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Date : 20211018


Dossier : IMM-4305-20

Référence : 2021 CF 1096

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario) le 18 octobre 2021

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE:

EVA MARKU

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Mme Marku demande à la Cour de contrôler et d’infirmer la décision rendue le 17 août 2020 par la Section d’appel des réfugiés [la SAR], qui a rejeté l’appel qu’elle avait interjeté contre la décision de la Section de protection des réfugiés [la SPR] la visant. La SAR a jugé que la demanderesse ne s’était pas acquittée du fardeau qui lui incombait d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle est d’origine rom, et a rejeté l’appel sans avoir examiné les autres questions soulevées par la demanderesse concernant la persécution et l’absence de protection de l’État.

[2] Je conviens avec la demanderesse que la décision de la SAR, fondée uniquement sur sa conclusion en matière de crédibilité, n’est pas raisonnable et ne peut être confirmée.

[3] La demanderesse, une ressortissante hongroise, a demandé l’asile au Canada au motif qu’elle était persécutée en Hongrie en raison de son origine ethnique rom.

[4] La SPR a rejeté la demande d’asile présentée par la demanderesse. La SPR a exprimé de sérieuses réserves quant à la crédibilité de la demanderesse et a cherché à savoir si elle était d’origine rom, sans toutefois conclure explicitement qu’elle ne l’était pas. La SPR a ensuite jugé que, même si elle admettait l’origine rom de la demanderesse , cette dernière n’avait ni démontré qu’elle avait été persécutée ni réfuté la présomption de protection de l’État.

[5] La demanderesse a porté cette décision en appel auprès de la SAR. Dans le cadre de l’appel, elle a demandé à la SAR d’examiner un nouvel élément de preuve et de tenir une audience. Cet élément de preuve consistait en une version révisée du cartable national de documentation (CND) sur la Hongrie, publiée le lendemain du jour où la SPR a rendu sa décision.

[6] La SAR a effectué sa propre évaluation de la preuve au dossier, y compris des enregistrements audio de l’audience. La SAR a reconnu que le nouvel élément de preuve documentaire présenté était effectivement nouveau, qu’il était crédible et fiable et, par conséquent, admissible dans le cadre de l’appel. Toutefois, la SAR a fait remarquer que la demanderesse n’avait présenté ce nouvel élément de preuve que pour étayer ses arguments relatifs à la protection de l’État et à la discrimination assimilable à de la persécution. Or, la SAR a indiqué que sa décision était fondée uniquement sur sa conclusion relative à l’origine ethnique de la demanderesse, et qu’elle n’avait donc pas tenu compte de ces documents pour rendre sa décision. La SAR a ensuite rejeté la demande d’audience présentée par la demanderesse, puisque, comme elle n’a examiné ni la question de la protection de l’État, ni celle de la persécution, les documents cités par la demanderesse à l’appui de cette demande n’auraient pu justifier ni l’accueil ni le rejet de la demande d’asile.

[7] La SAR a jugé que la demanderesse n’était pas un témoin crédible. En conséquence, elle a conclu que la demanderesse n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle était d’origine rom. Étant donné que cette conclusion lui a permis de trancher la demande d’asile de la demanderesse, la SAR n’a pas examiné les questions relatives à la protection de l’État et à la persécution.

[8] La SAR a fait un certain nombre d’observations concernant la crédibilité de la demanderesse.

[9] Premièrement, la SAR a souligné que la demanderesse avait d’abord affirmé être d’origine rom, mais qu’avant l’audience devant la SPR, elle avait informé le tribunal qu’elle était à moitié rom. Interrogée au sujet de cette modification, elle a répondu qu’elle n’avait pas cru nécessaire d’aviser la SPR qu’elle n’était qu’à moitié rom. Elle a précisé que son père était rom. En ce qui concerne sa mère, la demanderesse a d’abord déclaré que sa mère était Hongroise, puis essentiellement Hongroise, et ensuite, que les origines de sa mère étaient incertaines, mais que, d’après son apparence, elle semblait être rom, mais se disait Hongroise.

