par rapport aux décisions différées.
[20]      Rien ne prouve que les membres de la SSR aient pu sentir que l'inobservation des objectifs en matière de décisions de vive voix pourrait avoir des conséquences adverses telle une mauvaise cote de rendement, qui pourrait être une question d'importance puisqu'ils sont nommés pour une durée fixe. C'est plutôt le contraire qui ressort du témoignage de M. Frecker, selon lequel le rendement était évalué à la lumière d'un certain nombre de facteurs, la volonté et la capacité de rendre des décisions de vive voix n'étant que l'un d'entre eux. Même dans ce contexte, dit-il, l'évaluation du rendement est centrée sur la rationalité, la clarté, le prononcé en temps opportun des décisions, et non seulement sur les modalités de ces décisions. Il note par exemple que l'objectif du prononcé de la décision en temps opportun a été atteint par un membre qui ne souscrit pas à la nouvelle politique des décisions de vive voix parce qu'il peut rendre, et rend habituellement, des décisions par écrit quelques jours après l'audience.
[21]      Je conclus qu'il n'y a lieu d'annuler aucune des quatre décisions attaquées par ce seul motif qu'elles ont été rendues de vive voix après la mise en application de l'Entende de gestion du rendement. Je passe maintenant aux autres arguments proposés dans chacun des recours.

[16]      J"adopte cette analyse aux fins de la présente affaire.

La conclusion

[17]      Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la SSR qui fait l"objet du présent contrôle est annulée et la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention que la demanderesse a présentée est renvoyée à la Commission de l"immigration et du statut de réfugié pour qu"une formation différemment constituée procède à une nouvelle audition et statue à son tour sur celle-ci.

[18]      Madame le juge Sharlow n"a pas certifié de question dans Irripugge3 à l"égard de sa conclusion sur l"incidence de l"Entente de gestion. Le fait que j"ai adopté le raisonnement de Madame le juge Sharlow pour ce qui est de l"incidence de l"Entente de gestion ne saurait être déterminant en l"espèce. En conséquence, je ne certifie pas de question sur ce point.


[19]      Ni l"un ni l"autre des avocats n"a recommandé qu"une question soit certifiée à l"égard d"une question litigieuse cruciale pour ce qui est du résultat auquel je suis parvenu dans la présente affaire. Aucune question n"est certifiée.

" Frederick E. Gibson "

                                         J.C.F.C.


Toronto (Ontario)

Le 10 février 2000.




Traduction certifiée conforme


Bernard Olivier, B.A., LL.B.



COUR FÉDÉRALE DU CANADA

Avocats inscrits au dossier

NO DU GREFFE :              IMM-1924-99

INTITULÉ DE LA CAUSE :      SANGITHA NADEESHANI

                     ASSALAARACHCHI

                     c.

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE                          L"IMMIGRATION

DATE DE L"AUDIENCE :          LE MERCREDI 2 FÉVRIER 2000

LIEU DE L"AUDIENCE :          TORONTO (ONTARIO)

MOTIFS D"ORDONNANCE EXPOSÉS PAR MONSIEUR LE JUGE GIBSON

EN DATE DU :              JEUDI 10 FÉVRIER 2000

ONT COMPARU :              Mme Maureen Silcoff

                         Pour la demanderesse

                     M. Kevin Lunney pour le compte de

                     M. Stephen H. Gold

                         Pour le défendeur


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

                     Lewis & Associates

                     Barristers & Solicitors

                     290, rue Gerrard est

                     Toronto (Ontario)

                     M5A 2G4

                         Pour la demanderesse

                     M. Morris Rosenberg

                     Sous-procureur général du Canada

                         Pour le défendeur

COUR FÉDÉRALE DU CANADA


Date : 20000210


Dossier : IMM-1924-99



ENTRE :


SANGITHA NADEESHANI ASSALAARACHCHI


demanderesse


et



LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L"IMMIGRATION


défendeur






MOTIFS D"ORDONNANCE




__________________

1      L.R.C. (1985), ch. I-2.

2      [2000] J.C.F. no 29 (QL), (C.F. 1re inst.).

3      Supra, note en bas de page no 2, ordonnance et motifs supplémentaires, 2 février 2000.

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