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Date : 20060616

Dossier : IMM-5907-05

Référence : 2006 CF 762

Ottawa (Ontario), le 16 juin 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BARNES

 

 

ENTRE :

ANALIZA BATICA

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse, Analiza Batica, sollicite une ordonnance annulant une décision rendue par une agente d’immigration (l’agente) par laquelle celle‑ci a rejeté sa demande de résidence permanente fondée sur une demande de parrainage à titre de conjoint présentée au Canada. Cette demande a été examinée conjointement avec une demande d’établissement présentée pour des considérations humanitaires (CH). La demande CH a également été refusée parce que l’agente n’était pas convaincue que le renvoi de la demanderesse aux Philippines lui causerait des difficultés indues ou excessives. La demande présentée à titre de conjoint a été rejetée parce que l’agente n’était pas convaincue que le mariage avait été contracté de bonne foi. C’est cette conclusion qui est contestée dans la présente demande de contrôle judiciaire et non pas la décision CH.

 

L’historique

[2]               Il n’est pas contesté que la demanderesse a contracté une forme de mariage avec un dénommé Ezekiel Abugao le 16 août 2002 à Scarborough (Ontario); toutefois, après une enquête dans le cadre de laquelle une entrevue fut tenue avec la demanderesse et M. Abugao, l’agente n’était pas convaincue que le mariage n’avait pas été principalement conclu dans le but d’obtenir le statut d’immigrant au Canada.

 

[3]               Il ressort d’un examen du dossier que la demande à titre de conjoint a été mal présentée et qu’il y figurait un certain nombre de contradictions qui avaient inquiété l’agente. De plus, la demanderesse et M. Abugao ont eu de la difficulté à étayer leur cohabitation aux divers endroits où ils ont prétendu avoir vécu ensemble. Presque toute la preuve documentaire qu’ils ont soumise dans le but de corroborer leur relation a été rejetée parce qu’elle n’était pas fiable ou parce qu’elle n’était pas concluante. La façon selon laquelle l’agente a traité cette preuve ne pose pas vraiment de problème.

 

[4]               Le principal argument avancé en l’espèce par la demanderesse a trait au fait que l’agente ne s’est pas informée auprès d’elle quant à deux points, au moins, qui ont été soulevés lors de son enquête et qui ont suscité chez elle des préoccupations et qui semblent avoir contribué à sa décision de rejet. L’une de ces préoccupations qui a été soulevée par les renseignements fournis à l’agente par une tierce partie après l’entrevue que l’agente a eue avec la demanderesse et M. Abugao. L’autre sujet de préoccupation avait trait à une contradiction apparente figurant dans la preuve documentaire à propos du moment où la demanderesse aurait rencontré M. Abugao pour la première fois.

 

Les questions en litige

1.       L’agente était‑elle tenue d’informer la demanderesse quant à une preuve extrinsèque défavorable qu’elle avait obtenue d’une tierce partie?

2.       L’agente était‑elle tenue d’informer la demanderesse quant à ses préoccupations concernant la contradiction apparente figurant dans la preuve documentaire quant au moment où la demanderesse aurait rencontré M. Abugao pour la première fois?

 

L’analyse

[5]               Il n’est pas contesté que la Cour ne doit pas avoir recours à l’analyse pragmatique et fonctionnelle lorsqu’elle examine des allégations de déni de justice naturelle ou d’équité procédurale. Si on conclut qu’il y a eu manquement à la justice naturelle ou à l’équité procédurale, il n’y a pas lieu de faire preuve de retenue et la Cour annulera la décision contestée : voir Benitez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F no 631, 2006 CF 461, paragraphe 44.

