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Date : 20210927


Dossier : T-814-21

Référence : 2021 CF 998

Ottawa (Ontario), le 27 septembre 2021

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

ARCELORMITTAL EXPLOITATION
MINIÈRE CANADA S.E.N.C.

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

et

MINING ASSOCIATION OF CANADA, QUÉBEC MINING ASSOCIATION, MINING ASSOCIATION OF BRITISH COLUMBIA AND SASKATCHEWAN MINING ASSOCIATION

intervenants

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le Procureur général du Canada demande la suspension temporaire de cette demande de contrôle judiciaire jusqu’au 30 novembre 2021, une période d’environ neuf semaines. La demande est fondée sur l’arrivée attendue d’une décision d’Environnement et Changement climatique Canada (ECCC) relative à l’affaire. ArcelorMittal Exploitation minière Canada SENC s’oppose à la demande, citant son dépôt tardif, l’impact sur ArcelorMittal de la suspension demandée et la nature déclaratoire de la demande de contrôle judiciaire y compris sa fonction dite préventive.

[2] La seule question devant la Cour est de savoir s’il est dans l’intérêt de la justice de suspendre temporairement cette demande.

[3] Pour les motifs qui suivent, j’accorde la demande du Procureur général. Étant donné le statut actuel du dossier, la nature de la demande de contrôle judiciaire, la décision d’ECCC attendue d’ici la fin octobre, et l’équilibre entre les bénéfices et les préjudices, je conclus que la suspension demandée est dans l’intérêt de la justice.

II. Contexte factuel

A. L’Avis d’intention et le processus devant l’Agente

[4] La présente demande de contrôle judiciaire a été déposée par ArcelorMittal suite à un « Avis d’intention d’émettre une directive » [l’Avis d’intention] daté le 24 septembre 2020. L’Avis d’intention a été envoyé par une Inspectrice et Agente des pêches de la Direction générale de l’application de la loi en environnement d’ECCC [l’Agente]. Il était adressé à ArcelorMittal ainsi qu’à deux autres compagnies et à 11 employés de ces trois compagnies.

[5] L’Avis d’intention joint une directive proposée qui prétend être en vertu du paragraphe 38(7.1) de la Loi sur les pêches, LRC (1985), ch F-14. La directive proposée est longue, détaillée et assez complexe, portant sur le site de la mine du Mont-Wright et les prétendus rejets d’effluents contenant des substances nocives dans les eaux où vivent des poissons. L’Avis d’intention qui accompagne cette directive proposée est en substance une page. Il lit comme suit :

Les personnes susmentionnées sont désignées par « vous » dans le présent document.

OBJET DE L’AVIS D’INTENTION

Le présent avis d’intention vise à vous informer que j’ai, soussignée, inspectrice et agent des pêches, l’intention d’émettre la directive ci-jointe aux personnes susmentionnées.

Le pouvoir d’émettre une directive est prévu au paragraphe 38(7.1) de la Loi sur les pêches.

POSSIBILITÉ DE PRÉSENTER ORALEMENT LES OBSERVATIONS

Vous avez la possibilité de présenter oralement vos observations à l’égard de la directive proposée.

Votre participation et la présentation orale de vos observations sont volontaires.

La présentation orale de vos observations vous permet de fournir de l’information concernant les infractions présumées ou la teneur de la directive, ou les deux.

Si vous choisissez de présenter oralement vos observations, je soussignée, inspectrice et agent des pêches, les prendrai en compte et déciderai d’émettre ou non l’ébauche de la directive, de la modifier ou de l’émettre telle quelle.

Veuillez communiquer avec moi d’ici le 1er octobre 2020, pour m’informer si vous prévoyez profiter de l’occasion de présenter oralement vos observations.

Si tel est le cas et que vous prévoyez me soumettre des documents écrits au moment de présenter vos observations, veuillez en apporter un exemplaire pour mes propres dossiers.

[6] L’Avis d’intention est signé par l’Agente et inclut ses coordonnées.

