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Date : 20210825


Dossier : T‑455‑21

Référence : 2021 CF 874

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 août 2021

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

IRIS TECHNOLOGIES INC.

demanderesse

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Iris Technologies Inc. [Iristel], est un fournisseur de services de télécommunications de gros et de détail. Elle sollicite une injonction interlocutoire interdisant au défendeur, le ministre du Revenu national [le ministre], de prendre des mesures de recouvrement jusqu’à ce qu’il soit statué sur la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente.

[2] Je rejette la requête en injonction interlocutoire d’Iristel. Comme il est énoncé dans les motifs qui suivent, je conclus qu’Iristel n’a pas démontré qu’elle subira un préjudice irréparable ou que la prépondérance des inconvénients penche en sa faveur.

II. Les faits

A. Le contexte du litige

[3] Iristel est un fournisseur de services de télécommunications de gros et de détail. Elle offre des services aux particuliers et aux entreprises dans tout le Canada et à l’étranger. Iristel affirme qu’elle fournit des services à environ 10 p. 100 de la population canadienne, y compris dans les collectivités éloignées du Nord du Canada. En plus de la présente affaire, notre Cour, la Cour canadienne de l’impôt et la Cour d’appel fédérale sont saisies d’un certain nombre de litiges opposant Iristel et le ministre du Revenu national. Ceux-ci portent sur les cotisations établies par le ministre à l’égard d’Iristel et sur la conduite du ministre tout au long du processus de cotisation et de vérification.

[4] Iristel a interjeté appel devant la Cour canadienne de l’impôt des cotisations établies par le ministre pour l’année d’imposition 2019, et elle a maintenant déposé à la Cour d’appel fédérale une requête en jugement sommaire pour demander qu’une décision soit prise sur la dette contestée (A‑196‑21). Iristel a également déposé un certain nombre de demandes de contrôle judiciaire devant la Cour relativement à la conduite du ministre, notamment les dossiers suivants :

  • T‑768‑20, où Iristel cherche à obtenir un jugement déclarant que le ministre a établi des cotisations dans un objectif illégitime et sans fondement probatoire, et qu’il a manqué à son devoir d’équité procédurale lors de sa vérification de la demanderesse;
  • T‑425‑20, où Iristel sollicite une ordonnance de mandamus et le contrôle de la décision du ministre de retenir les remboursements de taxe nette;
  • T‑1010‑20, où Iristel conteste la décision du ministre de refuser sa demande présentée au titre de la Subvention salariale d’urgence du Canada;
  • T‑860‑21, où Iristel demande, en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, la divulgation de documents qui se rapportent à la vérification, à la cotisation et à la nouvelle cotisation d’Iristel, ainsi qu’au recouvrement, et qui n’ont pas été produits par l’Agence du revenu du Canada (ARC).

[5] Le ministre a déposé une requête en radiation de l’avis de demande dans les dossiers T‑768‑20 (la demande concernant l’équité procédurale et l’objectif illégitime) et T‑1010‑20 (la demande concernant le refus de la subvention salariale). Dans les deux cas, la requête en radiation du ministre a été rejetée par le protonotaire Aalto, décisions qui ont ensuite été confirmées en appel par les juges McDonald (2021 CF 597) et Southcott (2021 CF 526). Le ministre a interjeté appel de ces décisions auprès de la Cour d’appel fédérale. Dans les deux affaires (T‑768‑20 et T‑1010‑20), le ministre n’a pas produit le dossier du tribunal au titre de l’article 317 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, et interjette appel des ordonnances de production de la Cour.

B. Le contexte des activités de recouvrement du ministre

[6] Le ministre a certifié les cotisations contestées de 2019 et délivré un bref de saisie‑exécution (LTA‑1991‑20) daté du 24 juin 2020. À cette date, toutes les mesures de recouvrement avaient été suspendues par l’ARC en raison de la pandémie de COVID‑19.

[7] Pendant la période de suspension générale des mesures de recouvrement, Iristel a envoyé une lettre datée du 30 juin 2020 au ministre pour l’inviter à discuter du déroulement futur des dossiers de recouvrement, étant donné qu’il existait toujours un différend quant à la dette fiscale impayée. Iristel a demandé au ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de reporter le recouvrement des montants contestés de TPS/TVH en vertu du paragraphe 315(3) de la Loi sur la taxe d’accise, LRC 1985, c E‑15. Plus précisément, Iristel a demandé que [traduction] « toutes les mesures de recouvrement soient suspendues en attendant qu’une décision soit rendue à l’égard de son droit aux crédits de taxe sur les intrants refusés et des pénalités imposées ». À ce jour, le ministre n’a pas répondu à la demande d’Iristel.

[8] La suspension générale des activités de recouvrement en raison de la pandémie de COVID‑19 a été levée en février 2021.

[9] Le 1er mars 2021, le ministre a envoyé à Iristel des avis de cotisation pour la période de janvier à mai 2020. Dans les avis de cotisation, le ministre a compensé le montant dû par Iristel par le montant que le ministre devait à Iristel. Le 2 mars 2021, Iristel s’est opposée aux cotisations du 1er mars 2021 et a demandé au ministre de confirmer les cotisations pour que le différend puisse procéder devant la Cour canadienne de l’impôt.

[10] Le 11 mars 2021, Iristel a déposé la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente, dans laquelle elle a demandé à la Cour d’interdire au ministre de prendre d’autres mesures de recouvrement relativement à la dette fiscale contestée et d’annuler la décision de compenser les remboursements de taxe nette payables à la demanderesse dans les cotisations pour l’année 2020.