 

[6]               L’avocat du défendeur a souligné à juste titre que, en tout temps, en l’espèce, le fardeau de la preuve incombait à la demanderesse et que c’était à elle qu’il incombait de produire une preuve suffisante pour établir l’existence d’un mariage de bonne foi. En l’espèce, la demanderesse a mal expliqué un certain nombre de contradictions importantes figurant dans l’histoire qu’elle a racontée et l’agente a eu certains soupçons raisonnables. Dans un mariage authentique, il ne devrait pas être difficile d’établir la cohabitation et l’existence d’une relation conjugale sérieuse. Cette tâche est de toute évidence plus difficile à accomplir lorsque la relation n’est qu’un leurre. 

 

[7]               Bien que le fardeau de la preuve incombât toujours à la demanderesse, cela ne signifie pas qu’elle n’avait pas le droit d’être informée quant aux préoccupations de l’agente de telle sorte qu’elle puisse tenter d’y répondre. La demanderesse avait également droit d’être informée quant à toute preuve extrinsèque que l’agente avait obtenue de façon indépendante et dont elle a tenu compte pour rendre sa décision de refuser le redressement.

 

[8]               En l’espèce, il y a deux questions qui préoccupaient l’agente et qui figuraient dans ses notes. Celles‑ci font partie du fondement de sa décision, mais n’ont pas été soumises pour explication à la demanderesse ou à M. Abugao. La première de ces questions était la contradiction apparente entre la date mentionnée par la demanderesse quant à sa première rencontre avec M. Abugao à son lieu de travail et la date mentionnée par l’employeur de ce dernier quant au début de son emploi. Bien que cette préoccupation se reflète dans les notes initiales de l’agente, il n’y est aucunement fait mention dans les notes de l’entrevue subséquente qui a eu lieu avec la demanderesse et M. Abugao. Cela a été souligné par l’agente comme étant une contradiction importante et, par conséquent, la demanderesse avait droit qu’on lui demande d’expliquer cette contradiction.

 

[9]               La deuxième préoccupation de l’agente a été soulevée suite aux renseignements qu’elle a obtenus de la part d’une connaissance de la demanderesse et de M. Abugao, lesquels renseignements avaient trait à un appartement loué où la demanderesse et M. Abugao prétendent avoir cohabité.

 

[10]           Il n’est pas contesté que la demanderesse et M. Abugao ont prétendu avoir vécu ensemble à différentes adresses après leur mariage en 2002. L’une de ces adresses a été mentionnée comme étant un appartement situé sur l’avenue Davisville à Toronto (Ontario). Durant l’entrevue, l’agente a cherché comme il se doit à obtenir confirmation de ces conditions d’habitation, comme, par exemple, des baux ou d’autres documents probants.

 

[11]           La demanderesse a produit deux lettres signées par une connaissance, Fermina Esteron, laquelle s’était occupée de procurer le logement en question. Ces lettres visaient à vérifier la cohabitation à deux adresses, notamment à l’appartement de l’avenue Davisville. L’une de ces lettres faisait état que Mme Esteron était la propriétaire de l’appartement de l’avenue Davisville. 

 

[12]           Après la fin de l’entrevue, l’agente a appelé Mme Esteron. Elle a d’abord parlé à la fille de cette dernière et les notes qu’elle a prises lors de cette discussion font état qu’on lui a dit que Mme Esteron n’avait jamais été propriétaire de l’appartement de l’avenue Davisville. Par la suite, Mme Esteron a appelé l’agente et les notes de l’agente quant à cette conversation font état de ce qui suit :

[traduction]

 

Fermina a retourné mon appel. J’ai vérifié avec elle les questions suivantes : 1) A‑t‑elle conservé l’appartement loué au 111, avenue Davisville lorsqu’elle a déménagé. Elle a répondu par la négative. Elle a déménagé à un autre endroit. C’était tout. 2) Était‑elle locataire au 101, place Livonia ou était‑elle propriétaire. Elle a affirmé qu’elle a été locataire jusqu’en mai 2005, date à laquelle elle a décidé de l’acheter.

