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Date : 20211001


Dossier : IMM-73-20

Référence : 2021 CF 1019

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er octobre 2021

En présence de madame la juge Pallotta

ENTRE :

MOJTABA FAYAZI

MEHRNOOSH ATTAR

MEHRNAZ FAYAZI

MAHBOD FAYAZI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Mojtaba Fayazi, sa femme Mehrnoosh Attar, leur fille Mehrnaz Fayazi et leur fils Mahbod Fayazi sont des citoyens de l’Iran qui sont devenus résidents permanents du Canada en mars 2013. En octobre 2018, les demandeurs ont présenté des demandes de titre de voyage pour résident permanent (TVRP) afin d’entrer au Canada, car leurs cartes de résident permanent étaient échues. Un agent des visas a refusé leurs demandes de TVRP au motif que les demandeurs n’avaient pas été effectivement présents au Canada pour au moins 730 jours (deux ans) pendant la période quinquennale précédant le dépôt des demandes et qu’ils ne s’étaient donc pas conformés à l’« obligation de résidence » aux termes de l’article 28 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de l’agent auprès de la Section d’appel de l’immigration [la SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Ils ont fait valoir que la SAI devrait faire droit à l’appel par application de l’article 67 de la LIPR étant donné qu’il existe des motifs impérieux d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales relativement à l’obligation de résidence. La SAI a conclu que les motifs d’ordre humanitaire ne justifiaient pas la prise de mesures spéciales et a rejeté l’appel. Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, les demandeurs sollicitent l’annulation de la décision de la SAI.

[3] Les demandeurs soutiennent que l’intervention de la Cour est justifiée pour deux raisons.

[4] Premièrement, ils soutiennent que la SAI a manqué à l’équité procédurale. Selon les demandeurs, la SAI a fait preuve de partialité en faisant montre d’un état d’esprit prédisposé à un certain résultat ou fermé sur certaines questions, notamment en tirant des erreurs factuelles et en interprétant mal la preuve. Les demandeurs donnent en exemple les conclusions selon lesquelles ils auraient faussement prétendu qu’il était interdit à Mme Attar de quitter l’Iran puisqu’elle était visée par deux procédures judiciaires, ce qui a miné leur crédibilité, et que les demandeurs ne souhaitaient retourner au Canada que pour faciliter les études universitaires de leur fille et profiter des droits de scolarité universitaires moins élevés offerts aux résidents permanents. Les demandeurs soutiennent que la SAI n’a pas soupesé objectivement les facteurs d’ordre humanitaire pertinents, dont des événements graves qui, en raison de leur durée et de leur chevauchement, ont forcé les demandeurs à demeurer en Iran jusqu’en 2018.

[5] Deuxièmement, les demandeurs font valoir que la décision de la SAI est déraisonnable. À cet égard, ils affirment que la SAI a mal interprété la preuve, de façon à justifier le résultat, qu’elle a écarté les facteurs d’ordre humanitaire qui leur étaient favorables et que les motifs de la SAI révèlent des généralisations et des conclusions non fondées reposant sur une prémisse absurde.

[6] Pour les motifs qui suivent, je conclus que les demandeurs n’ont pas démontré que la SAI a manqué à l’équité procédurale ou qu’elle a rendu une décision déraisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Questions préliminaires

[7] La demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en l’espèce a été déposée en retard. Des difficultés de communication de même que le délai pour retenir les services d’un avocat et le consulter expliquent ce retard (d’environ quatre jours ouvrables). Même si les demandeurs ont sollicité une prorogation de délai et que leur dossier de demande comprenait des éléments de preuve et des observations écrites justifiant cette prorogation, l’ordonnance accordant l’autorisation ne traite pas explicitement de la demande de prorogation de délai.

[8] Les demandeurs veulent que j’examine leur demande et que j’accorde la prorogation du délai. Le défendeur ne s’y oppose pas.

