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Date : 20211015


Dossier : T‑659‑19

Référence : 2021 CF 1084

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 octobre 2021

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

JOHN V. KURGAN

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA (COMMISSION DES LIBÉRATIONS CONDITIONNELLES DU CANADA) et PHILIP JAMES BAKER

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS CORRIGÉS

[1] Le demandeur, M. Kurgan, conteste deux décisions de la Commission des libérations conditionnelles du Canada (la Commission des libérations conditionnelles ou la Commission) qui se rapportent à Philip James Baker (M. Baker), la personne désignée à titre de défendeur. Le demandeur affirme que ces décisions devraient être annulées parce qu’elles étaient fondées sur une fraude ou de faux témoignages.

[2] L’affaire en l’espèce est inhabituelle à plusieurs égards. Premièrement, le demandeur ne faisait pas l’objet de l’instance de la Commission des libérations conditionnelles et n’y a pas par ailleurs participé, mais il formule la contestation en l’espèce pour tenter d’annuler les décisions qui en ont découlé. Deuxièmement, la personne désignée à titre de défendeur, M. Baker (qui a fait l’objet des décisions de la Commission des libérations conditionnelles), n’a pas participé à la présente instance et la réponse du procureur général aux allégations du demandeur ne portait pas sur le fond des allégations de fraude et de parjure. Troisièmement, le demandeur demande réparation au titre de l’alinéa 18.1(4)e) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F‑7 [la Loi], une disposition que la Cour ou la Cour d’appel fédérale n’ont jamais examinée en profondeur depuis la création des Cours fédérales il y a cinquante ans.

[3] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. La Cour n’a pas compétence pour se prononcer sur les réclamations du demandeur contre M. Baker dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire présentée sous le régime de l’article 18.1 de la Loi, de sorte que cet aspect de la demande doit être rejeté. En ce qui a trait aux décisions contestées de la Commission des libérations conditionnelles, le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau de démontrer qu’il est « directement touché » par ces décisions et il n’a donc pas qualité pour les contester.

I. Contexte

[4] En 2011, M. Baker a plaidé coupable à un chef d’accusation de fraude électronique aux États‑Unis (É.‑U.), suivant sa participation à un grand stratagème de fraude par fonds spéculatifs. Il a été condamné à 20 ans d’emprisonnement aux É.‑U. À la suite de sa déclaration de culpabilité et après avoir passé plusieurs années dans une prison américaine, il a été transféré au Canada pour y purger le reste de sa peine.

[5] Le 23 novembre 2016, la Commission des libérations conditionnelles a accordé à M. Baker une libération anticipée sous réserve de certaines conditions (la décision de mise en liberté). Le 8 août 2017, la Commission des libérations conditionnelles a rendu une deuxième décision par laquelle elle modifiait les conditions de libération initiale, de manière à ce que M. Baker puisse se rendre en Allemagne à la demande du gouvernement allemand en vue de témoigner au procès de son ex‑femme pour blanchiment d’argent (la décision sur les conditions). Ces deux décisions (ensemble, les décisions initiales) comportent plusieurs conditions relatives aux modalités de sa libération, y compris une condition intitulée [traduction] « Éviter certaines personnes ». Cette disposition stipule que M. Baker [traduction] « [ne] doit se lier à aucune personne [qu’il sait ou a] des raisons de croire qu’elle participe à des activités criminelles, y compris [ses] coaccusés Thomas J. Church et John V. Kurgan ».

[6] La décision de mise en liberté stipule que les conditions spéciales étaient jugées raisonnables et nécessaires afin de gérer les risques posés par la libération de M. Baker et de favoriser sa réintégration graduelle dans la collectivité. La Commission des libérations conditionnelles y explique également les raisons de l’imposition de la condition [traduction] « Éviter certaines personnes » :

[traduction]

Votre infraction impliquait une fraude massive dans le commerce à terme des marchandises. Vous avez commis le crime avec des complices, à l’égard de qui vous aviez un sentiment de loyauté. L’endroit où se trouvent vos complices n’était pas inclus dans vos documents de transfert des États‑Unis, et il était indiqué comme « inconnu ».

Il sera important, pour une mise en liberté sous condition réussie, que vous ne vous associez pas à des personnes qui s’adonnent à des activités criminelles, y compris vos coaccusés. La condition habituelle de non‑association est imposée afin de les inclure expressément.

[7] Après la libération de M. Baker, le New York Times et le National Post ont publié des articles sur son cas, le 18 novembre 2017 et le 27 novembre 2017 respectivement. Dans ces deux articles, on décrit la fraude et la sanction pénale imposée à M. Baker, et on explique les efforts qu’il a déployés en vue d’obtenir un transfert au Canada. Ces articles, qui renvoient en détail au demandeur, indiquent qu’il avait été un associé en affaires de M. Baker et qu’il était impliqué dans certaines des opérations liées à la fraude. Les deux articles contiennent également des déclarations de l’avocat du demandeur par lesquelles ce dernier nie tout en bloc.

[8] Les articles de journaux mentionnent également que le demandeur occupait un emploi de négociant de marchandises à la Banque Royale du Canada (la RBC). La RBC a mis fin à l’emploi du demandeur dans une lettre datée du 8 février 2018.

[9] Le 18 avril 2019, le demandeur amorcé la présente instance de contrôle judiciaire afin de contester les décisions initiales. Le demandeur soutient essentiellement que la Commission des libérations conditionnelles, pour arriver à ses décisions, s’est considérablement appuyée sur le récit que M. Baker a transmis au Service correctionnel du Canada, que le demandeur décrit comme étant frauduleux et non assermenté. Il prétend que le Service correctionnel du Canada n’a pas confirmé de façon indépendante le récit de M. Baker. Il fait également valoir que les décisions initiales, dans lesquelles il était mentionné qu’il était un [traduction] « coaccusé » et un [traduction] « complice » de M. Baker, qui [traduction] « s’adonne à des activités criminelles » et [traduction] « est introuvable », propagent ce faux récit.

