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Federal Court

 

 

 

Cour fédérale

                                                                                                                                 Date : 20040630

 

                                                                                                                           Dossier : T‑1515‑00

 

                                                                                                                  Référence : 2004 CF 942

 

Ottawa (Ontario), le 30 juin 2004

 

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLANCHARD

 

ENTRE :

 

                                                     DAVID JONATHAN WILD

 

                                                                                                                                         demandeur

 

 

                                                                             et

 

 

                                SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

LE SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA

 

                                                                                                                                         défendeurs

 

 

 

                               MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

 

Introduction

 

[1]               David Jonathan Wild a été déclaré coupable de meurtre au deuxième degré le 30 novembre 1989; il s’est vu infliger une peine d’emprisonnement à perpétuité sans aucune possibilité de libération conditionnelle pour une période de dix ans. Il purge sa peine à l’établissement à sécurité moyenne de Mission (Mission), à Mission (Colombie‑Britannique) depuis le 5 juillet 1990.


[2]               Monsieur Wild affirme qu’entre le mois de septembre 1996 et le 1er janvier 2002, certains agents de service, pendant les postes de nuit, faisaient beaucoup de bruit lorsqu’ils effectuaient leurs tournées. Entre autres choses, ils secouaient délibérément la poignée de la porte de sa cellule et ils donnaient des coups de pied sur la porte; ils laissaient la veilleuse allumée dans sa cellule afin de le réveiller. Monsieur Wild affirme avoir donc été privé de sommeil, ce qui a occasionné une altération neurologique.

 

[3]               Monsieur Wild affirme également qu’après avoir intenté la présente action en justice, la fréquence des incidents dont il se plaint a de beaucoup diminué, au point où on ne le réveille plus régulièrement.

 

[4]               L’action est intentée contre Sa Majesté la Reine du chef du Canada et contre le Service correctionnel du Canada. Le Service correctionnel du Canada sera ci‑dessous désigné comme étant « le défendeur ». Monsieur Wild a engagé des poursuites de nature délictuelle contre le défendeur par suite du préjudice qu’il aurait censément subi pendant qu’il était détenu à Mission. Les paragraphes 2 et 5 de la déclaration modifiée indiquent en quoi consiste la preuve du demandeur :

 

[TRADUCTION] 2. Sa Majesté la Reine du chef du Canada (le Service correctionnel du Canada), par l’entremise de [...], a délibérément, sciemment et régulièrement réveillé le demandeur à dessein et inutilement à maintes reprises entre le 21 septembre 1996 et le 31 décembre 2001, ce qui a fait perdre à celui‑ci 509 nuits complètes de sommeil. Le demandeur a été réveillé 312 fois alors qu’il était plongé dans un sommeil rapide, pendant le poste de nuit, soit entre 3 h 30 et 5 h 30, en violation de l’article 69 de la LSCMLC.

 


5. Sa Majesté la Reine du chef du Canada (le Service correctionnel du Canada), par l’entremise de [...], a toujours violé intentionnellement son obligation légale d’agir d’une façon équitable, de s’acquitter de l’obligation de diligence et de respect de la lettre de la loi qui lui incombe et de respecter les objectifs de la politique énoncée dans la DC [Directive du Commissaire 565] publiée par le Commissaire du Service correctionnel du Canada en vertu de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, partie I, articles 69, 70 et 86, en omettant de s’assurer que le demandeur soit traité avec compassion, qu’il ne soit pas porté atteinte à sa dignité et que sa santé actuelle et future ne soit pas compromise.

 

 

 

[5]               Le paragraphe 2 de la déclaration modifiée donne à entendre que la demande est fondée sur un délit intentionnel. Toutefois, dans les observations préliminaires qu’il a faites à l’audience, l’avocat du demandeur a cherché à [TRADUCTION] « clarifier une partie du contenu qui avait initialement été énoncé par M. Wild en sa qualité de demandeur agissant pour son propre compte ». Je déduis de cette déclaration préliminaire que l’avocat a cherché à clarifier la nature de la preuve avancée par le demandeur. Voici ce que l’avocat a dit :

 

[TRADUCTION] Dans cette affaire, une demande fondée sur la négligence sera présentée et M. Wild sollicitera des dommages‑intérêts généraux et exemplaires. Dans les documents initiaux qui ont été déposés avec la déclaration, il a été fait mention d’un chef de dommages‑intérêts qui est souvent décrit comme étant la perte de la capacité de gagner un revenu futur. Ce chef de dommages‑intérêts ne sera pas avancé à l’instruction. En ma qualité d’avocat du demandeur, j’estime, et j’ai expliqué à M. Wild, qu’il y a des problèmes sur le plan de la preuve et qu’il serait difficile et peut‑être impossible pour cette cour d’arriver à une conclusion à ce sujet sous ce chef de dommages‑intérêts.

 

L’accent sera donc ici principalement mis sur l’interruption du sommeil, sur la privation de sommeil, sur les dommages‑intérêts généraux attribuables au préjudice découlant de ces actions et en outre sur les dommages‑intérêts exemplaires fondés sur la conduite de certains défendeurs pour ce qui est du lien de causalité et de la continuation du préjudice subi et du manque de sommeil.

 

 

[6]               Le demandeur a clairement informé la Cour que l’action serait fondée sur la négligence. Les présents motifs porteront donc sur les questions litigieuses qui ont été soulevées, sur la preuve qui a été soumise et sur les arguments qui ont été invoqués sur cette base.


 

[7]               Monsieur Wild sollicite des dommages‑intérêts s’élevant à 3,1 millions de dollars en tout, ce qui comprend la perte de gains futurs ainsi que des dommages‑intérêts punitifs majorés, au sujet desquels des précisions ont été données dans la déclaration modifiée. Comme l’a affirmé dès le début l’avocat de M. Wild, la demande fondée sur la perte de gains futurs est abandonnée, l’instruction devant porter sur la demande fondée sur la privation de sommeil et devant être axée sur le lien de causalité ainsi que sur les dommages‑intérêts généraux et punitifs.

 

[8]               L’instruction a eu lieu à Vancouver (Colombie‑Britannique); elle a commencé le 20 avril 2004 et a duré quatre jours. Trois personnes ont témoigné pour le compte du défendeur : Monsieur Rick Heriot, sous‑directeur intérimaire à Mission, M. Jonathan Ratzlaff, chef des travaux à Mission, et le docteur Eddison Sinanan, médecin spécialisé en oto‑rhino‑laryngologie. Le docteur Sinanan est le seul expert qui a été cité comme témoin à l’instruction. Monsieur Wild était la seule personne à témoigner pour le demandeur dans la présente affaire.