[11] Le 13 juillet 2021, un agent de recouvrement de l’ARC a appelé le chef de la direction d’Iristel et a demandé le paiement complet des cotisations établies à l’égard d’Iristel. Le même jour, les avocates d’Iristel ont demandé aux avocats du défendeur la permission de parler à l’agent des recouvrements. Les avocats du défendeur ont répondu que l’agent des recouvrements communiquerait avec Iristel par écrit.

[12] Le 16 juillet 2021, Iristel a déposé un avis de requête en injonction en vue d’obtenir : i) une injonction provisoire immédiate devant être tranchée sur la foi des observations écrites et ii) une injonction interlocutoire. En ce qui concerne l’injonction provisoire immédiate, Iristel a demandé une ordonnance interdisant toutes les mesures de recouvrement jusqu’à ce que l’injonction interlocutoire d’Iristel puisse être instruite par la Cour. En ce qui concerne l’injonction interlocutoire, soit la requête dont je suis maintenant saisie, Iristel a demandé une ordonnance pour mettre fin à toutes les mesures de recouvrement jusqu’à ce qu’il soit statué sur sa demande de contrôle judiciaire sous‑jacente.

[13] Le 29 juillet 2021, Iristel a fait savoir qu’elle avait reçu une lettre de l’ARC, portant le cachet postal du 26 juillet 2021, indiquant que l’ARC avait enregistré un certificat à la Cour fédérale, qu’elle avait inscrit sa dette au Registre des biens immobiliers de l’Ontario et au Registre des biens immobiliers du Québec et qu’elle prendrait d’autres mesures de recouvrement après 30 jours si Iristel ne payait pas le montant complet ou ne répondait pas à la lettre.

[14] Le 29 juillet 2021, le ministre a écrit à la Cour pour l’informer qu’il n’y avait aucune raison d’accorder l’injonction provisoire immédiate parce que l’injonction interlocutoire devait être instruite le 12 août 2021, avant la fin de la période de 30 jours prévue à l’article 321 de la Loi sur la taxe d’accise.

[15] Le 1er août 2021, le juge Little a rejeté la requête en injonction provisoire immédiate d’Iristel, concluant qu’Iristel n’avait pas répondu à l’exigence relative au caractère urgent, étant donné que la requête en injonction interlocutoire devait être instruite le 12 août 2021, soit avant la date à laquelle toute autre mesure de recouvrement devait être prise.

[16] Le 12 août 2021, la Cour a entendu la requête d’Iristel en injonction interlocutoire.

C. La nature de la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente

[17] Il y avait un certain désaccord entre les parties dans leurs observations orales quant à la nature du contrôle judiciaire sous‑jacent et, par conséquent, il convient d’examiner la question. Comme dans le cadre de l’examen d’une requête en radiation, pour déterminer la réparation demandée dans l’avis de demande sous‑jacent, je lis les documents de façon globale et je ne fais pas une lecture trop technique de l’avis de demande (Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc, 2013 CAF 250 au para 50).

[18] Iristel a présenté une demande de contrôle judiciaire en vertu des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, en vue d’obtenir une [traduction] « ordonnance interdisant au ministre de retirer ou de saisir tout actif ou compte de la demanderesse et annulant la décision du ministre de compenser les montants des remboursements de taxe nette payables à la demanderesse dans les cotisations du ministre pour les périodes commençant le 1er janvier 2020 et se terminant le 31 décembre 2020 ». Iristel demande également à la Cour [traduction] « d’enjoindre au ministre de verser à la demanderesse toute somme déduite de la dette contestée ».

[19] Le ministre a fait remarquer dans ses observations orales que la combinaison de plusieurs mesures de réparation est incompatible avec l’article 302 des Règles des Cours fédérales, qui prévoit que, sauf ordonnance contraire de la Cour, une demande de contrôle judiciaire « ne peut porter que sur une seule ordonnance pour laquelle une réparation est demandée ». Comme je l’ai déjà mentionné, à cette étape limitée de l’examen, je n’ai pas à me préoccuper des lacunes techniques de l’avis de demande.

[20] L’objet principal de la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente consiste à demander à la Cour d’interdire au ministre de prendre d’autres mesures de recouvrement. Dans leurs observations orales, les avocates d’Iristel ont décrit la demande comme une demande de [traduction] « redressement prospectif ». Dans ses observations écrites en faveur de l’injonction interlocutoire, Iristel a décrit la réparation demandée dans la demande sous‑jacente comme [traduction] « une suspension des mesures de recouvrement et une compensation des crédits payables pour d’autres programmes ».

[21] La question soulevée dans les observations orales était de savoir si la décision du ministre de ne pas répondre à la demande d’Iristel visant le report des mesures de recouvrement, aux termes du paragraphe 315(3) de la Loi sur la taxe d’accise, était également visée par la demande de contrôle judiciaire. Les avocates d’Iristel ont fait valoir que la Cour était directement saisie de cette décision dans le cadre du contrôle judiciaire, puisque l’avis de demande indiquait que la demanderesse sollicitait le contrôle des mesures de recouvrement du ministre, et il a été noté dans les motifs de contrôle qu’Iristel avait demandé au ministre, au moyen d’une lettre datée du du 30 juin 2020, de reporter les mesures de recouvrement.

[22] Le ministre soutient qu’Iristel ne conteste pas la décision de ne pas reporter les mesures de recouvrement dans la présente demande, parce que la réparation demandée n’est pas l’annulation de cette décision et le renvoi de l’affaire au ministre pour réexamen (certiorari). Il affirme qu’Iristel ne demande pas non plus une ordonnance obligeant le ministre à rendre une décision sur la demande formulée le 30 juin 2020 (mandamus). Dans son avis de demande, dans son avis de requête en injonction interlocutoire ou dans ses observations sur l’injonction interlocutoire, Iristel ne décrit pas non plus la demande comme visant le contrôle du défaut du ministre de répondre à sa demande de report.