[9] Avant l’instruction de la présente affaire, j’ai émis une directive demandant aux parties d’établir s’il me serait loisible de conclure que le juge saisi de la demande d’autorisation a implicitement accordé la prorogation de délai en accordant l’autorisation, si j’étais convaincue que c’était en effet le cas au vu du dossier.

[10] Le défendeur fait valoir qu’une ordonnance de prorogation du délai pour le dépôt d’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire devrait être explicite, et que je ne devrais pas inférer que le juge saisi de la demande d’autorisation a acquiescé implicitement à la demande des demandeurs dans son ordonnance. Le défendeur s’appuie sur le paragraphe 6(2) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22 [les Règles en matière de CIPR], ainsi que sur les décisions Huot c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 973 aux para 11-12 [Huot], et Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 93 au para 16 [Singh].

[11] Les demandeurs ne savent pas s’il existe une décision qui aborde précisément la question de savoir s’il est défendu au juge de l’audience de conclure que le juge saisi de la demande d’autorisation a implicitement accordé la prorogation du délai en accordant l’autorisation. Toutefois, ils soutiennent qu’une pratique s’est établie dans les instances où l’ordonnance d’autorisation ne fait pas mention d’une prorogation et où le juge instruisant la demande de contrôle judiciaire examine et tranche la demande de prorogation de façon indépendante. C’est ce que les demandeurs me demandent de faire dans la présente affaire.

[12] Compte tenu de la position des parties, et puisque je suis convaincue d’avoir la compétence pour le faire, j’ai examiné les éléments de preuve et les observations des demandeurs relativement à la prorogation de délai demandée. Je suis persuadée que les demandeurs respectent le critère établi dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Hennelly, [1999] ACF no 846, 244 NR 399 (CAF). Une prorogation du délai de dépôt de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire est par la présente accordée, nunc pro tunc.

[13] Je ne suis pas convaincue que la position du défendeur est correcte, même si cette constatation est sans conséquence compte tenu de ma décision. Le fait que l’autorisation a été accordée en l’espèce n’est certainement pas déterminant quant à la question de savoir si la prorogation du délai a également été accordée : Huot, au para 12. Cependant, à mon avis, les décisions invoquées par le défendeur n’indiquent pas qu’une demande de prorogation doit être explicite dans chaque cas, ou qu’une ordonnance d’autorisation ne faisant pas mention d’une demande de prorogation signifie nécessairement que le juge saisi de l’autorisation n’en a pas tenu compte. Dans l’arrêt de principe Deng c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 59 [Deng], la Cour d’appel fédérale a souligné (au paragraphe 15) que le juge de l’audience « a tiré une conclusion de fait » selon laquelle le juge saisi de la demande d’autorisation avait fait abstraction de la demande de prorogation, ce qui donne à penser qu’il devrait être loisible au juge de l’audience de tirer une conclusion de fait selon laquelle le juge saisi de la demande d’autorisation n’a pas fait abstraction de la demande de prorogation et que la prorogation a été accordée implicitement dans l’ordonnance accordant l’autorisation, à condition, évidemment, qu’il soit raisonnable de tirer une telle conclusion au vu du dossier.

[14] De plus, si la question de la prorogation devait dans tous les cas être traitée explicitement dans l’ordonnance d’autorisation, il me semble que la demande de prorogation devrait rarement être tranchée par le juge de l’audience, car le recours approprié pour la partie demandant ou contestant la prorogation de délai serait de solliciter un réexamen de l’ordonnance d’autorisation au motif qu’une question qui aurait dû être traitée a été oubliée ou omise involontairement : Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [Règles des CF], art 397. Cette position concorde avec le paragraphe 6(2) des Règles en matière de CIPR, qui prévoit qu’il est statué sur la demande de prorogation du délai de dépôt et de signification d’une demande d’autorisation en même temps que la demande d’autorisation et à la lumière des mêmes documents versés au dossier. De même, notre Cour a jugé (quoiqu’il s’agissait d’une situation unique où le juge saisi de l’autorisation avait laissé au juge de l’audience le soin de trancher la demande de prorogation de délai) que le juge saisi d’une demande d’autorisation et d’une demande de prorogation de délai « doit statuer sur les deux au même moment, comme l’a clairement ordonné le législateur. Un juge qui fait droit à la demande d’autorisation, mais qui laisse au juge chargé d’instruire la demande de contrôle judiciaire sur le fond le soin de trancher la requête en prorogation du délai va à l’encontre de l’intention du législateur » : Singh, au para 16.