 

Historique

 


[9]               Voici un résumé de la preuve soumise par M. Wild, laquelle dans l’ensemble n’est pas contestée. Monsieur Wild est né en Angleterre au mois de juin il y a soixante‑huit ans. Il a fait ses études en Grande‑Bretagne où il a reçu une formation d’architecte. Avant de s’installer au Canada en 1966, il avait servi pendant six ans en tout dans l’armée anglaise à titre de parachutiste et de réserviste ainsi qu’en d’autres qualités. Monsieur Wild s’est marié en 1959; il a eu trois enfants avec sa conjointe, avec qui il est demeuré marié jusqu’en 1986. Après être arrivé au Canada en 1966, M. Wild a travaillé à de nombreux gros projets à titre de coordonnateur de projet, de conseiller ou de directeur, à Edmonton et à Vancouver. Monsieur Wild a été déclaré coupable de meurtre au deuxième degré en 1989; il a été condamné à l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle pour une période de dix ans. Monsieur Wild a demandé la libération conditionnelle à cinq reprises depuis qu’il y est admissible, mais un refus lui a toujours été opposé.

 


[10]           Monsieur Wild purge sa peine à Mission; depuis son arrivée en 1990, à l’exception d’un bref séjour dans une autre cellule au sein d’une unité différente, il a occupé la cellule N‑15, dans l’unité de logement 3, qui est également connue sous le nom de « Dogwood House ». Une bonne partie du temps a été consacrée à la configuration de la cellule N‑15 et des éléments de preuve ont été présentés à cet égard. Un croquis rudimentaire de la cellule, préparé par M. Wild et intitulé [TRADUCTION] « vue décalée de la cellule » a d’une façon générale été accepté par les parties comme constituant une représentation exacte de la configuration et des dimensions de la cellule. Aux fins qui nous occupent, il est bon de noter les caractéristiques physiques suivantes. La cellule a onze pieds et trois pouces de long et au maximum six pieds et huit pouces de large. À l’entrée de la cellule, du côté opposé au lit de M. Wild, il y a une porte en acier avec un bouton ou une poignée ronde. La porte de la cellule comporte également un judas en vitre de six pouces par six pouces permettant de voir dans la cellule; cette fenêtre est recouverte d’un volet en carton du côté extérieur de la cellule. Le lit de M. Wild est placé le long d’un mur du côté opposé à la porte sous une grande fenêtre. Lorsque l’on regarde dans la cellule depuis la porte en acier, on peut voir une toilette et un lavabo du côté droit de la cellule; une table à dessin occupe une partie importante de l’espace, à gauche. Il n’y a qu’un pied et dix pouces entre la table à dessin et l’armoire vestiaire.

 

[11]           Pendant presque toute la période qui nous intéresse, une armoire vestiaire double était placée entre le lavabo et la tête du lit de M. Wild. La preuve établit que si l’on regardait dans la cellule depuis le judas, la tête du lit où M. Wild reposait sa tête pendant qu’il dormait n’était pas visible, parce que l’armoire vestiaire obstruait la vue. Un seul appareil d’éclairage composé de deux tubes fluorescents et une veilleuse se trouvent au centre du plafond de la cellule. La veilleuse est composée d’une ampoule incandescente de 15 watt que l’on allume en appuyant sur un bouton se trouvant près de la porte en dehors de la cellule. Jonathan Ratzlaff, chef des travaux à Mission, a témoigné que la veilleuse émet une faible lumière, de trois à quatre « candela pied ». Monsieur Ratzlaff a également témoigné que l’appareil d’éclairage qui était utilisé pendant la période qui nous intéresse constitue une amélioration par rapport aux appareils qui étaient autrefois utilisés. Il a expliqué que les nouveaux appareils émettaient une meilleure lumière lorsque les détenus travaillaient ou lisaient et qu’ils constituaient également un meilleur agencement pour les veilleuses. Avec l’ancien système, la veilleuse devait rester allumée pendant que l’agent de service effectuait ses tournées. Or, avec le système actuel, la veilleuse, un gradateur, reste uniquement allumée pendant que l’agent vérifie la cellule individuelle.


 

[12]           Lorsqu’il a été contre‑interrogé, M. Ratzlaff s’est montré fort franc au sujet du bruit que pouvaient faire les boutons de porte des cellules. Il a témoigné que l’on pouvait tourner une poignée de porte comme celle qui était installée sur la porte de la cellule de M. Wild d’environ 10 à 20 degrés et que, si l’on tournait la poignée suffisamment vite, celle‑ci pouvait faire [TRADUCTION] « passablement de bruit ». Il a également confirmé que le bruit résonnait à l’intérieur de la cellule étant donné que la porte de la cellule était en acier.

 

[13]           Monsieur Ratzlaff a également témoigné au sujet des armoires vestiaires installées dans les cellules. Les armoires vestiaires doubles ont été conçues lorsqu’il a été décidé que le tiers des cellules, à Mission, logeraient deux occupants. Or, la cellule de M. Wild ne faisait pas partie des cellules destinées à être occupées par deux détenus. De fait, à l’exception d’un bref séjour dans une autre unité, M. Wild n’a jamais occupé une cellule double. Les doubles armoires vestiaires étaient destinées à être installées à l’intérieur de la cellule en face de la toilette. Toutefois, dans la cellule de M. Wild, la double armoire vestiaire a été installée près de la tête du lit parce que la table à dessin occupait l’espace destiné à l’armoire. Cela étant, les agents qui effectuaient les tournées de nuit ne pouvaient pas voir la tête de M. Wild pendant que celui‑ci dormait parce que l’armoire vestiaire obstruait la vue.

 


[14]           Monsieur Ratzlaff a également témoigné que les détenus trouvaient des façons d’échanger des meubles entre les cellules et que les meubles [TRADUCTION] « se déplaçaient » donc d’une cellule à l’autre. Il a témoigné que les détenus échangent régulièrement des meubles sans aucune formalité. L’avocat du défendeur demande à la Cour d’inférer que M. Wild aurait pu déplacer l’armoire vestiaire n’importe quand. Cette preuve contredit le témoignage de M. Wild qui a déclaré que, même s’il l’avait demandé à plusieurs reprises, il n’avait pas réussi à faire déplacer l’armoire vestiaire de façon que les agents puissent voir sa tête pendant qu’ils effectuaient leurs tournées de nuit. Cette question sera réglée en faveur du défendeur; nous y reviendrons plus loin dans ces motifs.