[23] De plus, les observations d’Iristel sur la question sérieuse soulevée dans la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente ne portent pas sur le défaut du ministre de répondre à sa demande de juin 2020 visant le report des mesures de recouvrement. La question sérieuse est décrite ainsi dans l’avis de requête :

[traduction]

Iristel soulève des questions sérieuses dans la présente demande, dans ses demandes à la Cour fédérale sur la conduite du ministre et dans son appel et sa requête à la Cour canadienne de l’impôt, qui ont été reconnues par la Cour puisqu’elle a rejeté les requêtes en radiation du ministre et les appels qu’il a interjetés à cet égard. Iristel soulève des questions sérieuses dans sa contestation des cotisations et demande un jugement sommaire annulant les cotisations établies et toute obligation devant la Cour de l’impôt.

[24] De même, dans ses observations écrites concernant la requête, Iristel n’a présenté aucun argument au sujet du traitement par le ministre de sa demande de report de juin 2020. Iristel décrit la question sérieuse à juger dans la demande de contrôle judiciaire sous‑jacent comme étant semblable à la question en litige dans l’affaire Swiftsure Taxi Co, Re, 2004 CF 980 [Swiftsure]. La demanderesse fait valoir que la Cour et la Cour d’appel fédérale dans cette affaire ont [traduction] « confirmé le pouvoir de la Cour d’interdire au ministre de prendre des mesures de recouvrement lorsqu’il y a un différend relatif à une cotisation ». Iristel affirme ce qui suit : [traduction] « Le dossier établit le caractère sérieux des questions, comme dans l’affaire Swiftsure Taxi Co, Re. Iristel soutient que les questions sont encore plus graves, car le ministre s’oppose à la production de son dossier judiciaire pour toute demande, refuse toute explication sur les cotisations ou ses actions et ne respecte pas les obligations de divulgation que lui impose la Loi sur l’accès à l’information. »

[25] Dans leurs observations orales, les avocates d’Iristel ont également formulé à maintes reprises la question sérieuse comme étant liée à la dette qui est contestée devant la Cour canadienne de l’impôt (et maintenant devant la Cour d’appel fédérale dans le cadre d’une requête en jugement sommaire). Elles ont indiqué que la conduite du ministre avait fait l’objet d’un certain nombre de demandes devant la Cour et qu’il avait été conclu que ces demandes révélaient des actions recevables en droit administratif.

[26] La question de savoir si la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente comprend une contestation directe de la décision du ministre de ne pas répondre à la demande de report des mesures de recouvrement d’Iristel ne concerne pas une lacune technique. Il s’agit d’une question essentielle pour comprendre le fondement de la contestation sous‑jacente. Même en lisant la demande de façon globale, je suis d’accord avec le ministre pour dire que la demande sous‑jacente ne peut pas être interprétée comme une contestation précise de la décision du ministre de ne pas répondre à la demande de report des mesures de recouvrement présentée au titre du paragraphe 315(3) de la Loi sur la taxe d’accise. Il s’agit plutôt d’une demande visant à empêcher le ministre de prendre des mesures de recouvrement.

[27] Je conclus que, bien que la demande de report des mesures de recouvrement présentée le 30 juin 2020 et le défaut du ministre d’y répondre soient des faits pertinents devant la Cour, le défaut du ministre de répondre à la demande n’a pas été directement contesté dans la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente.

III. La question en litige

[28] La seule question en litige dans la présente requête est celle de savoir si la demanderesse, Iristel, a satisfait au critère pour obtenir une injonction interlocutoire.

IV. Le critère pour obtenir une injonction interlocutoire

[29] Selon le critère bien établi pour obtenir une injonction interlocutoire, qui est énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR‑MacDonald], la personne qui demande une injonction doit démontrer : i) qu’il existe une question sérieuse à juger; ii) que le refus d’accorder la réparation pourrait causer un préjudice irréparable à ses intérêts, et iii) que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de l’injonction. Pour qu’une requête en injonction interlocutoire soit accueillie, le demandeur doit démontrer qu’il satisfait aux trois volets du critère (Janssen Inc c Abbvie Corp, 2014 CAF 112 au para 14 [Janssen]). Les trois volets ne constituent pas des « compartiments étanches » qui sont indépendants les uns des autres. Les juges des requêtes doivent plutôt adopter une approche souple lorsqu’ils évaluent les trois volets et reconnaître que la force constatée à l’égard d’un des volets du critère peut parfois compenser les faiblesses d’un autre volet (Monsanto c Canada (Santé), 2020 CF 1053 au para 50). La question globale consiste à savoir « s’il serait juste et équitable d’accorder l’injonction eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire » (Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 au para 1 [Google]).

A. La question sérieuse

[30] Le premier volet du critère, qui se rapporte à la question sérieuse, s’attarde au bien‑fondé de la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente. Dans un cas comme celui qui nous occupe, où le type d’injonction demandé est prohibitif et où l’octroi de l’injonction ne reviendrait pas dans les faits à accorder la même réparation que celle demandée dans la demande sous‑jacente, seule une évaluation préliminaire du bien‑fondé est requise. Il s’agit d’un critère peu rigoureux. Le juge des requêtes évalue le bien‑fondé de la demande sous-jacente, non pas dans le but de rendre une décision définitive sur sa probabilité de succès, mais plutôt pour déterminer si la demande est frivole ou vexatoire. Il peut être satisfait au volet de la question sérieuse à juger même lorsque le juge des requêtes ne croit pas, à la suite de son évaluation préliminaire, que le demandeur est susceptible d’avoir gain de cause dans le cadre de la demande sous‑jacente (RJR‑MacDonald, aux p 337-338). Dans l’arrêt RJR‑MacDonald, à la page 338, la Cour suprême du Canada a mis en garde qu’il « n’est en général ni nécessaire ni souhaitable de faire un examen prolongé du fond de l’affaire ».