[10] Après le dépôt de l’avis de demande par le demandeur, le 17 juillet 2019, la Commission des libérations conditionnelles a publié des versions modifiées des deux décisions afin de corriger ce qu’elle décrivait comme une erreur administrative (les décisions corrigées). Les décisions corrigées comprennent la condition [traduction] « Éviter certaines personnes », mais exigent maintenant que M. Baker [traduction] « [ne] doit se lier à aucune personne [qu’il sait ou a] des raisons de croire qu’elle participe à des activités criminelles, y compris Thomas J. Church et John V. Kurgan ». Le qualificatif « coaccusés » ne précède plus le renvoi au demandeur. En outre, l’explication de l’imposition de la condition [traduction] « Éviter certaines personnes » a été modifiée pour supprimer la référence aux « coaccusés », mais le reste de l’explication (citée ci‑dessus) est toujours présente.

[11] Le demandeur a soumis une quantité importante de documents sur le contexte entourant la fraude commise par M. Baker, leur relation d’affaires et la participation du demandeur à l’enquête et aux procédures connexes. Il n’est pas nécessaire, à ce stade, d’examiner tout cela en détail, mais je renverrai à certains de ces documents dans les présents motifs. L’exposé du demandeur en l’espèce brosse assurément un portrait défavorable de M. Baker et donne des renseignements généraux utiles sur la déclaration de culpabilité pour fraude. Il convient toutefois de mentionner que ce récit n’a pas été vérifié au moyen d’un contre‑interrogatoire, et que certains aspects du récit ne sont pas directement étayés par les conclusions judiciaires d’un autre tribunal.

II. Les questions en litige

[12] Les parties divergent considérablement dans leur description des questions en litige. Le demandeur soutient que l’affaire en l’espèce soulève les deux questions suivantes :

  1. La Commission des libérations conditionnelles a‑t‑elle agi en raison d’une fraude ou d’un faux témoignage?
  2. Si l’on répond par l’affirmative à la question « A », y a‑t‑il lieu de renvoyer les décisions à la Commission des libérations conditionnelles?

[13] Le défendeur soutient que l’affaire soulève les questions suivantes :

  1. La Commission des libérations conditionnelles a‑t‑elle compétence pour annuler ou corriger des énoncés figurant dans une décision d’examen en vue d’une libération conditionnelle, au‑delà de la correction d’erreurs administratives, ou la doctrine de dessaisissement l’empêche‑t‑elle de le faire?
  2. Les décisions en cause nuisent‑elles réellement aux droits relatifs à la réputation du demandeur?
  3. Le demandeur a‑t‑il qualité pour demander un contrôle judiciaire des décisions?
  4. Le demandeur satisfait‑il au critère d’obtention d’un bref de mandamus à l’encontre de la Commission pour que cette dernière annule ou corrige les décisions? En particulier, la Commission avait‑elle, à l’égard du demandeur, l’obligation de : (1) vérifier les renseignements le concernant dans les documents préparés par le service postal et le département de la Justice des États‑Unis, et (2) permettre au demandeur de présenter des renseignements dans le cadre de l’examen en vue d’une libération conditionnelle dans le seul but de défendre sa réputation?

[14] En outre, dans un autre argument qu’il a exposé, le défendeur a décrit les communications entre le demandeur et la Commission au sujet des décisions comme une demande de réouverture de l’examen en vue d’une libération conditionnelle. Il n’est toutefois pas nécessaire de se pencher davantage sur cette question.

[15] Il y a à mon avis deux questions déterminantes en l’espèce :

  1. La Cour fédérale a‑t‑elle compétence en ce qui a trait à la réclamation contre M. Baker?
  2. Le demandeur a‑t‑il qualité pour contester les décisions initiales ou corrigées?

III. Analyse

A. La Cour fédérale a‑t‑elle compétence en ce qui a trait à la réclamation contre M. Baker?

[16] Le demandeur a désigné deux parties comme défendeurs dans la présente demande : le procureur général du Canada, au nom de la Commission des libérations conditionnelles du Canada, et M. Baker, à titre personnel. Dans l’avis de demande, le demandeur réclame la réparation suivante, qui vise expressément M. Baker :

[traduction]

Une ordonnance contraignante enjoignant au défendeur Philip James Baker de s’abstenir de présenter des observations sur le demandeur, ou de renvoyer au demandeur, directement ou indirectement, de vive voix ou par la présentation de documents à toute source médiatique où qu’elle se trouve, ou dans tout forum public ou média, y compris Internet.

[17] Le demandeur demande également les dépens relatifs à la demande à l’encontre de M. Baker.

[18] Cette réparation demandée contre M. Baker découle de l’allégation du demandeur selon laquelle M. Baker a obtenu sa libération de prison en induisant la Commission des libérations conditionnelles en erreur. Elle représente également la frustration du demandeur à l’égard des articles parus dans les médias, lesquels, selon ses dires, ont entraîné son licenciement par la RBC. Le demandeur établit ce lien dans sa réponse écrite, qui décrit ce motif de réparation ainsi : [traduction] « [le demandeur] demande une injonction empêchant Phillip Baker de renvoyer de nouveau à M. Kurgan dans toute communication ultérieure qu’il pourrait avoir avec les médias. La réparation n’est aucunement liée à la Commission [des libérations conditionnelles] ».

[19] Cette description de la réparation demandée englobe clairement deux aspects clés touchant la question de la compétence. Premièrement, il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu de l’alinéa 18.1(4)e) de la Loi, qui prévoit que la Cour peut accorder cette réparation discrétionnaire « si la Cour fédérale est convaincue que l’office fédéral, selon le cas […] e) a agi ou omis d’agir en raison d’une fraude ou de faux témoignages ». M. Baker est désigné en tant que défendeur individuel et il ne fait évidemment pas partie d’un « office fédéral ».

[20] Deuxièmement, comme il l’a indiqué dans ses observations écrites en réponse, le demandeur a exigé cette réparation précise, parce que [traduction] « M. Baker ne devrait pas avoir l’autorisation de continuer d’utiliser [les décisions initiales] pour diminuer sa culpabilité et pour harceler davantage [le demandeur] et lui porter préjudice en exerçant ce qui constitue manifestement une vendetta malveillante et calculée ». Cette déclaration met clairement en lumière l’objet de la réclamation du demandeur et fait ressortir la raison pour laquelle cette dernière n’est pas du ressort de la Cour. Bref, la Cour fédérale n’a pas compétence à l’égard de personnes lorsque la cause d’action est précisément décrite comme étant la diffamation, le libelle ou la fraude (Harris c Canada (Procureur général), 2004 CF 1051 au para 22; Humby c Canada (Procureur général), 2009 CF 1238 aux para 10 et 17). En l’espèce, on peut décrire ainsi la nature de la réclamation à l’encontre du particulier défendeur. Sans égard à toute autre préoccupation quant à la nature et à la portée de l’ordonnance demandée par le demandeur à l’encontre du défendeur M. Baker, la Cour n’a pas compétence pour la juger.