[7] Le 1er octobre 2020, ArcelorMittal a demandé à ECCC de recevoir une copie du « dossier décisionnel » de l’Avis d’intention, ce que lui a été transmise au cours des mois de décembre 2020 et janvier 2021 (ArcelorMittal prétend n’avoir reçu le dossier complet que le 11 février 2021; la date précise n’a pas d’importance pour les fins actuelles). Après quelques changements de date, une audition pour recevoir les observations orales d’ArcelorMittal a été fixée pour les 13 et 14 avril 2021. ArcelorMittal a aussi accepté l’offre d’ECCC de soumettre des représentations écrites. Au début du mois d’avril, l’audition a été reportée au 15 juin 2021 à la demande d’ArcelorMittal.

[8] Le 17 mai 2021, ArcelorMittal a déposé l’avis de demande de contrôle judiciaire en l’espèce.

[9] ArcelorMittal a ensuite demandé à ECCC un autre report de la présentation de ses représentations à la lumière de la demande de contrôle judiciaire. L’Agente a refusé cette demande. ArcelorMittal a soumis des représentations écrites le 11 juin 2021, a présenté à ECCC des documents le 14 juin 2021 et a fait ses représentations orales lors de la rencontre du 15 juin 2021.

B. La demande de contrôle judiciaire et le processus devant cette Cour

[10] La demande de contrôle judiciaire d’ArcelorMittal ne vise pas à infirmer l’Avis d’intention. Elle cherche plutôt l’obtention d’un jugement déclaratoire suite à l’Avis d’intention. La nature des ordonnances sollicitées est bien résumée dans les paragraphes suivants de l’Avis de demande de contrôle judiciaire :

4. D’une part, ArcelorMittal demande à cette Cour de déclarer illégale l’inclusion des dirigeants et associés d’ArcelorMittal dans la Directive projetée puisqu’une directive émise en vertu du paragraphe 38(7.1) de la Loi ne peut l’être qu’aux personnes spécifiquement mentionnées à ce paragraphe, soit celles visées aux alinéas (4)a) ou b), (4.1)a) ou b) ou (5)a) ou b) de l’article 38 de la Loi.

5. D’autre part, ArcelorMittal demande à cette Cour de déclarer constitutionnellement invalides les mesures en lien avec la soumission d’un nouveau plan de réhabilitation et restauration de la mine et avec le dépôt de garanties financières en raison du fait que le caractère véritable de ces mesures relève de la gestion des ressources naturelles non renouvelables dans une province. Subsidiairement, ArcelorMittal demande que ces mesures soient déclarées constitutionnellement inapplicables.

[Je souligne.]

[11] En lien avec la deuxième des deux demandes inscrites ci-dessous (celle du paragraphe 5), ArcelorMittal a signifié un avis de question constitutionnelle, tel que requis par l’article 57 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), ch F-7.

[12] ArcelorMittal a signifié sa preuve au mois de juillet 2021 après avoir sollicité une prorogation du délai avec le consentement du Procureur général. Les parties ont également consenti selon la règle 7 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 à une prorogation du délai pour signifier les affidavits du Procureur général jusqu’au 30 août 2021. Entretemps, les intervenants, les associations minières du Canada, du Québec, de la Colombie-Britannique et de la Saskatchewan, ont demandé la permission d’intervenir.

[13] Le 25 août 2021, le Procureur général a déposé une lettre à la Cour, indiquant son intention de déposer une requête en suspension de l’instance. En conséquence, le Procureur général a sollicité l’ajournement de la demande en intervention des associations minières, qui était prévue pour le 31 août 2021. ArcelorMittal et les associations se sont opposées à cette demande. Le juge Roy de cette Cour a rejeté la demande d’ajournement parce que, à cette date, la demande proposée du Procureur général demeurait aléatoire. Le juge Roy a accordé la demande en intervention le 1er septembre 2021.

C. La demande en suspension du Procureur général

[14] Le Procureur général a déposé la demande actuelle de suspension de l’instance le 8 septembre 2021. Aucun des intervenants n’a pris position sur la demande du Procureur général.