Les préoccupations soulevées au sujet de la demande sous‑jacente

[31] Le ministre a deux préoccupations principales au sujet de la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente. Premièrement, il soutient qu’aucun fondement juridique ne permet à Iristel de demander à la Cour de suspendre ses activités de recouvrement au motif que la Cour canadienne de l’impôt et la Cour d’appel fédérale sont saisies de contestations relatives à la cotisation et que notre Cour est saisie de demandes concernant la conduite du ministre lors du processus de cotisation. Deuxièmement, le ministre soutient qu’Iristel dispose d’un autre recours approprié qui aurait dû être utilisé avant qu’elle se présente devant la Cour pour demander un contrôle judiciaire.

a) Aucun fondement juridique pour suspendre les mesures de recouvrement

[32] Le paragraphe 315(2) de la Loi sur la taxe d’accise prévoit que « [l]a partie impayée d’une cotisation visée par un avis de cotisation est payable immédiatement au receveur général ». Il n’y a aucune disposition dans la Loi sur la taxe d’accise qui empêche le ministre de recouvrer la cotisation si celle-ci fait l’objet d’une contestation devant la Cour canadienne de l’impôt. De même, il n’y a aucune disposition qui prévoit la suspension automatique des mesures de recouvrement si le demandeur conteste devant notre Cour la conduite adoptée par le ministre lors du processus de cotisation. Il existe toutefois une disposition générale qui confère au ministre le pouvoir discrétionnaire de reporter les mesures de recouvrement (art 315(3)).

[33] Le ministre soutient qu’aucun fondement ne permet à la Cour d’interdire la prise de mesures de recouvrement, parce que, contrairement à la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e suppl), la Loi sur la taxe d’accise ne renferme aucune disposition permettant de suspendre les mesures de recouvrement en attendant la résolution d’un litige sur la dette exigible.

[34] Le ministre soutient que la Cour a déjà examiné, dans la décision Mason c Canada (Procureur général), 2015 CF 926 [Mason], l’argument que soulève Iristel. Dans cette affaire, le demandeur a contesté certaines cotisations devant la Cour canadienne de l’impôt, puis a interjeté appel de la décision de la Cour canadienne de l’impôt devant la Cour d’appel fédérale. M. Mason demandait qu’il soit interdit au ministre de prendre des mesures de recouvrement jusqu’à ce que la Cour d’appel fédérale statue sur le dossier. La demande d’injonction interlocutoire de M. Mason a été rejetée au motif qu’il n’y avait pas de question sérieuse, étant donné que le ministre était fondé à recouvrer la dette fiscale avant qu’il soit statué sur l’appel. Lors de l’instruction de la demande de contrôle judiciaire, la juge Strickland a également rejeté la demande de M. Mason, concluant que la Cour n’avait pas de raison d’interdire au ministre de recouvrer la dette fiscale uniquement parce qu’un appel a été déposé pour la contester.

[35] La demanderesse établit une distinction entre la présente affaire et l’affaire Mason. Elle fait valoir que, contrairement au demandeur dans l’affaire Mason, Iristel a déposé devant la Cour en l’espèce un certain nombre de demandes se rapportant à la conduite du ministre. Celles-ci soulèvent des préoccupations relatives à l’équité procédurale, des allégations d’abus de procédure et des allégations concernant le défaut de produire le dossier du tribunal. Contrairement à l’affaire Mason, non seulement les cotisations ont‑elles été contestées devant la Cour canadienne de l’impôt et la Cour d’appel fédérale, mais la Cour a reconnu, dans le cadre des demandes susmentionnées, qu’il existe des actions recevables en droit administratif relativement à la conduite du ministre, puisqu’elle a rejeté les requêtes en radiation du ministre (voir Iris Technologies Inc c Canada (Revenu national), 2021 CF 526; Iris Technologies Inc c Canada (Revenu national), 2021 CF 597).

[36] Le ministre fait remarquer qu’il a interjeté appel des deux décisions confirmant la décision de rejeter les requêtes en radiation, et qu’il continue de soutenir que la Cour n’est pas régulièrement saisie de ces questions. Le ministre fait valoir que, de toute façon, il s’agit de demandes de contrôle judiciaire portant sur la conduite du ministre lors du processus de cotisation, ce qui n’est pas pertinent par rapport à la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente, qui porte sur les mesures de recouvrement du ministre.

[37] À cette étape de l’examen préliminaire, je suis convaincue que la demande d’Iristel n’est pas frivole ni vexatoire. Les faits en l’espèce sont suffisamment distincts de ceux dans l’affaire Mason pour que la décision quant à la question de savoir si le raisonnement de la décision Mason devrait s’appliquer à Iristel soit laissée au juge des requêtes. Le ministre a également cité les arrêts Agence du revenu du Canada c Société Télé‑Mobile, 2011 CAF 89, et Prince c Canada (Revenu national), 2020 CAF 32. Encore une fois, je suis convaincue que la situation d’Iristel est suffisamment différente de celle des demandeurs dans ces affaires et, par conséquent, je conclus que ces affaires n’appuient pas la conclusion selon laquelle la demande d’Iristel est frivole ou vexatoire.