 

[15]           Enfin, M. Ratzlaff a témoigné que des bouchons d’oreille étaient mis à la disposition de M. Wild et que celui‑ci aurait pu acheter un masque pour les yeux de fabrication commerciale afin de se protéger contre la lumière émise par la veilleuse. Or, selon le témoignage de M. Wild, on n’avait pas mis à sa disposition un masque approprié, même s’il en avait fait la demande, de sorte qu’il s’était vu obligé de fabriquer son propre masque, qu’il n’utilisait pas parce que l’élastique permettant de fixer le masque à la tête se prenait dans ses cheveux et n’était pas confortable. Monsieur Wild a témoigné qu’il avait essayé les bouchons d’oreille, mais qu’il avait cessé de les utiliser. Il avait constaté à un moment donné qu’une oreille s’était infectée, ce qu’il attribuait aux bouchons. Il avait également constaté que lorsqu’il utilisait les bouchons d’oreille, il dormait jusqu’à 10 ou 11 h le lendemain matin et qu’il manquait le petit déjeuner.

 


[16]           Monsieur Wild lit normalement jusqu’à une heure ou 1 h 30 avant de s’endormir. Il a témoigné qu’il n’arrive que rarement [TRADUCTION] « tous les trente‑six du mois » pour reprendre l’expression qu’il a employée, qu’il s’endorme avant une heure. Étant donné qu’il se lève à 7 h, M. Wild dort donc chaque nuit de cinq heures et demie à six heures. Il a été interrogé au sujet de la raison pour laquelle il n’essayait pas d’augmenter son nombre total d’heures de sommeil compte tenu des problèmes d’insomnie qu’il éprouvait censément. Il a témoigné que depuis 1990, il a tenté en vain à trois reprises de modifier ses habitudes de sommeil.

 

[17]           Monsieur Wild affirme avoir commencé à se faire réveiller lorsque de nouvelles procédures ont été mises en œuvre à Mission en 1996. Il n’y avait plus d’agent qui était de service toute la nuit au sein de chaque unité individuelle, à Mission. Après la mise en œuvre des « ordres de poste » le 6 novembre 1996, les tournées de nuit étaient effectuées par trois agents appelés les « patrouilleurs ». Ces trois agents devaient effectuer les patrouilles dans toutes les unités, à Mission. Sous le titre [TRADUCTION] « Fonctions », l’ordre de poste en question prévoit ce qui suit :

[TRADUCTION] 7. L’agent de correction :

 

a) surveille la résidence en effectuant au moins une patrouille à chaque heure jusqu’à 6 h les jours où les détenus travaillent et jusqu’à 7 h 45 les autres jours. Le système Deister est utilisé pour enregistrer ces patrouilles. Dans le cadre de la surveillance de la résidence pendant cette période, l’agent s’assure notamment que tous les détenus sont présents et qu’ils sont en vie.

 

[18]           Selon un ordre de poste subséquemment publié, l’agent s’assure également [TRADUCTION] « [...] que la porte de la cellule est bien verrouillée ».

 


[19]           Monsieur Wild affirme qu’après 1996, les tournées nocturnes qui étaient effectuées le réveillaient à chaque heure. Il attribue en partie le problème aux stagiaires qui faisaient partie de l’équipe de trois agents chargée des tournées nocturnes. Il a témoigné que l’agent qui effectuait les tournées allumait la veilleuse dans sa cellule en appuyant sur le bouton à l’extérieur de la cellule et en tenant le doigt sur le bouton tant qu’il ne bougeait pas ou tant qu’il ne faisait pas quelque chose, et que l’agent relâchait ensuite le bouton. Monsieur Wild a témoigné que, lorsque l’agent éteignait la lumière de sa cellule et qu’il se rendormait, la veilleuse se rallumait aux trente minutes et que cela s’était fréquemment produit entre 1997 et le mois d’août 2001. De plus, M. Wild affirme qu’après 1996, on secouait bruyamment à maintes reprises le bouton de la porte de sa cellule et qu’il arrivait passablement souvent que l’agent ne soulève pas le volet recouvrant le judas, de sorte qu’il ne pouvait pas voir quel agent était là. Monsieur Wild a inféré que l’agent secouait la poignée de la porte à dessein pour le réveiller, étant donné qu’il ne soulevait pas le volet pour vérifier la cellule. En ce qui concerne le fait que l’on vérifiait ou tournait bruyamment le bouton de la porte, M. Wild a fondamentalement témoigné qu’après 1996, le bruit a augmenté et que la chose se produisait de plus en plus souvent.

 


[20]           Monsieur Wild a également témoigné que les coups de pied assenés sur la porte le réveillaient. Il a relaté qu’on avait donné des coups de pied sur la porte à maintes reprises et il soupçonnait que c’étaient des agents qui portaient des bottes qui donnaient des coups. À un moment donné, après que le bruit que faisaient les coups de pied assenés sur la porte l’eut réveillé, il a remarqué le lendemain matin des marques noires laissées par des bottes dans le bas de la porte à l’extérieur de sa cellule. Selon son témoignage, les marques [TRADUCTION] « [...] pouvaient uniquement être faites par le type de bottes à semelles de caoutchouc que les agents de correction portent, [...] la semelle étant en caoutchouc noir ».

 

[21]           Monsieur Wild a désigné nommément cinq membres individuels du personnel qui vérifiaient ou tournaient fréquemment la poignée de la porte en faisant du bruit. Il est inutile de désigner ces agents dans les présents motifs. Il suffit de noter que, selon M. Wild, lorsque ces agents étaient de service, ils secouaient bruyamment la poignée de la porte en 1997 [TRADUCTION] « deux ou trois fois chaque nuit, quatre ou cinq fois par semaine parfois, et [qu’]il y avait ensuite une interruption lorsque l’agent n’était pas de service ». À un moment donné, M. Wild a confronté l’un des agents qu’il a pu identifier. Voici ce que M. Wild a témoigné au sujet de l’altercation qu’il a eue avec l’agent :

 

[TRADUCTION] Il a dit : « Je sais que je peux vous déranger lorsque ça me tente. » Je lui ai répondu : « Misérable, pourquoi faites‑vous cela? » « Je sais que je vous dérange lorsque je secoue le bouton de porte à une heure du matin. »

 

 

[22]           Les membres individuels du personnel que M. Wild a identifiés n’ont pas été cités par le défendeur pour répondre aux allégations de M. Wild.