[15] La demande de suspension est fondée sur le fait qu’au mois d’août ECCC a déterminé que la décision de l’Agente sur l’émission d’un Avis sera prise « vers la fin du mois d’octobre 2021 ». Comme le prévoit l’Avis d’intention, cette décision confirmera si une directive en vertu de la Loi sur les pêches sera émise et, le cas échéant, le contenu de cette directive.

[16] Le Procureur général soumet qu’avant l’émission de cette décision, il n’existe encore aucun « conflit » qui justifierait un jugement déclaratoire. Il argumente que la présente demande a pour effet de court-circuiter le processus administratif et qu’elle est effectivement prématurée. De plus, il est possible que la directive finale puisse rendre une ou plusieurs des questions soulevées dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire théoriques. Le Procureur général prétend que la suspension demandée permettrait aux parties et à la Cour de connaître la portée du débat et d’éviter les dépens entretemps.

[17] Pour sa part, ArcelorMittal prétend qu’elle a droit de chercher un jugement déclaratoire et que ceci ne court-circuite pas le processus administratif. Elle soumet qu’il y a des conséquences importantes et immédiates qui suivraient la délivrance d’une directive, et qu’elle ne devrait pas être obligée d’attendre la directive finale. À cet égard, ArcelorMittal s’appuie sur la décision du juge Nadon, lorsqu’il était de cette Cour, dans l’affaire Larny Holdings, décision à laquelle je reviendrais : Larny Holdings Ltd c Canada (Ministre de la santé), 2002 CFPI 750. ArcelorMittal cite la fonction « préventive » d’un jugement déclaratoire et souligne l’absence de préjudice réel que subirait le Procureur général si la suspension n’est pas accordée. Contrairement, elle prétend qu’elle subirait un important préjudice, soit le potentiel de se conformer à une directive comprenant des mesures constitutionnellement invalides durant une plus longue période.

III. Analyse

A. Cadre d’analyse pour une suspension temporaire de l’instance

[18] Dans l’arrêt Mylan, le juge Stratas de la Cour d’appel fédérale a souligné la distinction entre une ordonnance de suspension qui interdit à un autre organisme d’exercer sa compétence et une ordonnance de suspension qui a pour effet que la Cour n’exerce sa propre compétence que plus tard : Mylan Pharmaceuticals ULC c Astrazeneca Canada inc, 2011 CAF 312 au para 5. La demande actuelle est du deuxième type.

[19] Quand il s’agit d’une telle demande, la décision de la Cour repose sur « des considérations discrétionnaires d’ordre général » et les faits présentés à la Cour : Mylan au para 5; Coote c Lawyers’ Professional Indemnity Company, 2013 CAF 143 aux para 11–12. Ces considérations comprennent l’intérêt public dans le déroulement équitable et rapide des instances; le principe général que les Règles sont appliquées de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste, expéditive et économique; la durée de la suspension demandée; la raison pour la demande; la perte potentielle de ressources; et le préjudice ou les inconvénients que subiraient les parties si la suspension était accordée ou refusée : Mylan au para 5; Coote aux para 12–13; Clayton c Canada (Procureur général), 2018 CAF 1 aux para 7, 28; Règles des Cours fédérales, art 3.

B. La suspension demandée est dans l’intérêt de la justice

[20] Je commence l’analyse des facteurs pertinents avec trois observations. Premièrement, je note que la demande actuelle n’est pas une demande en radiation, même si le Procureur général soulève la question de prématurité qui est souvent à la base d’une telle demande. Je ne détermine donc pas la question de prématurité dans le sens de savoir si la demande peut être entendue ou si elle devrait être radiée. Néanmoins, je trouve que les principes de prématurité et de la nature de la demande de contrôle judiciaire sont pertinents à l’exercice de la discrétion d’accorder une suspension temporaire.

[21] Deuxièmement, la demande actuelle n’est non plus une demande en suspension pour une période indéfinie ou de longue durée. Les questions de préjudice et de l’intérêt de justice doivent être considérées dans le contexte de la demande présentée, soit une demande de suspension d’environ neuf semaines.

[22] Troisièmement, je note que la demande du Procureur général n’attaque pas la compétence de cette Cour d’émettre les déclarations sollicitées par ArcelorMittal. Celle-ci a souligné dans ses représentations la compétence de la Cour d’entendre le litige et d’accorder la demande, mais cette compétence n’est pas en jeu dans le cadre de cette requête.