[15] À titre de deuxième question préliminaire, je souligne que le nom exact du défendeur est le « Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration », et non le « Ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté ». Même si les parties n’ont pas soulevé cette question préliminaire dans leurs observations orales, je suis convaincue que l’intitulé de la présente instance doit être modifié de manière à ce que le défendeur soit correctement désigné comme le « Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration » : Règles en matière de CIPR, art 5; LIPR, art 4(1); Règles des CF, art 76.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[16] Les questions en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire sont les suivantes :

  • 1) La SAI a-t-elle manqué à l’équité procédurale en faisant montre d’un état d’esprit prédisposé à un certain résultat ou fermé sur certaines questions?

  • 2) La décision de la SAI est-elle déraisonnable parce que la SAI a mal interprété la preuve et que ses motifs manquent de logique interne?

[17] La question de l’équité procédurale est susceptible de contrôle selon une norme semblable à celle de la décision correcte : Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 [Chemin de fer Canadien Pacifique]. L’obligation d’équité procédurale est « éminemment variable », intrinsèquement souple et tributaire du contexte : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 77 [Vavilov]. La cour qui apprécie une question relative à l’équité procédurale doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances : Chemin de fer Canadien Pacifique, au para 54.

[18] La deuxième question, soit celle de savoir si la décision de la SAI est raisonnable, doit être tranchée conformément aux indications sur la façon de procéder en pratique à un contrôle fondé sur la norme de la décision raisonnable établies dans l’arrêt Vavilov. La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle fondée sur la déférence, mais rigoureuse : Vavilov, aux para 12-13, 75 et 85. La cour de révision ne se demande pas quelle décision elle aurait rendue, ne tente pas de prendre en compte l’éventail des conclusions possibles, ne se livre pas à une nouvelle analyse, et ne cherche pas à déterminer la solution correcte au problème : Vavilov, au para 83. La cour de révision doit plutôt centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, et établir si la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, aux para 15 et 83. Il ne suffit pas que la décision soit justifiable; elle doit être justifiée par le décideur au moyen de motifs : Vavilov, au para 86. Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85.

[19] Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, au para 100.

IV. Analyse

A. La SAI a-t-elle manqué à l’équité procédurale en faisant montre d’un état d’esprit prédisposé à un certain résultat ou fermé sur certaines questions?

[20] Les demandeurs font valoir que la SAI a abordé leur appel dans un état d’esprit prédisposé à un résultat négatif ou fermé sur certaines questions : Fouda c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1176 au para 22, citant R c S (RD), [1997] 3 RCS 484 [R c S (RD)]. Les demandeurs estiment que les conclusions non fondées suivantes quant à leur crédibilité pourraient avoir vicié l’approche de la SAI : la conclusion portant que la crédibilité des demandeurs a été minée par leur déclaration selon laquelle il était interdit à Mme Altar de quitter l’Iran alors que ce n’était pas le cas, et la conclusion selon laquelle les motifs des demandeurs étaient financiers.