 

[23]           Pendant la période qui nous intéresse, M. Wild a tenu un journal fort détaillé des cas dans lesquels il se réveillait; il notait la nature du bruit qui le réveillait et le moment précis, en mettant le téléviseur au canal de la météo, dans sa cellule, l’heure exacte étant affichée sur l’écran.


 

Points litigieux

[24]           L’affaire soulève trois questions :

 

A.        Le défendeur a‑t‑il une obligation de diligence envers le demandeur?

 

B.        Existe‑t‑il un nombre suffisant d’éléments de preuve permettant d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que le défendeur a manqué à l’obligation de diligence qui lui incombait envers le demandeur?

 

C.        S’il y a eu manquement, existe‑t‑il un lien de causalité entre les actions négligentes des employés du défendeur et le dommage allégué par le demandeur?

 

Analyse

A.        Le défendeur a‑t‑il une obligation de diligence envers le demandeur?

[25]           Il est généralement reconnu en droit qu’une action fondée sur la négligence nécessite une décision selon laquelle il existe une obligation de diligence, un manquement à l’obligation de diligence et un lien de causalité entre les actes ou omissions du défendeur et le présumé préjudice en résultant : voir A.M. Linden et L.N. Klar, Canadian Tort Law, 11e éd. (Toronto : Butterworths Canada Ltd., 1999).

 


[26]           La responsabilité de l’État en droit de la responsabilité civile délictuelle est fondée sur l’article 3 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C‑50, dans sa forme modifiée (la LRCE), lequel est ainsi libellé :


En matière de responsabilité, l’État est assimilé à une personne pour :

 

The Crown is liable for the damages for which, if it were a person, it would be liable:_

 

 

 

a) dans la province de Québec :

 

(a) in the Province of Quebec, in respect of

 

 

 

(i) le dommage causé par la faute de ses préposés,_

 

(i) the damage caused by the fault of a servant of the Crown, or

 

 

 

(ii) le dommage causé par le fait des biens qu’il a sous sa garde ou dont il est propriétaire ou par sa faute à l’un ou l’autre de ces titres;

 

(ii) the damage resulting from the act of a thing in the custody of or owned by the Crown or by the fault of the Crown as custodian or owner; and

 

 

 

b) dans les autres provinces :

 

(b) in any other province, in respect of

 

 

 

(i) les délits civils commis par ses préposés,_

 

(i) a tort committed by a servant of the Crown, or

 

 

 

(ii) les manquements aux obligations liées à la propriété, à l’occupation, à la possession ou à la garde de biens.

 

L.R. (1985), ch. C‑50, art. 3; 2001, ch. 4, art. 36_

 

(ii) a breach of duty attaching to the ownership, occupation, possession or control of property.

 

 

R.S., 1985, c. C‑50, s. 3; 2001, c. 4, s. 36.3.

 

 

 


 

[27]           Dans la décision Bastarache c. Canada, [2003] A.C.F. no 1858, la juge Layden‑Stevenson a succinctement énoncé le droit qui s’applique à la responsabilité de l’État dans le contexte d’un établissement correctionnel. Au paragraphe 19 de ses motifs, la juge a dit ce qui suit :

 

Il s’agit d’une responsabilité du fait d’autrui. Dans le présent contexte, il faut établir qu’un agent du pénitencier, agissant dans l’exercice de ses fonctions, a fait (ou a omis de faire) ce qu’une personne raisonnable occupant le même poste n’aurait pas fait (ou aurait fait), créant ainsi un risque prévisible de préjudice pour le détenu, de sorte qu’il y avait responsabilité : Timm c. Canada, [1965] R.C.É. 174; Coumont c. Canada (Service correctionnel) (1994) 77 F.T.R. 253 (1re inst.); Iwanicki v. Ontario (Minister of Correctional Services) (2000), O.T.C. 181 (Sup. Ct. Jus.).


 

[28]           Le fonctionnement du système correctionnel fédéral est régi par la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 (la LSCMLC) et son règlement d’application. L’article 5 de la LSCMLC prévoit que le Service correctionnel du Canada (SCC) est entre autres chargé des tâches suivantes :


5. Est maintenu le Service correctionnel du Canada, auquel incombent les tâches suivantes :

 

5. There shall continue to be a correctional service in and for Canada, to be known as the Correctional Service of Canada, which shall be responsible for

 

 

 

a) la prise en charge et la garde des détenus;

 

(a) the care and custody of inmates;

 

 

 

b) la mise sur pied de programmes contribuant à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale;

 

[...]

 

(b) the provision of programs that contribute to the rehabilitation of offenders and to their successful reintegration into the community;

 

(...)

 

 

 


 

[29]           L’article 3 de la LSCMLC énonce comme suit l’objet du système correctionnel fédéral :


Le système correctionnel vise à contribuer au maintien d’une société juste, vivant en paix et en sécurité, d’une part, en assurant l’exécution des peines par des mesures de garde et de surveillance sécuritaires et humaines, et d’autre part, en aidant au moyen de programmes appropriés dans les pénitenciers ou dans la collectivité, à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale à titre de citoyens respectueux des lois.

 

The purpose of the federal correctional system is to contribute to the maintenance of a just, peaceful and safe society by: 

(a) carrying out sentences imposed by courts through the safe and humane custody and supervision of offenders; and

(b) assisting the rehabilitation of offenders and their reintegration into the community as law‑abiding citizens   through the provision of programs in penitentiaries and in the community.

 

 

 

 


 

[30]           Les alinéas 4d) et 4e) de la LSCMLC énoncent les principes législatifs qui guident le SCC dans la réalisation du but précité; ces dispositions sont ainsi libellées :



d) les mesures nécessaires à la protection du public, des agents et des délinquants doivent être le moins restrictives possible;

e) le délinquant continue à jouir des droits et privilèges reconnus à tout citoyen, sauf de ceux dont la suppression ou restriction est une conséquence nécessaire de la peine qui lui est infligée;

 

(d) that the Service use the least restrictive measures consistent with the protection of the public, staff   members and offenders;

(e) that offenders retain the rights and privileges of all members of society, except those rights and privileges that are necessarily removed or restricted as a consequence of the sentence;

 

 

 

 


 

[31]           La question du traitement et des conditions de vie des détenus est expressément traitée aux articles 69 et 70 de la LSCMLC, qui prévoient ce qui suit :


69. Il est interdit de faire subir un traitement inhumain, cruel ou dégradant à un délinquant, d’y consentir ou d’encourager un tel traitement.