[23] Analysant l’intérêt de la justice dans ce contexte, je trouve que les facteurs suivants pèsent contre la suspension demandée :

  • Le moment de la demande. Le Procureur général a déposé la demande après qu’ArcelorMittal a déposé ses affidavits selon la règle 306 des Règles des Cours fédérales et après l’échéance pour déposer ses propres affidavits selon la règle 307, soit le 30 août 2021. Même que le Procureur général a donné un préavis de son intention de déposer la requête avant cette date, les coûts que le Procureur général veut retarder ou éviter sont surtout les siens. Le Procureur général répond qu’il ne se trouvait pas en mesure de demander la suspension avant que ECCC ait confirmé que la décision serait rendue bientôt. Je comprends cet argument, mais je trouve néanmoins qu’il y a un sens d’« équité » qui est offensé par le dépôt tardif de la demande qui milite contre la suspension.

  • L’absence de préjudice matériel si la suspension n’est pas accordée. Le Procureur général cherche, effectivement, à retarder ou à éviter le dépôt de ses affidavits, et peut-être les coûts et les inconvénients des contre-interrogatoires, suggérant qu’au moins certains de ces frais pourraient être rendus nuls selon la décision finale. Comme le soumet ArcelorMittal, ces frais ne sont que des frais ordinaires de litige, et le préjudice que subirait le Procureur général si la suspension n’est pas accordée n’est pas grave.

[24] Cependant, je trouve que les facteurs qui pèsent en faveur de la suspension demandée emportent sur les facteurs mentionnés ci-dessus. Ces facteurs sont les suivants :

  • La durée assez courte de la suspension demandée. Le Procureur général sollicite une suspension d’environ neuf semaines. Même si une demande de contrôle judiciaire devrait être entendue à bref délai et selon une procédure sommaire, deux mois ne prolongera pas la demande de façon indue : Loi sur les Cours fédérales, art 18.4(1); Mylan au para 5.

  • Le statut actuel de ce dossier. Il est toujours assez tôt dans le processus de cette demande. Le Procureur général n’a pas déposé ses affidavits. Les contre-interrogatoires, si nécessaires, n’ont pas eu lieu. Une audition n’a pas été réquisitionnée et l’audition de l’affaire n’est donc pas attendue avant l’année 2022. Il y a plusieurs étapes à franchir avant cette date.

  • Le fait que la décision finale de l’Agente sera, de toute façon, rendue d’ici la fin octobre. L’Agente a refusé la demande d’ArcelorMittal d’attendre la détermination de cette demande de contrôle judiciaire et aucun sursis n’a été demandé ou émis. Donc cette demande de contrôle judiciaire ne peut pas avoir une fonction « préventive » quant à l’émission de la décision de l’Agente ou d’une directive finale, parce qu’il n’y a aucune chance que la Cour déterminera la demande dans les neuf prochaines semaines.

  • Les frais judiciaires, bien que modestes, qui pourraient être épargnés si la décision finale rend théorique, en tout ou en partie, la demande de contrôle judiciaire. ArcelorMittal a fait des représentations à l’Agente et sa directive finale pourrait potentiellement régler, ou changer, une ou plusieurs des questions soulevées dans le cadre de la demande.

  • L’absence de préjudice matériel à ArcelorMittal. Le fait que la décision finale sera rendue bientôt signifie que le prétendu préjudice soulevé par ArcelorMittal est surtout théorique.

  • La nature de la demande de contrôle judiciaire. Même si la requête du Procureur général n’est pas en radiation, je conclus que le fait que la demande de contrôle judiciaire vise effectivement une étape interlocutoire d’un processus administratif est un facteur assez important dans le contexte d’une demande de suspension pour attendre la décision finale.