[38] Le ministre conteste également le fait que la demanderesse s’appuie largement sur les décisions rendues par notre Cour et par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Swiftsure. Le ministre formule deux arguments en ce qui a trait à cette affaire. Premièrement, les faits sont distincts de ceux de la présente affaire, parce qu’il n’était pas question d’une interdiction générale de prendre des mesures de recouvrement, comme celle qui est demandée en l’espèce, mais plutôt de la vente de biens qui avaient déjà été saisis ou qui allaient l’être. Deuxièmement, le ministre soutient que le principe énoncé dans la décision Swiftsure – selon lequel la Cour peut interdire au ministre de vendre des biens réels ou personnels en raison d’une dette contestée – n’est pas étayé par la jurisprudence. J’estime que les arguments du ministre ne démontrent pas qu’Iristel présente une demande frivole ou vexatoire. Le juge des requêtes pourrait refuser d’appliquer la décision Swiftsure en l’espèce ou bien examiner les précédents invoqués dans la décision Swiftsure et la jurisprudence connexe et conclure que le principe qui a été énoncé dans cette affaire n’est pas étayé. Il ne m’appartient pas de tirer l’une ou l’autre de ces conclusions dans le cadre d’un examen préliminaire.

b) L’existence d’un autre recours approprié

[39] Le ministre a également fait valoir que la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse sera rejetée parce qu’il existe un autre recours approprié que la demanderesse n’a pas demandé avant de solliciter un contrôle judiciaire devant la Cour. Le paragraphe 315(3) de la Loi sur la taxe d’accise est ainsi libellé :

Report des mesures de recouvrement

Minister may postpone collection

(3) Sous réserve des modalités qu’il fixe, le ministre peut reporter les mesures de recouvrement concernant tout ou partie du montant d’une cotisation qui fait l’objet d’un litige.

(3) The Minister may, subject to such terms and conditions as the Minister may stipulate, postpone collection action against a person in respect of all or any part of any amount assessed that is the subject of a dispute between the Minister and the person.

[40] Le ministre reconnaît qu’Iristel a présenté une demande de report des mesures de recouvrement dans une lettre datée du 30 juin 2020. Dans cette lettre, Iristel a indiqué que le ministre avait interrompu toutes ses mesures de recouvrement en raison de la pandémie de COVID‑19. Iristel a invité le ministre à discuter davantage du déroulement futur du recouvrement et a demandé que [traduction] « toutes les mesures de recouvrement soient suspendues en attendant qu’une décision soit rendue à l’égard de son droit aux crédits de taxe sur les intrants refusés et des pénalités imposées ».

[41] Le ministre reconnaît qu’aucune réponse directe n’a été donnée à Iristel en ce qui a trait à la demande de report des mesures de recouvrement qu’elle a présentée en juin 2020.

[42] Le ministre soulève deux préoccupations principales quant au défaut de la demanderesse de demander un autre recours. Premièrement, le ministre soutient qu’Iristel aurait dû demander au ministre de reporter de nouveau les mesures de recouvrement lorsque les mesures de recouvrement ont repris de façon générale en février 2021. Il fait valoir qu’Iristel a bénéficié de la suspension générale des mesures de recouvrement en raison de la pandémie de COVID‑19 et que, lorsque cette suspension générale a été levée, Iristel aurait dû demander au ministre de reporter de nouveau les mesures de recouvrement dans son cas, avant de demander à la Cour d’interdire au ministre de prendre des mesures de recouvrement.

[43] Le ministre conteste également la nature de la demande formulée par Iristel en juin 2020, soutenant qu’il ne s’agissait pas [traduction] « d’une demande sérieuse pour que le ministre exerce son pouvoir discrétionnaire et reporte les mesures de recouvrement ». Le ministre affirme que [traduction] « la lettre n’offrait aucune garantie ni aucune forme de conditions » et qu’elle ne précisait pas non plus le préjudice irréparable que subirait Iristel si le ministre effectuait le recouvrement. À ce sujet, le ministre a également soutenu dans ses observations orales qu’Iristel aurait pu chercher à garantir la dette en vertu de l’article 314 de la Loi sur la taxe d’accise, mais cet argument n’a pas été mentionné dans ses observations écrites.

[44] Je suis convaincue que le juge des requêtes serait mieux en mesure d’évaluer les efforts déployés par la demanderesse pour solliciter un autre recours, afin de déterminer si une demande plus complète était requise ou si une autre demande était requise après la reprise des mesures de recouvrement. L’argument concernant le dépôt d’une garantie au titre de l’article 314 de la Loi sur la taxe d’accise n’a été soulevé que sommairement dans les observations orales. Il ne s’agit pas en l’espèce d’une affaire où le demandeur n’a pas cherché à solliciter un autre recours avant de se présenter devant notre Cour. Iristel a présenté une demande il y a plus d’un an, et le ministre n’y a pas encore répondu directement.

[45] Je suis convaincue que les plaintes formulées par le ministre ne démontrent pas qu’Iristel a présenté une demande frivole ou vexatoire, et je conclus donc qu’il existe une question sérieuse à juger.

B. Le préjudice irréparable

[46] Le préjudice irréparable a été défini comme « un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre » (RJR‑MacDonald, à la p 341; voir aussi Canada (Procureur général) c Oshkosh Defense Canada Inc, 2018 CAF 102 au para 24; Janssen, au para 24). Le préjudice irréparable a trait à la nature du préjudice et non à sa portée ou son étendue. Comme l’a expliqué récemment le juge Gascon, au paragraphe 49 de l’arrêt Letnes c Canada (Procureur général), 2020 CF 636 : « Le caractère irréparable du préjudice ne se mesure pas en argent. »

[47] La partie requérante doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle subira un préjudice irréparable entre la date de la demande d’injonction et le moment où une décision sera rendue sur le fond à l’égard de sa demande de contrôle judiciaire sous-jacente (Evolution Technologies Inc c Human Care Canada Inc, 2019 CAF 11 aux para 26, 29).