 

69. No person shall administer, instigate, consent to or acquiesce in any cruel, inhumane or degrading treatment or punishment of an offender._

 

 

 

70. Le Service prend toutes mesures utiles pour que le milieu de vie et de travail des détenus et les conditions de travail des agents soient sains, sécuritaires et exempts de pratiques portant atteinte à la dignité humaine.

 

70. The Service shall take all reasonable steps to ensure that penitentiaries, the penitentiary environment, the living and working conditions of inmates and the working conditions of staff members are safe, healthful and free of practices that undermine a person’s sense of personal dignity.

 

 

 

 


 


[32]           Je suis convaincu que le défendeur a envers le demandeur une obligation de diligence. Le défendeur reconnaît qu’il existe une obligation de diligence envers les détenus à Mission. L’obligation est essentiellement énoncée dans les dispositions législatives précitées. Selon la position prise par le défendeur, eu égard aux circonstances de la présente affaire, l’obligation de diligence du défendeur est définie par les diverses dispositions précitées de la LSCMLC ainsi que par les Directives du Commissaire, par les ordres permanents de l’établissement et par les ordres de poste, qui sont inclus dans le dossier de la présente instance. Le contenu de l’obligation de diligence est bien établi dans la jurisprudence. Les autorités carcérales ont l’obligation de faire preuve d’une diligence raisonnable pour assurer la santé et la sécurité des détenus pendant qu’ils sont sous garde : Timm c. Canada, [1965] 1 Ex. C.R. 174; Abbott c. Canada (1993), 64 F.T.R. 81 (1re inst.); Oswald c. Canada (1997) 126 F.T.R. 271 (1re inst.).

 

B.        Le défendeur a‑t‑il manqué à l’obligation de diligence qui lui incombait envers le demandeur?

[33]           La deuxième question consiste à savoir si l’obligation de diligence que le défendeur a envers M. Wild a été violée. Autrement dit, les actes ou omissions du défendeur enfreignent‑ils la norme de conduite de la personne raisonnable qui fait preuve de la prudence ordinaire eu égard aux circonstances : Russell c. Canada 2000 BCSC 650, [2000] B.C.J. no 848. Afin de déterminer si la norme a été respectée dans ce cas‑ci, il faut examiner les normes du SCC qui s’appliquent aux établissements à sécurité moyenne lorsque les agents de service effectuent leurs tournées horaires la nuit et, en second lieu, ce qui a été fait dans ce cas‑ci.

 


[34]           Monsieur Rick Heriot, sous‑directeur intérimaire à Mission, a témoigné pour le compte du défendeur. Il a travaillé au SCC pendant près de 30 ans à titre d’agent de correction et en de nombreuses autres qualités. Il a commencé à travailler à Mission en 1977, où il a été affecté d’une façon intermittente pendant une vingtaine d’années. Il est retourné à Mission pour la dernière fois en l’an 2000. Il a témoigné au sujet des procédures qui s’appliquent à Mission, selon lesquelles il faut vérifier si les détenus sont présents à n’importe quel moment de la journée. Il a décrit au profit de la Cour le régime de sécurité en place à l’établissement à l’égard du dénombrement et des tournées nocturnes ainsi que de la façon dont ces tournées devaient être effectuées.

 

[35]           Monsieur Heriot a fait référence à l’objectif de la politique relative au dénombrement des détenus, lequel est énoncé dans la Directive du Commissaire en date du 6 mars 1996 : « Exercer un contrôle à la fois humain, sûr et sans risque sur les détenus en s’assurant de leur présence et de leur bien‑être par le biais d’un système de dénombrement des détenus. » Il a fait remarquer que les ordres de poste à Mission visaient à donner un aperçu ou à énoncer par étapes la procédure que les agents doivent suivre pendant qu’ils effectuent leur poste. Il a déclaré que l’on s’attend à ce que les agents connaissent les ordres de poste. Quant à l’ordre de poste qui s’applique actuellement à Mission à l’égard des fonctions des agents pendant les tournées nocturnes, M. Heriot a témoigné que les agents doivent être constamment au courant des allées et venues des détenus et qu’ils sont également tenus de s’assurer que le détenu est en vie et qu’il respire. Il a également déclaré que les agents doivent s’assurer que les portes des cellules sont bien verrouillées. Monsieur Heriot a décrit d’une façon fort détaillée comment un groupe de trois agents, appelés patrouilleurs, effectuaient des tournées dans toutes les unités à Mission. Il fallait effectuer des tournées à chaque heure afin de s’assurer que les détenus étaient en vie et respiraient. Le témoin a expliqué qu’à Mission, il y avait eu des tentatives de suicide et que, dans certains cas, les détenus avaient des problèmes d’ordre médical. Il a déclaré que lorsque les tournées étaient effectuées, il fallait utiliser le moins de lumière possible pour déterminer si le détenu en cause était vivant et respirait.


 

[36]           Monsieur Heriot a également déclaré que les détenus, à Mission, recevaient des bouchons d’oreille et pouvaient prendre des dispositions en vue d’acheter un masque pour les yeux s’ils le voulaient.

 

[37]           En ce qui concerne la question du bruit excessif la nuit, M. Heriot a déclaré qu’il fallait parfois procéder à des fouilles dans les unités pendant la nuit et qu’on faisait alors le moins de bruit possible. Lorsqu’ils vérifiaient les portes des cellules, les agents devaient simplement tourner délicatement la poignée et essayer de la tirer pour voir si elle était intacte et si la porte était bien fermée. Monsieur Heriot a fait part de sa longue expérience lorsqu’il s’agissait d’effectuer des tournées nocturnes et de vérifier l’état des détenus. Il a témoigné avoir effectué le dénombrement nocturne des centaines de fois et que, même si cela prenait parfois un peu de temps, il s’assurait toujours que le détenu respirait en observant les mouvements de sa poitrine. Il a déclaré qu’en général, on ne réveille pas le détenu. En réponse aux questions de l’avocat de M. Wild, M. Heriot a déclaré qu’aucun document n’était rédigé pour indiquer l’heure et la date à laquelle un agent aurait réveillé un détenu pendant les tournées de nuit. Quant aux plaintes déposées par les détenus, M. Heriot a déclaré que des mesures pouvaient être prises si un détenu se plaignait chaque jour d’être réveillé, mais qu’à sa connaissance, il n’y avait pas beaucoup de plaintes à ce sujet.