[25] Les deux derniers points mentionnés ci-dessus seront abordés de manière plus poussée, étant donné leur importance particulière dans l’exercice de ma discrétion.

a) Absence de préjudice à ArcelorMittal

[26] Le préjudice central identifié par ArcelorMittal est qu’elle « aurait potentiellement à se conformer à une directive comprenant des mesures constitutionnellement invalides ou inapplicables durant une plus longue période ». Elle prétend que la suspension demandée lui retirera ou du moins retardera son accès au système de justice. Comme je l’ai indiqué, ArcelorMittal recevra la décision finale de l’Agente et sa directive, si une telle directive est émise, d’ici la fin octobre que la suspension soit accordée ou non. La « période » à laquelle ArcelorMittal fait référence commencera donc avec la réception de cette décision. Elle serait seulement « plus longue » si on présume que la suspension demandée retardera la date d’audition de cette demande.

[27] La suspension demandée peut, théoriquement, retarder la date d’audition par neuf semaines. Par contre, ArcelorMittal n’a pas demandé un échéancier abrégé ni une date d’audition expédiée pour s’assurer que la demande soit déterminée aussitôt que possible. Si ArcelorMittal estime qu’elle a cause de demander une audition expédiée après la réception de la décision finale, elle pourrait s’adresser à la Cour. Tout cela pour dire que le prétendu prolongement de la période est plus ou moins hypothétique.

[28] De plus, la présente demande de contrôle judiciaire ne sollicite pas, et ne peut pas solliciter, la cassation d’une directive qui n’a pas encore été émise. La période durant laquelle ArcelorMittal aurait à se conformer à la directive ne serait donc que théoriquement raccourcie par cette demande, même si ArcelorMittal gagne sa cause.

[29] ArcelorMittal soulève aussi l’argument que les individus auxquels s’adressent l’Avis d’intention et la directive proposée seraient potentiellement sujets à la directive dite inconstitutionnelle et ultra vires. Encore, si une directive finale est émise et s’adresse aux individus en question, cela se produira indépendamment du fait qu’une suspension temporaire soit accordée. Autrement dit, s’il y a des conséquences importantes et immédiates de la délivrance d’une directive, elles se produiront en fonction de la délivrance de la directive et non la suspension de cette demande.

[30] Je n’accepte pas non plus l’argument d’ArcelorMittal que la suspension demandée « priverait ArcelorMittal de la possibilité même de présenter sa cause devant un tribunal et d’obtenir l’éclairage de la Cour sur la légalité des mesures attentatoires à ses droits ». La suspension de cette demande pour une période d’environ neuf semaines ne priverait aucunement ArcelorMittal de la possibilité de présenter sa cause.

[31] Presque toute demande de suspension soulève, dans une plus ou moins grande mesure, l’intérêt public et l’intérêt des demandeurs à ce que la procédure se déroule rapidement. Ceci dit, même si on accepte que « justice différée est justice refusée », je ne suis pas convaincu que la possibilité théorique de tenir une audition quelques semaines plus tard dans le courant de l’année 2022 démontre un préjudice matériel à ArcelorMittal.

b) Nature prématurée de la demande de contrôle judiciaire

[32] Ceci me mène à la question de la nature de cette demande de contrôle judiciaire, question que je trouve importante dans l’exercice de ma discrétion.

[33] La demande est une demande pour des ordonnances déclaratoires sur des questions importantes de constitutionnalité et des droits d’ArcelorMittal et ses dirigeants et associés. ArcelorMittal prétend qu’une telle demande n’est donc pas précoce et peut être commencée même si l’Avis ne produit aucun effet juridique.

[34] À mon avis, il faut regarder la demande et les recours sollicités dans leur contexte administratif.

[35] L’Agente a un pouvoir d’ordonner les mesures correctives pour neutraliser, atténuer ou réparer la détérioration de l’habitat du poisson : Loi sur les pêches, art 38(7.1). Avant d’émettre une ordonnance, l’Agente a donné aux adressés un préavis et une opportunité à faire des représentations. ArcelorMittal a fait de telles représentations. Ces dernières ne sont pas devant la Cour dans le contexte de cette requête, mais ArcelorMittal admet franchement qu’il n’y avait aucune raison pour laquelle ses représentations ne pouvaient pas inclure des arguments au sujet des questions constitutionnelles et de la compétence de l’Agente selon la Loi sur les pêches.