 

 

Il est surprenant que l’agente ne semble pas avoir demandé à Mme Esteron si la demanderesse et M. Abugao avait cohabité à l’appartement visé. Après tout, l’enquête de l’agente portait principalement sur ce point. Au contraire, sa seule préoccupation apparente a eu trait aux ententes de propriété ou de location que Mme Esteron avait conclues quant aux propriétés visées. Mme Esteron était un témoin qui aurait vraisemblablement pu vérifier si la demanderesse et M. Abugao avaient vécu aux adresses de l’avenue Davisville ou de la place Livonia. Nonobstant le fait qu’elle n’ait pas enquêté directement sur les détails de la cohabitation, l’agente, dans ses notes, a ensuite écrit que [traduction] « leur [la demanderesse et M. Abugao] déclaration selon laquelle ils avaient vécu ensemble au 111, avenue Davisville est établie comme étant fausse ». Je ne vois rien au dossier qui pourrait étayer cette conclusion. En effet, cette conclusion semble être une qualification erronée des renseignements fournis par Mme Esteron. Il est également troublant qu’il y ait des documents de tierce partie dans le dossier adressé à la demanderesse à l’appartement de l’avenue Davisville – notamment une lettre émanant de Citoyenneté et Immigration Canada datée du 6 mai 2004. Cette lettre semble correspondre à l’époque à laquelle la demanderesse et M. Abugao ont prétendu avoir vécu à l’adresse de l’avenue Davisville. 

 

[13]           Toutefois, la principale question ne consiste pas à savoir si l’agente a mal interprété ou mal qualifié cette preuve de présumée cohabitation. La question est que la conclusion défavorable susmentionnée tirée par l’agente a été fondée sur des renseignements que l’agente avait obtenus de la part d’une tierce partie après l’entrevue qui a eu lieu avec la demanderesse et M. Abugao. L’agente était tenue de révéler à la demanderesse les renseignements obtenus ainsi que sa conclusion quant à ceux‑ci, puis de l’inviter à répondre. Elle ne l’a pas fait et, à cet égard, elle a contrevenu à l’un des principes fondamentaux de l’équité.

 

[14]           Cette question d’équité procédurale a déjà été soulevée. Dans Belharkat c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. no 1805, 2001 CFPI 1295, le juge Yvon Pinard a rencontré le même problème dans le contexte d’une demande CH et a conclu ce qui suit :

8      En l'espèce, la demanderesse a soumis comme allégation importante que l'agent avait évalué sa crédibilité en se fondant sur des éléments de preuve extrinsèque sans lui offrir la possibilité de donner son point de vue. Dans Dasent c. Canada (M.C.I.), [1995] 1 C.F. 720, aux pages 730 et 731, le juge Rothstein a défini les « éléments de preuve extrinsèque » comme des « éléments de preuve dont la partie requérante ignore l'existence et que l'agent d'immigration a l'intention d'invoquer pour en arriver à une décision touchant cette partie ».

 

9      En outre, dans Malkine c. Canada (M.C.I.), [1999] A.C.F. n° 1604 (1re inst.) (QL), le juge MacKay a suivi Amoateng c. Canada (M.C.I.), [1994] A.C.F. n° 2000 (1re inst.) (QL) et Shah c. Canada (M.E.I.) (1994), 170 N.R. 238, à la page 239 (C.A.F.), et a statué que se fonder sur des éléments de preuve extrinsèque, sans en informer la partie requérante ni lui permettre de s'exprimer à ce sujet, contrevenait à l'obligation d'agir équitablement.