[21] D’autres moyens juridiques pourraient s’offrir au demandeur afin de faire valoir ses préoccupations au sujet de M. Baker ou de la couverture médiatique de son histoire. La présentation d’une demande de contrôle judiciaire à la Cour n’est toutefois pas le moyen approprié de régler ces problèmes. La demande relative au défendeur M. Baker est donc rejetée.

B. Le demandeur a‑t‑il qualité pour contester les décisions initiales ou corrigées?

(1) Les thèses des parties

[22] Comme il a été mentionné précédemment, le demandeur n’a pas participé à l’audience de M. Baker devant la Commission des libérations conditionnelles; son seul lien avec cette audience s’explique par le fait qu’il est nommé dans la condition intitulée [traduction] « Éviter certaines personnes » des décisions. Le défendeur affirme que le demandeur n’a pas qualité pour présenter cette demande, d’autant plus que la Commission des libérations conditionnelles a rendu les décisions corrigées et a supprimé la mention selon laquelle le demandeur était un « coaccusé » de M. Baker.

[23] Le défendeur soutient que le demandeur n’est pas « directement touché » par les décisions, comme il doit l’être afin de présenter une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 18.1(1) de la Loi. Le défendeur soutient que les décisions corrigées ne portent pas atteinte à la réputation du demandeur, parce qu’elles ne font aucune affirmation à son égard; au contraire, elles prévoient simplement que M. Baker doit s’abstenir de tout contact avec lui, sans désigner le demandeur en tant que « coaccusé ».

[24] À l’appui de son argument sur la qualité pour agir, le défendeur se fonde sur un courant jurisprudentiel de la Cour d’appel de l’Ontario qui traite de demandes faites par des tierces parties à des procédures administratives afin de présenter des renseignements ou des éléments de preuve et de formuler des observations en vue de protéger leur réputation. Ces affaires établissent une règle interdisant aux tiers à une instance de défendre leur réputation.

[25] Dans Hurd v Hewitt (1994), 20 OR (3d) 639, 1994 CanLII 874 (CA), la Cour s’est penchée sur une décision relative à la permanence rendue par un tribunal d’arbitrage de l’Université de Toronto. La professeure qui demandait la permanence avait allégué que le doyen du Collège Trinity et d’autres membres du comité sur la titularisation s’étaient réunis en secret afin de comploter contre elle. En plus d’alléguer la discrimination sexuelle et une atteinte à sa liberté de l’enseignement, elle a soutenu que le Collège et le comité de recherche avaient agi de manière inappropriée et enfreint les obligations qui leur incombaient à son égard. Le tribunal d’arbitrage s’est rangé à l’argument de la professeure sans donner au doyen ou aux autres membres du comité l’occasion de répondre à ces allégations. Le doyen et les membres du comité ont ensuite demandé à la Cour de déclarer que le tribunal d’arbitrage avait manqué à l’équité. Les juges formant la majorité ont conclu que le tribunal d’arbitrage n’était pas tenu d’informer les tiers et de leur permettre de témoigner. La Cour a déclaré : [traduction] « Toute autre conclusion entraînerait le chaos en pratique. Le tribunal ne peut pas savoir dès le départ quels éléments de preuve peuvent être pertinents pour les motifs ultimes. Le tribunal devrait s’assurer, chaque fois qu’un doute est soulevé contre une personne, que celle‑ci est prévenue et qu’elle a la possibilité de répondre ».

[26] Ce précédent a ensuite été cité avec approbation dans l’arrêt Meridian Credit Union Limited v Baig, 2016 ONCA 150. Cette instance portait sur une décision de première instance relative à une requête en jugement sommaire dans laquelle le juge avait formulé des commentaires négatifs au sujet des anciens avocats du demandeur, sans leur donner la possibilité de présenter des observations. La Cour a conclu que les anciens avocats n’étaient pas parties à l’instance (ils avaient obtenu le statut d’intervenant) et qu’ils n’étaient pas directement touchés par l’ordonnance. Le juge LaForme, s’exprimant au nom de la Cour, a déclaré ce qui suit :

[traduction]

[51] Les intervenants ne sont pas différents de tout autre témoin n’ayant pas qualité de partie. Leur principale doléance est que les motifs publiquement accessibles du juge des requêtes pourraient nuire à leur réputation. La jurisprudence qu’ils invoquent n’appuie pas le droit d’un témoin n’ayant pas qualité de partie dans une action civile d’obtenir une signification, de présenter des éléments de preuve et de formuler des observations chaque fois qu’une conclusion défavorable quant à la crédibilité peut être tirée. Ces droits procéduraux sont importants et imposeraient selon moi un lourd fardeau aux tribunaux, en plus de menacer le caractère définitif des décisions.

[27] La Cour divisionnaire de l’Ontario a également suivi ce courant jurisprudentiel (voir Cybulski v Ontario (Human Rights Tribunal) (2005), 206 OAC 216, 2005 CanLII 45194 (ON SCDC) au paragraphe 7). Dans la décision Hay v Ontario (Human Rights Tribunal), 2014 ONSC 2858 [Hay] au para 133, la Cour divisionnaire a de nouveau approuvé cette règle, en concluant que la décision administrative n’avait pas d’incidence [traduction] « considérable ou directe et nécessaire » sur le tiers. Cette conclusion était attribuable au fait que : (1) le tiers ne faisait pas l’objet de la décision; (2) la décision ne déterminait aucun des droits ou aucune obligation du tiers, et (3) les déclarations faites à l’égard du tiers dans la décision n’étaient pas contraignantes pour un autre tribunal ou arbitre.

[28] Le défendeur affirme que ce courant jurisprudentiel devrait s’appliquer en l’espèce, parce que la démarche qui y est employée est juste et raisonnable. Le défendeur soutient que l’analyse de la présente affaire au moyen du cadre établi dans l’arrêt Hay appuie son argument selon lequel le demandeur n’a pas qualité pour contester les décisions, étant donné qu’il n’appartient à aucune des trois catégories énoncées dans l’arrêt.