 


[38]           Monsieur Wild a reconnu que certaines portes de cellules étaient de temps en temps déverrouillées à Mission. Selon lui, la sécurité de l’établissement n’était pas compromise, mais il a néanmoins reconnu que les [TRADUCTION] « tournées horaires nocturnes » visent essentiellement à vérifier de nouveau si les portes sont verrouillées. Monsieur Wild affirme qu’entre 1990 et 1996, il ne peut se rappeler que d’une demi‑douzaine de cas dans lesquels la poignée de sa porte avait été secouée après 23 h et qu’on ne l’avait jamais fait après une heure ou 2 h. Il affirme qu’après 1996, certains agents qui procédaient aux tournées nocturnes ont agi d’une façon irrégulière à son endroit et ont excédé leurs attributions en le réveillant inutilement pendant une longue période, ce qui a causé le préjudice allégué.

 


[39]           Je fais une inférence défavorable par suite de l’omission du défendeur de présenter des éléments de preuve à l’encontre des allégations que le demandeur a faites au sujet des activités de certains membres du personnel, en particulier lorsque les membres concernés du personnel peuvent clairement être identifiés. Quant aux allégations selon lesquelles il aurait à maintes reprises été réveillé pendant la nuit, je retiens la preuve de M. Wild. Je conclus qu’il est digne de foi et je n’ai aucune raison de ne pas le croire. Eu égard à la preuve, je suis convaincu selon la prépondérance des probabilités que M. Wild a été réveillé intentionnellement et inutilement par certains agents qui effectuaient les tournées de nuit à Mission. Je suis convaincu que M. Wild a été réveillé comme il l’a déclaré entre 1996 et 2001 par le bruit que les agents faisaient en secouant la poignée de la porte de sa cellule et parce que les agents laissaient la veilleuse allumée, donnaient des coups de pied sur la porte de la cellule, faisaient claquer la porte de la douche et faisaient du bruit en procédant aux tournées de nuit.

 

[40]           Monsieur Wild a déposé de nombreuses plaintes entre 1996 et 2001 parce que les patrouilleurs le réveillaient inutilement pendant la nuit. Les plaintes ont en général été reçues; elles ont été jugées fondées et elles ont été accueillies en totalité ou en partie.

 


[41]           Dans un cas où une plainte avait été déposée au sujet du bruit causé par le personnel qui vérifiait la [TRADUCTION] « salle de douches nord », on a réglé l’affaire en ordonnant au personnel de verrouiller la porte avant que l’unité soit fermée à 22 h 45. Quant à la plainte principale que M. Wild a déposée au sujet du bruit que les agents faisaient en secouant les poignées de la porte et du fait que les agents laissaient les veilleuses allumées pendant de longues périodes, les réponses données au fil des ans montraient que l’on reconnaissait qu’il fallait que le personnel fasse le moins de bruit possible et qu’il fasse preuve de [TRADUCTION] « courtoisie » lorsque les délinquants dormaient. Monsieur Wild a été informé [TRADUCTION] qu’« il n’était pas réaliste de s’attendre à ce qu’il n’y ait pas de bruit ou de lumière pendant la nuit ». Plus d’une fois les réponses indiquent que l’on a rappelé au personnel de l’unité qu’il fallait faire attention lorsque les délinquants dormaient. Selon M. Wild, les autorités de l’établissement de Mission avaient fait fort peu de choses pour répondre aux plaintes qu’il avait déposées et pour empêcher les patrouilleurs de le réveiller inutilement. Les autorités, à Mission, ont répondu à une plainte déposée au deuxième palier le 27 avril 2000 en énonçant des motifs dans lesquels elles disaient que [TRADUCTION] « cette question [avait été] réglée d’une façon appropriée à l’établissement de Mission et [qu’]il n’[était] pas nécessaire de prendre des mesures additionnelles au deuxième palier ».

 

[42]           Le défendeur affirme que M. Wild a omis de prendre les mesures nécessaires pour limiter le préjudice résultant de la perte de sommeil. Il déclare que M. Wild a refusé d’aménager autrement sa cellule en déplaçant l’armoire vestiaire double, de façon à ce que les agents puissent voir sa tête pendant les tournées de nuit. Monsieur Wild a témoigné qu’il avait fait une demande à ce sujet et qu’on lui avait opposé un refus. Toutefois, il admet que l’armoire vestiaire a en fin de compte été enlevée sans formalités en 2002. Cela accorde du poids au témoignage de M. Ratzlaff selon lequel pareilles dispositions au sujet de l’ameublement se trouvant dans les cellules sont communément prises. Je retiens la prétention du défendeur sur ce point et je conclus que M. Wild aurait pu faire enlever l’armoire vestiaire double plus tôt s’il l’avait voulu. Toutefois, M. Wild s’est efforcé de rendre sa tête plus visible en la soulevant sur un oreiller. Le défendeur ne semble pas avoir contesté cette preuve.

 


[43]           Le défendeur affirme également que M. Wild a refusé d’utiliser des bouchons d’oreille et un masque pour les yeux, ce qui aurait pu empêcher en bonne partie la présumée perte de sommeil. Je conviens que l’utilisation de bouchons d’oreille aurait pu remédier énormément à la perte de sommeil. Selon la preuve présentée par le demandeur, l’utilisation de bouchons d’oreille le faisait dormir jusqu’à 10 ou 11 h le lendemain matin, de sorte qu’il manquait le petit déjeuner. L’utilisation de bouchons d’oreille aurait bien pu empêcher dans bien des cas le demandeur de se réveiller, comme aurait pu le faire l’utilisation d’un masque convenable pour les yeux. Cependant, à coup sûr, l’argument relatif à la limitation que le défendeur a avancé en ce qui concerne l’utilisation d’un masque pour les yeux et de bouchons d’oreille ne saurait justifier une conduite inappropriée de la part du personnel, dans la mesure où pareille conduite peut être établie. Les détenus devraient avoir droit à une nuit de sommeil paisible, sans être réveillés inutilement aussi souvent et pendant tout le temps que M. Wild l’allègue.