[21] Les demandeurs font valoir que la SAI ne leur a jamais fait part de ses préoccupations à l’audience et qu’elle a mal interprété le témoignage de M. Fayazi relativement à la possibilité de quitter l’Iran alors que des procédures judiciaires étaient en cours, de sorte qu’elle a inféré à tort que M. Fayazi avait menti. Selon les demandeurs, la SAI a affirmé à tort que M. Fayazi avait déclaré, au sujet de sa femme, « qu’il lui était [...] interdit de quitter le pays » en raison de procédures judiciaires concernant son travail de médecin et que, « [e]n cours d’interrogatoire, M. Fayazi [avait] admis que son épouse était autorisée à quitter le pays », dans la mesure où elle pouvait se présenter au tribunal lorsqu’elle était tenue de le faire. De même, la SAI aurait déclaré à tort que M. Fayazi avait livré un « témoignage initial » selon lequel Mme Attar devait rester en Iran en raison d’un litige concernant un grave accident de la route, et qu’« il [avait] ensuite déclaré qu’elle était autorisée à quitter le pays, mais qu’elle devait pouvoir y revenir à quelques jours de préavis, comme c’était le cas pour le litige d’ordre médical ». Les demandeurs font valoir qu’il n’y a pas eu de « témoignage initial » selon lequel Mme Attar devait rester en Iran, et que M. Fayazi n’a jamais déclaré qu’il était légalement interdit à sa femme de quitter le pays. D’après eux, ayant considéré à tort que les témoignages étaient contradictoires, la SAI a tiré une conclusion défavorable quant à leur crédibilité. De plus, ils affirment que la SAI n’a pas tenu compte du fait que la période de préavis pour comparaître en cour était imprévisible, variant de un à quinze jours.

[22] En outre, les demandeurs font valoir que la SAI a tiré des conclusions absurdes quant à leurs intentions, comme le prouve la conclusion générale de la SAI selon laquelle les motifs des demandeurs étaient financiers et que ceux-ci ne souhaitaient pas retourner au Canada. Les déclarations de la SAI selon lesquelles la motivation des demandeurs était de faciliter l’éducation de leur fille, qu’ils ne souhaitaient pas autrement venir au Canada étant donné que le père de Mme Attar était très malade et que M. Fayazi « ne souhait[ait] pas réellement déménager au Canada » n’avaient aucun fondement probatoire et ne tenaient pas compte des éléments de preuve démontrant le contraire. Selon les demandeurs, la SAI a également tiré des conclusions contradictoires selon lesquelles, d’un côté, prendre soin d’un proche malade peut constituer une raison légitime de ne pas respecter l’obligation de résidence, mais, de l’autre côté, c’est le type de circonstance envisagée par une obligation de résidence qui permet aux résidents permanents d’être à l’extérieur du Canada pendant trois des cinq années et une raison qui explique pourquoi Mme Attar n’avait aucune intention de venir au Canada (malgré l’élément de preuve selon lequel la santé de son père s’était détériorée au point où Mme Attar ne pouvait rien faire de plus pour lui). La SAI aurait aussi rapporté de façon erronée le témoignage de M. Fayazi concernant la visite des demandeurs au Canada en 2013 pour obtenir le droit d’établissement et recevoir les cartes de résident permanent. La SAI a indiqué que la famille était venue au Canada « pour les vacances du Nouvel An » et a conclu que le « fait que le voyage pour l’obtention du droit d’établissement ait été décrit comme des vacances en dit long sur les intentions limitées des [demandeurs] de s’établir au Canada à cette époque ». En fait, M. Fayazi a déclaré que les membres de la famille étaient venus [traduction] « durant les vacances du Nouvel An » et qu’ils étaient censés retourner en Iran [traduction] « après la période du Nouvel An » afin que leur fille puisse terminer son année scolaire. Les demandeurs auraient également pris des mesures pour s’établir au Canada à cette époque; ils auraient par exemple ouvert des comptes bancaires et obtenu des cartes d’assurance sociale.

[23] Enfin, les demandeurs affirment que la SAI n’a pas tenu compte de la chronologie des événements, qui ont duré longtemps et se sont chevauchés, de sorte qu’ils se sont étalés sur toute la période d’absence.