[10] Deuxièmement, la SAR a souligné que la demanderesse affirmait avoir été victime de discrimination en matière de logement et avoir vécu dans une cabane en bois pendant un certain temps. La SAR a également noté que plusieurs questions avaient été posées à la demanderesse au sujet de l’identité des personnes qui lui avaient permis de s’installer dans leur cabane, mais qu’elle n’avait jamais fourni de réponse et qu’elle s’était montrée sélective dans le choix de ses mots, notamment en utilisant le terme « lui ou elle » pour les désigner.

[11] La demanderesse a expliqué qu’elle devait utiliser l’adresse d’une amie à des fins d’enregistrement parce que la cabane n’avait pas d’adresse. Elle a déclaré que son amie l’avait autorisée par lettre à utiliser son adresse pour recevoir du courrier, mais elle n’a pas produit cette lettre. Or, la SAR a fait remarquer que la question de la discrimination en matière de logement était en litige devant la SPR, et s’est dite préoccupée par le fait que la demanderesse n’avait pas présenté ce document corroborant qu’elle affirmait pourtant avoir en sa possession. La SAR a également tiré une conclusion défavorable du fait que la demanderesse n’avait pas produit de document émanant du gouvernement autonome représentant les minorités (MSG), une organisation qui soutient les Roms et dont elle prétendait avoir reçu de l’aide.

[12] Troisièmement, la SAR a jugé que la demanderesse avait rendu un témoignage contradictoire au sujet de son allégation de discrimination en matière d’emploi, soulignant qu’elle a dit s’être vu refuser des emplois tantôt en raison de son origine ethnique, tantôt en raison de son invalidité. La SAR a estimé que la demanderesse s’était également contredite au sujet du signalement à la police des actes discriminatoires, car la preuve présentée par la demanderesse recelait des incohérences quant à la fréquence à laquelle la police avait été appelée, à qui d’elle-même ou de ses voisins avait fait ces appels et au nombre de rapports que la police avait rédigés.

[13] La SAR a reconnu que le niveau d’instruction et les connaissances de la demanderesse pouvaient avoir influé sur ses réponses. Toutefois, la SAR a noté que les réponses de la demanderesse ne semblaient pas entachées d’incompréhension de sa part, et qu’elle demandait des éclaircissements lorsqu’elle avait de la difficulté à comprendre une question. La SAR a donc conclu que les lacunes dans le témoignage de la demanderesse ne résultaient ni du stress inhérent à une comparution dans une salle d’audience, ni d’un manque de compréhension.

[14] S’agissant de l’origine rom, la SAR a souligné qu’en plus de son témoignage, la demanderesse avait présenté à la SPR une lettre signée par le président du centre communautaire des Roms de Toronto [le TRCC], M. Butch. Dans sa lettre, M. Butch a déclaré qu’il était président du TRCC depuis 5 ans, qu’il avait longuement discuté avec la demanderesse, et, qu’à sa connaissance, la demanderesse était d’origine rom.

[15] La SAR a exprimé des préoccupations au sujet de la lettre, soulignant qu’outre le fait que M. Butch se désigne comme président du TRCC, il n’apportait aucune précision sur ses antécédents, sa scolarité ou sur les compétences qui lui auraient permis de se prononcer sur l’origine de la demanderesse. La SAR a également noté que la lettre ne contenait aucune information concernant les questions posées ou les facteurs pris en compte par M. Butch pour parvenir à sa conclusion. Lors de son témoignage, la demanderesse a brossé un tableau général des questions qui lui avaient été posées pendant sa rencontre et a fait valoir que ses explications pouvaient être utilisées pour comprendre la méthodologie et les facteurs appliqués par M. Butch. Toutefois, la SAR a fait remarquer que faire droit à l’argument de l’appelante concernant cette question « reviendrait à simplement admettre son témoignage ». Elle n’a accordé que peu de poids, voire aucun, à la lettre de M. Butch.

[16] La SAR a indiqué que, comme elle n’a pas attribué de poids à la lettre, le seul élément de preuve dont elle disposait sur l’origine ethnique de la demanderesse était son témoignage. La SAR a fait observer que les témoignages sous serment sont présumés être vrais, à moins qu’il n’existe des raisons de douter de leur véracité, citant l’arrêt Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CA) [Maldonado]. La SAR a jugé qu’en l’espèce, la demanderesse n’était pas un témoin crédible, et que la présomption de véracité était donc réfutée. En conséquence, la SAR a conclu que la demanderesse n’avait pas prouvé son origine rom selon la prépondérance des probabilités.