 


[44]           Je reconnais que le personnel avait certaines tâches à accomplir lorsqu’il effectuait les tournées horaires nocturnes. Il devait notamment se conformer aux instructions précises énoncées dans les ordres de poste à Mission. Ces tournées nocturnes sont tout à fait justifiées et souhaitables dans un milieu carcéral lorsqu’il s’agit d’assurer la sécurité du public et des détenus. Je me rends bien compte que l’agent qui effectue ces tournées doit observer le détenu afin de s’assurer que celui‑ci est de fait vivant et qu’il doit également vérifier la poignée de la porte de chaque cellule étant donné que les portes des cellules, à Mission, sont verrouillées manuellement puisqu’il n’y a pas de système électronique de verrouillage des portes. Je reconnais également que, de temps en temps, les agents réveillent par inadvertance les détenus en effectuant leurs tournées. Le personnel est tenu de s’acquitter de ces tâches, mais il doit le faire en dérangeant le moins possible les détenus. Avant 1996, les tournées horaires nocturnes ne posaient pas de problème ou du moins les détenus ne se plaignaient pas d’être constamment et régulièrement réveillés. Il est également intéressant de noter que, depuis l’année 2002, l’on réveille beaucoup moins les détenus, semble‑t‑il. Il reste à savoir pourquoi il en est ainsi. Monsieur Wild affirme que les patrouilleurs ont changé d’attitude parce qu’il a intenté la présente action en justice. Il n’existe pas suffisamment d’éléments de preuve permettant de tirer une conclusion sur ce point. Toutefois, il existe suffisamment d’éléments de preuve me permettant de conclure, selon la prépondérance des probabilités, que certains gardes qui effectuaient les tournées nocturnes à Mission entre les années 1996 et 2001 étaient coupables d’une inconduite et qu’ils réveillaient intentionnellement et inutilement M. Wild. Je suis convaincu que les tournées horaires nocturnes peuvent être effectuées, et qu’à l’heure actuelle elles sont de fait effectuées, d’une façon qui permet aux agents de s’acquitter de leurs tâches, comme le prescrivent les ordres permanents et les ordres de poste en vigueur à Mission, sans réveiller nécessairement les détenus.

 


[45]           Les réponses données par les autorités à Mission à la suite des plaintes déposées par M. Wild semblent à première vue constituer un effort sincère visant à résoudre les problèmes soulevés, mais elles ne règlent pas pour autant la question réelle qui est en litige. Compte tenu de la preuve, je conclus qu’un petit nombre d’agents de service la nuit cherchaient à dessein à réveiller M. Wild pendant les tournées horaires nocturnes. Je suis convaincu que ces réveils nocturnes étaient en général délibérés et inutiles. Je conclus que les actions des agents du défendeur ne respectent pas la norme de conduite à laquelle doit se conformer la personne raisonnable qui fait preuve d’une prudence ordinaire eu égard aux circonstances. Le défendeur était tenu de surveiller la conduite et le rendement de son personnel et, plus précisément dans le cas qui nous occupe, d’enquêter sur le personnel qui commettait des abus. Cette obligation existe en l’espèce compte tenu des allégations que M. Wild a faites. Le défendeur a omis de prendre les mesures nécessaires pour empêcher cette conduite inacceptable de la part de son personnel, même après que M. Wild se fut plaint à maintes reprises. Je conclus donc que le demandeur a satisfait à l’obligation qui lui incombait d’établir un manquement à l’obligation de diligence que les employés, à Mission et, en raison de la responsabilité du fait d’autrui, que le défendeur avaient envers lui.

 

C.        Existe‑t‑il un lien de causalité entre les actions négligentes des employés du défendeur et le dommage allégué par le demandeur?

[46]           Comme il en a déjà été fait mention dans ces motifs, une fois que le manquement à l’obligation de diligence est établi, la preuve concernant le lien de causalité devient essentielle lorsqu’il s’agit de déterminer si une action fondée sur la négligence est établie. Par conséquent, une conclusion de responsabilité nécessite une décision selon laquelle il existe un lien de causalité entre les actes ou omissions du défendeur et le préjudice en résultant.

 


[47]           Le demandeur affirme qu’une conséquence directe de la privation de sommeil causée par les actions négligentes du défendeur est qu’il a subi une altération neurologique qui s’est manifestée par des maux de tête quotidiens constants, une vision trouble ou une vision double, un manque d’équilibre, une légère dépression, de l’irritabilité, la perte de concentration et la phobie de se blesser accidentellement sur un chantier de construction, et notamment l’impossibilité de s’adonner à des loisirs comme le cyclisme, les randonnées pédestres et la natation. Le défendeur déclare que la demande doit être rejetée puisque la preuve n’établit pas l’existence d’un lien de causalité entre le présumé manquement et le préjudice que le demandeur allègue avoir subi.

 

[48]           Selon les rapports médicaux et cliniques qui ont été produits en preuve, la plupart des troubles dont se plaint le demandeur dans sa demande existaient avant 1996, soit l’année au cours de laquelle ce dernier affirme avoir commencé à être privé de sommeil à Mission. La plupart de ces troubles sont confirmés par M. Wild, qui a témoigné avoir été grièvement blessé à la tête, notamment lorsqu’il était tombé de sa bicyclette dans son enfance, ainsi que lors d’accidents de voiture et en jouant au soccer. Monsieur Wild a subi 16 ou 17 commotions, dont la plupart ont exigé son hospitalisation. Il a témoigné avoir subi de graves blessures au dos par suite de divers accidents, notamment en faisant du parachutisme lorsqu’il était dans l’armée, et lorsqu’il avait été renversé par un autobus. La preuve établit que la vision de M. Wild était trouble ou que M. Wild voyait double à maintes reprises avant 1996. Monsieur Wild concède que les étourdissements et la nausée dont il est atteint pourraient fort bien résulter des blessures qu’il a subies à la tête par le passé. Il a également témoigné qu’en 1991, pendant qu’il purgeait sa peine à Mission, il avait eu un étourdissement, ce qui a été l’une des principales raisons pour lesquelles il a cessé de travailler à l’atelier d’ébénisterie Corcan.

 


[49]           Le docteur Eddison Sinanan est le seul témoin expert qui a été cité à l’instruction. Il est médecin et se spécialise en oto‑rhino‑laryngologie, et principalement en otoneurologie. Le docteur Sinanan a examiné M. Wild le 17 mars 2003. L’entrevue a duré près de quatre heures, avec une pause de 20 minutes pour le déjeuner. Le rapport d’expert du docteur Sinanan a été reçu en preuve. L’entrevue et l’examen visaient à permettre de connaître les antécédents de M. Wild et à procéder à un examen physique au sujet en particulier des étourdissements et du présumé rapport avec la privation de sommeil réelle ou alléguée.