[48] La nature du préjudice allégué en l’espèce est principalement d’ordre financier. Dans l’arrêt Newbould c Canada (Procureur général), 2017 CAF 106 au para 29, le juge Pelletier a déclaré que « [l]orsque le préjudice redouté est financier, une preuve claire et convaincante est nécessaire puisque ce type de préjudice peut être établi par une preuve concrète […] ».

[49] Une allégation de préjudice irréparable ne peut être appuyée par des spéculations ou de simples affirmations. Comme l’a fait remarquer la juge Mactavish dans la décision Patry c Canada (Procureur général), 2011 CF 1032 au para 53, « [l]es allégations de préjudice qui sont simplement hypothétiques ne suffisent pas ». Il incombe plutôt à la partie requérante de démontrer qu’il en résultera un préjudice : voir International Longshore and Warehouse Union, Canada c Canada (Procureur général), 2008 CAF 3 aux para 22-25; voir aussi United States Steel Corporation c Canada (Procureur général), 2020 CAF 200 au para 7; Centre Ice Ltd c National Hockey League (1994), 53 CPR (3d) 34 (CAF) à la p 52.

[50] Le juge Stratas a décrit les éléments de preuve nécessaires comme des « éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé » (Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 au para 31 [Glooscap]). La Cour d’appel fédérale a également statué qu’il n’est pas suffisant « d’énumérer diverses difficultés, de les qualifier de graves, puis, au moment de préciser le préjudice qui risque d’en découler, d’employer des termes généraux et expressifs qui ne servent pour l’essentiel qu’à affirmer – et non à prouver à la satisfaction de la Cour – que le préjudice est irréparable » (Première Nation de Stoney c Shotclose, 2011 CAF 232 au para 48).

[51] Les observations écrites d’Iristel sur le préjudice irréparable se limitent à ce qui suit :

[traduction]

Iristel a présenté à la Cour des éléments de preuve qui montrent que le fait pour le ministre de retenir plus de 79 000 000 $ des sommes dues à Iristel lui cause un préjudice irréparable. L’obligation d’affecter le peu de ressources qui lui reste au présent litige mènera à la perte d’Iristel et portera atteinte aux plus de 7 000 000 Canadiens et Canadiennes qui dépendent d’Iristel et de ses services.

[52] Iristel s’appuie sur les affidavits de M. Bishay, chef de la direction d’Iristel, pour affirmer que les mesures de recouvrement du ministre [traduction] « mèner[ont] à la perte d’Iristel ». La faillite ou la fermeture d’une entreprise est certainement le genre de préjudice qui constituerait, une fois établi, un préjudice irréparable. C’est justement le genre de préjudice qui ne peut pas être réparé au moyen de l’octroi de dommages‑intérêts à une date ultérieure.

[53] Le problème, dans la présente requête, c’est qu’Iristel n’a pas fourni une preuve suffisante pour s’acquitter du fardeau qui lui incombe de démontrer qu’elle subira ce préjudice avant qu’il soit statué sur le contrôle judiciaire sous‑jacent. De façon générale, Iristel n’a pas brossé un tableau précis de sa situation financière actuelle et n’a pas fourni de preuve financière concrète quant aux conséquences du refus d’accorder la réparation demandée. Nombre des arguments présentés à l’appui des allégations de préjudice irréparable se rapportent à un préjudice antérieur; d’autres sont hypothétiques et fondés sur des affirmations ou des éléments de preuve qui manquent de détail. D’autres encore se rapportent aux répercussions sur des tiers, ce qui n’est généralement pas pris en compte pour déterminer si un demandeur subira un préjudice irréparable.

[54] Compte tenu de la nature du préjudice allégué par Iristel, il est nécessaire de présenter à la Cour des éléments de preuve concrets sur la situation financière actuelle d’Iristel et sur la façon dont le rejet de la demande d’injonction entraînera un préjudice. Les éléments de preuve financiers fournis dans le cadre de la présente requête sont incomplets et désuets, et ils ne constituent généralement pas une preuve suffisante pour appuyer une allégation de préjudice irréparable.

[55] Par exemple, aucun état financier vérifié n’a été fourni pour une année donnée, ce qui aurait pu donner à la Cour une idée de la santé financière de la demanderesse, du point de vue d’un tiers indépendant. Il n’y avait pas non plus d’état des résultats, d’état des flux de trésorerie, de bilan ou d’état des comptes créditeurs à jour. Une balance de vérification a été fournie, mais la plus récente dont dispose la Cour remonte au 31 mai 2020 (il y a 15 mois). Peu de renseignements financiers historiques ont été présentés, de sorte qu’il est difficile de comprendre les allégations d’Iristel dans le contexte du mode de fonctionnement habituel de l’entreprise.

[56] Iristel a également choisi de ne fournir à la Cour que la preuve par affidavit de son chef de la direction, M. Bishay. À diverses reprises au cours de son contre‑interrogatoire, M. Bishay n’a pas été en mesure de répondre à des questions sur la preuve financière qui figurait dans son affidavit, précisant qu’il s’agissait de questions auxquelles le directeur financier de l’entreprise pourrait répondre. Au cours du contre‑interrogatoire de M. Bishay, les avocates d’Iristel ont souligné à maintes reprises que le directeur financier était disponible pour être contre-interrogé par le ministre au sujet des renseignements financiers. Or, il incombe à la partie requérante de démontrer le préjudice irréparable. Il n’y avait aucune preuve par affidavit de la part du directeur financier de l’entreprise dans le dossier dont je suis saisie, et personne n’a expliqué à la Cour pourquoi cette preuve n’avait pas été présentée à la Cour dans le cadre de la présente requête.