[24] Les demandeurs soutiennent que la façon dont la SAI a traité la preuve va au-delà des conclusions de fait erronées ou d’une analyse superficielle, et que la SAI a plutôt fait preuve de partialité démontrable. Ils soutiennent que la décision [traduction] « ne témoigne ni d’une ouverture d’esprit ni d’une appréciation objective de l’affaire exempte de conclusions prédéterminées ».

[25] Le défendeur rétorque que la présomption voulant que le décideur respecte son serment professionnel et agisse équitablement ne peut être combattue que par une preuve convaincante démontrant qu’un aspect de la conduite du décideur suscite une crainte raisonnable de partialité (R c S (RD), aux para 112-113, 116-117, 158), et que les demandeurs n’ont pas combattu cette présomption. La position des demandeurs repose plutôt sur des allégations de conclusions erronées (que le défendeur conteste) et une tentative de lire quelque chose dans la décision de la SAI qui ne s’y trouve pas.

[26] Le défendeur fait valoir que la décision de la SAI ne démontre pas que la conclusion était prédéterminée ou que la SAI a cherché à parvenir à une fin particulière dans son approche. La jurisprudence énonce huit facteurs non exhaustifs dont la SAI doit tenir compte dans le cadre d’un appel relatif à l’obligation de résidence fondé sur des motifs d’ordre humanitaire, et en l’espèce, la SAI a tiré une conclusion après avoir abordé chacun de ces facteurs. La SAI n’a donc pas tiré de « conclusion générale » selon laquelle les motifs des demandeurs étaient financiers et que ceux-ci ne souhaitaient pas retourner au Canada; elle a plutôt tiré la « conclusion générale » selon laquelle, à la lumière de l’ensemble des circonstances, les motifs d’ordre humanitaire ne justifiaient pas la prise de mesures spéciales. Selon le défendeur, les demandeurs n’ont pas satisfait au critère rigoureux requis pour établir l’existence d’une crainte raisonnable de partialité.

[27] Je suis du même avis que le défendeur. Je ne suis pas convaincue que la SAI a fait preuve de partialité et que sa décision est déraisonnable sur la base des erreurs alléguées qui précèdent.

[28] Au cours de la période quinquennale qui a précédé le dépôt des demandes de TVRP, M. Fayazi a été effectivement présent au Canada pendant 22 jours. Mme Attar et les enfants ont été effectivement présents au Canada pendant 13 jours. La SAI a souligné que les demandeurs étaient loin d’avoir respecté l’obligation de présence effective au Canada pendant au moins 730 jours que prévoit la LIPR, qualifiant le manquement d’extrême.

[29] Les demandeurs ont soutenu que la SAI devrait prendre des mesures spéciales en raison des motifs impérieux d’ordre humanitaire qui les empêchaient de respecter l’obligation de présence effective, c’est-à-dire les deux litiges mettant en cause Mme Attar et la prestation de soins à un proche malade. Essentiellement, leur position était que Mme Attar n’avait pas pu quitter l’Iran jusqu’en 2018 pour ces raisons, et que le reste de la famille n’avait pas pu quitter l’Iran parce que Mme Attar avait besoin de leur soutien.

[30] En ce qui concerne les préoccupations non fondées en matière de crédibilité, l’incohérence qui a miné la crédibilité de M. Fayazi était la contradiction entre son témoignage à l’audience et les éléments de preuve antérieurs concernant le litige lié au travail, fournis dans une lettre déposée à l’appui des demandes de TVRP. Cette lettre indiquait que [traduction] « le processus d’enquête et de décision à l’égard de notre plainte a occupé plus de 29 mois de notre temps, et, suivant l’avis de notre avocat et le droit iranien, nous n’avons pas pu quitter le pays pendant une très longue période ». À l’audience, lors de l’interrogatoire mené par le conseil du défendeur, M. Fayazi a déclaré que Mme Attar avait le droit de quitter le pays, mais qu’elle devait se présenter au tribunal lorsque la situation l’exigeait. De plus, en ce qui a trait à l’accident de la route, M. Fayazi a bel et bien livré un « témoignage initial » à l’audience dans lequel il a déclaré que, même après que le règlement du litige lié au travail a été réglé, ils n’ont [traduction] « pas pu revenir au Canada » en raison de l’état de santé du père de Mme Attar et de l’accident de la route. Plus tard au cours de l’interrogatoire mené par le conseil du défendeur, M. Fayazi a déclaré que la procédure relative au litige concernant l’accident de la route était semblable à celle du litige lié au travail, en ce sens que Mme Attar était tenue de se présenter au poste de police ou à la cour lorsque la situation l’exigeait.