 

[50]           Dans son rapport, le docteur Sinanan a déclaré ce qui suit au sujet des nombreuses blessures que M. Wild avait subies au cou et à la tête : [TRADUCTION] « Monsieur Wild avait déjà subi de graves blessures au cou et à la tête, accompagnées de commotions; il s’est d’abord blessé en 1950, puis à deux reprises pendant les années où il jouait au soccer et il s’est grièvement blessé pendant qu’il était dans le militaire britannique lorsqu’il a fait une chute verticale de dix pieds la tête la première et qu’il a été hospitalisé par suite de déficiences neurologiques transitoires. Plus tard en 1996, il a eu un accident de voiture et par la suite il s’est blessé sur un chantier de construction lorsqu’une élingue mesurant deux pieds sur quatre pieds est tombée sur sa tête et l’a assommé; il s’est en outre heurté la tête sur la traverse supérieure de la portière d’une fourgonnette et a subi une commotion. »

 


[51]           Le docteur Sinanan a conclu que les plaintes de M. Wild, en ce qui concerne les étourdissements, semblent être confuses et inhabituelles; à son avis, elles n’ont rien à voir avec le fait que l’on réveillerait censément fréquemment M. Wild. Le docteur Sinanan a ajouté qu’il y avait de nombreuses autres causes et des troubles organiques réels qui auraient pu entraîner des troubles du sommeil au fil des ans. À la page 10 de son rapport, le docteur Sinanan examine en détail ces nombreux problèmes, entre autres : une maladie discale lombaire causant de graves maux de dos dès 1990, de graves douleurs attribuables à des calculs rénaux, des épisodes peu sérieux d’étourdissement causés par un bras fracturé, un traitement en 1993 pour les étourdissements et pour l’apparition soudaine de troubles de la vue, qui était embrouillée, des traitements pour des maux de tête et une dépression dans les années 1980, un traitement pour un traumatisme de la colonne vertébrale en 1988 et pour une blessure à la tête subie pendant que M. Wild jouait au soccer en 1992.

 

[52]           Je souscris à l’argument du défendeur selon lequel aucun élément de preuve n’étaye la prétention du demandeur selon laquelle son irritabilité résulte de la privation de sommeil, ou qu’il n’était pas irritable avant 1996. La preuve relative à la cause de la présumée perte de concentration n’est pas non plus convaincante. De plus, il m’est fort difficile de constater l’existence d’un lien entre la privation de sommeil et la phobie de se blesser accidentellement sur un chantier de construction. À part la simple déclaration de M. Wild selon laquelle il est atteint d’un tel trouble, il n’existe aucun élément de preuve à l’appui. Je ne puis voir non plus comment cette allégation peut de toute façon donner lieu au paiement d’une indemnité puisque, à l’heure actuelle, M. Wild purge une peine d’emprisonnement à perpétuité et qu’il est peu probable qu’il se trouve sur un chantier de construction.

 


[53]           La preuve établit clairement qu’à maintes reprises, avant 1996, M. Wild était atteint de maux de tête, que sa vision était trouble ou qu’elle était double, qu’il perdait l’équilibre, et qu’il avait le vertige ou avait des étourdissements. La prétention relative au fait que la privation de sommeil a causé le diploé, le vertige ou les étourdissements découle du diagnostic que le demandeur a lui‑même fait. Le demandeur n’a soumis aucune preuve médicale à l’appui de ces allégations et aucune preuve montrant que l’inconduite des agents a aggravé son état. Je retiens l’avis d’expert du docteur Sinanan et les conclusions dont il a ci‑dessus été fait mention. Bon nombre d’éléments de preuve étayent l’avis du docteur Sinanan et la thèse selon laquelle de nombreuses autres causes et des problèmes organiques réels pouvaient avoir causé les troubles de sommeil éprouvés par M. Wild au fil des ans.

 

Conclusion

[54]           Pour les motifs susmentionnés, je conclus que le défendeur avait une obligation de diligence envers le demandeur et qu’il a manqué à cette obligation. Toutefois, le demandeur a omis d’établir l’existence d’un lien de causalité entre les actes ou omissions du défendeur et le présumé préjudice en résultant. L’action fondée sur la négligence que le demandeur a intentée doit donc être rejetée.

 


[55]           En règle générale, les dépens suivent l’issue de la cause. Toutefois, les circonstances particulières de l’affaire justifient que l’on s’arrête d’une façon spéciale à la question de l’adjudication des dépens. Le demandeur a omis d’établir l’existence d’un lien de causalité, soit l’un des éléments nécessaires lorsqu’il s’agit d’établir la négligence. Toutefois, le demandeur a réussi à établir un manquement à l’obligation de diligence que le défendeur avait envers lui, soit un aspect important du présent litige. En outre, le défendeur n’a pas aidé la Cour en répondant aux allégations sérieuses que M. Wild avait faites. Je souligne qu’aucun des agents qui se sont livrés à l’inconduite n’a été cité par le défendeur. À mon avis, l’inconduite des agents du défendeur était répréhensible et ne saurait être sanctionnée. J’exercerai donc mon pouvoir discrétionnaire en ordonnant au défendeur de verser les dépens au demandeur, ceux‑ci devant être taxés à l’extrémité supérieure de la colonne III du tableau figurant au tarif B.

 

                                                               ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.         L’action est rejetée.

 

2.         Le défendeur doit verser les dépens au demandeur, ceux‑ci devant être taxés à l’extrémité supérieure de la colonne III du tableau figurant au tarif B.

 

 

« Edmond P. Blanchard »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

 

 

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑1515‑00

 

INTITULÉ :                                                  David Jonathan Wild

c.

Sa Majesté la Reine du chef du Canada,

le Service correctionnel du Canada

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Vancouver (C.‑B.)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         le 20 avril 2004

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :             le juge Blanchard

 

DATE DES MOTIFS :                                 le 30 juin 2004

 

 

COMPARUTIONS :

 

James Bahen                                                   pour le demandeur

 

Edward Burnet

Keitha Richardson                                          pour le défendeur

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Leask Bahen

Vancouver (C.‑B.)                                          pour le demandeur

 

Morris Rosenberg                                            pour le défendeur

Sous‑procureur général du Canada

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