[29] Le défendeur renvoie également au régime d’examen en vue d’une libération conditionnelle exposé dans la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [la Loi sur la mise en liberté sous condition]. Le défendeur fait particulièrement remarquer que la loi indique que les décisions de la Commission des libérations conditionnelles ne sont pas publiques. L’alinéa 143(2)b) de la Loi sur la mise en liberté sous condition prévoit que la Commission remet une copie de la décision motivée au délinquant, et que seul le délinquant a le droit automatique et absolu de recevoir une copie. L’article 144.1 de la Loi sur la mise en liberté sous condition accorde un droit similaire à une victime ou à toute autre personne lésée par le délinquant, sous réserve de certaines qualifications. Dans une telle situation, la Commission ne remettra une copie de sa décision que si les conditions prévues par la loi sont réunies, à savoir : (1) que la divulgation ne met pas en danger la sécurité d’une personne; (2) la divulgation ne permet pas de remonter à une source de renseignements obtenus de façon confidentielle, et (3) la divulgation n’empêchera pas la réinsertion sociale du délinquant.

[30] Conformément au paragraphe 144(2) de la Loi sur la mise en liberté sous condition, toute personne qui demande d’obtenir une copie de la décision doit démontrer qu’elle a un intérêt à l’égard du cas et, encore une fois, la Commission ne communiquera aucun renseignement qui appartient aux trois catégories indiquées dans le paragraphe précédent. De plus, les paragraphes 140(14) et 140.2(3) de la Loi sur la mise en liberté sous condition prévoient que les renseignements et les documents étudiés ou communiqués lors d’une audience d’examen en vue d’une libération conditionnelle ne doivent pas être considérés comme accessibles au public aux fins d’une demande fondée sur les lois en matière d’accès à l’information ou de protection des renseignements personnels du simple fait qu’un observateur est présent lors d’une audience ou qu’une victime a fait une déclaration de la victime.

[31] Le défendeur soutient que le régime législatif représente l’intention du législateur de faire en sorte que les examens en vue d’une libération conditionnelle soient de nature essentiellement privée, l’objet de l’examen se limitant à la question de savoir si le délinquant est admissible à la libération conditionnelle et, dans l’affirmative, aux conditions qui accompagnent la libération conditionnelle. La Commission n’entend et n’évalue aucun témoignage, mais elle reçoit plutôt de l’information et ses audiences sont de nature inquisitoire, sans la présence de parties opposées (Mooring c Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1996] 1 RCS 75, 1996 CanLII 254 au para 26; Fraser c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 821 aux para 84 et 85). Habituellement, dans le cadre d’un examen en vue d’une libération conditionnelle, la plupart des renseignements que reçoit la Commission ne sont pas produits sous serment. La Commission des libérations conditionnelles n’a pas le mandat de tirer des conclusions sur quiconque autre que le délinquant, et sa principale tâche est d’établir si la mise en liberté du délinquant constitue un risque pour la société.

[32] Le demandeur soutient que le défendeur ne devrait pas avoir le droit de soulever la question de la qualité pour agir à ce stade‑ci, parce qu’il ne l’avait jamais soulevé auparavant au cours de l’instance. Il affirme que la Cour a implicitement accepté sa thèse en l’espèce lorsqu’elle a accueilli sa requête en vue d’avoir accès au dossier dont disposait la Commission des libérations conditionnelles.

[33] À titre subsidiaire, le demandeur fait valoir que les décisions initiales le touchent directement et de façon préjudiciable. Il fait remarquer que les deux décisions le désignent en tant que personne qui pourrait [traduction] « s’adonner à des activités criminelles ». Il affirme que toute personne raisonnable qui lit ces décisions comprendrait qu’il participe d’une façon ou d’une autre à des activités criminelles ou qu’il est un complice de M. Baker, compte tenu de la raison pour laquelle la condition interdisant les communications qui avait été imposée a été décrite. Le demandeur fait valoir que les décisions initiales sont [traduction] « [l]es décisions officielles d’un organisme fédéral canadien dans lesquelles il est décrit comme un criminel ou une personne qui pourrait s’adonner à des activités criminelles » et que cette déclaration lui cause un préjudice direct. Il soutient que les décisions corrigées ne rectifient pas l’erreur.

[34] En ce qui concerne les articles de journaux, le demandeur prétend que les décisions initiales lui ont causé un préjudice ou ont contribué de façon importante à la cause du préjudice qu’il a subi, parce que M. Baker les a utilisés (et peut continuer à les utiliser) pour étayer son récit fictif sur ses activités criminelles et sa relation d’affaires. Selon le demandeur, cela est lié aux décisions initiales, parce qu’[traduction] « en accordant à M. Baker une libération anticipée, la Commission a permis à ce dernier de mener sa campagne diffamatoire et continue de vengeance contre M. Kurgan […] ». Le demandeur fait également remarquer qu’il a perdu son emploi peu de temps après la publication de ces articles, et que la RBC a indiqué qu’il était licencié parce qu’il présentait un [traduction] « risque d’atteinte à la réputation ».

[35] En réponse au courant jurisprudentiel de l’Ontario invoqué par le défendeur, le demandeur soutient que ces décisions ne s’appliquent tout simplement pas, parce qu’elles portaient sur des affaires où une audience accusatoire avait été tenue devant un juge des faits et où des conclusions factuelles avaient été tirées après qu’un processus prescrit eut été suivi. En revanche, les déclarations de la Commission des libérations conditionnelles se fondaient sur un témoignage frauduleux qui n’a jamais été confirmé. Dans les affaires ontariennes, les tribunaux protégeaient le processus d’établissement des faits et assuraient le caractère définitif d’un processus légitime. En l’espèce, le demandeur exhorte la Cour à remédier à [traduction] « la corruption du processus par M. Baker ».

(2) Discussion

[36] Le critère lié à la qualité pour présenter une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale est énoncé au paragraphe 18.1(1) de la Loi :

18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande.

18.1 (1) An application for judicial review may be made by the Attorney General of Canada or by anyone directly affected by the matter in respect of which relief is sought.

[37] Afin d’avoir qualité directe (parfois appelée « personnelle ») pour agir au titre de cette disposition, une personne doit démontrer qu’elle appartient à l’une des trois catégories suivantes, à savoir que la décision « doit toucher directement les droits de la partie, lui imposer des obligations juridiques ou lui porter directement préjudice » (Friends of the Canadian Wheat Board c Canada (Procureur général), 2011 CAF 101 [Wheat Board] au para 21; Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada c Canada, 2008 CF 732 [Ligue des droits de la personne CF] au para 24; Ligue des droits de la personne de B'Nai Brith Canada c Odynsky, 2010 CAF 307 [Ligue des droits de la personne CAF] au para 58).