[31] Même s’il est vrai que M. Fayazi n’a pas précisément utilisé les termes « interdit de quitter le pays » dans son témoignage devant la SAI, je ne suis pas persuadée que le résumé de son témoignage fait par la SAI était inexact. Les demandeurs faisaient valoir qu’ils n’avaient pas pu venir au Canada pendant près de cinq ans en raison de circonstances indépendantes de leur volonté. Les demandeurs maintiennent effectivement cette position, et, dans leur mémoire déposé à la Cour, ils soutiennent qu’ils étaient [traduction] « pris en Iran pendant une période indéterminée en raison de circonstances indépendantes de leur volonté ». À mon avis, l’utilisation du mot « interdit » par la SAI servait à évoquer la position des demandeurs. La SAI a examiné la preuve, soulignant notamment les éléments suivants : i) M. Fayazi n’a pas indiqué clairement le nombre de fois où Mme Attar a réellement comparu en cour, ii) les membres de la famille ont voyagé au Canada pendant 13 jours peu après l’accident de la route et n’ont pas fait mention de cet accident dans leurs demandes de TVRP, iii) rien ne donne à penser que la famille ne pouvait pas se payer des billets d’avion pour l’Iran, et iv) on ne sait pas avec certitude pourquoi la famille n’aurait pas pu revenir au Canada, sans que cela n’empêche Mme Attar d’aller en Iran lorsque la situation l’exigeait. Les éléments de preuve des demandeurs ne démontrent pas qu’il était impossible de quitter l’Iran à cause des périodes de préavis imprévisibles ou de faire des plans en fonction du calendrier prévu des différentes étapes du litige où la présence de Mme Attar aurait été requise. Comme le défendeur l’a fait remarquer, il semble que seulement deux des documents au dossier sont des assignations, l’un donnant un avis de comparution de quinze jours et l’autre, de trois jours.

[32] Je ne suis pas persuadée que la SAI a fourni des motifs incohérents ou qu’elle a effectué une analyse déraisonnable de la preuve concernant la maladie du père de Mme Attar. Le point soulevé par la SAI était que les demandeurs auraient pu prendre des arrangements pour s’établir au Canada tout en effectuant des voyages fréquents en Iran pour prendre soin du père de Mme Attar, comme le permet la LIPR.

[33] La SAI n’a pas omis de tenir compte de la durée et du chevauchement des procédures judiciaires ainsi que de la détérioration de l’état de santé du père de Mme Attar. La SAI était consciente de ces éléments, mais a néanmoins jugé que la nature des obligations des demandeurs en Iran n’excusait pas un manquement presque total à leur obligation de résidence au Canada. La SAI a raisonnablement conclu que la possibilité de quitter l’Iran n’était pas indépendante de la volonté des demandeurs, mais qu’ils avaient plutôt fait un choix, qui était incompatible avec le maintien de leur statut de résident permanent du Canada.