[57] La question du préjudice irréparable est prospective (Richardson c Seventh‑day Adventist Church, 2021 CF 609 au para 47 [Richardson]). Un certain nombre des préjudices allégués par Iristel à l’appui de son allégation de préjudice irréparable sont des préjudices qu’elle prétend avoir déjà subis en raison du refus du ministre de lui fournir des subventions liées à la pandémie et de la retenue de remboursements de taxe par le ministre. Iristel n’a pas établi de lien entre les préjudices antérieurs qu’elle aurait subis et l’allégation concernant l’existence d’un préjudice irréparable futur.

[58] Par exemple, dans son affidavit, M. Bishay affirme qu’Iristel a été incapable de conclure sept acquisitions importantes depuis août 2019. Aucun renseignement n’a été fourni pour expliquer en quoi l’incapacité de faire des acquisitions dans le passé se rapporte au préjudice irréparable futur. Dans le même affidavit, M. Bishay affirme également qu’Iristel [traduction] « n’a pas pu participer de façon significative aux enchères du spectre de la bande de 3 500 MHz en raison du retard du ministre ». Il s’agit d’une allégation concernant un préjudice rétrospectif, et aucun lien n’a été établi au moyen de la preuve entre cette allégation et l’allégation de la demanderesse selon laquelle elle subira un préjudice irréparable si la réparation demandée n’est pas accordée avant qu’il soit statué sur la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente.

[59] Les autres allégations présentées sont hypothétiques et elles sont fondées sur un dossier insuffisant qui oblige la Cour à faire un certain nombre d’inférences qui ne sont pas appuyées par la preuve. Par exemple, M. Bishay affirme dans son affidavit qu’il a personnellement consenti à l’entreprise des avances totalisant environ 1 587 000 $ et qu’il a porté des charges de 908 483,19 $ à sa carte de crédit. À l’appui de cette affirmation, il a déposé deux extraits du grand livre général d’Iristel qui semblent montrer un [traduction] « prêt d’actionnaire » d’environ 1 587 000 $ et un solde de [traduction] « prêt d’actionnaire – carte de crédit » de 908 483,19 $. La date de ces extraits du grand livre général n’est pas claire. Même si cette preuve était acceptée malgré tout, la façon dont elle aide à établir un préjudice irréparable futur n’est pas claire. Il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour permettre de comprendre les pratiques commerciales courantes de l’entreprise, y compris en ce qui a trait à l’octroi de prêts par M. Bishay à l’entreprise. Sans plus, les affirmations et les éléments de preuve selon lesquels un chef de direction a prêté son propre argent à une société n’aident pas à établir qu’il y aura un préjudice irréparable si la réparation demandée n’est pas accordée.

[60] Les éléments de preuve d’Iristel concernant son déficit de trésorerie présentent un problème similaire. L’affidavit souscrit par M. Bishay en septembre 2020 mentionne un déficit de trésorerie de 400 000 $ par mois après les mises à pied, les réductions de salaire et les réductions de dépenses effectuées par la demanderesse. Aucune donnée à jour n’a été présentée concernant les flux de trésorerie, et rien dans la preuve n’indique si ce déficit est inhabituel pour Iristel ou de quelle façon il se rapporte à l’allégation de préjudice irréparable.

[61] Iristel s’appuie sur des éléments de preuve concernant la situation dans laquelle elle se trouve par rapport à ses fournisseurs et à ses créanciers, mais ces éléments de preuve n’appuient pas concrètement son argument selon lequel elle subira un préjudice irréparable si la requête est rejetée. Selon la preuve de M. Bishay, Iristel est en défaut auprès de tous ses fournisseurs. Cependant, la preuve n’établit pas clairement si le niveau d’endettement d’Iristel envers ses fournisseurs est insoutenable dans sa situation actuelle, ou si ces dettes entraîneront un préjudice irréparable à l’avenir si la réparation demandée n’est pas accordée.

[62] Dans l’affidavit qu’il a souscrit en juin 2020, M. Bishay affirme également que la demanderesse a épuisé sa marge de crédit à la Banque Scotia et qu’elle est [traduction] « incapable d’emprunter » davantage auprès de sa banque ou d’autres prêteurs en raison des mesures prises par le ministre. La Cour n’a pas reçu de preuve claire quant au besoin d’Iristel d’obtenir du crédit de la part de banques ou de prêteurs privés, ou quant au lien entre son statut auprès des créanciers et d’autres prêteurs potentiels et l’allégation de préjudice irréparable futur.

[63] La demanderesse soutient que si la requête est rejetée, cela [traduction] « mènera à la perte d’Iristel » et [traduction] « portera atteinte aux plus de 7 000 000 de Canadiens et Canadiennes qui dépendent d’Iristel et de ses services ». En général, le préjudice causé à des tiers n’est pas pris en compte dans l’analyse du préjudice irréparable (Richardson, au para 40; Droits des voyageurs c Canada (Office des transports), 2020 CAF 92 au para 30 [Droits des voyageurs]). Durant les plaidoiries, cette question a été soumise aux avocates d’Iristel. Celles-ci ont mentionné l’existence d’une exception à la règle générale pour les organismes de bienfaisance enregistrés. Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale, « [i]l existe une exception limitée à ce principe, et c’est que l’intérêt des personnes qui dépendent d’un organisme de bienfaisance enregistré peut aussi être pris en compte aux fins du volet de ce critère » (Droits des voyageurs, au para 30; Glooscap, aux para 33-34; Holy Alpha and Omega Church of Toronto c Canada (Procureur général), 2009 CAF 265 au para 17).