[36] On attend maintenant, comme on l’a attendu depuis le dépôt des représentations d’ArcelorMittal à l’Agente, une décision finale et, le cas échéant, la directive finale. Dans sa demande de contrôle judiciaire, ArcelorMittal demande à la Cour de trancher certaines questions avant, ou au moins hors du contexte de la décision finale de l’Agente.

[37] À mon avis, c’est exactement ce type de demande qui est découragé par le « principe de non‑intervention des tribunaux dans les processus administratifs en cours » : Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61 au para 30. La Cour d’appel a répété à maintes reprises que les Cours fédérales, comme les autres cours, n’exerceront généralement leurs pouvoirs de surveillance qu’une fois le processus administratif établi par le législateur se termine : Zündel c Canada (Commission des droits de la personne), [2000] 4 CF 255 aux para 10–17; CB Powell aux para 28–33; Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc, 2013 CAF 250 aux para 83–88; Forner c Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2016 CAF 35 aux para 11–17; Dugré c Canada (Procureur général), 2021 CAF 8 aux para 34–37. Une demande qui vise une mesure ou une décision interlocutoire, c’est-à-dire avant la décision finale, est prématurée et ne sera généralement pas entendue : JP Morgan au para 88; CB Powell au para 31; Dugré aux para 37–38.

[38] ArcelorMittal prétend que sa demande de contrôle judiciaire n’est pas prématurée pour quatre raisons principales.

[39] Premièrement, ArcelorMittal s’appuie sur le fait qu’une demande de contrôle judiciaire peut viser non seulement une décision, mais aussi une « procédure ou tout autre acte » d’un office fédéral : Loi sur les Cours fédérales, art 18.1(3)b); Krause c Canada, [1999] 2 CF 476 (CA) aux para 21–23. Dans l’affaire Larny Holdings, la Cour a confirmé qu’elle peut entendre une demande de contrôle judiciaire et accorder un jugement déclaratoire même au sujet d’une « directive » qui ne produit aucun effet juridique s’il y a « un litige réel et sérieux entres les parties » : Larny Holdings aux para 1, 24–25, 33. ArcelorMittal prétend que la situation actuelle est à la « même étape » que dans l’affaire Larny Holdings.

[40] Je ne suis pas d’accord. La situation actuelle, notamment le statut du processus administratif, n’est pas parallèle à celle de Larny Holdings.

[41] Dans Larny Holdings, Santé Canada a envoyé une première lettre aux détaillants de produits de tabac avisant que la vente de plusieurs paquets de cigarettes (hors d’une cartouche) à un prix par paquet inférieur à celui demandé pour un seul paquet enfreignait l’interdiction contre les « rabais » à l’article 29 de la Loi sur le tabac, LC 1997, ch 13. Cette première lettre avisait aussi que Santé Canada enverrait des avertissements aux détaillants qui continuaient d’enfreindre l’article 29 : Larny Holdings aux para 8–9. Une deuxième lettre, soit la lettre d’avertissement anticipée et appelée une « directive » par le demandeur, a été ensuite envoyée au demandeur. Cette lettre a répété la position de Santé Canada, a noté que tout détaillant qui enfreint l’article 29 est coupable d’une infraction et a demandé au demandeur de prendre les mesures nécessaires pour éviter d’enfreindre la loi : Larny Holdings aux para 1, 10–11. Le demandeur a changé ces prix en conséquence et a intenté une demande de contrôle judiciaire. La Cour a conclu que la demande n’était pas précoce et que le demandeur n’était pas tenu d’attendre une poursuite pénale avant de chercher une déclaration de la Cour fédérale : Larny Holdings aux para 29–34.

[42] Effectivement, dans l’affaire Larny Holdings, il n’y avait plus de processus administratif. Santé Canada avait envoyé sa dernière lettre et la prochaine étape aurait été le dépôt d’accusations. Il n’y avait pas d’autre étape « finale » ni d’autre décision pouvant être le sujet d’une demande de contrôle judiciaire. Ceci n’est pas le cas dans la présente affaire. Au contraire, l’Agente rendra sa décision finale, qui va pouvoir être l’objet d’une demande de contrôle judiciaire devant cette Cour. Cette distinction, entre une décision ou une autre mesure qui est effectivement finale et une qui ne l’est pas, est cruciale.