 

10      Comme dans Amoateng, précitée, l'agent d'immigration dans la présente affaire a rendu sa décision sur la base d'éléments de preuve obtenus d'une personne inconnue, s'est fondé sur ces éléments de preuve qui ne figurent pas au dossier et n'a pas donné l'occasion à la demanderesse de les commenter. Dans ses notes, l'agent mentionne le fait qu' [traduction] « un agent d'immigration a parlé au Dr Alsaffar au sujet de la maladie de la fille et de sa capacité de voyager ». Il n'est fait nulle mention dans la décision, toutefois, de la personne précise qui a eu cette conversation avec le médecin. En outre, il n'y a pas d'affidavit du Dr Alsaffar ou de l'agent d'immigration concerné venant corroborer cette affirmation. Je suis donc d'avis qu'il s'agit là d'une violation de l'obligation d'agir équitablement, comme la demanderesse n'a eu à nul moment l'occasion d'examiner ou de commenter la preuve selon laquelle le médecin avait été induit en erreur, une preuve sur laquelle la décision a manifestement été fondée.

 

11      Une telle violation de l'obligation d'agir équitablement justifie que notre Cour intervienne.

 

 

Voir également Akomah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] A.C.F. no 152, 2002 CFPI 99, paragraphe 10.

 

[15]           Le défendeur a prétendu en l’espèce que l’obligation d’équité susmentionnée pourrait être réduite parce que la demanderesse a invité l’agente à faire l’enquête sur la tierce partie. Je ne crois pas qu’il importe comment l’agente en est venue à faire son enquête. Ce qui importe, c’est qu’elle partage avec la demanderesse les renseignements importants qu’elle a obtenus si ceux‑ci ont en bout de ligne été soupesés au regard des intérêts de la demanderesse dans la décision. Cette question fut analysée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Muliadi c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] 2 C.F. 205 (C.A.F.) où elle a conclu ce qui suit au paragraphe 14 :

14      Pour en revenir à la question de l'appréciation faite par la province de l'Ontario, je ne considère pas que sa transmission à l'agent des visas constitue en soi une erreur. En fait, l'appelant l'avait envisagée et même autorisée au moment où il a présenté sa demande et par la suite. Toutefois, j'estime qu'avant de statuer sur la demande et de prendre la décision à laquelle il était légalement tenu, l'agent aurait dû informer l'appelant de l'appréciation négative et lui donner la possibilité de la corriger ou de la réfuter. Je pense que c'est du même type de possibilité dont parlait la Chambre des lords dans Board of Education v. Rice, [1911] A.C. 179, dans cet extrait souvent cité des motifs du lord chancelier Loreburn, à la page 182 :

 

[traduction] Il peut obtenir des renseignements de la manière qu'il juge la meilleure, en donnant toujours aux parties engagées dans la controverse une possibilité suffisante de corriger ou de contredire toute déclaration pertinente portant préjudice à leur cause.

 

 

 

Ces propos s'appliquent en l'espèce même si la tenue d'une audience pleine et entière n'était pas envisagée. (Kane c. Conseil d'administration (Université de la Colombie-Britannique), [1980] 1 R.C.S. 1105, à la page 1113; voir également Randolph, Bernard et al. v. The Queen, [1966] R.C.É. 157, à la page 164).

 

 

Ce manquement à l’obligation d’équité par l’agente en rapport avec les deux questions en litige susmentionnées suffit pour justifier une annulation de sa décision. La demande de conjoint marié au Canada présentée par la demanderesse sera, par conséquent, renvoyée à un autre agent pour nouvel examen sur le fond.

 

[16]           Si l’une ou l’autre des parties a l’intention de proposer une question à certifier, elle aura sept jours à compter de la date du jugement pour le faire et trois jours seront accordés pour répondre.

 

 


 

JUGEMENT

            LA COUR ORDONNE que la présente demande soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée à un autre agent pour nouvel examen sur le fond.

 

 

« R. L. Barnes »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Claude Leclerc, LL.B., trad. a.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5907-05

 

INTITULÉ :                                       ANALIZA BATICA

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 8 JUIN 2006 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT PAR :                     LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 16 JUIN 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Krassina Kostadinov

 

POUR LA DEMANDERESSE

Lorne McClenaghan

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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