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Date : 20041012

Dossier : T-1473-91

Ottawa (Ontario), le 12e jour d’octobre 2004

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

REMO IMPORTS LTD.

demanderesse

(défenderesse reconventionnelle)

   et

JAGUAR CARS LIMITED et

FORD MOTOR COMPANY OF CANADA, LIMITED/

FORD DU CANADA LIMITÉE, exerçant ses activités sous le nom de

JAGUAR CANADA

   défenderesses

(demanderesses reconventionnelles)

 

  ORDONNANCE

Pour que justice soit rendue et qu’elle soit perçue comme étant rendue, un juge doit agir et être vu en train d’agir de manière totalement transparente à l’égard de l’affaire dont il est saisi. L’administration de la justice nécessite la plus grande confiance dans le processus si l’on veut avoir confiance en l’issue finale du litige;


L’énergie dépensée par les parties devant la Cour et le processus de réflexion derrière cette énergie, entièrement consacrés à l’affaire entre les parties, ne peuvent être maintenus que si le juge fait preuve d’impartialité en toute transparence;

Dans cet esprit, qui donne souffle et donc vie à la justice, une réponse est donnée à la requête en récusation présentée par la demanderesse le 5 octobre 2004;

Il est espéré que cette réponse l’incitera, du moins en esprit, à retirer sa requête à la suite de l’explication donnée dans les présentes plutôt que de considérer la requête comme étant rejetée afin que l’activité précédente puisse se poursuivre sans relâche, que l’on se concentre sur les questions présentées devant les parties et que toute crainte soit écartée;

Le juge soussigné n’avait connaissance, en aucun moment, ni des circonstances, ni des questions, ni des faits concernant la personne citée. Il n’a été mis au courant de ce que contenait la requête que par la requête elle-même. Ce n’est que par ce moyen que toute l’information a été transmise au juge soussigné, outre le fait qu’il a été informé en décembre 2003 que la personne citée avait hâte de s’attaquer à un nouveau défi, après une carrière de plus de vingt-cinq ans dans un cabinet d’avocats, à titre d’avocat interne dans une entreprise privée dont le juge soussigné ne connaissait pas le nom. Voilà l’étendue des connaissances du juge soussigné après avoir reçu ladite requête;


Le juge soussigné a pour pratique de s’assurer, dans tous les cas où il est au courant d’un fait quelconque, d’informer dès le début toutes les parties des faits pertinents dont il peut être au courant de sorte que s’il sait quelque chose, tout le monde en est informé immédiatement. En l’espèce, concernant la requête, le juge soussigné n’était pas en mesure, même pour un instant, à partir du moment où il a été affecté à cette affaire, d’établir un lien entre la personne citée et le cabinet d’avocats qui a présenté la requête ou le litige entre les parties. Cette connaissance de la personne citée par le cabinet d’avocats en question, de la manière décrite dans la requête, ne change en rien la perception que le juge soussigné a de quiconque, d’une entité ou d’une affaire en ce qui a trait au litige entre les parties;

Pour le juge soussigné, le statu quo concernant la personne qui présidera le procès de vingt jours à venir concernant les questions à trancher entre les deux parties demeure inchangé;

La Cour rejette la notion de récusation, telle qu’énoncée dans la requête, pour les raisons suivantes, entre autres :

Les faits ne démontrent pas de crainte raisonnable de partialité;

Le fardeau de démontrer une crainte raisonnable de partialité incombe uniquement à la demanderesse;


Dans le cas où l’impartialité d’un juge est remise en question, la Cour suprême du Canada a conclu que le seuil à franchir pour démontrer une crainte raisonnable de partialité était élevé :

112  L’appelant a fait valoir que le critère exige que soit démontrée une « réelle probabilité » de partialité, par opposition au « simple soupçon ». Cet argument paraît inutile à la lumière des justes observations du juge de Grandpré dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty, précité, aux pp. 394 et 395:

Je ne vois pas de différence véritable entre les expressions que l’on retrouve dans la jurisprudence, qu’il s’agisse de « crainte raisonnable de partialité », « de soupçon raisonnable de partialité », ou « de réelle probabilité de partialité ». Toutefois, les motifs de crainte doivent être sérieux et je suis complètement d’accord avec la Cour d’appel fédérale qui refuse d’admettre que le critère doit être celui d’« une personne de nature scrupuleuse ou tatillonne ». [Je souligne.]