[17] Comme elle a conclu que la demanderesse n’était pas d’origine rom, la SAR n’a pas procédé à un examen des questions relatives à la protection de l’État et à la persécution.

[18] La seule question en litige qui se pose dans le cadre du présent contrôle judiciaire consiste à savoir si la décision de la SAR était raisonnable.

[19] Le défendeur affirme que l’évaluation effectuée par la SAR était raisonnable. Il soutient également que les arguments de la demanderesse [traduction] « ne constituent rien d’autre que de nouvelles explications relatives à la preuve qu’elle a présentée à l’audience de la SPR ». Il avance en outre qu’il n’appartient pas à la Cour de procéder à une nouvelle appréciation de la preuve, qui inclue la lettre du TRCC.

[20] Selon le défendeur, il était raisonnable que la SAR conclue que la présomption établie dans l’arrêt Maldonado avait été réfutée. Le défendeur fait valoir qu’après avoir examiné la preuve et tenu compte des enseignements de l’arrêt Maldonado, la SAR a effectué une évaluation raisonnable de la preuve et exposé en détail les raisons pour lesquelles elle ne permettait pas d’établir l’origine rom de la demanderesse.

[21] Je ne puis retenir les prétentions du défendeur. J’estime que la SAR a commis une erreur dans son analyse en n’accordant pas suffisamment de poids au témoignage direct de la demanderesse et en mettant l’accent sur des contradictions sans rapport avec la preuve.

[22] Certes, il était loisible à la SAR de tirer des conclusions défavorables en matière de crédibilité et de ne pas ajouter foi à certaines parties du témoignage de la demanderesse, mais il était déraisonnable qu’elle fasse une évaluation générale de la crédibilité sans tenir compte de l’ensemble de la preuve et qu’elle refuse d’admettre les éléments cohérents et non contredits du témoignage de la demanderesse.

[23] Dans l’affaire Ruiz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1339, la SPR avait tiré une conclusion négative quant à la crédibilité du demandeur principal en se fondant sur « certains aspects » de son témoignage. La SPR a par la suite fait reposer sur cette conclusion défavorable le rejet d’autres éléments de preuve pourtant convaincants qui avaient été présentés. La Cour a conclu que cette façon de faire était déraisonnable, et a déclaré, au paragraphe 9 :

[I]l n’est que juste et raisonnable pour des parties à un litige d’espérer que le décideur étudiera la preuve dans son intégralité, avec un esprit ouvert, avant de tirer des conclusions sur la valeur à accorder aux éléments critiques de la preuve.

[24] Dans l’affaire Iqbal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1219 [Iqbal], la SPR avait conclu que, globalement, le demandeur n’était pas crédible, puis cette conclusion avait conduit la SPR à rejeter des documents corroborants qu’elle a jugés inauthentiques. Au paragraphe 6, la Cour a déclaré qu’« il incombait à la SPR d’examiner la preuve dans son intégralité avant de tirer des conclusions générales sur la valeur à accorder à la preuve ». Cette conclusion générale quant à la crédibilité était erronée en droit, car elle ne repose pas sur l’ensemble de la preuve admissible.

[25] En l’espèce, la SAR a commis une erreur similaire à celle qui a été constatée dans Iqbal. Le raisonnement sous-jacent à la décision faisant l’objet du contrôle démontre que la SAR avait déjà tiré une conclusion générale sur la crédibilité de la demanderesse avant d’examiner la lettre du TRCC. Or, ce document corroborait le témoignage de la demanderesse voulant qu’elle soit d’origine rom.

[26] Le défendeur a raison d’affirmer qu’il n’appartient pas à la Cour de procéder à une nouvelle appréciation de la preuve. Il n’en demeure pas moins que l’appréciation de la preuve doit être justifiée au regard du dossier de preuve et de la trame factuelle : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vailov, 2019 CSC 65 aux para 125-126.

[27] La SAR a accordé peu de poids, voire aucun, à la lettre du TRCC parce que son auteur n’avait pas fait état de ses compétences et parce qu’elle ne contenait aucune information sur la méthodologie qu’il avait utilisée pour parvenir à la conclusion que la demanderesse était rom. Toutefois, à l’audience, la demanderesse a décrit les questions qui lui avaient été posées pendant sa rencontre. La SAR a conclu qu’« admettre l’argument de l’appelante concernant cette question reviendrait à simplement admettre son témoignage ».