[43] De plus, je n’accepte pas la prétention d’ArcelorMittal que l’Avis d’intention est « coercitif » comme la directive en cause dans Larny Holdings. Contrairement à la directive de Santé Canada, l’Agente en l’espèce a spécifiquement invité ArcelorMittal à présenter des représentations au sujet de l’ébauche de la directive, en indiquant que celles-ci seraient prises en compte. Même si l’ébauche contient les mesures à prendre, elle demeure clairement, pour l’instant, une ébauche. L’Avis d’intention lui-même ne contient aucune mesure à prendre. Dit autrement, il y a une grande différence entre une directive qui dit « faites ceci », et un avis avec une ébauche de directive qui dit « j’ai l’intention de vous dire quoi faire, mais j’écouterai en premier vos représentations ». Le premier est une directive; le deuxième n’est qu’un avis.

[44] Je conclus également que l’arrêt Global Marine, sur lequel ArcelorMittal s’appuie, ne lui est pas favorable : Global Marine Systems Ltd c Canada (Transports), 2020 CF 414 aux para 56–57, 71–86. Dans Global Marine, la compagnie et Transports Canada ont échangé de nombreuses lettres entre mai 2017 et juin 2019 dans lesquelles les deux parties ont clarifié et réitéré leurs positions. Lors de ce « dialogue », Transports Canada a sollicité des représentations, des discussions et des réunions : Global Marine aux para 32–51. Finalement, le 20 juin 2019, Transports Canada a envoyé un courriel marquant « le point culminant d’une longue discussion », qui a donné la position finale de Transports Canada et qui a terminé avec les mots « [e]spérant que la présente communication règle définitivement la question » : Global Marine aux para 12, 52, 57. Dans ce contexte, la juge Strickland a conclu que ce dernier courriel était de la même nature que la directive dans Larny Holdings et pouvait bien fonder une demande de contrôle judiciaire : Global Marine aux para 70–85. La juge Strickland n’a pas accepté l’argument de Transports Canada que les communications précédentes étaient également des « décisions » tel que la compagnie était hors délai : Global Marine au para 86. Malgré les prétentions d’ArcelorMittal, je conclus que l’Avis d’intention n’est pas équivalent au courriel final de Transports Canada. L’Avis d’intention n’a pas marqué le « point culminant » d’une discussion. Plutôt, il a invité expressément la continuation de la discussion et a indiqué que le point culminant, soit la décision finale, restait à venir.

[45] Larny Holdings et Global Marine confirment qu’une communication finale et coercitive peut être le sujet d’une demande de contrôle judiciaire, au moins dans certains contextes. Par contre, ceci n’indique pas que n’importe quelle communication interlocutoire peut également fonder une demande. Si le principe de non‑intervention des tribunaux dans les processus administratifs en cours s’applique à empêcher le contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire, il s’applique autant plus à empêcher le contrôle judiciaire d’une étape qui n’est pas une décision, même si on l’appelle une « procédure ou tout autre acte » et même si le recours sollicité est un jugement déclaratoire au lieu de la cassation ou la prohibition.

[46] Deuxièmement, ArcelorMittal s’appuie sur la « fonction préventive » d’un jugement déclaratoire : Operation Dismantle c La Reine, [1985] 1 RCS 441 à la p 457; Larny Holdings aux para 32–33. Je ne doute pas qu’un jugement déclaratoire peut être une façon utile de déterminer les droits des parties et, dans un cas approprié, de prévenir des actes ou des étapes non fondés ou même illégaux. Par contre, ce n’est pas simplement parce qu’un jugement déclaratoire peut avoir une fonction préventive qu’il est disponible pour prévenir tout acte administratif. Au contraire, une ordonnance qui cherche à prévenir un acte administratif risque toujours d’être contre le principe de non‑intervention des tribunaux dans les processus administratifs en cours. Ce n’est pas la forme d’une ordonnance sollicitée dans une demande de contrôle judiciaire (déclaration, cassation, prohibition) qui est déterminative. De toute façon, comme je l’ai indiqué plutôt, la « fonction préventive » des déclarations cherchées est plus théorique que réelle étant donné que cette demande ne va pas prévenir l’émission de la décision finale de l’Agente.