Néanmoins, la jurisprudence anglaise et canadienne appuie avec raison la prétention de l’appelant selon laquelle il faut établir une réelle probabilité de partialité car un simple soupçon est insuffisant. Voir R. c. Camborne Justices, Ex parte Pearce, [1954] 2 All E.R. 850 (Q.B.D.); Metropolitan Properties Co. c. Lannon, [1969] 1 Q.B. 577 (C.A.); R. c. Gough, [1993] 2 W.L.R. 883 (H.L.); Bertram, précité, à la p. 53; Stark, précité, au paragraphe 74; Gushman, précité, au paragraphe 30.

113  Peu importe les mots précis utilisés pour définir le critère, ses diverses formulations visent à souligner la rigueur dont il faut faire preuve pour conclure à la partialité, réelle ou apparente. C’est une conclusion qu’il faut examiner soigneusement car elle met en cause un aspect de l’intégrité judiciaire. De fait, l’allégation de crainte raisonnable de partialité met en cause non seulement l’intégrité personnelle du juge, mais celle de l’administration de la justice toute entière. Voir la décision Stark, précitée, aux paragraphes 19 et 20. Lorsqu’existent des motifs raisonnables de formuler une telle allégation, les avocats ne doivent pas redouter d’agir. C’est toutefois une décision sérieuse qu’on ne doit pas prendre à la légère. [Je souligne]

R. c. S. (R.D.), [1997] 3 RCS 484, 151 D.L.R. (4th) 193, 1 Admin. L.R. (3d) 74

La Cour suprême du Canada a confirmé le critère strict à appliquer dans l’arrêt récent Wewaykum :

La norme exige une crainte de partialité fondée sur des motifs sérieux, vu la forte présomption d’impartialité dont jouissent les tribunaux. À cet égard, le juge de Grandpré a ajouté ces mots à l’expression maintenant classique de la norme de la crainte raisonnable :


Toutefois, les motifs de la crainte doivent être sérieux et je [...] refuse d’admettre que le critère doit être celui d’« une personne de nature scrupuleuse et tatillonne ».

(Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie, précité, p. 395)

Bande indienne Wewaykum c. Canada, [2003] 2 RCS 259, 231 D.L.R. (4th) 1, 7 Admin. L.R. (4th) 1

Les tribunaux jouissent d’une forte présomption d’impartialité :

32  [...] les juges des tribunaux judiciaires, de par leur position, ont néanmoins, bénéficié d’une déférence considérable de la part des cours d’appel appelées à examiner une allégation de crainte raisonnable de partialité. C’est que les juges [traduction] « sont tenus pour avoir une conscience et une discipline intellectuelle et être capables de trancher équitablement un litige à la lumière de ses circonstances propres »: United States c. Morgan, 313 U.S. 409 (1941), à la p. 421. Cette présomption d’impartialité a une importance considérable puisque, comme l’a fait observer Blackstone, à la page 361, dans Commentaires sur les lois anglaises; livre III, cité au renvoi 49 de l’article de Richard F. Devlin intitulé « We Can’t Go On Together with Suspicious Minds: Judicial Bias and Racialized Perspective in R. v. R.D.S » (1985), 18 Dalhousie L.J. 408, à la p. 417, « la loi ne peut supposer de la faveur, de la partialité, dans un juge, qui, avant tout, s’est engagé par serment à administrer la justice avec une sévère intégrité, et dont l’autorité dépend en grande partie de l’idée qu’on a conçue de lui à cet égard ». C’est ainsi que les cours d’appel ont hésité à conclure à la partialité ou à l’existence d’une crainte raisonnable de partialité en l’absence d’une preuve concluante en ce sens: R. c. Smith & Whiteway Fisheries Ltd. (1994), 133 N.S.R. (2d) 50 (C.A.), aux pp. 60 et 61.

R. c. S. (R.D.), précité (les juges L’Heureux-Dubé et Mclachlin)

117  Les tribunaux ont reconnu à juste titre l’existence d’une présomption voulant que les juges respectent leur serment professionnel. Voir R. c. Smith & Whiteway Fisheries Ltd. (1994), 133 N.S.R. (2d) 50 (C.A.), et Lin, précité. C’est l’une des raisons pour lesquelles une allégation d’apparence de partialité doit être examinée selon une norme rigoureuse. En dépit cependant de cette norme stricte, il est possible de combattre la présomption par une « preuve convaincante » démontrant qu’un aspect de la conduite du juge suscite une crainte raisonnable de partialité. Voir Smith & Whiteway, précité, au paragraphe 64; Lin, précité, au paragraphe 37. La présomption d’intégrité judiciaire ne peut jamais libérer un juge de sa promesse d’impartialité.