[38] Le défendeur prétend que la question est de savoir si le demandeur a été touché [traduction] « de façon significative ou directe et nécessaire ». Je suis toutefois d’avis qu’il n’est pas nécessaire d’invoquer d’autres normes juridiques, parce que le critère est clairement énoncé dans la loi et interprété par la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale.

[39] Le droit canadien reconnaît également le concept de « qualité pour agir dans l’intérêt public » (voir Canada (Procureur général) c Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45), mais le demandeur ne prétend pas représenter un intérêt public plus large. Il a présenté la demande en l’espèce afin de protéger ses intérêts personnels.

[40] La « question de la qualité pour agir devrait être tranchée non dans l’abstrait, mais dans le contexte du motif de contrôle sur lequel les demanderesses s’appuient » (Oceanex Inc c Canada (Transports), 2018 CF 250 au para 269; Skibsted c Canada (Environnement et Changement climatique), 2021 CF 416 au para 29). En l’espèce, cela signifie que, pour évaluer la qualité pour agir du demandeur, il faut se demander si les décisions corrigées sont invalides parce qu’elles étaient fondées sur une fraude ou de faux témoignages. Cela soulève des questions juridiques importantes et nouvelles, mais je conclus que l’affaire porte sur la question beaucoup plus pointue de savoir si le demandeur a été directement touché ou non.

[41] Il ne faut pas donner un sens restreint à l’expression « directement touchée » (General Motors du Canada limitée c Canada (Revenu national), 2013 CF 1219 [General Motors] au para 50). Il faut principalement établir si le demandeur appartient à l’une des trois catégories que la Cour d’appel fédérale a relevées dans l’arrêt Wheat Board et confirmées dans l’arrêt Ligue des droits de la personne CAF, parce que la décision contestée touche directement les droits d’une partie, lui impose des obligations juridiques ou lui porte directement préjudice. À cet égard, je suis d’avis que l’affaire en l’espèce est quelque peu comparable à la situation dans l’affaire Ultima Foods Inc c Canada (Procureur général), 2012 CF 799. Dans cette instance, trois producteurs et transformateurs de produits laitiers ont cherché à contester la décision du ministre du Commerce international d’accorder une licence d’importation à une autre entreprise afin de lui permettre d’importer du yogourt grec. Les défendeurs ont présenté une requête en radiation de la demande au motif que les demandeurs n’avaient pas qualité pour agir.

[42] La juge Sandra Simpson a conclu que les demandeurs n’avaient pas qualité pour agir, parce que la décision ne touchait pas leurs droits ou ne leur imposait aucune obligation juridique. Les demanderesses n’étaient pas visées par les permis et rien ne les empêchait de continuer de faire du yogourt grec ou de demander leurs propres permis d’importation (au para 103). Elles n’ont pu démontrer que la perte d’une part du marché leur avait porté directement préjudice, et leurs préoccupations au sujet de ces pertes et du fait d’être désavantagées sur le plan concurrentiel n’étaient pas étayées par le dossier (aux para 104 à 111). Les demanderesses n’ont pas non plus montré en quoi la délivrance des permis menacerait le système de gestion de l’offre (aux para 113 à 115). En l’absence de preuve d’une incidence directe sur leurs droits ou intérêts, la juge a conclu que les demanderesses n’avaient pas la qualité requise pour présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision du ministre d’accorder le permis d’importation.

[43] En ce qui concerne les questions générales que soulève le défendeur en se fondant sur le courant jurisprudentiel de l’Ontario, je ne suis pas convaincu qu’il n’existe aucune situation où une tierce partie à une instance puisse démontrer qu’elle a qualité pour porter une contestation devant la Cour (voir, par exemple : Morneault c Canada (Procureur général), [2001] 1 CF 30, 189 DLR (4th) 96 (CAF) au para 45). Le contrôle judiciaire est l’un des remparts contre l’exercice abusif ou arbitraire du pouvoir étatique, et il doit conserver la souplesse requise pour s’assurer d’être disponible quand il est réellement nécessaire pour permettre à la Cour d’exercer ses fonctions constitutionnelles (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 82 [Vavilov], citant Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 aux para 27 et 28, ainsi que 48).

[44] Prenons l’exemple suivant, qui s’appuie sur les faits en l’espèce : si le demandeur avait présenté une conclusion d’un autre tribunal selon laquelle M. Baker s’était parjuré par rapport au récit même sur lequel la Commission des libérations conditionnelles s’est fondée, la question de la qualité reposerait sur un fondement différent. Si ni le procureur général ni la Commission des libérations conditionnelles n’ont agi de leur plein gré à la lumière de ces éléments de preuve, il me semble que le demandeur devrait avoir le droit d’invoquer le pouvoir de contrôle de la Cour pour trancher la question.

[45] La conclusion selon laquelle une décision ayant effet en droit était fondée sur la fraude ou un faux témoignage est particulièrement pernicieuse; elle touche au cœur de l’administration de la justice et de la primauté du droit. Ne pas modifier une telle décision saperait la confiance du public dans l’administration de la justice. C’est pourquoi l’alinéa 18.1(4)e) de la Loi existe et qu’il devrait pouvoir être invoqué lorsque la situation l’exige, même si la procédure est intentée par un tiers à l’instance.

[46] Dans une telle situation, la procédure serait intentée comme une affaire d’intérêt public, de sorte que le critère lié à la qualité pour agir serait appliqué. Dans la mesure où l’on pourrait dégager l’interprétation selon laquelle le courant jurisprudentiel de l’Ontario rejette une telle revendication de la qualité pour agir, un point sur lequel je ne m’exprimerai pas, je ne le suivrais pas. L’approche adoptée par la Cour d’appel fédérale à l’égard de la qualité suffit pour trancher les questions soulevées en l’espèce.

[47] Je conclus, en appliquant les critères établis par la Cour d’appel fédérale à l’affaire en l’espèce, que le demandeur n’a pas qualité pour contester les décisions corrigées au motif qu’elles découlent d’une une fraude ou de faux témoignages, aux termes de l’alinéa 18.1(4)e) de la Loi.