[34] En ce qui concerne les déclarations de la SAI quant aux motifs des demandeurs, elles doivent être interprétées dans le contexte de la décision de la SAI. Peu importe que le voyage des demandeurs pour l’obtention du droit d’établissement au Canada en 2013 ait été fait « pour » ou « durant » les vacances du Nouvel An, je ne vois pas d’erreur dans la conclusion de la SAI quant aux « intentions limitées des [demandeurs] de s’établir au Canada à cette époque ». Les autres déclarations concernant les motifs ont été faites dans le contexte de l’analyse des allégations selon lesquelles les demandeurs subiraient des difficultés si l’appel était rejeté. Les demandeurs soutenaient que leur fille subirait des difficultés parce qu’elle ne veut pas fréquenter l’université en Iran pour diverses raisons. La SAI a mentionné que la fille avait été invitée à dire ce qu’elle ferait si l’appel était rejeté. Elle a répondu qu’elle viendrait seule au Canada pour étudier, mais a ensuite ajouté que sa famille n’aurait pas les moyens de payer les droits de scolarité élevés pour étudiants étrangers. La SAI a tenu compte de la situation financière des demandeurs et n’a pas accepté l’affirmation selon laquelle les demandeurs n’auraient pas les moyens de payer les droits de scolarité pour étudiants étrangers. Les demandeurs affirmaient également qu’ils subiraient des difficultés en raison de la détérioration de la situation politique et économique en Iran, et que M. Fayazi et Mme Attar disposeraient de meilleures conditions de travail en tant que médecins au Canada. Compte tenu de ses préoccupations quant à la crédibilité des demandeurs, du manque d’éléments de preuve concernant les conditions en Iran et de leur effet sur les demandeurs, de même que du fait que M. Fayazi n’a pas travaillé au Canada après avoir passé son examen d’aptitude en médecine en 2015, la SAI a conclu que les demandeurs éprouveraient peu de difficultés si l’appel était rejeté.

[35] Après avoir apprécié l’ensemble des éléments de preuve en l’espèce et pris en considération les facteurs d’ordre humanitaire, tels qu’ils sont énoncés dans la jurisprudence, la SAI a rejeté l’appel étant donné qu’il n’y avait pas de motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales relativement aux exigences de la LIPR. La SAI a écrit qu’elle ne savait toujours pas si les demandeurs « ont l’intention de venir au Canada pour s’établir en permanence à ce moment-ci », et qu’il semblait que le but de tenter de revenir au Canada « à l’heure actuelle » était principalement de faciliter l’éducation de la fille des demandeurs. À mon avis, les déclarations de la SAI quant aux motifs des demandeurs ne sont pas déraisonnables et ne démontrent pas l’existence d’une crainte raisonnable de partialité.

[36] En conclusion, les demandeurs n’ont pas réussi à démontrer que la SAI n’était pas parfaitement ouverte à la persuasion et qu’elle était plutôt prédisposée. Je ne suis pas convaincue que les motifs de la SAI démontrent l’existence d’un manque d’impartialité ou d’une crainte raisonnable de partialité.

B. La décision de la SAI est-elle déraisonnable parce que la SAI a mal interprété la preuve et que ses motifs manquaient de logique interne?

[37] Outre l’allégation de manquement à l’équité procédurale, les demandeurs allèguent que les erreurs soulevées ci-dessus rendent la décision de la SAI déraisonnable. Les demandeurs affirment que la SAI a mal interprété la preuve, de façon à justifier le résultat, et que ses motifs révèlent des généralisations et des conclusions non fondées reposant sur une prémisse absurde. Je ne suis pas d’accord, pour les motifs que j’ai déjà expliqués.

[38] De plus, les demandeurs allèguent que la SAI a mis l’accent de façon déraisonnable sur leur établissement en Iran comme facteur défavorable. Ils font valoir que la SAI n’a pas reconnu qu’ils devaient conserver leurs emplois en Iran afin d’assurer leur subsistance pendant qu’ils s’occupaient du litige et qu’ils prenaient soin du père de Mme Attar. Ils affirment que la SAI a omis de tenir compte du fait que des gens peuvent avoir des liens étroits avec un pays et le quitter quand même pour aller vivre ailleurs.