[47] Troisièmement, ArcelorMittal prétend que l’Avis d’intention est une étape qui peut « exister en soi », c’est-à-dire qu’elle n’est pas nécessairement liée à une décision finale étant donné que l’Agente n’est pas forcée par la Loi sur les pêches d’émettre une directive ou une décision finale. Je ne peux pas accepter cet argument. Que la directive finale est ultimement émise ou non, l’Avis d’intention est clairement une étape dans le processus qui mène à une directive. De plus, dans la situation actuelle, ECCC a confirmé qu’une décision finale sera prise, donc la situation d’incertitude redoutée par ArcelorMittal est, ou au moins est devenue, assez hypothétique.

[48] Quatrièmement, ArcelorMittal s’appuie sur le pouvoir d’un tribunal de renvoyer une question de droit ou de compétence devant la Cour fédérale : Loi sur les Cours fédérales, art 18.3. Elle argumente que ceci créerait un déséquilibre dans « l’égalité des armes » si une partie ne peut pas également chercher des déterminations de la Cour sur des questions importantes. Je rejette cet argument. Pour commencer, il n’y a pas question d’« égalité des armes » entre un office administratif et une partie assujettie au processus administratif. Dans le contexte administratif, ils ne sont pas des « ennemis » et dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire, au moins devant cette Cour, l’office n’est typiquement pas une partie. Contrairement aux arguments d’ArcelorMittal, les parties assujetties aux processus administratifs ne sont pas encouragées à « demander l’éclairage de la Cour sur des questions ciblées de compétence » avant que le tribunal ait tranché la question : Dugré au para 36.

[49] Je réitère que je ne tranche pas la question de prématurité que dans le cadre de la suspension demandée. Ceci dit, je conclus que la nature de la demande de contrôle judiciaire d’ArcelorMittal est un facteur assez important dans l’analyse et dans ma conclusion que la suspension demandée est dans l’intérêt de la justice.

IV. Conclusion

[50] Considérant les facteurs pertinents, je conclus que la suspension demandée est dans l’intérêt de la justice.

[51] Je note finalement que j’ai considéré la possibilité d’accorder une suspension plus brève pour minimiser les impacts négatifs de la suspension, bien qu’ils sont déjà assez minimes. Par contre, une fois la décision finale émise, les parties auront besoin une opportunité de la réviser, la considérer et prendre des décisions au sujet de cette demande en conséquence, si nécessaire. Je pense que la suspension demandée, soit à la fin du mois de novembre, est appropriée.

[52] Les parties ont toutes les deux demandé leurs frais. Les frais sont accordés au Procureur général, peu importe l’issue de la demande.


ORDONNACE dans le dossier T-814-21

LA COUR ORDONNE que

  1. La requête du Procureur général du Canada est accordée.

  2. Cette demande de contrôle judiciaire est suspendue jusqu’au 30 novembre 2021.

  3. Le Procureur général du Canada, en consultation avec la demanderesse et les intervenants, déposera un projet d’échéancier pour les étapes suivantes dans l’affaire, incluant au moins l’échéancier pour la signification des affidavits du Procureur général du Canada, la signification des affidavits des intervenants, et les contre-interrogatoires, le ou avant le 1er décembre 2021.

  4. Les frais sont accordés au Procureur général du Canada, peu importe l’issue de la demande.

« Nicholas McHaffie »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-814-21

 

INTITULÉ :

ARCELORMITTAL EXPLOITATION MINIÈRE CANADA S.E.N.C. c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 SEPTEMBRE 2021

 

ORDONNANCE ET MOTIFS:

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 septembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Guillaume Pelegrin

 

Pour La DEMANDEresse

 

Caroline Laverdière

 

Pour LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

 

Pour La DEMANDEresse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour lE DÉFENDEUR

 

McCarthy Tétrault LLP

Montréal (Québec)

 

pour les INTERVENANTS

 

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