[48] Il est important de rappeler d’emblée que la question de la qualité pour agir doit être évaluée au moment de l’audience, ce qui signifie que ce sont les décisions corrigées qui sont pertinentes. Cela est conforme au principe selon lequel le contrôle judiciaire doit tenir compte des réalités pratiques de la situation au moment de l’audience (voir, par exemple : Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342, à la page 353, 1989 CanLII 123). Même si le fondement juridique et factuel d’une demande de contrôle judiciaire est normalement fixé au moment de la décision, dans les circonstances particulières en l’espèce, il serait illogique de trancher la question sans tenir compte des décisions corrigées. Les décisions corrigées ont remplacé les décisions initiales, et il sera aisé d’opposer les décisions plus récentes à toute tentative, que ce soit de M. Baker ou d’une autre personne, d’invoquer les décisions antérieures. Pour prendre un exemple évident, si l’on se concentrait sur les décisions initiales en l’espèce, une décision de les annuler et de renvoyer l’affaire à la Commission des libérations conditionnelles afin de retirer les renvois inexacts au demandeur en tant que coaccusé de M. Baker n’aurait aucune conséquence pratique (voir l’arrêt Vavilov au para 142). Par conséquent, il faut évaluer la qualité pour agir du demandeur en fonction des décisions corrigées.

[49] En ce qui concerne les critères relatifs à la qualité pour agir devant la Cour, le demandeur n’appartient pas aux deux premières catégories pour se la voir accorder : il n’était pas partie à l’instance de la Commission des libérations conditionnelles et les décisions corrigées n’avaient aucune incidence directe sur ses droits ou ses obligations juridiques. Le cadre législatif régissant les examens en vue d’une libération conditionnelle effectués par la Commission des libérations conditionnelles fixe des limites claires quant aux personnes qui peuvent participer à de telles instances et, quoi qu’il en soit, le demandeur n’a joué aucun rôle dans les examens. Les décisions corrigées ne portent pas atteinte aux droits du demandeur, et ne lui imposent, directement ou indirectement, aucune obligation juridique. Par conséquent, il ne peut prétendre avoir qualité pour agir en vertu de l’un ou l’autre de ces motifs.

[50] Le demandeur avance comme principal argument qu’il fait partie de la troisième catégorie, soit, que les décisions lui portent directement préjudice. Il fait référence aux articles de journaux et à son licenciement subséquent comme preuve de leur incidence négative.

[51] Même si je ne doute aucunement de l’incidence négative que la couverture médiatique a eue sur le demandeur, il m’est impossible, selon la preuve dont je dispose, de conclure que les décisions ont été un facteur ayant contribué de façon directe ou importante à ces articles. En outre, le dossier ne contient aucun élément de preuve selon lequel les décisions ont été prises en compte dans la décision de la RBC de licencier le demandeur. Il convient de répéter que les décisions n’ont pas été rendues publiques, mais qu’elles ont plutôt été communiquées à M. Baker, en raison du fait qu’il était le délinquant assujetti aux conditions énoncées dans ces décisions.

[52] Il ressort clairement, après examen des articles de journaux, que les journalistes se sont fondés sur un éventail de sources, certaines nommées, d’autres anonymes, pour rédiger leurs articles. Le demandeur affirme que ces sources reprennent des éléments du faux récit que M. Baker avait concocté. Dans son affidavit, le demandeur affirme qu’il a eu une série de longues rencontres avec la journaliste qui avait écrit l’article paru dans le National Post dans le but de faire publier un article qui raconte sa version des faits. Le demandeur indique qu’au cours d’une de ces rencontres, la journaliste lui a demandé de commenter les décisions initiales qui le désignaient en tant que [traduction] « coaccusé » et [traduction] « personne s’adonnant à des activités criminelles ». Il affirme que la journaliste lui a montré la troisième page de la décision sur les conditions, en indiquant que c’était M. Baker qui la lui avait remise. Le demandeur indique ensuite ce qui suit dans son récit :

[traduction]

La journaliste me l’a dit, et je crois fermement que M. Baker lui avait fourni ce document pour étayer son récit sur ma participation à ses activités criminelles. Elle m’en a informé et je crois qu’elle ne l’a pas mentionné dans son article du 25 novembre 2018, parce qu’elle trouvait que M. Baker n’était pas crédible et qu’elle doutait de la véracité du document.

[53] Le demandeur fait remarquer que l’article de journal publié dans le National Post renvoie à un autre document, soit un rapport préparé par le séquestre de la Commission du commerce à terme des marchandises (CFTC) des États‑Unis nommé par les tribunaux en avril 2010 dans le cadre d’une procédure de faillite relative à la liquidation de la société d’investissement de M. Baker (le rapport du séquestre). Selon le demandeur, il s’est opposé, par l’intermédiaire de son avocat, au rapport du séquestre, parce que celui‑ci contient des éléments du faux récit de M. Baker. Plus précisément, le demandeur affirme que le rapport du séquestre décrivait une relation d’affaires entre le demandeur et M. Baker, laquelle, selon lui, n’est fondée sur que un seul document, qui plus est erroné. Le demandeur a déposé un affidavit de M. Kingham, un avocat américain qui l’avait représenté, dans lequel l’avocat fait référence aux articles de journaux et fait remarquer qu’ils renvoient tous deux à des documents dont le contenu refléterait la teneur du faux récit de M. Baker. Il s’agit notamment du rapport du séquestre, ainsi que de l’entente sur la peine et le plaidoyer conclue entre M. Baker et les procureurs américains. Les deux documents reflètent le contenu du récit de M. Baker selon lequel il travaillait avec d’autres personnes et, en particulier, avec un [traduction] « individu A » qui fournissait de faux renseignements aux investisseurs dans le cadre du stratagème visant à les frauder. Les articles de journaux citent une source qui aurait connaissance de l’affaire et qui identifie le demandeur comme étant [traduction] « l’individu A ».

[54] L’affidavit de M. Kingham énonce les éléments fondamentaux des plaintes du demandeur : M. Baker a créé un tissu de mensonges qui lient faussement le demandeur à la fraude, et ces mensonges n’ont jamais été vérifiés dans une instance ni confirmés par une autorité indépendante. M. Kingham affirme qu’il croit que M. Baker a répété son récit à diverses autorités au Canada et aux États‑Unis, ce qui a porté préjudice au demandeur. Il s’exprime ainsi : [traduction] « la fausse histoire à laquelle M. Baker a fait adhérer les médias, le séquestre et le procureur américain semble être conforme au faux récit qui apparaît dans les documents de transfert de prison et dans les deux décisions de la Commission des libérations conditionnelles, c’est‑à‑dire que [le demandeur] était un “complice” et une “personne s’adonnant à des activités criminelles” ».