[39] La SAI a tenu compte de la liste non exhaustive de facteurs suivante pour décider si les motifs d’ordre humanitaire justifiaient la prise de mesures spéciales relativement à l’obligation de résidence prévue par la LIPR (Ambat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 292 au para 27 [Ambat]) :

i) l’étendue du manquement à l’obligation de résidence;

ii) les raisons du départ et du séjour à l’étranger;

iii) le degré d’établissement au Canada, initialement et au moment de l’audience;

iv) les liens familiaux avec le Canada;

v) la question de savoir si l’appelant a tenté de revenir au Canada à la première occasion;

vi) les bouleversements que vivraient les membres de la famille au Canada si l’appelant est renvoyé du Canada ou si on lui refuse l’entrée dans ce pays;

vii) les difficultés que vivrait l’appelant s’il est renvoyé du Canada ou s’il se voit refuser l’admission au pays;

viii) l’existence de circonstances particulières justifiant la prise de mesures spéciales.

[40] Dans le cadre de son analyse, la SAI a raisonnablement évalué l’établissement des demandeurs, soulignant qu’ils ne possèdent aucun bien au Canada et qu’ils n’ont jamais travaillé dans ce pays, même s’ils ont obtenu le statut de résident permanent au titre de la catégorie des travailleurs qualifiés. La SAI savait que les demandeurs avaient ouvert des comptes bancaires et obtenu des cartes d’assurance sociale, mais étant donné leur degré d’établissement négligeable au Canada, elle a conclu que les demandeurs étaient bien établis en Iran. La SAI a souligné qu’ils demeuraient employés en Iran, qu’ils possédaient une maison et que Mme Attar avait aussi sa propre entreprise. Je ne trouve aucune erreur susceptible de contrôle dans l’examen par la SAI du troisième facteur établi dans la décision Ambat, soit le degré d’établissement des demandeurs.

[41] Enfin, les demandeurs font valoir que l’analyse par la SAI des divers facteurs d’ordre humanitaire manque de logique interne et d’intelligibilité, et que la SAI a écarté les facteurs qui leur étaient favorables. La SAI a considéré certains facteurs comme « favorables » ou « neutres », mais, dans son appréciation globale des facteurs, elle a indiqué que les demandeurs « n’ont démontré l’existence d’aucun facteur favorable, et [qu’]il y a de nombreux facteurs défavorables en l’espèce ». Elle a aussi conclu qu’« [a]ucun facteur ne joue en faveur des [demandeurs] en l’espèce ».

[42] Je ne suis pas d’avis que la SAI a soupesé les facteurs établis dans la décision Ambat de manière illogique ou inintelligible, ou qu’elle a écarté les facteurs favorables. Bien que la SAI ait utilisé le même mot (facteur) pour décrire chaque facteur établi dans la décision Ambat ainsi que pour ce qui pourrait être qualifié de « sous-facteur » ou de « considération » sous-jacent aux facteurs établis dans la décision Ambat, aucun manque de logique ou d’intelligibilité n’en découle. Les « facteurs » favorables ou neutres mentionnés dans la décision de la SAI sont manifestement des sous-facteurs ou des considérations. Bien que certains de ces sous-facteurs ou certaines de ces considérations aient été jugés favorables ou neutres, la SAI a conclu que chaque facteur établi dans la décision Ambat était « défavorable ».

V. Conclusion

[43] Les demandeurs n’ont pas démontré l’existence d’une crainte raisonnable de partialité ou le caractère déraisonnable de la décision de la SAI. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[44] Aucune partie n’a proposé de question à certifier. À mon avis, il n’y a aucune question à certifier en l’espèce.


JUGEMENT dans le dossier IMM-73-20

LA COUR STATUE :

  1. L’intitulé est modifié de manière à ce que le défendeur soit correctement désigné comme le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

  2. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Christine M. Pallotta »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-73-20

 

INTITULÉ :

MOJTABA FAYAZI, MEHRNOOSH ATTAR, MEHRNAZ FAYAZI, MAHBOD FAYAZI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 5 mai 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE PALLOTTA

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1ER OCTOBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Mario D. Bellissimo

 

Pour le demandeur

 

Meva Motwani

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bellissimo Law Group PC

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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