[64] Iristel n’a renvoyé la Cour à aucune décision où cette exception aurait été élargie pour inclure des entités qui ne sont pas des organismes de bienfaisance enregistrés, et cette question n’a pas été abordée de quelque façon que ce soit dans ses observations écrites.

[65] Je n’ai pas à me prononcer sur le caractère applicable de l’exception à la règle générale selon laquelle le préjudice causé à un tiers ne doit pas être pris en compte à l’étape de l’examen du préjudice irréparable, et plus précisément sur la question de savoir si elle pourrait s’appliquer à une entreprise de télécommunications réglementée comme Iristel. Comme je l’ai déjà mentionné, je ne crois pas qu’Iristel a fourni une preuve suffisante ou convaincante selon laquelle elle subira un préjudice irréparable, de sorte que les mesures de recouvrement du ministre entraîneront la cessation ou une réduction importante de ses services avant qu’il soit statué sur la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente. De plus, les répercussions éventuelles sur les clients si les services d’Iristel étaient réduits ou interrompus sont hypothétiques. La preuve fournie n’est pas suffisante pour établir que le préjudice pour les tiers est plus qu’hypothétique.

[66] Le ministre a présenté des observations sur la nature de certaines dépenses d’Iristel, comme les dépenses liées à des voitures de luxe et à des hangars d’aéroport. Il fait valoir que ce genre de dépenses est incompatible avec les allégations selon lesquelles la situation financière de l’entreprise était critique. Je n’ai pas à me prononcer sur la validité de ces éléments de preuve ni sur leur applicabilité à la question dont je suis saisie, car j’ai déjà conclu que les éléments de preuve présentés par Iristel dans le cadre de la présente requête ne sont pas suffisants pour satisfaire aux critères clairs et non spéculatifs requis pour établir l’existence d’un préjudice irréparable.

C. La prépondérance des inconvénients

[67] Le volet de la prépondérance des inconvénients exige que la Cour établisse « quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que la demande d’injonction est accueillie ou rejetée » (R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5 au para 12). Il incombe à la partie requérante de démontrer que la prépondérance des inconvénients penche en sa faveur (Canada (Procureur général) c Bertrand, 2021 CAF 103 au para 12).

[68] Au paragraphe 6 de l’arrêt Canada c Gilbert, 2007 CAF 254, la Cour d’appel fédérale explique qu’il est dans l’intérêt public de permettre au ministre de recouvrer les dettes fiscales légalement exigibles :

À tout événement, l’intérêt public milite en faveur du recouvrement des dettes fiscales légalement exigibles. Autant les mesures de recouvrement envisagées par l’Agence incommodent et portent préjudice aux intimés, autant le fisc risque de se retrouver bredouille si ces mesures étaient suspendues.

[69] Hormis le fait qu’elle subira un préjudice irréparable si la Cour n’interdit pas au ministre de prendre des mesures de recouvrement, Iristel n’a pas avancé d’autres considérations concrètes à évaluer à cette étape de l’analyse. Comme je l’ai déjà expliqué, Iristel n’a pas démontré qu’elle subira un préjudice irréparable. Le contrôle judiciaire sous‑jacent permettra de trancher la question de savoir s’il est possible d’interdire au ministre de prendre des mesures de recouvrement dans les circonstances particulières de l’espèce.

[70] Dans l’ensemble, je conclus que la prépondérance des inconvénients penche en faveur du ministre.

D. Conclusion sur la question de savoir si la réparation est justifiée

[71] Ayant examiné ensemble les trois volets du critère décrits ci‑dessus (question sérieuse à juger, préjudice irréparable et prépondérance des inconvénients) ainsi que la question globale de savoir s’il est juste et équitable d’accorder une injonction eu égard à l’ensemble des circonstances, je rejette la requête en injonction interlocutoire d’Iristel. Dans l’ensemble, je conclus qu’il est dans l’intérêt public de veiller à ce que les dettes fiscales soient recouvrées et qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve convaincants et non spéculatifs en l’espèce montrant qu’Iristel subira un préjudice irréparable avant l’instruction du contrôle judiciaire sous‑jacent si aucune injonction n’est accordée.

V. Les dépens

[72] Les deux parties ont demandé les dépens de la présente demande ainsi que de la demande d’injonction provisoire immédiate qui a été tranchée sur la foi des observations écrites par le juge Little le 1er août 2021. Le juge Little a rejeté la requête en injonction provisoire immédiate d’Iristel et a ordonné que les dépens soient déterminés par le juge saisi de la présente demande. Je ne vois aucune raison de modifier la pratique habituelle qui consiste à ordonner à la partie déboutée de payer les dépens liés aux requêtes. J’adjuge donc au défendeur, le ministre du Revenu national, les dépens des deux requêtes, soit la requête en injonction interlocutoire provisoire immédiate rendue sur la foi des observations écrites par le juge Little et la présente requête en injonction interlocutoire.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T‑455‑21

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête en injonction interlocutoire de la demanderesse est rejetée.

  2. Le défendeur a droit aux dépens de la présente requête et de la requête en injonction interlocutoire provisoire immédiate qui a été tranchée sur la foi des observations écrites par le juge Little le 1er août 2021.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑455‑21

INTITULÉ :

IRIS TECHNOLOGIES INC. c LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE tenue par vidéoconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

le 12 août 2021

ORDONNANCE ET MOTIFS :

la juge SADREHASHEMI

DATE DES MOTIFS :

LE 25 AOÛT 2021

COMPARUTIONS :

Leigh Taylor

Mireille Dahab

POUR LA DEMANDERESSE

Michael Ezri

Andrea Jackett

Katie Beahen

Christopher Ware

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Leigh Somerville Taylor

Professional Corporation

Toronto (Ontario)

Dahab Law

Markham (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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