[55] Il s’agit là de l’élément essentiel de la plainte présentée par le demandeur, soit que les décisions initiales et corrigées reposent sur un faux récit relaté par M. Baker et qu’elles ont perpétué lors du cheminement du dossier de ce dernier dans les systèmes judiciaires et carcéraux des États‑Unis et du Canada.

[56] Selon le demandeur, M. Baker a commencé à raconter son faux récit pendant qu’il faisait l’objet d’une enquête de la CFTC. M. Baker a fait progresser son récit en collaborant avec la CFTC, et le séquestre en a figé certains éléments dans son rapport. M. Baker a ensuite exposé le récit aux autorités canadiennes par l’intermédiaire de ses documents de transfert des États‑Unis.

[57] Le demandeur fait valoir que le système canadien a ensuite fait cheminer le faux récit, sans effectuer de vérification indépendante. Premièrement, le Service correctionnel du Canada s’est appuyé sur les déclarations fournies par M. Baker lui‑même pour préparer son Rapport d’évaluation préliminaire (le REP). Le demandeur affirme que le REP de M. Baker expose son faux récit en entier et que le Service correctionnel du Canada était tenu d’en confirmer le contenu, mais qu’il ne l’a pas fait. Il fait toutefois remarquer que le REP comprend une mise en garde indiquant qu’il est fondé sur les déclarations faites par M. Baker.

[58] Le demandeur explique que le REP non vérifié a par la suite été utilisé pour créer d’autres documents officiels grâce à l’utilisation par le Service correctionnel du Canada d’un système de documentation « évolutif » qui permet de « préremplir » les documents avec le contenu de documents antérieurs (y compris le REP). Le demandeur soutient que la plupart de ces documents ultérieurs ne contiennent pas de mise en garde semblable à celle indiquée dans le REP sur la nécessité de vérifier le récit de M. Baker. Le demandeur fait valoir que M. Baker a ensuite utilisé ces documents « officiels », y compris le REP, pour duper la Commission des libérations conditionnelles. Tous les documents fondés sur le REP et le REP lui‑même ont été présentés à la Commission lors de l’audience d’examen en vue de la libération conditionnelle de M. Baker, et la Commission a ensuite produit d’autres documents officiels (les décisions initiales) fondés sur le récit frauduleux qu’ils contenaient. Enfin, le demandeur affirme que M. Baker a ensuite utilisé les décisions initiales pour duper les journalistes qui ont écrit les articles de journaux, ce qui a amené la RBC à licencier le demandeur. Il affirme donc que les décisions faisant l’objet du contrôle judiciaire lui ont directement porté préjudice.

[59] Le problème pour le demandeur réside dans le fait qu’il n’est pas décrit comme un « coaccusé » de M. Baker dans les décisions corrigées, et que ce sont ces décisions qui font l’objet du présent contrôle judiciaire. Je ne suis pas convaincu par l’argument du demandeur selon lequel une personne faisant une lecture raisonnable des décisions corrigées conclurait qu’il a participé à des activités criminelles ou qu’il était le complice de M. Baker. Tout au plus, les déclarations pertinentes indiquées dans ces décisions pourraient raisonnablement être interprétées comme énonçant que M. Baker a des raisons de croire que le demandeur participe à des activités criminelles et qu’il ne devrait donc pas s’associer à lui.

[60] Deux autres éléments minent l’allégation du demandeur selon laquelle les décisions initiales lui portent directement préjudice, ce qui appuie l’opinion selon laquelle sa réclamation ne serait pas accueillie même si ces décisions faisaient l’objet du présent contrôle judiciaire. Premièrement, comme il a été mentionné ci‑dessus, il affirme que, lorsqu’il a rencontré la journaliste du National Post qui avait écrit l’article sur M. Baker, elle lui a montré une copie d’une décision de la Commission des libérations conditionnelles dans laquelle il était identifié comme un « coaccusé » et une [traduction] « personne s’adonnant à des activités criminelles ». Elle ne s’est toutefois pas appuyée sur cette information, parce qu’elle était d’avis que M. Baker n’était pas crédible et qu’elle doutait de l’exactitude des décisions. Cela réfute directement l’allégation du demandeur selon laquelle les décisions initiales lui ont porté préjudice parce qu’elles ont servi de fondement aux articles négatifs sur sa participation présumée au stratagème frauduleux de M. Baker. Cela réfute également ses arguments portant que les décisions initiales ont abouti à son licenciement, lequel était, selon ses dires, attribuables aux articles de journaux.

[61] Deuxièmement, il faut tenir compte du fait que les décisions de la Commission des libérations conditionnelles ne soient pas rendues publiques dans l’évaluation des répercussions négatives possibles sur le demandeur. Ce dernier indique que les décisions initiales font partie d’un ensemble de mensonges que M. Baker a réussi à perpétrer. Le demandeur affirme que M. Baker a empilé ces mensonges aux différentes étapes de son transfert au Canada et des processus correctionnels et de libération dans lesquels il a cheminé dans ce pays. Le demandeur fait remarquer, à titre d’exemple, que même si certains documents produits par le Service correctionnel du Canada au début du processus indiquent explicitement que l’information qu’ils contiennent était fondée sur le récit de M. Baker lui‑même, ce libellé a été retiré des documents ultérieurs, ce qui a donné une apparence de crédibilité aux mensonges de M. Baker. Le demandeur soutient que la Commission des libérations conditionnelles a été victime de cette mascarade et qu’elle a fondé ses décisions sans le savoir sur une fraude et de faux témoignages. Il affirme que ces décisions doivent être cassées.

[62] La difficulté pour le demandeur consiste à établir que ces décisions lui ont porté directement préjudice ou ont porté atteinte à ses intérêts. Cette question est différente de celle de savoir si le comportement de M. Baker et les reportages des médias ont porté préjudice au demandeur. Comme il a été indiqué précédemment, le contrôle judiciaire en l’espèce porte sur les décisions corrigées. Il a également été indiqué plus tôt que le demandeur n’est pas désigné en tant que « coaccusé » de M. Baker dans les décisions corrigées. Elles énoncent plutôt que M. Baker ne doit pas s’associer à une personne dont il sait ou a des raisons de croire qu’elle participe à des activités criminelles, y compris le demandeur.