[28] Cette citation indique clairement que, si la SAR a conclu à l’absence d’éléments de preuve permettant de connaître la méthodologie et les facteurs utilisés pour déterminer l’origine de la demanderesse, c’est parce qu’elle n’a pas ajouté foi au témoignage de la demanderesse. Ce faisant, la SAR a implicitement réfuté la présomption, énoncée dans l’arrêt Maldonado, selon laquelle le témoignage de la demanderesse devait être cru, mais elle n’a fourni aucun motif pour justifier son rejet du témoignage de la demanderesse concernant le déroulement de sa rencontre. Rien ne donnait à penser que la demanderesse n’avait pas été interrogée ou qu’on ne lui avait pas posé les questions qu’elle prétendait avoir été abordées. Compte tenu de l’absence de justification, il apparaît clairement que la SAR s’est fondée sur sa conclusion générale défavorable en matière de crédibilité. Toutefois, elle l’a fait sans avoir examiné les autres éléments de preuve, dont la lettre du TRCC.

[29] Si la démarche de la SAR était avalisée, il lui serait loisible d’écarter des éléments de preuve corroborants dès lors qu’elle a des doutes sur le témoignage d’un demandeur. Par exemple, selon la façon dont la SAR a procédé, si la demanderesse avait produit la lettre l’autorisant à utiliser l’adresse d’une amie à des fins d’enregistrement, la SAR n’aurait pas admis la lettre vu ses préoccupations quant à la crédibilité de la demanderesse, car, pour ce faire, lui aurait fallu retenir le témoignage de la demanderesse selon lequel il s’agissait d’un document authentique.

[30] D’autres aspects de la décision sont troublants. L’une des préoccupations importantes concerne le témoignage de la demanderesse selon lequel elle était à moitié rom.

[31] La demanderesse a déclaré que son père était rom. Le témoignage de la demanderesse est demeuré constant sur ce point, et pourtant, il n’a pas été retenu par la SAR. Nulle part dans ses motifs la SAR n’a exprimé de préoccupation concernant les déclarations de la demanderesse sur l’origine rom de son père, mis à part sa conclusion générale selon laquelle le témoignage de la demanderesse n’était pas crédible. Comme son appréciation générale en matière de crédibilité était déraisonnable, la SAR ne pouvait écarter sans motif le témoignage de la demanderesse au sujet de son père. La SAR n’a pas justifié son rejet des éléments de preuve dont elle disposait qui tendaient à démontrer que la demanderesse était au moins à moitié rom. Voilà qui est particulièrement troublant, car la SPR a conclu que, si la demanderesse était à moitié rom, elle risquait tout autant d’être persécutée que si elle avait été rom à part entière :

[traduction]

Le tribunal reconnaît qu’une personne à moitié rom peut tout de même être considérée comme rom et subir la même discrimination qu’une personne rom à part entière. Il se peut très bien que, malgré son origine à moitié rom, la demanderesse ait été perçue comme étant rom à part entière et qu’elle ait été victime de discrimination.

[32] Si la SAR n’était pas d’accord avec la SPR et estimait que la demanderesse devait établir que ses deux parents étaient roms, elle aurait dû expliquer pour quel motif elle le jugeait nécessaire. Or, elle n’a fourni aucune explication.

[33] Les motifs de la SAR ne justifient pas le rejet du témoignage de la demanderesse sur ses origines à moitié rom, et n’expliquent pas en quoi le fait d’être à moitié rom n’aurait pas suffi à établir son origine ethnique. En conséquence, la décision de la SAR est déraisonnable.

[34] Aucune question n’a été proposée aux fins de certification.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4305-20

LA COUR STATUE que la demande est accueillie et que l’appel interjeté auprès de la Section d’appel des réfugiés est renvoyé à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm-4305-20

 

INTITULÉ :

EVA MARKU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

audience TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 SEPTEMBRE 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE zinn

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

le 18 OCTOBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Alexandra Danielle Veall

POUR LA DEMANDERESSE

 

Monmi Goswami

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Grice et associés

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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