R. c. S. (R.D.), précité (le juge Cory)

Les juges de la Cour d’appel fédérale doivent jurer d’exercer les attributions qui leur sont dévolues, consciencieusement, fidèlement et le mieux possible;


article 9 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7

La Cour a récemment confirmé, citant l’arrêt de la Cour suprême Wewaykum, que la présomption d’impartialité ne peut pas être rejetée à la légère. Il doit y avoir une très bonne raison de réfuter la présomption;

Zundel (Re) (17 décembre 2003), Doc. No. DES-2-03 (C.F. 1re inst.) confirmé par la Cour d’appel fédérale, Zundel c. Canada (2004), 238 D.L.R. (4th) 498, 2004 CAF 145

Même une association professionnelle antérieure, sans plus, est insuffisante pour appuyer une allégation de crainte de partialité;

Hodson v. M.N.R. (1988), 46 D.L.R. (4th) 342 (C.A.F.)

Fogal c. Canada, [2000] A.C.F. no 916 (C.A.F.)

Dans l’arrêt Fogal, on a demandé au juge Dubé de se récuser, car l’action visait le gouvernement du Canada et il avait été un ministre du Cabinet ainsi que député pour le parti encore au pouvoir. Le juge Dubé a refusé de se récuser, jugeant qu’il n’y avait aucun motif pour appuyer l’allégation de crainte raisonnable de partialité. Ses commentaires reflètent le fait que la Cour doit adopter une approche pratique lorsque des juges tranchent des affaires qui mettent en cause d’anciens associés :

Les juges ne procèdent pas du ciel. [...] Notre devoir est de rendre justice sans crainte et sans favoritisme.

Fogal c. Canada (1999), 164 F.T.R. 99, 30 C.P.C. (4th) 13, confirmé [2000] A.C.F. no 916, 258 N.R. 97 (C.A.F.)


Dans Wewaykum, la Cour suprême du Canada n’a pas trouvé de crainte raisonnable de partialité lorsqu’un des juges, qui avait auparavant occupé un poste de sous-ministre délégué de la Justice, avait eu l’occasion de traiter des cas de revendication territoriale autochtone en cause en offrant des conseils stratégiques sur la question;

Bande indienne Wewaykum c. Canada, précité 

En ce qui concerne les faits de la situation et des circonstances en l’espèce, exposés en détail, ils ne sont même pas près de satisfaire au critère selon lequel il faut démontrer une réelle probabilité de partialité, particulièrement compte tenu de la forte présomption voulant qu’un juge ait tranché une affaire de manière impartiale;

Quant à la suggestion de la demanderesse, cet argument de crainte de partialité pourrait être soulevé souvent. Sa position ignorerait ainsi la réalité pratique, telle qu’elle est exprimée dans la jurisprudence. La Cour suprême du Canada a clairement jugé qu’il existe une forte présomption selon laquelle les juges exerceront leurs fonctions de façon équitable;

En conclusion, la jurisprudence démontre que, même s’il existe une relation très étroite, décrite dans Roman Catholic Children’s Aid Society v. P.(T.), [1989] O.J. No. 606, ce qui n’est pas du tout le cas pour le juge soussigné dans la présente affaire, le juge, dans ce cas, après avoir fait son analyse, a jugé qu’il n’y avait pas de crainte raisonnable de partialité pour les motifs suivants :


D’après ma lecture de cette affaire, il me semble que dans un tel cas, l’avocat doit démontrer non seulement que ses clients ont une crainte de partialité, mais qu’il y a un fondement pour cette crainte, car les circonstances sont telles qu’il existe une probabilité réelle de partialité. Autrement dit, il doit démontrer que mon intérêt en l’espèce, découlant de l’emploi de mon épouse au cabinet qui représente la société, est tellement important que, selon une personne raisonnable, il n’existe pas une possibilité, mais une probabilité réelle de partialité.

D’après ce que j’en comprends, l’avocat des parents, lorsqu’il a expliqué le fondement de cette crainte de ses clients, a laissé entendre que mon épouse, étant une employée du cabinet d’avocats qui représente la société, était sous le contrôle de la société de personnes. L’avocat laisse entendre que la décision que je pourrais rendre en l’espèce pourrait être perçue favorablement ou défavorablement par le cabinet d’avocats et que cela pourrait avoir des conséquences sur l’emploi de mon épouse ou même sur ses aspirations, s’il y a lieu, à devenir associée. Par conséquent, d’après ce que j’en comprends, il suggère que je pourrais favoriser la société.

Ayant examiné les faits présentés et la jurisprudence que j’ai citée, y compris les circonstances expliquées dans les affaires jugées où il y avait une probabilité réelle de partialité, j’en suis venu à la conclusion qu’il n’existe pas de réelle probabilité de partialité en l’espèce.

La requête est rejetée pour l’ensemble de ces motifs.

LA COUR ORDONNE que la requête soit rejetée.

« Michel M.J. Shore »

    Juge 


 

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