[63] À mon avis, selon une interprétation raisonnable des décisions corrigées, la condition [traduction] « Éviter certaines personnes » est incluse pour interdire à M. Baker de s’associer au demandeur, parce qu’il [traduction] « sait ou a des raisons de croire » que le demandeur participe à des activités criminelles. Il ne s’agit pas d’une déclaration de la Commission des libérations conditionnelles sur ce point. Comme il a été indiqué précédemment, la Commission des libérations conditionnelles n’a pas le pouvoir de rendre de telles conclusions; elle agit plutôt sur l’information qu’elle estime pertinente pour évaluer le risque que pose l’individu pour la société. À cet égard, le libellé employé dans les décisions est un élément particulièrement pertinent à prendre en considération et, en présentant les décisions corrigées, la Commission des libérations conditionnelles a considérablement réduit les répercussions négatives possibles sur le demandeur.

[64] Il est également important de savoir que les décisions corrigées ne sont pas affichées sur un site Web public, ou autrement facilement accessibles au public. La probabilité et la gravité de toute répercussion possible sur la réputation du demandeur sont donc diminuées par rapport à celles qui pourraient découler d’une divulgation plus élargie.

[65] Pour l’ensemble de ces motifs, je ne suis pas convaincu que, dans les circonstances particulières en l’espèce, le demandeur ait démontré qu’il est une personne « directement touchée » par les décisions corrigées.

IV. Conclusion

[66] J’ai fait remarquer au début qu’il s’agit d’un cas quelque peu inhabituel, et la discussion ci‑dessus confirme pourquoi c’est le cas. Un examen de la preuve confirme également pourquoi le demandeur sera probablement frustré par ce résultat. Même s’il se dit être victime du tissu de tromperie de M. Baker, je ne suis pas en mesure de donner effet à ses réclamations.

[67] Premièrement, la Cour n’a pas compétence pour juger les réclamations entre particuliers relatives à la fraude, au libelle ou à la diffamation. Par conséquent, la réclamation contre M. Baker ne peut pas être examinée.

[68] Deuxièmement, le demandeur n’a pas démontré qu’il est une personne « directement touchée » par les décisions corrigées, et il n’a donc pas qualité pour poursuivre cet aspect de sa réclamation. Même si le demandeur affirme vigoureusement qu’il n’a pas participé à la fraude orchestrée par M. Baker et qu’il soutient avoir été lésé, et craint de continuer d’être lésé, par l’utilisation d’un faux récit que fait M. Baker afin de le prendre au piège dans sa toile de mensonges, cela ne suffit pas en soi à lui conférer la qualité pour introduire l’instance en l’espèce. Même si le contexte n’est pas le même, les observations suivantes de la juge Eleanor Dawson dans la décision Ligue des droits de la personne CF (citées avec approbation dans General Motors au para 51) s’appliquent également ici :

[25] Dans l’arrêt Finlay c. Canada (Ministre des Finances), 1986 CanLII 6 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 607, en appel de la Cour d’appel fédérale, la Cour suprême du Canada, à la page 623, au paragraphe 21, a fait sien l’extrait suivant de la décision Australian Conservation Foundation Inc. v. Commonwealth of Australia (1980), 28 A.L.R. 257, lors de l’examen de l’existence d’un intérêt direct :

[traduction]

Une personne n’est pas intéressée au sens de la règle, à moins qu’elle soit susceptible de gagner quelque avantage, autre que la satisfaction de redresser une injustice, de faire triompher un principe ou d’avoir gain de cause, si son action est accueillie, ou de subir quelque désavantage, autre que celui d’entretenir un grief ou d’être débiteur des dépens, si elle est déboutée. [Non souligné dans l’original.]

[26] Nul doute, la demanderesse et les proches parents qu’elle affirme représenter s’intéressent de très près à la procédure de révocation de la citoyenneté de M. Odynsky et à ses services en tant que garde affecté au périmètre de la Siedlung au camp de travail de Poniatowa en Pologne sous l’occupation nazie, et elles s’en soucient au plus haut point. Cet intérêt ne signifie cependant pas que les droits juridiques de la demanderesse, ou ceux des personnes qu’elle représente, sont touchés ou atteints par la décision de ne pas révoquer la citoyenneté de M. Odynsky. Leur intérêt vise plutôt à redresser l’injuste qui découle, selon eux, de la non‑révocation de la citoyenneté de M. Odynsky, ou à faire triompher un principe.

[Souligné par la juge Dawson.]

[69] En l’espèce, l’intérêt réel du demandeur à rétablir sa réputation et à empêcher M. Baker de continuer à répandre des mensonges sur lui ne fait pas de lui une personne « directement touchée » par les décisions corrigées en soi, et il n’a pas démontré qu’il est touché par celles‑ci. Bien que le demandeur puisse disposer d’autres recours juridiques, il n’a pas la qualité pour agir dans le contexte de la présente demande de contrôle judiciaire.

[70] Cela ne sera pas d’un grand réconfort pour le demandeur, mais il est clair que la Commission des libérations conditionnelles a corrigé sa description de lui et que les documents qu’il a fournis à la Commission au sujet du faux récit de M. Baker font maintenant partie du dossier et seront pris en compte dans tout examen futur du cas de M. Baker. De plus, comme il a été indiqué plus tôt, si M. Baker ou toute autre personne cherche à invoquer les décisions initiales, le demandeur peut prendre des mesures pour protéger ses intérêts en renvoyant aux décisions corrigées. Cela ne change toutefois pas la conclusion en l’espèce, soit que le demandeur n’a pas qualité pour contester les décisions corrigées.

[71] Pour ces motifs, je dois rejeter la demande de contrôle judiciaire.

[72] Dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire qui m’est conféré par l’article 400 des Règles des Cours fédérales, DORS 98‑106, et compte tenu des facteurs énoncés dans cette disposition, dans l’ensemble des circonstances de l’espèce, je conclus qu’il n’y a pas lieu d’adjuger de dépens. Chaque partie assumera ses propres frais à l’égard de la présente instance.


JUGEMENT dans le dossier T‑659‑19

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés. Chaque partie assumera ses propres frais à l’égard de la présente instance.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑659‑19

INTITULÉ :

JOHN V. KURGAN c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AL

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1ER MARS 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

LE 15 OCTOBRE 2021

COMPARUTIONS :

M. Michael Meredith

POUR LE DEMANDEUR

M. Eric O. Peterson

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael Meredith

Avocat

Berlin (Allemagne)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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